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Là-bas (1891)

blue  Chapitre I-III.
blue  Chapitre IV-VI.
blue  Chapitre VII-IX.
blue  Chapitre X-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.
blue  Chapitre XVII-XIX.
blue  Chapitre XX-XXII.

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CHAPITRE XVII

Vers la fin de l’après-midi, Durtal interrompit son travail et monta aux tours de Saint-Sulpice.

Il trouva Carhaix étendu dans une chambre qui attenait à celle où d’habitude ils dînaient. Ces pièces étaient semblables, avec leurs murs de pierre, sans papier de tenture, et leurs plafonds en voûte ; seulement, la chambre à coucher était plus sombre ; la croisée ouvrait sa demi roue, non plus sur la place Saint-Sulpice, mais sur le derrière de l’église dont le toit la noyait d’ombre. Cette cellule était meublée d’un lit de fer, garni d’un sommier musical et d’un matelas, de deux chaises de canne, d’une table recouverte d’un vieux tapis. Au mur nu, un crucifix sans valeur, fleuri de buis sec, et c’était tout.

Carhaix était assis sur son séant dans son lit et il parcourait des papiers et des livres. Il avait les yeux plus aqueux, le visage plus blême que de coutume ; sa barbe, qui n’était pas rasée depuis plusieurs jours, poussait en taillis grisonnants sur ses joues caves ; mais un bon sourire rendait affectueux, presque avenants ses pauvres traits.

Aux questions que lui posa Durtal, il répondit : — Ce n’est rien ; des Hermies m’autorise à me lever demain ; mais quelle affreuse drogue ! — Et il montra une potion dont il prenait une cuillerée, d’heure en heure.

— Qu’avalez-vous là ? demanda Durtal.

Mais le sonneur l’ignorait. Pour lui éviter sans doute des frais, des Hermies lui apportait lui-même la bouteille à boire.

— Vous vous ennuyez au lit ?

— Vous pensez ! Je suis obligé de confier mes cloches à un aide qui ne vaut rien. Ah ! si vous l’entendiez sonner ! moi, ça me donne des frissons, ça me crispe...

— Ne te fais donc pas ainsi du mauvais sang, dit la femme ; dans deux jours, tu pourras les sonner, toi-même, tes cloches !

Mais il poursuivait ses plaintes. — Vous ne savez pas, vous autres ; voilà des cloches qui ont l’habitude d’être bien traitées ; c’est comme les bêtes, ces instruments-là, ça n’obéit qu’à son maître. Maintenant elles déraisonnent, elles brimballent, elles sonnent la gouille ; c’est tout juste si d’ici je reconnais leurs voix !

— Que lisez-vous ? fit Durtal qui voulait détourner la conversation d’un sujet qu’il sentait pénible.

— Mais des volumes écrits sur elles ! Ah ! tenez, monsieur Durtal, j’ai là des inscriptions qui sont d’une beauté vraiment rare. Ecoutez, reprit-il, en ouvrant un livre traversé par des signets, écoutez cette phrase écrite en relief sur la robe de bronze de la grosse cloche de Schaffouse : « J’appelle les vivants, je pleure les morts, je romps la foudre. » Et cette autre donc qui figurait sur une vieille cloche du beffroi de Gand : « Mon nom est Rolande ; quand je tinte, c’est l’incendie ; quand je sonne, c’est la tempête dans les Flandres. »

— Oui, celle-là ne manque pas d’une certaine allure, approuva Durtal.

— Eh bien ! c’est encore fichu ! maintenant les richards font inscrire leurs noms et leurs qualités sur les clochent dont ils dotent les églises ; mais ils ont tant de qualités et de titres qu’il ne reste plus de place pour la devise. L’on manque véritablement d’humilité, dans ce temps-ci !

— Si l’on ne manquait que d’humilité ! soupira Durtal.

— Oh ! reprit Carhaix tout à ses cloches, s’il n’y avait que cela ! Mais à ne plus rien faire, les cloches se rouillent, le métal ne s’écrouit pas et vibre mal ; autrefois ces auxiliaires magnifiques du culte chantaient sans cesse ; on sonnait les heures canoniales : matines et laudes, avant le lever du jour ; prime, dès l’aube ; tierce, à neuf heures ; sexte, à midi ; none, à trois heures et encore les vêpres et les complies ; aujourd’hui, on annonce la messe du curé, les trois angélus, du matin, de midi et du soir, parfois des saluts, et, certains jours, on lance quelques volées pour des cérémonies prescrites, et c’est tout. Il n’y a plus que dans les couvents où les cloches ne dorment pas, car là, du moins, les offices de nuit persistent !

— Laisse donc cela, dit sa femme, en lui tassant l’oreiller dans le dos. Quand tu t’agiteras ainsi, ça ne t’avancera à rien et tu te feras mal.

— C’est juste, fit-il résigné ; mais que veux-tu, l’on reste un homme de révolte, un vieux pécheur que rien n’apaise ; et il sourit à sa femme qui lui apportait une cuillerée de potion à boire.

On sonna. Mme Carhaix s’en fut ouvrir et introduisit un prêtre hilare et rouge qui, d’une grosse voix cria : c’est l’échelle du paradis, cet escalier ! que je souffle ! Et il tomba dans un fauteuil et s’éventa.

— Eh bien, mon ami, dit-il enfin, en entrant dans la chambre à coucher, j’ai appris par le bedeau que vous étiez souffrant et je suis venu.

Durtal l’examina. Une incompressible gaieté fendait cette face sanguine, aux joues peintes avec un rasoir, en bleu. Carhaix les présenta l’un à l’autre ; ils échangèrent, le prêtre, un salut défiant et Durtal un salut froid.

Celui-ci se sentait gêné, de trop, dans les effusions de l’accordant et de sa femme qui remerciaient à mains jointes cet abbé d’être monté. Il était évident que pour ce ménage, qui n’ignorait point cependant les passions sacrilèges ou médiocres du clergé, l’ecclésiastique était l’homme d’élection, un homme tellement supérieur que, dès qu’il était là, les autres ne comptaient plus.

Il prit congé ; et, en descendant, il se disait : ce prêtre jubilant me fait horreur. Au reste, un prêtre, un médecin, un homme de lettres gais sont, à n’en pas douter, d’ignobles âmes, car enfin, ce sont eux qui voient de près les misères humaines, qui les consolent, les soignent, ou les décrivent. Si après cela, ils se désopilent et pouffent, c’est un comble ! Ce qui n’empêche, du reste, que quelques inconscients déplorent que le roman observé, vécu, vrai, soit triste, comme la vie qu’il représente. Ils le voudraient et jovial et gaulois et fardé, les aidant, dans leur bas égoïsme, à leur faire oublier les désastreuses existences qui les frôlent !

C’est égal, Carhaix et sa femme sont tout de même de singulières gens ! Ils ploient sous le despotisme paterne des prêtres, — et il y a des moments où ça ne doit pas être drôle, — et ils les révèrent et les adorent ! mais voilà, ce sont des âmes blanches, des croyants et des humbles ! Je ne connais pas cet abbé qui était là, mais il est redondant et rubicond, il pète dans sa graisse et crève de joie. Malgré l’exemple de Saint François d’Assise qui était gai, — ce qui me le gâte, du reste, — j’ai peine à m’imaginer que cet ecclésiastique soit un être surélevé. Il est bon de dire qu’au fond il vaut mieux pour lui qu’il soit médiocre. Comment, s’il était autre, se ferait-il comprendre de ses ouailles ? et puis, s’il était supérieur, il serait haï par ses collègues et persécuté par son Évêque !

En se causant ainsi, à bâtons rompus, Durtal atteignit le bas des tours. Il s’arrêta, sous le porche. Je croyais rester plus longtemps là-haut, pensa-t-il ; il n’est que cinq heures et demie ; il faut que je tue au moins une demi-heure, avant que de me mettre à table.

Le temps était presque doux, les neiges étaient balayées ; il alluma une cigarette et musa sur la place.

Levant le nez, il chercha la fenêtre du sonneur et il la reconnut ; seule, elle avait un rideau, parmi les autres arcs vitrés qui s’ouvraient au-dessus du perron. Quelle abominable construction ! se dit-il, en contemplant l’église ; quand on songe que ce carré, flanqué de deux tours, ose rappeler la forme de la façade de Notre-Dame ! Et quel gâchis ! poursuivit-il, en examinant les détails. Du parvis au premier étage, il y a des colonnes doriques, du premier au deuxième, des colonnes ioniques à volutes ; enfin, de la base au sommet de la tour même, des colonnes corinthiennes, à feuilles d’acanthe. Que peut bien signifier ce salmigondis d’ordres païens pour une église ? Et encore cela n’existe que pour la tour habitée par les cloches ; l’autre n’est même pas terminée, mais demeurée à l’état de tube fruste, elle est moins laide !

Et ils se sont mis cinq ou six architectes pour ériger cet indigent amas de pierres ! Pourtant, au fond, les Servandoni et les Oppernord ont été les Ezéchiel de la bâtisse, de vrais prophètes ; leur oeuvre est une oeuvre de voyants, en avance sur le dix-huitième siècle, car c’est l’effort divinatoire du moellon voulant symboliser, à une époque où les chemins de fer n’existaient pas, le futur embarcadère des railways, Saint-Sulpice, ce n’est pas, en effet, une église, c’est une gare.

Et l’intérieur du monument n’est ni plus religieux, ni plus artiste que le dehors ; il n’y a vraiment dans tout cela que la cave aérienne du brave Carhaix qui me plaise ! Puis il regarda autour de lui ; cette place est bien laide, reprit-il, mais qu’elle est provinciale et intime ! Sans doute, rien ne peut égaler la hideur de ce séminaire qui dégage l’odeur rance et glacée d’un hospice. La fontaine avec ses bassins polygones, ses vases à pot au feu, ses lions pour têtes de chenets, ses prélats en niches, n’est point un chef-d’oeuvre, pas plus que cette mairie dont le style administratif vous couvre les yeux de cendre ; mais sur cette place, comme dans les rues Servandoni, Garancière, Férou qui l’avoisinent, l’on respire une atmosphère faite de silence bénin et d’humidité douce. ça sent le placard oublié et un peu l’encens. Cette place est en parfaite harmonie avec les maisons des rues surannées qui l’enserrent, avec les bondieuseries du quartiers, les fabriques d’images et de ciboires, les librairies religieuses dont les livres ont des couvertures couleur de pépin, de macadam, de muscade, de bleu à linge !

Oui, c’est caduc et discret, conclut-il. La place était alors presque déserte. Quelques femmes gravissaient le perron de l’église, devant des mendiants qui murmuraient des patenôtres, en secouant des sous dans des gobelets ; un ecclésiastique, tenant sous son bras un livre revêtu de drap noir, saluait des dames aux yeux blancs ; quelques chiens galopaient ; quelques enfants se poursuivaient ou sautaient à la corde ; les énormes omnibus chocolat de la Villette et le petit omnibus jaune miel de la ligne d’Auteuil, partaient presque vides, tandis que, réunis devant leurs voitures, sur le trottoir, près d’un chalet de nécessité, des cochers causaient ; nul bruit, nulle foule et des arbres ainsi que sur le mail silencieux d’un bourg.

Voyons, se dit Durtal qui considérait à nouveau l’église, il faudra pourtant bien qu’un jour, alors qu’il fera moins froid et plus clair, je monte en haut de la tour ; puis il hocha la tête. A quoi bon ? Paris à vol d’oiseau, c’était intéressant au Moyen Age, mais maintenant ! J’apercevrai, comme au sommet des autres fûts, un amas de rues grises, les artères plus blanches des boulevards, les plaques vertes des jardins et des squares et, tout au loin, des files de maisons qui ressemblent à des dominos alignés debout et dont les points noirs sont des fenêtres.

Et puis les édifices qui émergent de cette mare cahotée de toits, Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, Saint-Séverin, Saint-Étienne-du-Mont, la tour Saint-Jacques sont noyés dans la déplorable masse des monuments plus neufs ; — et je ne tiens nullement à contempler, en même temps, ce spécimen de l’art des marchandes à la toilette qu’est l’Opéra, cette arche de pont qu’est l’arc de Triomphe, et ce chandelier creux qu’est la Tour Eiffel !

C’est assez de les voir séparément, en bas, sur le pavé, à des tournants de rues.

Si j’allais dîner, car enfin, j’ai rendez-vous avec Hyacinthe et il faut qu’avant huit heures, je sois rentré.

Il s’en fut chez un marchand de vins du voisinage où la salle, dépeuplée à six heures, permettait de discuter avec soi-même tranquillement, en mangeant des viandes demeurées saines et en buvant des breuvages pas trop mal teints. Il pensait à Mme Chantelouve et surtout au chanoine Docre. Le côté mystérieux de ce prêtre le hantait. Que pouvait-il se passer dans la cervelle d’un homme qui s’était fait dessiner un Christ sous la plante des pieds pour le mieux fouler ?

Quelle haine cela révélait ! Lui en voulait-il de ne pas lui avoir donné les extases bienheureuses d’un saint, ou, plus humainement, de ne pas l’avoir élevé aux plus hautes dignités du sacerdoce ? évidemment, le dépit de ce prêtre était désordonné et son orgueil était immense. Il ne devait même pas être fâché d’être un objet de terreur et de dégoût, car il était ainsi quelqu’un. Puis, pour une âme foncièrement scélérate, telle que celle-là semblait l’être, quelles joies que de pouvoir faire languir ses ennemis, par d’impunissables envoûtements, dans les souffrances ! Enfin le sacrilège exalte en des allégresses furieuses, en des voluptés démentielles que rien n’égale. C’est, depuis le Moyen Age, le crime des lâches, car la justice humaine ne le poursuit plus et l’on peut impunément le commettre, mais il est le plus excessif de tous pour un croyant et Docre croit au Christ puisqu’il le hait !

Quel monstrueux prêtre ! — Et quelles ignobles relations il a sans doute eues avec la femme de Chantelouve ! Oui, mais comment la faire parler, celle-là ? Elle m’a, en somme, très nettement notifié son refus de s’expliquer sur ce sujet, l’autre jour. En attendant, comme je n’ai nulle envie de subir, ce soir, le péché de ses fredaines, je vais lui déclarer que je suis souffrant et qu’un repos absolu m’est nécessaire.

Et il le fit, lorsqu’elle vint, une heure après qu’il fut rentré chez lui.

Elle lui proposa une tasse de thé et, sur son refus, elle le dorlota, en l’embrassant. Puis, s’écartant un peu :

— Vous travaillez trop ; vous auriez besoin de vous distraire ; allons, pour tuer le temps, si vous me faisiez un peu la cour, car enfin c’est moi qui joue, sans me lasser, ce rôle ! — non ? cette idée ne vous déride pas ? cherchons autre chose. — Voulez-vous que nous entamions une partie de cache-cache avec le chat ? Vous haussez les épaules ; eh bien, puisque rien ne réussit à éclairer votre mine grognonne, causons de votre ami, de des Hermies, qui devient-il ?

— Mais rien de particulier.

— Et ses expériences avec la médecine Mattéï ?

— J’ignore s’il les continue.

— Allons, je vois que ce sujet est déjà épuisé. Savez-vous que vos réponses ne sont pas encourageantes, mon cher.

— Mais, fit-il, il peut arriver à tout le monde de ne pas répondre longuement à des questions. Je connais même certaine personne qui abuse quelquefois de ce laconisme, alors que sur certain chapitre on l’interroge.

— Sur un chanoine, par exemple.

— Vous l’avez dit.

Elle croisa tranquillement les jambes.

— Cette personne avait sans doute des raisons pour se taire ; mais si cette personne tient réellement à obliger celle qui l’interroge, peut-être s’est-elle, depuis le dernier entretien, donné beaucoup de mal pour la satisfaire.

— Voyons, ma chère Hyacinthe, expliquez-vous, dit-il, la face réjouie, en lui serrant les mains.

— Avouez que si je vous mettais ainsi l’eau à la bouche, à seule fin de ne plus avoir devant les yeux un visage bougon, j’aurais bien réussi.

Il gardait le silence, se demandant si elle se fichait de lui, ou bien si réellement, elle consentait à parler.

— Ecoutez, reprit-elle ; je maintiens ma décision de l’autre soir ; je ne vous permettrai pas de vous lier avec le chanoine Docre ; mais, à un moment fixé, je puis, sans que vous entriez en relations avec lui, vous faire assister à la cérémonie que vous désirez le plus connaître.

— A la Messe Noire ?

— Oui ; avant huit jours, Docre aura quitté Paris ; si vous le voyez, une fois avec moi, jamais plus après vous ne le reverrez. Conservez donc vos soirées libres pendant une huitaine ; quand l’instant sera venu, je vous ferai signe ; mais vous pouvez me remercier, mon ami, car pour vous être utile, j’enfreins les ordres de mon confesseur que je n’ose plus revoir et je me damne !

Il l’embrassa gentiment, la câlina, puis :

— C’est donc sérieux, c’est donc bien réellement un monstre que cet homme ?

— J’en ai peur, — dans tous les cas, je ne souhaite de l’avoir pour ennemi à personne !

— Dame ! s’il envoûte les gens comme Gévingey !

— Certes, et je ne voudrais pas être à la place de l’astrologue.

— Vous y croyez donc ! — Voyons, comment opère-t-il, avec le sang des souris, les hachis ou les huiles ?

— Tiens, vous savez cela. — Il se sert, en effet, de ces substances ; il est même un des seuls qui puisse les manipuler, car l’on s’empoisonne fort bien avec ; il en est de même que des matières explosibles si dangereuses à manier pour ceux qui les préparent ; mais souvent, lorsqu’il s’attaque à des êtres sans défense, il use de recettes plus simples. Il distille des extraits de poisons et il y ajoute de l’acide sulfurique pour bouillonner dans la plaie ; alors il trempe dans ce composé la pointe d’une lancette avec laquelle il fait piquer sa victime par un esprit volant ou une larve. C’est l’envoûtement ordinaire, connu, celui des Rose-croix et autres débutants en Satanisme.

Durtal se mit à rire. — Mais, ma chère, à vous entendre, on expédierait à distance la mort, ainsi qu’une lettre.

— Et certaines maladies telles que le choléra, on ne les dépêche pas par lettres ? demandez aux services sanitaires qui désinfectent pendant les épidémies les envois de poste !

— Je ne dis pas le contraire, mais le cas n’est pas le même.

— Si, puisque c’est la question de transmission, d’invisibilité, de distance, qui vous étonne !

— Ce qui m’étonne surtout, c’est de voir les Rose-croix mêlés à cette affaire. Je vous avoue que je ne les avais jamais considérés que comme de doux jobards ou de funéraires farceurs.

— Mais, toutes les sociétés sont formées de jobards, et, à leur tête, il y a toujours des farceurs qui les exploitent. Or c’est le cas des Rose-croix ; cela n’empêche point que leurs chefs tentent en secret le crime. Il n’y a pas besoin d’être érudit ou intelligent pour pratiquer le rituel des maléfices. Dans tous les cas, et cela je l’affirme, il y a parmi eux un ancien homme de lettres que je connais. Celui-là vit avec une femme mariée et ils passent leur temps, elle et lui, à essayer de tuer le mari par envoûtement.

— Tiens, mais c’est très supérieur au divorce, ce système-là !

Elle le regarda et fit la moue.

— Je ne parlerai plus, dit-elle, car je vois que vous vous moquez de moi, vous ne croyez à rien...

— Mais non, je ne ris pas, car je n’ai pas des idées bien arrêtées là-dessus. J’avoue qu’au premier abord, tout cela me semble pour le moins improbable ; mais quand je songe que tous les efforts de la science moderne ne font que confirmer les découvertes de la magie d’antant, je reste coi. C’est vrai, reprit-il, après un silence, pour ne citer qu’un fait : a-t-on assez ri de ces femmes changées en chattes, au Moyen Age ? Eh bien, l’on a récemment amené chez M. Charcot une petite fille qui, subitement, courait à quatre pattes, bondissait, miaulait, griffait et jouait ainsi qu’une chatte. Cette métamorphose est donc possible ! Non, on ne saurait trop le répéter, la vérité c’est qu’on ne sait rien, et que l’on n’a le droit de ne rien nier ; mais pour en revenir à vos Rose-croix, ils se dispensent, avec ces formules purement chimiques, du sacrilège ?

— C’est-à-dire que leurs vénéfices, en supposant qu’ils sachent assez bien les apprêter, pour qu’ils réussissent, — ce dont je doute, — sont faciles à vaincre ; toutefois cela ne signifie point que ce groupe dans lequel figure un véritable prêtre, ne se serve pas au besoin d’eucharisties souillées.

— Ça doit encore être un bien joli prêtre, celui-là ! — Mais, puisque vous êtes si renseignée, savez-vous aussi comment l’on conjure les maléfices ?

— Oui et non ; je sais que lorsque les poisons sont scellés par le sacrilège, lorsque l’opération a été faite par un maître, par Docre, ou par l’un des princes de la magie à Rome, il est très malaisé de leur opposer un antidote. On m’a cependant cité un certain abbé, à Lyon, qui réussit, à peu près seul, à l’heure actuelle, ces difficiles cures.

— Le Docteur Johannès !

— Vous le connaissez ?

— Non, mais Gévingey qui est parti chez lui pour se guérir m’en a parlé.

— Eh bien, j’ignore comment celui-là s’y prend ; ce que je sais, c’est que les maléfices qui ne sont point compliqués de sacrilèges sont évités, la plupart du temps, par la loi du retour. On renvoie le coup à celui qui le porte ; il existe encore, à l’heure actuelle, deux églises, l’une en Belgique et l’autre en France où, lorsqu’on va prier devant une statue de la Vierge, le sort qui vous a lésé rebondit sur vous et va frapper votre adversaire.

— Bah !

— Oui, l’une de ces églises est à Tougres, à dix-huit kilomètres de Liège, et elle porte même le nom de Notre-Dame de Retour ; l’autre est l’église de L’Epine, un petit village près de Châlons. Cette église a été autrefois bâtie pour conjurer les vénéfices que l’on pratiquait à l’aide d’épines qui poussaient dans ce pays et servaient à transpercer des images découpées en forme de coeur.

— Près de Châlons, dit Durtal, qui cherchait dans sa mémoire. Il me semble, en effet, que des Hermies m’a signalé, à propos de l’envoûtement par le sang des souris blanches, des cercles diaboliques installés dans cette ville.

— Oui, cette contrée a été, de tout temps, l’un des foyers les plus véhéments du Satanisme.

— Vous êtes joliment ferrée sur la matière ; c’est Docre qui vous a infusé cette science ?

— Je lui dois, en effet, le peu que je vous débite ; il m’avait prise en affection, et il voulait même faire de moi son élève. — J’ai refusé et j’en suis maintenant contente, car je me soucie beaucoup plus que jadis d’être constamment en état de péché mortel.

— Et la Messe Noire, vous y avez assisté ?

— Oui, et je vous le dis d’avance, vous regretterez d’avoir vu d’aussi terribles choses. C’est un souvenir qui reste et fait horreur, même... surtout... lorsque l’on ne prend pas part personnellement à ces offices.

Il la regarda. Elle était pâle et ses yeux enfumés battaient.

— Vous l’aurez voulu, reprit-elle, vous ne pourrez donc vous plaindre, si le spectacle vous épouvante ou vous écoeure.

Il resta un peu interloqué par le ton sourd et triste de sa voix.

— Mais lui, enfin, ce Docre, d’où sort-il, qu’a-t-il fait autrefois, comment est-il ainsi devenu un maître du Satanisme ?

— Je l’ignore, je l’ai connu prêtre habitué à Paris, puis confesseur d’une reine en exil. Il a eu d’horribles histoires que grâce à des protections, l’on a étouffées, sous l’empire. Il a été interné à la Trappe, puis chassé du clergé, excommunié par Rome. J’ai également appris qu’il avait été, plusieurs fois, accusé d’empoisonnement, mais acquitté, car les tribunaux n’ont jamais réussi à faire la preuve. Aujourd’hui, il vit je ne sais comment, dans l’aisance, et voyage beaucoup avec une femme qui lui sert de voyante ; pour tout le monde, c’est un scélérat, mais il est savant et pervers et puis il est si charmant !

— Oh ! fit-il, comme votre voix, comme vos yeux changent ! avouez que vous l’aimez !

— Non — je ne l’aime plus, car pourquoi ne vous le dirai-je pas, nous étions fous l’un de l’autre, à un moment !

— Et maintenant ?

— Maintenant, c’est fini, je vous le jure ; nous sommes restés amis et c’est tout.

— Mais alors vous êtes allée souvent chez lui. Etait-ce au moins curieux, avait-il un intérieur hétéroclite ?

— Non, c’était confortable et c’était propre. Il possédait un cabinet de chimiste, une bibliothèque immense ; le seul livre curieux qu’il me montra, ce fut un office sur parchemin de la Messe Noire. Il y avait des enluminures admirables, une reliure fabriquée avec la peau tannée d’un enfant mort sans baptême, estampée sur l’un de ses plats, ainsi que d’un fleuron, d’une grande hostie consacrée dans une Messe Noire.

— Et que contenait ce manuscrit ?

— Je ne l’ai pas lu.

Ils gardèrent le silence, puis elle lui prit les mains.

— Vous voici remis, dit-elle ; je savais bien que je vous guérirais de votre mine grise. Avouez, tout de même, que je suis bonne enfant de ne pas me fâcher.

— Vous fâchez ? et pourquoi ?

— Mais parce que c’est fort peu flatteur pour une femme, je suppose, de n’arriver à dérider un homme que lorsqu’on l’entretient d’un autre !

— Mais non, mais non, dit-il, en l’embrassant doucement sur les yeux.

— Laisse, fit-elle, tout bas, cela m’énerve et il faut que je parte, car il est tard.

Elle soupira et s’en fut, le laissant ahuri, se demandant une fois de plus, dans quel amas de vase la vie de cette femme avait plongé.



CHAPITRE XVIII

Le lendemain du jour où il avait vomi de si furieuses imprécations sur le tribunal, Gille de Rais comparut de nouveau devant ses juges.

Il se présenta la tête basse et les mains jointes. Il avait, une fois de plus, bondi d’un excès à un autre ; quelques heures avaient suffi pour assagir l’énergumène qui déclara reconnaître les pouvoirs des magistrats et demanda pardon de ses outrages.

Ils lui affirmèrent que, pour l’amour de Notre-seigneur, ils oubliaient ses injures et, sur sa prière, l’évêque et l’inquisiteur rapportèrent la sentence d’excommunication dont ils l’avaient frappé, la veille. Cette audience, d’autres, furent occupées par la comparution de Prélati et de ses complices ; puis, s’appuyant sur le texte ecclésiastique qui atteste ne pouvoir se contenter de la confession si elle est « dubia, vaga, generalis, illativa, jocosa », le promoteur assura que pour certifier la sincérité des aveux, Gilles devait être soumis à la question canonique, c’est-à-dire à la torture.

Le Maréchal supplia l’évêque d’attendre jusqu’au lendemain et réclama le droit de se confesser tout d’abord aux juges qu’il plairait au tribunal de désigner, jurant qu’il renouvellerait ensuite ses aveux devant le public et la Cour.

Jean de Malestroit accueillit cette requête et l’évêque de Saint-Brieuc et Pierre de L’Hospital, Chancelier de Bretagne, furent chargés d’entendre Gilles dans sa cellule ; quand il eut terminé le récit de ses débauches et de ses meurtres, ils ordonnèrent qu’on amenât Prélati.

A sa vue, Gilles fondit en larmes et alors qu’après l’interrogatoire, on s’apprêtait à reconduire l’italien dans sa geôle, il l’embrassa, disant : « Adieu, François, mon ami, jamais plus nous ne nous entreverrons en ce monde. Je prie Dieu qu’il vous donne bonne patience et connaissance, et soyez certain, si vous avez bonne patience et espérance en Dieu, que nous nous entreverrons en grande joie de paradis. Priez Dieu pour moi et je prierai pour vous. »

Et il fut laissé seul pour méditer sur ses forfaits qu’il devait avouer publiquement, à l’audience, le lendemain.

Ce fut ce jour-là, le jour solennel du procès. La salle où siégeait le Tribunal était comble et la multitude, refoulée dans les escaliers, serpentait jusque dans les cours, emplissait les venelles avoisinantes, barrait les rues. De vingt lieues à la ronde, les paysans étaient venus pour voir le mémorable fauve dont le nom seul faisait, avant sa capture, clore les portes dans les tremblantes veillées où pleuraient, tout bas, les femmes.

Le Tribunal allait se réunir au grand complet. Tous les assesseurs qui, d’habitude, se suppléaient pendant les longues audiences, étaient présents.

La salle, massive, obscure, soutenue par de lourds piliers romans, se rajeunissait à mi-corps, s’effilait en ogive, élançait à des hauteurs de cathédrale les arceaux de sa voûte qui se rejoignaient ainsi que les côtes des mitres abbatiales, en une pointe. Elle était éclairée par un jour déteint qui filtraient, au travers de leurs résilles de plomb, d’étroits carreaux. L’azur du plafond se fonçait et ses étoiles peintes ne scintillaient plus, à cette hauteur, que comme des têtes en acier d’épingles ; dans les ténèbres des voûtes, l’hermine des armes ducales apparaissait, confuse, dans des écussons qui ressemblaient à de grands dés blancs, mouchetés de points noirs.

Et soudain, des trompettes hennirent, la salle devint claire, les évêques entraient. Ils fulguraient sous leurs mitres en drap d’or, étaient cravatés d’un collier de flammes par le collet orfrazé, pavé d’escarboucles, de leurs robes. En une silencieuse procession, ils s’avançaient, alourdis par leurs rigides chapes qui tombaient, en s’évasant, de leurs épaules, pareilles à des cloches d’or fendues sur le devant, et ils tenaient la crosse à laquelle pendait le manipule, une sorte de voile vert.

Ils flambait, à chaque pas, ainsi que des brasiers sur lesquels on souffle, éclairaient eux-mêmes la salle, en reflétant le pâle soleil d’un pluvieux octobre qui se ranimait dans leurs joyaux et y puisait de nouvelles flammes qu’il renvoyait, en les dispersant à l’autre bout de la salle, jusqu’au peuple muet.

Atteints par le ruissellement des orfrois et des pierres, les costumes des autres juges paraissaient plus discords et plus sombres ; les vêtements noirs des assesseurs et de l’official, la robe blanche et noire de Jean Blouyn, les simarres en soie, les manteaux de laine rouge, les chaperons écarlates, bordés de pelleteries, de la justice séculière, semblaient défraîchis et grossiers.

Les Évêques s’assirent, au premier rang, entourèrent, immobiles, Jean de Malestroit qui, d’un siège plus haut, dominait la salle.

Sous l’escorte d’hommes d’armes, Gilles entra.

Il était défait, hâve, vieilli de vingt années, en une nuit. Ses yeux brûlaient dans des paupières rissolées, ses joues tremblaient.

Sur l’injonction qui lui fut adressée, il commença le récit de ses crimes.

D’une voix sourde, obscurcie par les larmes, il raconta ses rapts d’enfants, ses hideuses tactiques, ses stimulations infernales, ses meurtres impétueux, ses implacables viols ; obsédé par la vision de ses victimes, il décrivit leurs agonies ralenties ou hâtées, leurs appels et leurs râles ; il avoua s’être vautré dans les élastiques tiédeurs des intestins ; il confessa qu’il avait arraché des coeurs par des plaies élargies, ouvertes, telles que des fruits mûrs.

Et d’un oeil de somnambule, il regardait ses doigts qu’il secouait, comme pour en laisser égoutter le sang.

La salle atterrée gardait un morne silence que lacéraient soudain quelques cris brefs ; et l’on emportait, en courant, des femmes évanouies, folles d’horreur.

Lui, semblait ne rien entendre, ne rien voir ; il continuait à dévider l’effrayante litanie de ses crimes.

Puis sa voix devint plus rauque. Il arrivait aux effusions sépulcrales, au supplice de ces petits enfants qu’il cajolait afin de leur couper, dans un baiser, le cou.

Il divulgua les détails, les énuméras tous. Ce fut tellement formidable, tellement atroce, que, sous leurs coiffes d’or, les évêques blêmirent ; ces prêtres, trempés aux feux des confessions, ces juges qui, en des temps de démonomanies et de meurtres, avaient entendu les plus terrifiants des aveux ; ces prélats qu’aucun forfait, qu’aucune abjection des sens, qu’aucun purin d’âme n’étonnaient plus, se signèrent et Jean de Malestroit se dressa et voila, par pudeur, la face du Christ.

Puis, tous baissèrent le front et, sans qu’un mot eût été échangé, ils écoutèrent le maréchal qui, la figure bouleversée, trempée de sueur, regardait le crucifix dont l’invisible tête soulevait le voile, avec sa couronne hérissée d’épines.

Gilles acheva son récit ; mais, alors, une détente eut lieu ; jusqu’alors il était resté debout, parlant comme dans un brouillard, se racontant à lui-même, tout haut, le souvenir de ses impérissables crimes.

Quand ce fut terminé, les forces l’abandonnèrent. Il tomba sur les genoux et, secoué par d’affreux sanglots, il cria : « ô Dieu, mon rédempteur, je vous demande miséricorde et pardon ! » — Puis ce farouche et hautain baron, le premier de sa caste, sans doute, s’humilia. Il se tourna vers le peuple et dit, en pleurant : « Vous, les parents de ceux que j’ai si cruellement mis à mort, donnez, ah, donnez-moi le secours de vos pieuses prières ! »

Alors, en sa blanche splendeur, d’âme du Moyen Age rayonna dans cette salle.

Jean de Malestroit quitta son siège et releva l’accusé qui frappait de son front désespéré les dalles ; le juge disparut en lui, le prêtre seul resta ; il embrassa le coupable qui se repentait et pleurait sa faute.

Il y eut dans l’audience un frémissement lorsque Jean de Malestroit dit à Gilles, debout, la tête appuyée sur sa poitrine : Prie, pour que la juste et épouvantable colère du Très-Haut se taise ; pleure, pour que tes larmes épurent les charniers en folie de ton être !

Et la salle entière s’agenouilla et pria pour l’assassin.

Quand les oraisons se turent, il y eut un instant d’affolement et de trouble. Exténuée d’horreur, excédée de pitié, la foule houlait ; le Tribunal, silencieux et énervé, se reconquit.

D’un geste, le Promoteur arrêta les discussions, balaya les larmes.

Il dit que les crimes étaient « clairs et apperts », que les preuves étaient manifestes, que la cour pouvait maintenant, en son âme et conscience, châtier le coupable et il demanda que l’on fixât le jour du jugement. Le Tribunal désigna le surlendemain.

Et ce jour-là, l’Official de l’Église de Nantes, Jacques de Pentcoetdic lut, à la suite, les deux sentences ; la première rendue par l’Évêque et l’Inquisiteur sur les faits relevant de leur commune juridiction, commençait ainsi :

« Le Saint nom du Christ invoqué, nous, Jean, Évêque de Nantes, et frère Jean Blouyn, bachelier en nos Saintes Ecritures, de l’ordre des frères prêcheurs de Nantes et délégué de l’Inquisiteur de l’hérésie pour la ville et le diocèse de Nantes, en séance du Tribunal et n’ayant sous les yeux que Dieu seul... »

Et, après l’énumération des crimes, il concluait :

« Nous prononçons, nous décidons, nous déclarons que toi, Gilles de Rais, cité à notre tribunal, tu es honteusement coupable d’hérésie, d’apostasie, d’évocation des démons ; que pour ces crimes, tu as encouru la sentence d’excommunication et toutes les autres peines déterminées par le droit. »

La seconde sentence, rendue par l’évêque seul, sur les crimes de sodomie, de sacrilège et de violation des immunités de l’Église, qui étaient plus particulièrement de son ressort, aboutissait aux mêmes conclusions et prononçait également, dans une forme presque identique, la même peine.

Gilles écoutait, tête basse, la lecture des jugements. Quand elle fut terminée, l’évêque et l’inquisiteur lui dirent : — Voulez-vous, maintenant que vous détestez vos erreurs, vos évocations et vos autres crimes, être réincorporé à l’église, notre mère ?

Et, sur les ardentes prières du Maréchal, ils le relevèrent de toute excommunication et l’admirent à participer aux sacrements. La justice de Dieu était satisfaite, le crime était reconnu, puni, mais effacé par la contrition et la pénitence. La justice humaine demeurait seule.

L’Évêque et l’Inquisiteur remirent le coupable à la cour séculière qui, retenant les captures d’enfants et les meurtres, prononça la peine de mort et la confiscation des biens. Prélati, les autres complices, furent en même temps condamnés à être pendus et brûlés vifs.

— Criez à Dieu merci ! dit Pierre de l’Hospital qui présidait les débats civils, et disposez-vous à mourir en bon état, avec un grand repentir d’avoir commis de tels crimes !

Cette recommandation était inutile.

Gilles envisageait maintenant le supplice sans aucun effroi. Il espérait, humblement, avidement, en la miséricorde du sauveur ; l’expiation terrestre, le bûcher, il l’appelait de toutes se forces, pour se rédimer des flammes éternelles, après sa mort.

Loin de ses châteaux, dans sa geôle, seul, il s’était ouvert et il avait visité ce cloaque qu’avaient si longtemps alimenté les eaux résiduaires échappées des abattoirs de Tiffauges et de Machecoul. Il avait erré, sangloté, sur ses propres rives, désespérant de pouvoir jamais étancher l’amas de ses effrayantes boues. Et, foudroyé par la grâce, dans un cri d’horreur et de joie, il s’était subitement renversé l’âme ; il l’avait lavée de ses pleurs, séchée au feu des prières torrentielles, aux flammes des élans fous. Le boucher de Sodome s’était renié, le compagnon de Jeanne d’Arc avait reparu, le mystique dont l’âme s’essorait jusqu’à Dieu, dans des balbuties d’adoration, dans des flots de larmes !

Puis il pensa à ses amis, voulut qu’eux aussi mourussent en état de grâce. Il demanda à l’évêque de Nantes qu’ils ne fussent pas exécutés, avant ou après, mais en même temps que lui. Il fit valoir qu’il était le plus coupable, qu’il devait les avertir de leur salut, les assister au moment où ils monteraient sur le bûcher.

Jean de Malestroit accueillit cette supplique.

— Ce qui est curieux, se dit Durtal, en s’interrompant d’écrire pour allumer une cigarette, c’est que...

On sonna doucement ; Mme Chantelouve entra.

Elle déclara qu’elle ne restait que deux minutes, qu’elle avait une voiture en bas. — C’est pour ce soir ; dit-elle ; je viendrai vous prendre à neuf heures. Ecrivez-moi d’abord une lettre à peu près conçue dans ces termes, et elle lui remit un papier qu’il déplia.

Il contenait simplement cette attestation : j’avoue que tout ce que j’ai dit et écrit sur la messe noire, sur le prêtre qui la célèbre, sur le lieu où j’ai prétendu y assister, sur les soi-disant personnes que j’y trouvai, est de pure invention. J’affirme que j’ai imaginé tous ces récits, que, par conséquent, tout ce que j’ai raconté est faux.

— C’est de Docre ? dit-il, regardant une petite écriture, pointue et retorse, presque agressive.

— Oui ; et il veut, en outre, que cette déclaration non datée soit faite, sous forme de lettre adressée à une personne qui vous aurait consulté à ce sujet.

— Il se défie donc bien de moi, votre chanoine !

— Dame, vous faites des livres !

— Ça ne me plaît pas infiniment de signer cela, murmura Durtal. Et si je refuse ?

— Vous n’assisterez pas à la Messe Noire.

La curiosité fut plus vive que ses répugnances. Il rédigea et signa la lettre que Mme Chantelouve mit dans son porte-carte.

— Et dans quelle rue, cette cérémonie se passe-t-elle ?

— Dans la rue Olivier de Serres.

— Où est-ce ?

— Près de la rue de Vaugirard, tout en haut.

— Et c’est là que demeure Docre ?

— Non ; nous allons dans une maison particulière qui appartient à l’une de ses amies. — Sur ce, si vous le voulez bien, vous reprendrez votre interrogatoire à un autre instant, car je suis pressée et je me sauve. A neuf heures, n’est-ce pas, soyez prêt.

Il eut à peine le temps de l’embrasser, elle était partie.

Enfin, se dit-il, lorsqu’il fut seul, j’avais déjà des renseignements sur l’incubat et l’envoûtement ; il ne me restait plus à connaître que la messe noire pour être tout à fait au courant du satanisme, tel qu’il se pratique de nos jours et je vais la voir ! Je veux bien être pendu si je soupçonnais que Paris recélât des dessous pareils ! Et comme les choses s’attirent et se lient ; il fallait que je m’occupasse de Gilles de Rais et du Diabolisme au Moyen Age, pour que le Diabolisme contemporain me fût montré !

Et il repensa à Docre et il se dit : — quelle finaude crapule que ce prêtre ! Au fond, parmi ces occultistes qui grouillent aujourd’hui dans la décomposition des idées d’un temps, celui-là est le seul qui m’intéresse.

Les autres, les mages, les théosophes, les kabbalistes, les spirites, les hermétistes, les Rose-Croix, me font l’effet, lorsqu’ils ne sont pas de simples larrons, d’enfants qui jouent et se chamaillent, en trébuchant, dans une cave ; et si l’on descend plus bas encore, dans les officines des pythonisses, des voyantes et des sorciers, que trouve-t-on, sinon des agences de prostitution et de chantage ? Tous ces soi-disant débitants d’avenir sont fort malpropres ; c’est la seule chose dans l’occulte, dont on soit sûr !

Des Hermies interrompit par un coup de sonnette ces réflexions. Il venait annoncer à Durtal que Gévingey était de retour et qu’ils devaient dîner ensemble, le surlendemain chez Carhaix.

— Sa bronchite est donc guérie ?

— Oui, complètement.

Préoccupé de l’idée de la Messe Noire, Durtal ne put se taire et il avoua que, le soir même, il devait y assister ; — et devant la mine stupéfaite de des Hermies, il ajouta qu’il avait promis le secret et qu’il ne pouvait, pour l’instant, lui en raconter davantage.

— Mâtin, tu as de la chance, toi, fit des Hermies. Est-ce indiscret de te demander le nom de l’abbé qui présidera à cet office ?

— Non, c’est le chanoine Docre.

— Ah ! — Et l’autre se tut ; il cherchait évidemment à deviner à l’aide de quelles manigances son ami avait pu joindre ce prêtre.

— Tu m’as autrefois narré, reprit Durtal, qu’au Moyen Age, la Messe Noire se disait sur la croupe nue d’une femme, qu’au dix-septième siècle, elle se célébrait sur le ventre, et maintenant ?

— Je crois qu’elle a lieu comme à l’église, devant un autel. Du reste, à la fin du quinzième siècle, elle s’est quelquefois débitée ainsi, dans les Biscayes. Il est vrai que le diable opérait alors en personne. Revêtu d’habits épiscopaux, déchirés et souillés, il communiait avec des rondelles de savate, criant : ceci est mon corps ! Et il donnait à mâcher ces dégoûtantes espèces aux fidèles qui lui avaient préalablement baisé la main gauche, le cas et le croupion. J’espère que tu ne seras pas obligé de rendre d’aussi bas hommages à ton chanoine.

Durtal se mit à rire. — Non, je ne pense pas qu’il exige de telles prébendes ; mais, voyons, tu ne juges point que décidément les êtres qui, pieusement, ignoblement, suivent ces offices sont un peu fous ?

— Fous ! et pourquoi ? — Le culte du démon n’est pas plus insane que celui de Dieu ; l’un purule et l’autre resplendit, voilà tout ; à ce compte-là, tous les gens qui implorent une divinité quelconque seraient déments ! Non, les affiliés du satanisme sont des mystiques d’un ordre immonde, mais ce sont des mystiques. Maintenant, il est fort probable que leurs élans vers l’au-delà du mal coïncident avec les tribulations enragées des sens, car la luxure est la goutte-mère du démonisme. La médecine classe tant bien que mal cette faim de l’ordure dans les districts inconnus de la névrose ; et, elle le peut, car personne ne sait au juste ce qu’est cette maladie dont tout le monde souffre ; il est bien certain, en effet, que les nerfs vacillent dans ce siècle, plus aisément qu’autrefois, au moindre choc. Tiens, rappelle-toi les détails donnés par les journaux, sur l’exécution des condamnés à mort ; ils nous révèlent que le bourreau travaille avec timidité, qu’il est sur le point de s’évanouir, qu’il a mal aux nerfs, lorsqu’il décapite un homme. Quelle misère ! Lorsqu’on le compare aux invincibles tortionnaires du vieux temps ! Ceux-là vous enfermaient la jambe dans un bas de parchemin mouillé qui se rétractait devant le feu et vous broyait doucement les chairs ; ou bien, ils vous enfonçaient des coins dans les cuisses et brisaient les os, ils vous cassaient les pouces des mains dans des étaux à vis, vous découpaient des lanières d’épiderme dans le râble, vous retroussaient comme un tablier la peau du ventre ; ils vous écartelaient, vous estrapadaient, vous rôtissaient, vous arrosaient de brandevin en flammes, avec une face impassible, des nerfs tranquilles, qu’aucun cri, qu’aucune plainte n’ébranlaient. Ces exercices étant un peu fatigants, ils avaient seulement, après l’opération, bonne soif et grande faim. C’étaient des sanguins bien équilibrés, tandis que maintenant ! Mais, pour en revenir à tes compagnons de sacrilège, ce soir, s’ils ne sont pas des fous, ce sont, à n’en point douter, de très répugnants paillards. Observe-les. Je suis sûr qu’en invoquant Belzébuth, ils pensent aux prélibations charnelles. N’aie pas peur, va, il n’y a point, dans ce groupe, des gens qui imiteraient ce martyr dont parle Jacques de Voragine, dans son histoire de Saint Paul l’Ermite. Tu connais cette légende ?

— Non.

— Eh bien, pour te rafraîchir l’âme, je vais te la conter. Ce martyr, qui était tout jeune, fut étendu, pieds et poings liés, sur un lit, puis on lui dépêcha une superbe créature qui le voulut forcer. Comme il ardait et qu’il allait pécher, il se coupa la langue avec ses dents et il la cracha au visage de cette femme ; et « ainsi la douleur enchassa la tentation », dit le bon de Voragine.

— Mon héroïsme n’irait pas jusque-là, je l’avoue ; mais... tu t’en vas déjà ?

— Oui, je suis attendu.

— Quelle bizarre époque ! reprit Durtal, en le reconduisant. C’est juste au moment où le positivisme bat son plein, que le mysticisme s’éveille et que les folies de l’occulte commencent.

— Mais il a toujours été ainsi ; les queues de siècle se ressemblent. Toutes vacillent et sont troubles. Alors que le matérialisme sévit, la magie se lève. Ce phénomène reparaît, tous les cent ans. Pour ne pas remonter plus haut, vois le déclin du dernier siècle. A côté des rationalistes et des athées, tu trouves Saint Germain, Cagliostro, Saint Martin, Gabalis, Gazotte, les sociétés des Rose-croix, les cercles infernaux, comme maintenant ! — Sur ce, adieu, bonne soirée et bonne chance.

— Oui, mais se dit Durtal, en refermant la porte, les Cagliostro avaient du moins une certaine allure et probablement aussi une certaine science, tandis que les mages de ce temps, quels aliborons et quels camelots !

CHAPITRE XIX

Ils montaient, cahotés dans un fiacre, la rue de Vaugirard. Mme Chantelouve s’était rencoignée et ne soufflait mot. Durtal la regardait lorsque, passant devant un réverbère, une courte lueur courait puis s’éteignait sur sa voilette. Elle lui semblait agitée et nerveuse sous des dehors muets. Il lui prit la main qu’elle ne retira pas, mais il la sentait glacée sous son gant et ses cheveux blonds lui parurent, ce soir-là, en révolte et moins fins que d’habitude et secs. Nous approchons, ma chère amie ? — Mais, d’une voix angoissée et basse, elle lui dit : — Non, ne parlez pas. — Et, très ennuyé de ce tête-à-tête taciturne, presque hostile, il se remit à examiner la route par les carreaux de la voiture.

La rue s’étendait, interminable, déjà déserte, si mal pavée que les essieux du fiacre criaient, à chaque pas ; elle était à peine éclairée par des becs de gaz qui se distançaient de plus en plus, à mesure qu’elle s’allongeait vers les remparts. Quelle singulière équipée ! Se disait-il, inquiété par la physionomie froide, rentrée de cette femme.

Enfin, le véhicule tourna brusquement dans une rue noire, fit un coude et s’arrêta.

Hyacinthe descendit ; en attendant la monnaie que le cocher devait lui rendre, Durtal inspecta, d’un coup d’oeil, les alentours ; il était dans une sorte d’impasse. Des maisons basses et mornes bordaient une chaussée aux pavés tumultueux et sans trottoirs ; en se retournant, quand le cocher partit, il se trouva devant un long et haut mur, au-dessus duquel bruissaient, dans l’ombre, des feuilles d’arbres. Une petite porte, trouée d’un guichet, s’enfonçait dans l’épaisseur de ce mur sombre, chiné de traits blancs par des raies de plâtre qui hourdaient ses fissures et bouchaient ses brèches. Subitement, plus loin, une lueur jaillit d’une devanture et, sans doute attiré par le roulement du fiacre, un homme, portant le tablier noir des marchands de vins, se pencha hors d’une boutique et saliva sur le seuil.

— C’est ici, dit Mme Chantelouve.

Elle sonna, le guichet s’ouvrit ; elle souleva sa voilette, un jet de lanterne la frappa au visage ; la porte disparut sans bruit, ils pénétrèrent dans un jardin.

— Bonjour, Madame.

— Bonjour, Marie.

— C’est dans la chapelle ?

— Oui, Madame veut-elle que je la conduise ?

— Non, merci.

La femme à la lanterne scruta Durtal ; il aperçut, sous une capeline, des mèches grises tordues sur une figure en désordre et vieille ; mais elle ne lui laissa pas le temps de l’examiner car elle rentra près du mur dans un pavillon qui lui servait de loge.

Il suivit Hyacinthe qui traversait des allées obscures et sentant le buis, jusqu’au perron d’une bâtisse. Elle était comme chez elle, poussait les portes, faisait claquer ses talons sur les dalles.

— Prenez garde, fit-elle, après avoir franchi un vestibule, il y a trois marches.

Ils débouchèrent dans une cour, s’arrêtèrent devant une ancienne maison et elle sonna. Un petit homme parut, s’effaça, lui demanda de ses nouvelles, d’une voix affétée et chantante. Elle passa, en le saluant, et Durtal frôla une face faisandée, des yeux liquides et en gomme, des joues plâtrées de fard, des lèvres peintes et il pensa qu’il était tombé dans un repaire de sodomites.

— Vous ne m’aviez pas annoncé que je m’approcherais d’une telle compagnie, dit-il à Hyacinthe qu’il rejoignit au tournant d’un couloir éclairé par une lampe.

— Pensiez-vous rencontrer ici des Saints ? Et elle haussa les épaules et tira une porte. Ils étaient dans une chapelle, au plafond bas, traversé par des poutres peinturlurées au goudron, aux fenêtres cachées sous de grands rideaux, aux murs lézardés et déteints. Durtal recula, dès les premiers pas. Des bouches de calorifère soufflaient des trombes ; une abominable odeur d’humidité, de moisi, de poêle neuf, exaspérée par une senteur irritée d’alcalis, de résines et d’herbes brûlées, lui pressurait la gorge, lui serrait les tempes.

Ils avançait à tâtons, sondait cette chapelle qu’éclairaient à peine, dans leurs suspensions de bronze doré et de verre rose, des veilleuses de sanctuaire. Hyacinthe lui fit signe de s’asseoir et elle se dirigea vers un groupe de personnes installées sur des divans, en un coin, dans l’ombre. Un peu gêné d’être ainsi mis à l’écart, Durtal remarqua que, parmi ces assistants, il y avait très peu d’hommes et beaucoup de femmes ; mais ce fut en vain qu’il s’efforça de discerner leurs traits. çà et là, pourtant, à un élan des veilleuses, il apercevait un type junonien de grosse brune, puis une face d’homme, rasée et triste. Il les observa, put constater que ces femmes ne caquetaient pas entre elles ; leur conversation paraissait peureuse et grave, car aucun rire, aucun éclat de voix ne s’entendait, mais un chuchotement irrésolu, furtif, sans aucun geste.

Sapristi ! se dit-il, Satan n’a pas l’air de rendre ses fidèles heureux !

Un enfant de choeur, vêtu de rouge, s’avança vers le fond de la chapelle et alluma une rangée de cierges. Alors l’autel apparut, un autel d’église ordinaire, surmonté d’un tabernacle au-dessus duquel se dressait un Christ dérisoire, infâme. On lui avait relevé la tête, allongé le col et les plis peints aux joues muaient sa face douloureuse en une gueule tordue par un rire ignoble. Il était nu, et à la place du linge qui ceignait ses flancs, l’immondice en émoi de l’homme surgissait d’un paquet de crin. Devant le tabernacle, un calice couvert de la pal était posé ; l’enfant de choeur lissait avec ses mains la nappe de l’autel, ginginait les hanches, se haussait sur un pied, comme pour s’envoler, jouait les chérubins, sous prétexte d’atteindre les cierges noirs dont l’odeur de bitume et de poix s’ajoutait maintenant aux pestilences étouffées de cette pièce.

Durtal reconnut sous la robe rouge le « petit Jésus » qui gardait la porte quand il entre et il comprit le rôle réservé à cet homme dont la sacrilège ordure se substituait à cette pureté de l’enfance que veut l’Église.

Puis, un autre enfant de choeur encore plus hideux s’exhiba. Efflanqué, creusé par les toux, réparé par des carmins et des blancs gras, il boitillait, en chantonnant. Il s’approcha de trépieds qui flanquaient l’autel, remua les braises accouvies dans les cendres et il y jeta des morceaux de résine et des feuilles.

Durtal commençait à s’ennuyer quand Hyacinthe le rejoignit ; elle s’excusa de l’avoir laissé si longtemps seul, l’invita à changer de place et elle le conduisit, derrière toutes les rangées de chaises, très à l’écart.

— Nous sommes donc dans une vraie chapelle ? demanda-t-il.

— Oui, cette maison, cette église, ce jardin que nous avons traversé, ce sont les restes d’un ancien couvent d’Ursulines, maintenant détruit. L’on a pendant longtemps resserré des fourrages dans cette chapelle ; la maison appartenait à un loueur de voitures qui l’a vendue, tenez, à cette dame, — et elle désignait une grosse brune qu’avait entr’aperçue Durtal.

— Et elle est mariée, cette dame ?

— Non, c’est une ancienne religieuse qui fut jadis débauchée par le chanoine Docre.

— Ah ! et ces messieurs qui paraissent vouloir rester dans l’ombre ?

— Ce sont des Sataniques... il y en a un parmi eux qui fut professeur à l’école de Médecine ; il a chez lui un oratoire où il prie la statue de la Vénus Astarté, debout sur un autel.

— Bah !

— Oui ; — il se fait vieux, et ces oraisons démoniaques décuplent ses forces qu’il use avec des créatures de ce genre ; — et elle désigna, d’un geste, les enfants de choeur.

— Vous me garantissez la véracité de cette histoire ?

— Je l’invente si peu que vous la trouverez racontée tout au long dans un journal religieux les Annales de la Sainteté. Et, bien qu’il fût clairement désigné dans l’article, ce monsieur n’a pas osé faire poursuivre ce journal ! — Ah çà, qu’est-ce que vous avez ? Reprit-elle, en le regardant.

— J’ai... que j’étouffe ; l’odeur de ces cassolettes est intolérable !

— Vous vous y habituerez dans quelques secondes.

— Mais qu’est-ce qu’ils brûlent pour que ça pue comme cela ?

— De la rue, des feuilles de jusquiame et de datura, des solanées sèches et de la myrrhe ; ce sont des parfums agréables à Satan, notre maître !

Elle dit cela de cette voix gutturale, changée, qu’elle avait, à certains instants, au lit.

Il la dévisagea ; elle était pâle ; la bouche était serrée, les yeux pluvieux battaient.

— Le voici, murmura-t-elle, tout à coup, pendant que les femmes couraient devant eux, allaient s’agenouiller sur des chaises.

Précédé des deux enfants de choeur, coiffé d’un bonnet écarlate sur lequel se dressaient deux cornes de bison en étoffe rouge, le chanoine entra.

Durtal l’examina, tandis qu’il marchait à l’autel. Il était grand mais mal bâti, tout en buste ; le front dénudé se prolongeait sans courbe en un nez droit ; les lèvres, les joues étaient hérissées de ces poils durs et drus qu’ont les anciens prêtres qui se sont longtemps rasés ; les traits étaient sinueux et gros ; les yeux en pépins de pommes, petits, noirs, serrés près du nez, phosphoraient. Somme toute, sa physionomie était mauvaise et remuée, mais énergique et ces yeux durs et fixes ne ressemblaient pas à ces prunelles fuyantes et sournoises que s’était imaginé Durtal.

Il s’inclina solennellement devant l’autel, monta les gradins, et commença sa messe.

Durtal vit alors qu’il était, sous les habits du sacrifice, nu. Ses chairs refoulées par des jarretières attachées haut, apparaissaient au-dessus de ses bas noirs. La chasuble avait la forme ordinaire des chasubles, mais elle était du rouge sombre du sang sec et, au milieu, dans un triangle autour duquel fusait une végétation de colchiques, de sabines, de pommes-vinettes et d’euphorbes, un bouc noir, debout, présentait les cornes.

Docre faisait les génuflexions, les inclinations médiocres ou profondes, spécifiées par le rituel ; les enfants de choeur, à genoux, débitaient les répons latins, d’une voix cristalline qui chantait sur les fins de mots.

— Ah çà, mais c’est une simple messe basse, dit Durtal à Mme Chantelouve.

Elle fit signe que non. En effet, à ce moment, les enfants de choeur passèrent derrière l’autel, rapportèrent, l’un, des réchauds de cuivre, l’autre, des encensoirs qu’ils distribuèrent aux assistants. Toutes les femmes s’enveloppèrent de fumée ; quelques-unes se jetèrent la tête sur les réchauds, humèrent l’odeur à plein nez, puis, défaillantes, se dégrafèrent, en poussant des soupirs rauques.

Alors le sacrifice s’interrompit. Le prêtre descendit à reculons les marches, s’agenouilla sur la dernière et, d’une voix trépidante et aiguë, il cria :

— « Maître des Esclandres, Dispensateur des bienfaits du crime, Intendant des somptueux péchés et des grands vices, Satant, c’est toi que nous adorons, Dieu logique, Dieu juste !

« Légat suradmirable des fausses transes, tu accueilles la mendicité de nos larmes ; tu sauves l’honneur des familles par l’avortement des ventres fécondés dans des oublis de bonnes crises ; tu insinues la hâte des fausses couches aux mères et ton obstétrique épargne les angoisses de la maturité, la douleur des chutes, aux enfants qui meurent avant de naître !

« Soutien du Pauvre exaspéré, Cordial des vaincus, c’est toi qui les doues de l’hypocrisie, de l’ingratitude, de l’orgueil, afin qu’ils se puissent défendre contre les attaques des enfants de Dieu, des Riches !

« Suzerain des mépris, Comptable des humiliations, tenancier des vieilles haines, toi seul fertilises le cerveau de l’homme qui l’injustice écrase ; tu lui souffles les idées des vengeances préparées, des méfaits sûrs ; tu l’incites aux meurtres, tu lui donnes l’exubérante joie des représailles acquises, la bonne ivresse des supplices accomplis, des pleurs, dont il est cause !

« Espoir des virilités, Angoisse des matrices vides, Satan, tu ne demandes point les inutiles épreuves des reins chaste, tu ne vantes pas la démence des carêmes et des siestes ; toi seul reçois les suppliques charnelles et les apostilles auprès des familles pauvres et cupides, tu détermines la mère à vendre sa fille, à céder son fils, tu aides aux amours stériles et réprouvées, Tuteur des stridentes Névroses, Tour de Plomb des Hystéries, Vase ensanglanté des Viols !

« Maître, tes fidèles servants, à genoux, t’implorent. Ils te supplient de leur assurer l’allégresse de ces délectables forfaits que la justice ignore ; ils te supplient d’aider aux maléfices dont les traces inconnues déroutent la raison de l’homme ; ils te supplient de les exaucer, alors qu’ils souhaitent la torture de tous ceux qui les aiment et qui les servent ; ils te demandent enfin, gloire, richesse, puissance, à toi, le Roi des déshérités, le Fils qui chassa l’inexorable Père ! »

Puis Docre se releva, et, debout, d’une voix claire, haineuse, les bras étendus, vociféra :

— « Et toi, toi, qu’en ma qualité de prêtre, je force, que tu le veuilles ou non, à descendre dans cette hostie, à t’incarner dans ce pain, Jésus, artisan des supercheries, larron d’hommages, voleur d’affection, écoute ! Depuis le jour où tu sortis des entrailles ambassadrices d’une vierge, tu as failli à tes engagements, menti à tes promesses ; des siècles ont sangloté, en t’attendant, Dieu fuyard, Dieu muet ! Tu devais rédimer les hommes et tu n’as rien racheté ; tu devais apparaître dans ta gloire et tu t’endors ! Va, mens, dis au misérable qui t’appelle : « Espère, patiente, souffre, l’hôpital des âmes te recevra, les anges t’assisteront, le Ciel s’ouvre ». — Imposteur ! Tu sais bien que les anges, dégoûtés de ton inertie, s’éloignent ! — Tu devais être le Truchement de nos plaintes, le Chambellan de nos pleurs, tu devais les introduire près du père et tu ne l’as point fait, parce que sans doute cette intercession dérangeait ton sommeil d’Éternité béate et repue !

« Tu as oublié cette Pauvreté que tu prêchais, Vassal énamouré des Banques ! Tu as vu sous le pressoir de l’agio broyer les faibles, tu as entendu les râles des timides perclus par les famines, des femmes éventrées pour un peu de pain et tu as fait répondre par la chancellerie de tes simoniaques, par tes représentants de commerce, par tes Papes, des excuses dilatoires, des promesses évasives, Basochien de sacristie, Dieu d’affaires !

« Monstre, dont l’inconcevable férocité engendra la vie et l’infligea à des innocents que tu oses condamner, au nom d’on ne sait quel péché originel, que tu oses punir, en vertu d’on ne sait quelles clauses, nous voudrions pourtant bien te faire avouer enfin tes impudents mensonges, tes inexpiables crimes ! Nous voudrions taper sur tes clous, appuyer sur tes épines, t’amener le sang douloureux au bord de tes plaies sèches !

« Et cela, nous le pouvons et nous allons le faire, en violant la quiétude de ton Corps, Profanateur des amples vices, Abstracteur des puretés stupides, Nazaréen maudit, Roi fainéant, Dieu lâche ! »

— Amen, crièrent les voix cristallines des enfants de choeur.

Durtal écoutait ce torrent de blasphèmes et d’insultes ; l’immondice de ce prêtre le stupéfiait ; un silence succéda à ces hurlements ; la chapelle fumait dans la brume des encensoirs. Les femmes jusqu’alors taciturnes s’agitèrent, alors que, remonté à l’autel, le chanoine se tourna vers elles et les bénit, de la main gauche, d’un grand geste.

Et soudain les enfants de choeur agitèrent des sonnettes.

Ce fut comme un signal ; des femmes tombées sur les tapis se roulèrent. L’une sembla mue par un ressort, se jeta sur le ventre et rama l’air avec ses pieds ; une autre subitement atteinte d’un strabisme hideux, gloussa, puis, devenue aphone, resta, la mâchoire ouverte, la langue retroussée, la pointe dans le palais, an haut ; une autre, bouffie, livide, les pupilles dilatées, se renversa la tête sur les épaules puis la redressa d’un jet brusque, et se laboura en râclant la gorge avec ses ongles ; une autre encore, étendue sur les reins, défit ses jupes, sortit une panse nue, météorisée, énorme, puis se tordit en d’affreuses grimaces, tira, sans pouvoir la rentrer, une langue blanche déchirée sur les bords, d’une bouche en sang, hersée de dents rouges.

Du coup, Durtal se leva pour mieux voir, et distinctement, il entendit et il aperçut le chanoine Docre.

Il contemplait le Christ qui surmontait le tabernacle, et, les bras écartés, il vomissait d’effrayants outrages, gueulait, à bout de force, des injures de cocher ivre. Un des enfants de choeur s’agenouilla devant lui, en tournant le dos à l’autel. Un frisson parcourut l’échine du prêtre. D’un ton solennel, mais d’une voix clignotante, il dit : « Hoc est enim corpus meum », puis, au lieu de s’agenouiller, après la consécration, devant le précieux corps, il fit face aux assistants et il apparut, tuméfié, hagard, ruisselant de sueur.

Il titubait entre les deux enfants de choeur qui, relevant la chasuble, montrèrent son ventre nu, le tinrent, tandis que l’hostie, qu’il ramenait devant lui, sautait, atteinte et souillée, sur les marches.

Alors Durtal se sentit frémir, car un vent de folie secoua la salle. L’aura de la grande hystérie suivit le sacrilège et courba les femmes ; pendant que les enfants de choeur encensaient la nudité du pontife, des femmes se ruèrent sur le Pain Eucharistique et, à plat ventre, au pied de l’autel, le griffèrent, arrachèrent des parcelles humides, burent et mangèrent cette divine ordure.

Une autre, accroupie sur un crucifix, éclata d’un rire déchirant puis cria : mon prêtre, mon prêtre ! Une vieille s’arracha les cheveux, bondit, pivota sur elle-même, se ploya, ne tint plus que sur un pied, s’abattit près d’une jeune fille qui, blottie le long d’un mur, craquait dans des convulsions, bavait de l’eau gazeuse, crachait, en pleurant, d’affreux blasphèmes. Et Durtal, épouvanté, vit, dans la fumée, ainsi qu’au travers d’un brouillard, les cornes rouges de Docre qui, maintenant assis, écumait de rage, mâchait des pains azymes, les recrachait, se tordait avec, en distribuait aux femmes ; et elles les enfouissaient en bramant, ou se culbutaient, les unes sur les autres, pour les violer.

C’était un cabanon exaspéré d’hospice, une monstrueuse étuve de prostituées et de folles. Alors, tandis que les enfants de choeur s’alliaient aux hommes, que la maîtresse de la maison, montait, retroussée, sur l’autel, empoignait, d’une main, la hampe du Christ et ramenait de l’autre le calice sous ses jambes nues, au fond de la chapelle, dans l’ombre, une enfant, qui n’avait pas encore bougé, se courba tout à coup en avant et hurla à la mort, comme une chienne !

Excédé de dégoût, à moitié asphyxié, Durtal voulut fuir. Il chercha Hyacinthe mais elle n’était plus là. Il finit par l’apercevoir auprès du chanoine ; il enjamba les corps enlacés sur les tapis et s’approcha d’elle. Les narines frémissantes, elle humait les exhalaisons des parfums et des couples.

— L’odeur du sabbat ! lui dit-elle, à mi-voix, les dents serrées.

— Ah çà, venez-vous, à la fin ?

Elle sembla s’éveiller, eut un moment d’hésitation, puis sans rien répondre, elle le suivit.

Il joua des coudes, se dégagea des femmes qui maintenant sortaient des dents prêtes à mordre ; il poussa Mme Chantelouve vers la porte, franchit la cour, le vestibule, et la loge du concierge étant vide, il tira le cordon et se trouva dans la rue.

Là, il s’arrêta et aspira, à pleins poumons, des bouffées d’air ; Hyacinthe, immobile, perdue au loin, s’accota au mur.

Il la regarda. — Avouez que vous avez envie de rentrer ? dit-il, d’un ton dans lequel le mépris perçait.

— Non, fit-elle, avec un effort, mais ces scènes me brisent. Je suis étourdie, j’ai besoin d’un verre d’eau pour me remettre.

Et elle remonta la rue, alla droit, en s’appuyant sur lui, chez le marchand de vins dont la devanture était ouverte.

C’était un ignoble bouge, une petite salle avec des tables et des bancs de bois, un comptoir en zinc, un jeu de zanzibar, et des brocs violets ; au plafond, un bec de gaz en forme d’U ; deux ouvriers terrassiers jouaient aux cartes ; ils se retournèrent et rirent ; le patron retira le brûle-gueule de sa bouche et saliva dans du sable ; il ne semblait nullement surpris de voir cette femme élégante dans son taudis. Durtal qui l’observait crut même surprendre un clin d’oeil échangé entre Mme Chantelouve et lui.

Il alluma une bougie et souffla à voix basse :

— Monsieur, vous ne pouvez boire, sans vous faire remarquer, avec ces gens ; je vais vous conduire dans une pièce où vous serez seuls.

— Voilà, dit Durtal à Hyacinthe qui s’engageait dans la spirale d’un escalier, voilà bien des allées et venues pour un verre d’eau !

Mais elle était déjà entrée dans une chambre, au papier arraché, moisi, couvert d’images de journaux illustrés piqués avec des épingles à cheveux, pavée de carreaux disloqués, creusée de fondrières, meublée d’un lit à flèche et sans rideaux, d’un pot de chambre égueulé, d’une table, d’une cuvette et de deux chaises.

L’homme apporta un carafon d’eau-de-vie, du sucre, une carafe, des verres, puis il descendit. Alors, les yeux fous, sombres, elle enlaça Durtal.

— Ah ! mais non ! s’écria-t-il, furieux d’être tombé dans ce piège, j’ai assez de tout cela, moi ! Et puis, il se fait tard, votre mari vous attend, il est temps pour vous de l’aller rejoindre !

Elle ne l’écoutait même pas.

— Je te désire, fit-elle, et elle le prit en traître, l’obligea à la vouloir.

Et elle se déshabilla, jeta par terre sa robe, ses jupes, ouvrit toute grande l’abominable couche, et, relevant sa chemise dans le dos, elle se frotta l’échine sur le grain dur des draps, les yeux pâmés et riant d’aise !

Elle le saisit et lui révéla les moeurs de captif, des turpitudes dont il ne la soupçonnait même pas ; elle les pimenta de furies de goule et, subitement, quand il put s’échapper, il frémit, car il aperçut dans la couche des fragments d’hostie.

— Oh ! vous me faites horreur, lui dit-il ; allons, habillez-vous et partons !

Tandis qu’elle se vêtait, silencieuse, l’air égaré, il s’assit sur une chaise et la fétidité de cette chambre l’écoeura ; puis il n’était pas absolument certain de la Transubstantiation ; il ne croyait pas fermement que le sauveur résidât dans ce pain souillé, mais malgré tout, ce sacrilège auquel il avait participé sans le vouloir, l’attrista. — Et si c’était vrai, se dit-il, si la présence était réelle comme Hyacinthe et comme ce misérable prêtre l’attestent ! Non, décidément, je me suis par trop abreuvé d’ordures ; c’est fini ; l’occasion est bonne pour me fâcher avec cette créature que je n’ai, depuis notre première entrevue, que tolérée, en somme, et je vais le faire !

Il dut, en bas, dans le cabaret, subir les sourires complaisants des terrassiers ; il paya, et sans attendre sa monnaie, s’empressa de fuir. Ils gagnèrent la rue de Vaugirard et il héla une voiture. Ils roulèrent, sans même se regarder, perdus dans leurs réflexions.

— A bientôt, fit Mme Chantelouve, d’un ton presque timide, lorsqu’elle fut déposée à sa porte.

— Non, répondit-il ; il n’y a vraiment pas moyen de nous entendre ; vous voulez tout et je ne veux rien ; mieux vaut rompre ; nos relations s’étireraient, se termineraient dans les amertumes et les redites. Oh ! Et puis, après ce qui vient de se passer ce soir, non, voyez-vous, non ! — Et il donna son adresse au cocher et s’enfouit dans le fond du fiacre.