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Là-bas (1891)

blue  Chapitre I-III.
blue  Chapitre IV-VI.
blue  Chapitre VII-IX.
blue  Chapitre X-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.
blue  Chapitre XVII-XIX.
blue  Chapitre XX-XXII.

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CHAPITRE XIII

Il recommença, comme l’autre soir, à nettoyer son logement, à y installer un désordre méthodique, à glisser un coussin sous le faux désarroi du fauteuil ; puis il força les feux, pour chauffer les pièces.

Mais il manquait d’impatience ; cette silencieuse promesse qu’il avait obtenue, que Mme Chantelouve ne le laisserait plus pantelant, ce soir, le modérait ; maintenant que son incertitude avait pris fin, il ne vibrait plus avec cette acuité presque douloureuse que lui avait jusqu’alors suscitée l’attente enfiévrée de cette femme ; il s’engourdit à tisonner des braises dans l’âtre ; son esprit était encore rempli d’elle, mais elle s’y tenait immobile et muette ; tout au plus, lorsque sa pensée bougea, songea-t-il à la question de savoir comment il s’y prendrait pour ne pas se vautrer, le moment venu, d’une façon ignoble. Cette question qui l’avait tant préoccupé, l’avant-veille, le laissait encore gêné mais inerte. Il ne cherchait plus à la résoudre, s’en remettait au hasard, se disait qu’il était bien inutile de dresser des plans, puisque presque toujours les stratégies les mieux combinées avortent.

Puis il se révolta contre lui-même, s’accusa de veulerie, marcha pour secouer cette torpeur qu’il attribuait aux effluves brûlants du feu. Ah çà, est-ce qu’à force d’avoir attendu, ses souhaits étaient taris ou las ? Mais non, car il aspirait au moment où il pourrait pétrir cette femme ! Il cru trouver l’explication de son peu d’entrain, dans l’inévitable souci d’une première empreinte. Ce ne sera vraiment exquis, ce soir, qu’après celle-là, se dit-il ; le côté grotesque ne sera plus ; la connaissance charnelle sera faite ; je pourrai reprendre Hyacinthe, sans avoir la sollicitude inavouée de ses formes, l’inquiétude de ma tenue, l’embarras de mes gestes. Je voudrais bien, finit-il par se dire, en être à cet instant-là !

Le chat, assis sur la table, dressa tout à coup les oreilles, fixa de ses yeux noirs la porte et déguerpit ; la sonnette tinta ; Durtal s’en fut ouvrir.

Son costume lui plut ; elle portait, sous les fourrures qu’il enleva, une robe prune si foncée qu’elle paraissait noire, une robe d’étoffe épaisse et souple qui la délinéait, serrait ses bras, fuselait sa taille, accentuait le ressaut des hanches, tendait sur le corset bombé.

— Vous êtes charmante, dit-il, en lui baisant passionnément les poignets ; et il se plut à accélérer avec ses lèvres le battement du pouls.

Elle ne soufflait mot, très agitée et un peu pâle.

Il s’assit en face d’elle ; elle le regardait de ses yeux mystérieux, mal éveillés. Lui se sentait repris tout entier ; il oubliait ses raisonnements et ses craintes, s’affolait à s’enfoncer dans l’eau de ses prunelles, à scruter le vague sourire de cette douloureuse bouche.

Il enlaça ses doigts dans les siens ; et, pour la première fois, il l’appela tout bas de son nom d’Hyacinthe.

Elle l’écoutait, la poitrine soulevée, les mains en fièvre ; puis, d’une voix suppliante :

— Je vous en prie, renonçons à cela ; le désir seul est bon. Oh, je suis lucide, allez ; j’ai pensé à cela tout le long du chemin. Je l’ai quitté, ce soir, affreusement triste. Si vous saviez ce que je sens... je suis allée aujourd’hui à l’église et j’ai eu peur, je me suis cachée, lorsque j’ai aperçu mon confesseur...

Ces plaintes, il les connaissait déjà, et il se disait : tu raconteras ce que tu voudras, mais tu la danseras, ce soir ; et, tout haut, il lui répondait par monosyllabes, en continuant de l’investir.

Il se leva, pensant qu’elle ferait de même ou qu’il pourrait mieux, si elle restait assise, atteindre, en se penchant, sa bouche.

— Vos lèvres ! vos lèvres d’hier ! fit-il, alors qu’il s’approcha de son visage et elle les avança, debout. Ils restèrent enlacés mais comme ses mains à lui, furetaient, elle recula.

— Songez au ridicule, dit-elle, à voix basse, il va falloir se déshabiller, se mettre en chemise, et la sotte scène de la montée dans le lit ! Il évita de se prononcer, essayant de lui faire doucement comprendre par une pliante étreinte qu’elle pouvait s’épargner ces embarras ; mais il comprit, à son tour, en sentant la taille qui se roidissait sous ses doigts, qu’elle ne voulait absolument pas s’abandonner devant le feu, dans son salon, là.

— Allons, dit-elle, en se dégageant, vous le voulez !

Il s’effaça pour la laisser pénétrer dans l’autre chambre et, voyant qu’elle désirait être seule, il tira le rideau qui séparait, au lieu de porte, les deux pièces.

Il s’assit de nouveau au coin de la cheminée et il réfléchit. Peut-être aurait-il dû défaire le lit et ne pas lui laisser ce soin, mais c’eût été sans doute trop souligné et trop direct. Ah ! et cette bouillotte ! Il la prit, se rendit, sans entrer dans la chambre à coucher, dans le cabinet de toilette et il la posa sur la console, puis, en un tour de main, il aligna sur les rayons, la boîte à poudre de riz, les odeurs et les peignes et, revenu dans son cabinet de travail, il écouta.

Elle faisait le moins de bruit possible, marchait, ainsi que dans une chambre de mort, sur la pointe des pieds et elle souffla les bougies, ne voulant plus sans doute être éclairée que par les braises roses de l’âtre.

Il se sentait positivement anéanti ; l’impression irritante des lèvres, des yeux d’Hyacinthe était loin ! Elle n’était plus qu’une femme se dévêtant comme une autre, chez un homme. Des souvenirs de scènes semblables l’accablèrent ; il se rappela des filles qui, elles aussi, glissaient sur le tapis pour ne pas être entendues, demeuraient immobiles, honteuses, pendant une seconde, alors qu’elles cognaient le pot à eau et la cuvette. Et puis, à quoi bon cela ? Maintenant qu’elle se livrait, il ne la désirait plus ! la désillusion lui vint avant même qu’il ne fût assouvi et non plus après, comme de coutume. Sa détresse d’âme fut telle qu’il faillit pleurer.

Le chat effaré filait sous le rideau, courait d’une pièce à l’autre ; il finit par s’installer auprès de son maître et sauta sur ses genoux. Tout en le caressant, Durtal se disait :

Elle avait décidément raison lorsqu’elle ne voulait pas. Ce sera grotesque et atroce ; j’ai eu tort d’insister, mais non, c’est de sa faute en somme, elle souhaitait d’en arriver là, puisqu’elle est venue. Et alors, quelle sottise de refréner ainsi les élans par des retards ! Elle est réellement maladroite ; tout à l’heure, alors que je l’embrassais, que je la convoitais tant, c’eût été fructueux peut-être, mais maintenant ! Et puis, j’ai l’air de quoi ? d’un jeune marié qui attend, d’un béjaune ! Mon Dieu, que c’est donc bête ! — Voyons, reprit-il, tendant l’oreille, ne percevant plus aucun bruit, elle est couchée ; il faut pourtant que je la rejoigne.

C’est sans doute à cause de son corset qu’elle tenait à se déharnacher ; eh bien alors, il ne fallait pas en mettre ! conclut-il, lorsque tirant la portière, il pénétra dans la chambre.

Mme Chantelouve était enfouie, sous l’édredon, la bouche entr’ouverte et les yeux fermés ; mais il s’aperçut qu’elle regardait au travers de la grille blonde de ses cils. Il s’assit sur le bord de le couche ; elle se recroquevilla, la couverture remontée sous le menton.

— Vous avez froid, mon amie ?

— Non.

Et elle ouvrit tout grands des yeux qui crépitèrent. Il se déshabilla, jetant un coup d’oeil sur le visage d’Hyacinthe ; il s’effaçait dans l’ombre et parfois s’éclairait de feux rouges, suivant le revif des bûches qui se consumaient dans leur cendre. Lestement, il se glissa dans les draps.

Il serrait une morte, un corps si froid qu’il glaçait le sien ; mais les lèvres de la femme brûlaient et lui mangeaient silencieusement la face. Il demeura abasourdi, étreint par ce corps enroulé autour du sien, et souple comme une liane et dur ! Il ne pouvait plus ni bouger, ni parler, car des baisers lui couraient sur la figure. Il parvint pourtant à se dégager et, de son bras devenu libre, il la chercha ; alors subitement, tandis qu’elle lui dévorait la bouche, il eut une détente de nerfs et, naturellement, sans profit, il déserta.

— Je vous déteste ! fit-elle.

— Pourquoi ?

— Je vous déteste !

Il eut envie de répondre : — Et moi donc ! — Il était exaspéré et il eût donné tout ce qu’il possédait pour qu’elle se rhabillât et partît !

Le feu dans la cheminée s’éteignait, n’éclairait plus. Maintenant apaisé, sur son séant, il regardait dans l’ombre ; il eût voulu trouver sa chemise de nuit, car celle qu’il portait était empesée et remontait, en se cassant. Mais Hyacinthe était couchée dessus ; — puis il constata que son lit était déjà saccagé et il s’affligea, car il aimait, l’hiver, à être sanglé et il prévoyait, se sachant incapable de reborder sa couche, une nuit froide.

Et soudain il fut enlacé et le corps de la femme l’étreignit à nouveau ; lucide, cette fois, il s’occupa d’elle et par de souveraines caresses il la brisa. D’une voix changée, plus gutturale, plus basse, elle proférait des choses ignobles ou des cris bêtes qui le gênaient, des « mon chéri », des « mon âme », des « non, vraiment, c’est trop ». — Mais, soulevé quand même, il prit ce corps qui se tordait en craquant et il éprouva l’extraordinaire impression d’une brûlure spasmodique, dans un pansement de glace.

Ils roulèrent, accablés ; lui, haletait, la tête dans l’oreiller, surpris et effrayé, jugeant ces délices exténuantes, affreuses. Il finit par enjamber la femme, sauta du lit, alluma les bougies. Debout sur la commode, le chat se tenait immobile, les considérait tous les deux, tour à tour. Il sentit, s’imagina sentir une indicible moquerie dans ces prunelles noires ; et, agacé, il chassa la bête.

Il jeta de nouvelles bûches dans la cheminée, se vêtit, laissa à Hyacinthe la chambre libre. Mais, de sa voix habituelle, elle l’appelait doucement. Il s’approcha du lit ; elle se pendit à son cou, l’embrassa follement, puis laissant retomber ses bras sur la couverture :

— La faute est commise. M’aimerez-vous mieux maintenant ?

Il n’eut pas le courage de répondre. Ah oui, sa désillusion était complète ! L’assouvissement de l’après justifiait l’inappétence de l’avant. Elle le répugnait et il se faisait horreur ! Etait-ce donc possible d’avoir tant désiré une femme pour en venir là ! Il l’avait exhaussée en ses transports, il avait rêvé dans ses prunelles, il ne savait quoi ! Il avait voulu s’exalter avec elle, plus haut que les délires mugissants des sens, bondir hors du monde, en des joies inexplorées et supernelles ! Et le tremplin s’était cassé ; il demeurait, les pieds dans la crotte, rivés au sol. Il n’y avait donc pas moyen de sortir de son être, de s’évader de son cloaque, d’atteindre les régions où l’âme chavire, ravie, en ses abîmes ?

Ah la leçon était décisive et rude ! pour une fois qu’il s’était emballé, quels regrets et quelle chute ! Décidément, la réalité ne pardonne pas qu’on la méprise ; elle se venge en effondrant le rêve, en le piétinant, en le jetant en loques dans un tas de boue !

— Ne vous impatientez pas, mon ami, dit Mme Chantelouve, derrière le rideau, je suis si longue !

Grossièrement, il pensa : je voudrais que tu déguerpisses ; — et, tout haut, poliment, il lui demanda si elle n’avait pas besoin de ses services.

Elle était si attrayante, si mystérieuse, reprit-il. Ses prunelles qui réverbéraient, tour à tour, en même temps, des cimetières et des fêtes, étaient si spacieuses, si lointaines ! — Et puis la voilà qui s’est encore dédoublée, en moins d’une heure. J’ai vu une nouvelle Hyacinthe proférant des immondices de prostituée, des bêtises de modiste en rut ! — A la fin, tous ces cahots de femmes, réunies en une seule, m’embêtent !

Et il conclut, après un silence de réflexion : faut-il que j’aie été assez jeune pour délirer ainsi !

On eût dit que Mme Chantelouve répercutait sa pensée car lorsqu’elle franchit la portière, elle rit nerveusement et murmura : — A mon âge, il conviendrait d’être moins folle ! — Elle le regarda et bien qu’il se forçât à sourire, elle comprit.

— Vous dormirez cette nuit, dit-elle, d’une voix triste, faisant allusion à des plaintes de Durtal lui racontant jadis qu’il avait perdu le sommeil à cause d’elle.

Il la supplia de s’asseoir, de se réchauffer ; — mais elle n’avait pas froid.

— Pourtant, malgré la tiédeur de la chambre, vous étiez glacée, dans le lit.

— Du tout, je suis ainsi ; l’été et l’hiver j’ai les chairs fraîches.

Il pensa qu’au mois d’août, ce corps frigide serait sans doute agréable, mais maintenant !

Il lui offrit des bonbons qu’elle refusa et elle prit un peu d’alkermès qu’il versa dans un minuscule gobelet d’argent ; elle en but une goutte à peine et, amicalement, ils discutèrent sur le goût de ce pharmaque où elle retrouvait un arome de clou de girofle, tempéré par un fleur de cannelle noyé dans de l’eau distillée de rose.

Puis il se tut.

— Mon pauvre ami, fit-elle, comme je l’aimerais, s’il était plus confiant, moins toujours sur ses gardes !

Il la pria de s’expliquer.

— Oui, je veux dire que vous ne pouvez vous oublier et vous laisser simplement aimer. Hélas ! vous raisonnez pendant ce temps-là !

— Mais non !

Elle l’embrassa, tendrement. — Voyons, je vous aime bien tout de même. — Et il demeura surpris par la dolence émue de son regard. Il y vit une sorte de gratitude et d’effarement. — Elle n’est vraiment pas difficile à contenter, dit-il.

— A quoi songez-vous ?

— A vous !

Elle soupira — puis : quelle heure est-il ?

— Dix heures et demie.

— Il faut que je rentre car il m’attend. — Non, ne me dites rien.

Elle se passa les mains sur les joues. Lui, la saisit doucement par la taille et la baisa, la tenant ainsi enlacée, jusqu’à la porte.

— Vous reviendrez bientôt, n’est-ce pas ?

— Oui... oui.

Et il rentra.

— Ouf ! c’est fait, pensa-t-il ; — et il éprouva des sensations emmêlées et confuses. Sa vanité était satisfaite ; son amour-propre ne saignait plus ; il était arrivé à ses fins, il avait possédé cette femme. D’autre part, sa hantise était terminée ; il reprenait son entière liberté d’esprit ; mais qui sait les tracas que lui réservait cette liaison ? Puis quand même, il s’attendrit.

Au fond, que lui reprochait-il ? elle aimait comme elle pouvait ; elle était, en somme, ardente, et plaintive. Ce dualisme même d’une maîtresse dont un fond de fille sortait dans le lit, tandis qu’habillée et debout, elle était de chatteries salonnières, moins sotte, à coup sûr, que les femmes de son monde, était un piment délectable ; ses dépenses charnelles étaient excessives et bizarres. Que voulait-il donc ?

Et il s’accusa justement à la fin ; c’était de sa faute à lui, si tout ratait. Il manquait d’appétit, n’était réellement tourmenté que par l’éréthisme de sa cervelle. Il était usé de corps, élimé d’âme, inapte à aimer, las de tendresses avant même qu’il ne les reçût et si dégoûté après qu’il les avait subies ! Il avait le coeur en friche et rien ne poussait. Puis, quelle maladie que celle-là : se souiller d’avance par la réflexion tous les plaisirs, se salir tout idéal dès qu’on l’atteint ! Il ne pouvait plus toucher à rien, sans le gâter. Dans cette misère d’âme, tout, sauf l’art, n’était plus qu’une récréation plus ou moins fastidieuse, qu’une diversion plus ou moins vaine. — Ah ! tout de même, la pauvre femme, j’ai peur qu’elle ne supporte avec moi, d’affreux déboires ! Si elle consentait à ne plus revenir ! Mais non, elle ne mérite pas qu’on la traite de la sorte ; et pris de pitié, il se jura que, la première fois qu’elle le visiterait, il la câlinerait et tâcherait de la persuader que cette désillusion qu’il avait si mal cachée, n’existait pas !

Il essaya de rafistoler son lit, de reborder les couvertures saccagées, de regonfler les oreillers aplatis et il se coucha.

Il éteignit sa lampe. Dans le noir, sa détresse s’accrut. La mort dans le coeur, il se dit : — oui, j’avais raison d’écrire qu’il n’y a de vraiment bon que les femmes que l’on n’a pas eues.

Apprendre, deux, trois ans après, alors que la femme est inaccessible, honnête et mariée, hors de Paris, hors de France ; apprendre qu’elle vous aimait, alors que l’on n’aurait même pas, quand elle était là, osé le croire ! c’est le rêve, cela ! — Il n’y a que ces amours réelles et intangibles, ces amours faites de mélancolies éloignées et de regrets qui valent ! Et puis il n’y a pas de chairs là dedans, pas de levain d’ordures !

S’aimer de loin et sans espoir, ne jamais s’appartenir, rêver chastement à de pâles appas, à d’impossibles baisers, à des caresses éteintes sur des fronts oubliés de mortes, ah ! c’est quelque chose comme un égarement délicieux et sans retour ! Tout le reste est ignoble ou vide. — Mais aussi, faut-il que l’existence soit abominable pour que ce soit là le seul bonheur vraiment altier, vraiment pur que le ciel concède, ici-bas, aux âmes incrédules que l’éternelle abjection de la vie effare.



CHAPITRE XIV

Il conserva de cette scène une horreur alarmée de la chair qui tient l’âme en laisse et s’oppose aux scissions tentées. Elle n’entendait décidément point que l’on se passât d’elle afin de vaquer au loin à d’inexauçables voeux, qu’elle ne pouvait subir qu’en se taisant. Pour la première fois peut-être, au souvenir de ces turpitudes, il comprit bien le sens maintenant désert de ce mot : la « chasteté » — et il en savoura l’ancienne et délicate ampleur.

De même qu’un homme qui a trop bu, la veille, songe, le lendemain, à des diètes de boissons fortes, de même il songeait, ce jour-là, à des affections épurées, loin d’un lit.

Il ruminait ces pensées, quand des Hermies entra.

Ils causèrent des défixions amoureuses. Etonné tout à la fois par la langueur et par l’âpreté de Durtal, des Hermies s’écria :

— Nous serions-nous livré, hier, mon ami, à de succulents excès ?

Avec la plus décisive mauvaise foi, Durtal secoua la tête.

— Alors, reprit des Hermies, tu es supérieur et inhumain ! Aimer sans espoir, à blanc, ce serait parfait, s’il ne fallait pas compter avec les intempéries de sa cervelle ; la chasteté, sans dessein pieux, n’a point de raison d’être, à moins que les sens ne défaillent, mais cela devient alors une question corporelle que les empiriques résolvent plus ou moins mal ; en somme, tout, ici-bas, aboutit à l’acte que tu réprouves. Le coeur qui est réputé la partie noble de l’homme a la même forme que le pénis qui en est, soi-disant, la partie vile ; c’est très symbolique, car tout amour de coeur finit par l’organe qui lui ressemble. L’imagination humaine, lorsqu’elle se mêle d’animer des êtres d’artifice, en est réduite à reproduire les mouvements des animaux qui se propagent. Vois les machines, le jeu des pistons dans les cylindres ; ce sont des Juliette en fonte des Roméo d’acier ; les expressions humaines ne différent pas du tout du va-et-vient de nos machines. C’est une loi qu’il faut aduler si l’on n’est, ni impuissant, ni saint ; or, tu n’es ni l’un, ni l’autre, je pense ; ou bien alors si, pour des motifs inconcevables, tu désires vivre avec une aiguillette nouée, suis la recette d’un vieil occultiste du seizième siècle, le Napolitain Piperno ; il affirme, celui-là, que quiconque mange de la verveine ne peut approcher une femme pendant sept jours ; achètes-en un pot, broute-le, et nous verrons.

Durtal se mit à rire. — Il y aurait peut-être un moyen terme : ne jamais faire acte de chair avec celle que l’on aime et, pour avoir la paix, fréquenter, quand on ne peut faire autrement, celles que l’on n’aime pas. On conjurerait sans doute ainsi, dans une certaine mesure, les dégoûts possibles.

— Non ; l’on s’imaginerait quand même que l’on éprouverait avec la femme dont on raffole des délices charnelles absolument différentes de celles que l’on ressent avec les autres et ça finirait encore mal ! Puis les femmes auxquelles on ne serait point indifférent n’ont pas l’esprit assez charitable et assez discret pour admirer la sagesse de cet égoïsme, car enfin c’est cela ! — Mais, dis donc, si tu enfilais tes bottines ; six heures vont sonner et le boeuf de la maman Carhaix ne peut attendre.

Il était déjà sorti de la marmite, couché sur un lit de légumes, dans un plat, lorsqu’ils arrivèrent. Carhaix, enfoui dans un fauteuil, lisait son bréviaire.

— Quoi de neuf ? dit-il, en fermant son livre.

— Mais rien, la politique ne nous intéresse pas et les réclames américaines du général Boulanger vous lassent autant que nous, je suppose ; d’autre part, les histoires des journaux sont encore plus que d’habitude troubles ou nulles ; — prends garde, toi, tu vas te brûler, reprit des Hermies, s’adressant à Durtal qui s’apprêtait à avaler une cuillerée de soupe.

— Le fait est que ce bouillon médullaire et savamment doré est une fournaise liquide ! — Mais, à propos de nouvelles, que dites-vous donc qu’il n’y en a point de pressantes ? Et ce procès de l’étonnant abbé Boudes, qui va s’engager devant les assises de l’Aveyron ! Après avoir tenté d’empoisonner son curé dans le vin du sacrifice, et avoir épuisé tous les autres crimes, tels qu’avortements, viols, attentats à la pudeur, faux, vols qualifiés et usures, il a fini par s’approprier le tronc des âmes du purgatoire et il a mis au clou le ciboire, le calice, tous les instruments du culte ! Il me semble qu’il n’est pas mal !

Carhaix leva les yeux au ciel.

— S’il n’est pas condamné, ce sera un prêtre de plus pour Paris, dit des Hermies.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Mais parce que tous les ecclésiastiques qui ont failli en province ou qui ont eut de sérieux démêlés avec l’ordinaire, sont envoyés ici où ils sont moins en vue, presque perdus dans le foule ; ils font partie de la corporation de ces abbés qu’on nomme « les prêtres habitués ».

— Qu’est-ce ? demanda Durtal.

— Ce sont les prêtres attachés à une paroisse. Tu sais qu’en sus du curé ou du desservant, des vicaires, du clergé en pied, il y a dans chaque église des prêtres adjoints ou suppléants, ce sont ceux-là. Ils font le gros ouvrage, célèbrent les messes matutinales, quand tout le monde dort, ou les messes tardives quand tout le monde digère. Ce sont ceux aussi qui se lèvent, la nuit, pour porter les sacrements aux pauvres, qui veillent les cadavres des dévots riches, attrapent, dans les enterrements, des courants d’air sous les porches, les coups de soleil, au cimetière, ou les paquets de neige et de pluie devant les fosses. Ils écopent les corvées ; moyennant cinq ou dix francs, ils remplacent encore des collègues mieux appointés que leur service ennuie ; ce sont des gens en disgrâce, pour la plupart ; on les attache, pour s’en débarrasser, à une église et on les surveille, en attendant qu’on leur retire leur celebret ou qu’on les interdise. C’est te dire aussi que les paroisses de province évacuent sur la Ville les prêtres qui, pour un motif ou pour un autre, ont cessé de plaire.

— Bien ; mais alors les vicaires et les autres abbés titulaires, qu’est-ce qu’ils font, s’ils se déchargent ainsi de leurs tâches sur le dos des autres ?

— Ils font l’ouvrage élégant et facile, celui qui ne réclame aucune charité, aucun effort ! Ils confessent les ouailles à falbalas, préparent au catéchisme les mômes propres, prêchent, jouent les rôles en vedette dans les cérémonies où, pour aguicher les fidèles, l’on déploie de théâtrales pompes ! A Paris, en sus des prêtres habitués, le clergé se divise ainsi : les prêtres hommes du monde et à l’aise ; ceux-là, on les place à la Madeleine, à Saint-roch, dans les églises dont la clientèle est riche, ils sont choyés, dînent en ville, passent leur vie dans les salons, ne pansent que les âmes agenouillées dans de la dentelle ; et les autres qui sont de bons employés de bureau, pour la plupart, mais qui n’ont ni l’éducation, ni la fortune nécessaires pour assister les défaillances des désoeuvrées, ceux-là vivent plus à l’écart et ne fréquentent que les petits bourgeois ; ils se consolent de leur vulgarité entre eux en jouant aux cartes ou en lâchant volontiers des lieux communs et des farces scatologiques au dessert !

— Voyons, des Hermies, dit Carthaix, vous allez trop loin ; car enfin j’ai la prétention, moi aussi, de connaître les prêtres, et ce sont, à Paris même, de braves gens qui font leur devoir, en somme. Ils sont couverts d’opprobres et de crachats, ils sont accusés par toute une racaille de vices immondes ! Mais il faudrait pourtant le dire à la fin, les abbés Boudes, les chanoines Docre sont, Dieu merci, des exceptions ; et, hors Paris, à la campagne, par exemple, il y a dans le clergé de véritables saints !

— Les prêtres sataniques sont peut-être en effet relativement rares et les luxures du clergé et les gredineries de l’épiscopat sont évidemment exagérées par une presse ignoble ; mais ce n’est pas cela, moi, que je leur reproche. S’ils n’étaient pas que joueurs et libertins, mais ils sont tièdes, ils sont indolents, ils sont imbéciles, ils sont médiocres ! Ils commettent le péché contre le Saint Esprit, le seul que l’Exorable ne pardonne pas !

— Ils sont de leur temps, fit Durtal. Tu ne peux cependant exiger que l’on retrouve, dans le bain-marie des séminaires, l’âme du Moyen Age !

— Puis, reprit Carhaix, notre ami oublie qu’il existe des ordres monastiques impeccables, les Chartreux, par exemple...

— Oui, et les Trappistes et les Franciscains ; mais ce sont des ordres cloîtrés qui vivent à l’abri d’un siècle infâme ; prenez, au contraire, celui de Saint Dominique qui est une société salonnière. C’est lui qui fournit les Monsabré et les Didon, c’est tout dire !

— Ce sont les hussards de la religion, les anciens et joyeux lanciers, les régiments chic et pimpants du Pape, tandis que les bons Capucins, ce sont les pauvres tringlots des âmes, dit Durtal.

— S’ils aimaient seulement les cloches ! s’écria Carhaix, en hochant la tête ; tiens, passe-nous le Coulommiers, dit-il, à sa femme qui enlevait le saladier et les assiettes.

Des Hermies remplissait les verres ; ils mangèrent, en silence, le fromage.

— Dis donc, reprit Durtal en s’adressant à des Hermies, sais-tu si une femme qui reçoit la visite des incubes a nécessairement le corps froid ? Autrement dit, est-ce une présomption sérieuse d’incubat, comme jadis l’impossibilité qu’éprouvaient les sorcières de verser des larmes servait à l’inquisition de preuve pour les convaincre de maléfice et de magie.

— Oui, je puis te répondre. Autrefois, les femmes atteintes d’incubat avaient les chairs frigides, même au mois d’août ; les livres des spécialistes l’attestent ; mais maintenant la plupart des créatures qui subissent ou appellent les amoureuses larves, ont, au contraire, la peau brûlante et sèche ; cette transformation n’est pas encore générale mais elle tend à le devenir. Je me rappelle fort bien que le Dr Johannès, celui dont Gévingey t’a parlé, était souvent obligé, au moment où il tentait de délivrer la malade, de ramener le corps à sa température normale avec des lotions d’hydriodate de potasse étendu d’eau.

— Ah ! fit Durtal, qui songeait à Mme Chantelouve.

— Vous ne savez pas ce qu’est devenu le Dr Johannès ? questionna Carhaix.

— Il vit très retiré à Lyon ; il continue, je crois, ses cures de vénéfices et il prêche la bienheureuse venue du Paraclet.

— Enfin, quel est ce docteur ? demanda Durtal.

— C’est un très intelligent et un très savant prêtre. Il a été supérieur de communauté et il a dirigé, à Paris même, la seule revue qui ait jamais été mystique. Il fut aussi un théologien consulté, un maître reconnu de la jurisprudence divine ; puis il eut de navrants débats avec la curie du pape à Rome, et avec le Cardinal Archevêque de Paris. Ses exorcismes, ses luttes, contre les incubes qu’il allait combattre dans les couvents de femmes, le perdirent.

Ah ! je me souviens de la dernière fois que je le vis, comme si c’était d’hier ! Je le rencontrai, rue de Grenelle, sortant de l’archevêché, le jour où, après une scène qu’il me raconta, il quitta l’Église. Je revois ce prêtre, marchant avec moi, le long du boulevard désert des Invalides. Il était blême et sa voix défaite mais solennelle tremblait.

Il avait été requis et on le sommait de s’expliquer sur le cas d’une épileptique qu’il disait avoir guérie, à l’aide d’une relique, de la robe sans couture du Christ, conservée à Argenteuil. Le Cardinal, assisté de deux grands vicaires, l’écoutait, debout.

Quand il eut terminé et qu’il eut en outre fourni les renseignements qu’on lui réclamait sur ses cures des sortilèges, le Cardinal Guibert dit :

— Vous feriez mieux d’aller à la Trappe !

Et je me rappelle, mot pour mot, sa réponse :

— Si j’ai violé, les lois de l’église, je suis prêt à subir la peine de ma faute ; si vous me croyez coupable, faites un jugement canonique et je l’exécuterai, je le jure sur mon honneur sacerdotal ; mais je veux un jugement régulier, car, en droit, personne n’est tenu de se condamner soi-même, nemo se tradere tenetur, dit le Corpus Juris Canonici.

Il y avait un numéro de sa revue, sur une table. Le Cardinal désignant une page, reprit :

— C’est vous qui avez écrit cela ?

— Oui, Eminence.

— Ce sont des doctrines infâmes ! — Et il alla, de son cabinet dans le salon voisin, criant : sortez d’ici ! — Alors, Johannès s’avança jusqu’à la porte du salon et, tombant à genoux sur le seuil même de la pièce, il dit :

— Eminence, je n’ai pas voulu vous offenser ; si je l’ai fait, j’en demande pardon.

Le Cardinal criait plus fort : sortez d’ici ou j’appelle ! Johannès se releva et partit. — Tous mes vieux liens sont rompus, fit-il, en me quittant. — Il était si sombre que je n’eus pas le courage de le questionner !

Il y eut un silence. Carhaix s’en fut sonner ses volées, dans la tour ; sa femme enleva le dessert et la nappe ; des Hermies prépara le café ; Durtal roula, pensif, sa cigarette.

Et quand Carthaix revint, comme enveloppé dans une brume de sons, il s’écria :

— Tout à l’heure, vous parliez, des Hermies, des Franciscains. Savez-vous que cet ordre devait rester si pauvre qu’il ne pouvait posséder même une cloche ? Il est vrai que cette règle s’est un peu relâchée, car elle était par trop difficile à observer et par trop dure ! Maintenant, ils ont une cloche, mais une seule !

— Ainsi que la plupart des abbayes, alors.

— Non, car presque toutes en ont plusieurs, souvent trois, en l’honneur de la sainte et triple Hypostase !

— Mais voyons, le nombre des cloches est donc limité pour les monastères et les églises ?

— C’est-à-dire qu’autrefois il l’était. Il y avait une hiérarchie pieuse des sons ; les cloches d’un couvent ne devaient point sonner quand les cloches de l’église entraient en branle. Elles étaient les vassales, demeuraient respectueuses et fluettes, à leur rang, se taisaient, alors que la suzeraine parlait aux masses. Ces principes consacrés, en 1590, par un canon du concile de Toulouse et confirmés par deux décrets de la congrégation des rites, ne sont plus suivis. Les observances de Saint Charles Borromée qui voulait qu’une église cathédrale eût de cinq à sept cloches, une collégiale trois et une paroissiale deux, sont abolies ; aujourd’hui, les églises ont plus ou moins de cloches, suivant qu’elles sont plus ou moins riches !

Mais ce n’est pas tout de causer, où sont les petits verres ?

La femme les apporta, serra la main de ses hôtes et s’en fut. Alors, tandis que Carhaix versait le cognac, des Hermies dit à voix basse :

— Je n’ai pas parlé devant elle, car ces sujets la troublent et l’effraient, mais j’ai reçu une singulière visite, ce matin, celle de Gévingey qui se sauve auprès du Dr Johannès, à Lyon. Il prétend avoir été envoûté par le chanoine Docre qui serait actuellement à Paris, de passage. Qu’ont-ils eu ensemble ? je l’ignore ; toujours est-il que Gévingey est dans un fichu état !

— Qu’a-t-il, au juste ? demanda Durtal.

— Je n’en sais absolument rien. Je l’ai ausculté avec soin, visité sur toutes les coutures. Il se plaint de coups d’aiguilles du côté du coeur. J’ai constaté des troubles nerveux et c’est tout ; ce qui est plus inquiétant, c’est un état de dépérissement inexplicable pour un homme qui n’est ni cancéreux ni diabétique.

— Ah çà, je suppose, dit Carhaix, qu’on n’envoûte plus les personnes avec des images de cire et des épingles, avec la « Manie » ou la « Dagyde », comme cela s’appelait, au bon vieux temps ?

— Non, ce sont des pratiques maintenant surannées et presque partout omises. Gévingey que j’ai confessé, ce matin, m’a raconté de quelles extraordinaires recettes se sert l’affreux chanoine. Ce sont là, paraît-il, les secrets irrévélés de la magie moderne.

— Ah ! mais voilà qui m’intéresse, fit Durtal.

— Je me borne, bien entendu, à répéter ce qui me fut dit, reprit des Hermies, en allumant sa cigarette.

Eh bien ! Docre possède dans des cages, et il les emporte en voyage, des souris blanches. Il les nourrit d’hosties qu’il consacre et de pâtes qu’il imprégne de poisons savamment dosés. Lorsque ces malheureuses bêtes sont saturées, il les prend, les tient au-dessus d’un calice, et, avec un instrument très aigu il les perce de part en part. Le sang coule dans le vase et il l’emploie comme je vous l’expliquerai tout à l’heure, pour frapper ses ennemis de mort. D’autres fois, il opère sur des poulets, sur des cochons d’Inde, mais, dans ce cas il use non point du sang, mais bien de la graisse de ces animaux devenus ainsi des tabernacles exécrés et vénéneux.

D’autres fois encore, il se sert d’une recette inventée par la société satanique des Ré-théurgistes Optimates dont je t’ai déjà parlé, et il apprête un hachis composé de farine, de viande, de pain eucharistique, de mercure, de semence animale, de sang humain, d’acétate de morphine et d’huile d’aspic.

Enfin, et selon Gévingey, cette dernière ordure serait plus périlleuse encore ; il gave des poissons saintes espèces et de toxiques habilement gradués ; ces toxiques sont choisis parmi ceux qui détraquent le cerveau ou tuent dans des attaques tétaniques l’homme dont les pores les absorbent. Puis, lorsque ces poissons sont bien imbibés de ces substances scellées par le sacrilège, Docre les retire de l’eau, les laisse pourrir, les distille, et il en extrait une huile essentielle dont une goutte suffit à rendre fou !

Cette goutte s’emploie, paraît-il, à l’extérieur. De même que dans les Treize de Balzac, c’est en touchant les cheveux, qu’on détermine la démence ou que l’on empoisonne.

— Bigre ! fit Durtal, j’ai bien peur qu’une larme de cette huile ne soit tombée sur le cerveau du pauvre Gévingey !

— Ce qui est capiteux dans cette histoire, c’est moins la bizarrerie de ces pharmacopées diaboliques, que l’état d’âme de celui qui les invente et les manie. Songez que cela se passe à l’époque actuelle, à deux pas de nous, et que ce sont des prêtres qui ont inventé ces philtres inconnus aux sorcelleries du Moyen Age !

— Des prêtres ! non, un seul, et quel prêtre ! fit remarquer Carhaix.

— Du tout, Gévingey est très précis, il affirme que d’autres en usent. L’envoûtement par le sang vénénifère des souris eut lieu, en 1879, à Châlons-sur-marne dans un cercle démoniaque dont le chanoine faisait, il est vrai, partie ; en 1883, en Savoie, on prépara, dans un groupe d’abbés déchus, l’huile dont j’ai parlé. Comme vous le voyez, Docre n’est pas le seul qui pratique cette abominable science ; des couvents la connaissent ; quelques laïques même la soupçonnent.

— Mais enfin, admettons que ces préparations soient réelles et soient actives ; tout cela n’explique pas comment on maléficie avec elles de près ou de loin un homme.

— Ça, c’est une autre affaire. On a le choix entre deux moyens, pour atteindre l’ennemi que l’on vise. Le premier et le moins usité est celui-ci : le magicien se sert d’une voyante, d’une femme qui s’appelle, dans ce monde-là, « un esprit volant », c’est une somnambule qui, mise en état d’hypnotisme, peut se rendre en esprit où l’on veut qu’elle aille. Il est dès lors possible de lui faire porter, à des centaines de lieues et à la personne qu’on lui désigne, les poisons magiques. Ceux qui sont atteints par cette voie, n’ont vu personne et ils deviennent fous ou meurent, sans même soupçonner le vénéfice. Mais outre que ces voyantes sont rares, elles sont dangereuses, car d’autres personnes peuvent aussi les fixer en état de catalepsie et leur extirper des aveux. Cela vous explique comment les gens tels que Docre ont recours au second moyen qui est plus sûr. Il consiste à évoquer, ainsi que dans le Spiritisme, l’esprit d’un mort et à l’envoyer frapper, avec le maléfice préparé, la victime. Le résultat est le même, mais le véhicule change.

Voilà, conclut des Hermies, rapportées très exactement, les confidences que me fit, ce matin, l’ami Gévingey.

— Et le Dr Johannès guérit les gens intoxiqués de cette manière ? demanda Carthaix.

— Oui, cet homme fait, et cela je le sais, d’inexplicables cures.

— Mais avec quoi ?

— Gévingey parle, à ce propos, du sacrifice de gloire de Melchissédec, que le docteur célèbre. Je ne sais pas du tout ce qu’est ce sacrifice ; mais Gévingey nous renseignera peut-être, s’il revient guéri !

— C’est égal, je ne serais pas fâché de contempler, une fois dans ma vie, ce chanoine Docre, dit Durtal.

— Moi pas ; car c’est l’incarnation du maudit sur la terre, s’écria Carhaix, en aidant ses amis à endosser leur paletots.

Il alluma sa lanterne et, en descendant l’escalier, comme Durtal se plaignait du froid, des Hermies se mit à rire.

— Si ta famille avait connu les secrets magiques des plantes, tu ne grelotterais pas ainsi, fit-il. L’on apprenait, en effet, au seizième siècle, qu’un enfant pouvait n’avoir ni chaud, ni froid, pendant toute sa vie, si on lui avait frotté les mains avec du jus d’absinthe, avant que la douzième année de sa vie se fut écoulée. C’est, tu le vois, une recette parfumée, moins dangereuse que celles dont abuse le chanoine Docre.

Une fois en bas, et, après que Carthaix eut refermé la porte de sa tour, ils hâtèrent le pas, car le vent du nord balayait la place.

— Enfin, dit des Hermies, — Satanisme mis à part, et encore non, puisque c’est de la religion, le Satanisme, — avoue que, pour deux mécréants de notre sorte, nous tenons des propos singulièrement pieux. J’espère que cela nous sera, là-haut, compté.

— Nous sommes peu méritants, car de quoi parler ? répliqua Durtal ; les conversations qui ne traitent pas de religion ou d’art sont si basses et si vaines !



CHAPITRE XV

Le souvenir de ces abominables magistères lui trotta par la tête, le lendemain, et, tout en fumant des cigarettes au coin de son feu, Durtal songea à la lutte de Docre et de Johannès, à ces deux prêtres se battant sur le dos de Gévingey, à coups d’incantations et d’exorcismes.

Dans la Symbolique chrétienne, se dit-il, le poisson est une des formes figurées du Christ ; c’est sans doute à cause de cela et afin d’aggraver ses sacrilèges, que le chanoine bourre des poissons d’hosties pleines. Ce serait alors le système retourné des sorcières du Moyen Age qui choisissaient, au contraire, une bête immonde, vouée au Diable, le crapaud, par exemple, pour lui donner le corps du sauveur à digérer.

Maintenant qu’y a-t-il de vrai dans cette prétendue puissance dont les chimistes déicides disposent ? quelle foi ajouter à ces évocations de larves tuant, sur un ordre, une personne désignée, avec des huiles corrosives et des sangs vireux ? Tout cela semble bien improbable, voire même un peu fol !

Et pourtant ! quand on y réfléchit, ne retrouve-t-on pas, aujourd’hui inexpliqués et se survivant sous d’autres noms, les mystères que l’on attribua si longtemps à la crédulité du Moyen Age ? A l’hôpital de la Charité, le Dr Luys transfère d’une femme hypnotisée à une autre des maladies. En quoi cela est-il moins surprenant que les sorts jetés par des magiciens ou des bergers ? Une larve, un esprit volant, n’est pas, en somme, plus extraordinaire qu’un microbe venu de loin et qui vous empoisonne, sans qu’on s’en doute ; l’atmosphère peut, tout aussi bien charrier des esprits que des bacilles. Il est bien certain qu’elle véhicule sans les altérer, des émanations, des effluences, l’électricité par exemple, ou les fluides d’un magnétiseur qui envoie à un sujet éloigné, l’ordre de traverser tout Paris pour le rejoindre. La science n’en est même plus à contester ces phénomènes. D’un autre côté, le Dr Brown-Séquard rajeunit des vieillards infirmes, ranime des impuissants avec des injections de parties distillées de lapins et de cobayes. Qui sait si ces élixirs de longue vie, si ces philtres amoureux que les sorcières vendaient aux gens épuisés ou atteints de ligature, n’étaient pas composés de substances similaires ou analogues ? On n’ignore point que la semence de l’homme entrait presque toujours, au Moyen Age, dans la confection de ces mixtures. Or, le Dr Brown-Séquard, après des expériences réitérées, n’a-t-il pas récemment démontré les vertus de cette matière enlevée à un homme et instillée à un autre ?

Enfin, les apparitions, les dédoublements de corps, les bilocations, pour parler ainsi que les spirites, n’ont pas cessé d’exister depuis l’antiquité qu’ils terrifièrent. Il est, malgré tout, difficile d’admettre que les expériences poursuivies pendant trois années et devant témoins, par le Dr Crookes soient mensongères. Et alors, s’il a pu photographier de visibles et de tangibles spectres, nous devons reconnaître la véracité des thaumaturges du Moyen Age. Tout cela demeure évidemment incroyable ; — comme était incroyable, il y a seulement dix ans, l’hypnose, la possession de l’âme d’un être par un autre qui le voue au crime !

Nous balbutions dans des ténèbres, cela est sûr. Et puis des Hermies le remarquait justement, il importe moins de savoir si les sacrilèges pharmaceutiques des cercles démoniaques sont puissants ou débiles, que de constater ce fait indéniable, absolu : il existe à notre époque des agences sataniques et des prêtres déchus qui les préparent.

Ah ! s’il y avait moyen de joindre de chanoine Docre, de s’insinuer en sa confiance, peut-être finirait-on par voir un peu clair, dans ces questions. Au reste, il n’y a d’intéressants à connaître que les saints, les scélérats et les fous ; ce sont les seuls dont la conversation puisse valoir. Les personnes de bon sens sont forcément nulles puisqu’elles rabâchent l’éternelle antienne de l’ennuyeuse vie ; elles sont la foule, et elles m’embêtent ! Oui, mais comment approcher de ce monstrueux prêtre ? — Et, tout en tisonnant le feu, Durtal se dit : par Chantelouve, s’il le voulait, mais il ne le veut pas. Reste sa femme qui a dû le fréquenter. Il faut que je l’interroge, celle-là, que je sache si elle correspond avec lui, si elle le voit encore.

Cette entrée de Mme Chantelouve dans ses réflexions l’assombrit. Il tira sa montre et murmura : quelle scie, tout de même ! Elle va venir et il va encore falloir... s’il y avait seulement possibilité de la convaincre de l’inutilité des soubresauts charnels ! En tout cas, elle ne doit pas être satisfaite, car à sa lettre frénétique sollicitant un rendez-vous, j’ai répondu, après trois jours, par un petit mot sec, l’invitant à venir, ici, ce soir. J’ai manqué de lyrisme, trop, peut-être !

Il se leva, s’en fut vérifier dans sa chambre à coucher si le feu flambait, et il retourna s’asseoir, sans même arranger, comme les autres fois, sa chambre. Maintenant qu’il ne tenait plus à cette femme, toute galanterie fuyait, tout gêne. Il l’attendait sans impatience, les pieds dans ses pantoufles.

En somme, se disait-il, je n’ai eu avec Hyacinthe de bon que le baiser échangé, près de son mari, chez elle. Je ne retrouverai certainement plus la senteur de sa bouche et sa flamme ! Ici, le goût de ses lèvres est fade.

Mme Chantelouve sonna plus tôt que d’habitude.

— Eh bien, fit-elle, en s’asseyant, vous m’avez écrit une jolie lettre !

— Comment cela ?

— Allons, avouez-le sincèrement, mon ami, vous avez assez de moi !

Il se récria, mais elle hochait la tête.

— Voyons, reprit-il, que me reprochez-vous ? de vous avoir envoyé un billet bref ? mais j’avais quelqu’un ici, j’étais pressé, je n’avais pas le temps d’assembler des phrases ! — De ne pas vous avoir désigné un rendez-vous plus proche ? mais je ne le pouvais ! je vous l’ai dit, notre liaison exige des précautions et elle ne peut être fréquente ; je vous en ai laissé entendre clairement les motifs, je pense...

— Je suis si sotte que je ne les ai probablement pas compris, ces motifs ; vous m’avez parlé de raisons de famille, je crois...

— Oui.

— C’est un peu vague !

— Je ne puis cependant mettre les points sur les i, vous dire que...

Il s’arrêta, se demandant si l’occasion n’était pas venue de rompre, sans plus tarder, avec elle ; mais il songea aux renseignements qu’elle devait posséder sur le chanoine Docre.

— De quoi ? allons, dites.

Il secoua la tête, hésitant, non à lâcher un mensonge, mais une insolence ou une vilenie.

— Soit, reprit-il, puisque vous m’y forcez, je vous avouerai, bien qu’il m’en coûte, que j’ai une maîtresse depuis des années ; j’ajoute tout de suite que nos relations sont maintenant purement amicales...

— Très bien, fit-elle, en l’interrompant, vos raisons de famille s’expliquent.

— Et puis, poursuivit-il d’une voix plus basse, si vous désirez tout savoir, eh bien, j’ai un enfant avec elle !

— Vous avez un enfant ! ... ô mon pauvre ami.

Elle se leva. — Je n’ai plus qu’à me retirer. Adieu, vous ne me reverrez plus.

Mais il lui saisit les mains et, satisfait tout à la fois de son mensonge et honteux de sa brutalité, il la supplia de rester encore.

Elle refusait. Alors il l’attira à lui, l’embrassa sur les cheveux, la cajola. Elle plongea dans ses yeux ses prunelles troubles.

— Ah ! viens, dit-elle ; — non, laisse-moi me déshabiller !

— Mais non, à la fin !

— Si !

— Bon, voilà la scène de l’autre soir qui recommence, murmura-t-il en s’affaissant, accablé, sur une chaise. Il se sentait terrassé par une tristesse indicible, accablé d’ennui.

Il se déshabilla près du feu, se chauffa, attendant qu’elle fut couchée. Une fois dans le lit, elle l’enroula de ses membres souples et froids.

— Alors, c’est bien vrai, je ne viendrai plus ?

Il ne répondait rien, comprenant qu’elle ne voulait pas du tout s’en aller, appréhendant d’avoir décidément affaire à un crampon.

— Dis ?

Il s’enfouit la tête dans sa gorge qu’il embrassa, pour se dispenser de répondre.

— Dis-moi cela dans mes lèvres !

Il l’éperonna furieusement pour la faire taire ; et il demeura désabusé, las, heureux que ce fût fini. Quand ils se furent recouchés, elle lui entoura le cou d’un bras et lui vrilla la bouche ; mais il se souciait peu de ses caresses, restait triste et faible. Alors elle se courba, l’atteignit, — et il poussa des gémissements.

— Ah ! s’exclama-t-elle, tout à coup, en se redressant, je t’entends donc enfin crier !

Il gisait, esquinté, fourbu, incapable de réunir deux idées dans sa cervelle qui lui semblait battre, décollée, sous la peau du crâne.

Il se recolligea pourtant, se mit debout et, pour la laisser s’habiller, il s’en fut dans son cabinet où il se vêtit.

Au travers de la portière tirée séparant les deux pièces, il apercevait le trou de lumière percé par la bougie, placée derrière le rideau, sur la cheminée en face.

Hyacinthe, en passant et repassant, éteignait ou allumait la flamme de cette bougie.

— Ah ! fit-elle, mon pauvre ami, vous avez un enfant !

— Tiens, ça a porté, se dit-il. — Oui, une petite fille.

— Et quel âge a-t-elle ?

— Elle va avoir six ans ; — et il la dépeignit, une blondine très intelligente, vive, mais de santé fragile, elle exigeait de multiples précautions, de constants soins.

— Vous devez avoir des soirs bien douloureux, reprit-elle, d’une voix émue, derrière le rideau.

— Oh oui ! pensez donc, si demain je mourais, que deviendraient ces malheureuses ?

Il s’emballa, finit par croire à l’existence de l’enfant, s’attendrit sur la mère et sur elle ; sa voix trembla ; des larmes lui vinrent presque aux yeux.

— Il n’est pas heureux, mon ami, dit-elle en soulevant la portière et en rentrant habillée, dans la pièce. C’est donc pour cela que même lorsqu’il sourit, il a l’air si triste !

Il la regardait ; à coup sûr, à ce moment, son affection ne le dupait pas ; elle tenait vraiment à lui, pourquoi fallait-il qu’elle éprouvât ces rages de luxure ; on aurait peut-être pu sans cela rester camarades, pécher modérément ensemble, s’aimer mieux que dans la voirie des chairs ; mais non, cela n’est pas possible, conclut-il, voyant ces yeux sulfureux, cette bouche spoliatrice, terrible.

Elle était assise près de son bureau et jouait avec un porte-plume.

— Vous étiez en train de travailler quand je suis venue ? Où en êtes-vous sur Gilles de Rais ?

— Il avance, mais je suis retardé ; pour bien faire le Satanisme au Moyen Age, il faudrait se mettre dans ce milieu, s’en fabriquer au moins un, en connaissant les affidés du Diabolisme qui nous cerne ; — car l’état d’âme est en somme identique, et si les opérations diffèrent, le but est le même. Et, la fixant bien en face, jugeant que l’histoire de l’enfant l’avait amollie, il mit toute voile dehors et l’aborda.

— Ah ! si votre mari voulait se dessaisir des renseignements qu’il possède sur le chanoine Docre !

Elle demeura immobile mais ses yeux s’enfumèrent. Elle ne répondit pas.

— Il est vrai, que Chantelouve qui se doute de notre liaison...

Elle l’interrompit. — Mon mari n’a rien à voir dans les rapports qui peuvent exister entre vous et moi ; il souffre évidemment lorsque je sors, ainsi que ce soir, car il sait où je vais ; mais je n’admets aucun droit de contrôle, ni de sa part, ni de la mienne. Il est comme moi libre d’aller où bon lui semble. Je dois tenir sa maison, veiller à ses intérêts, le soigner, l’aimer en dévouée compagne, cela je le fais et de grand coeur. Quant à s’occuper de mes actes, cela n’est pas son affaire, pas plus à lui, du reste, qu’à tout autre...

Elle dit cela d’un ton décidé, d’une voix nette.

— Diable ! fit Durtal, vous restreignez singulièrement le rôle d’un mari, dans un ménage.

— Je sais que ces idées ne sont pas celles du monde où je vis, et elles ne paraissent pas non plus être les vôtres ; elles furent d’ailleurs, pendant mon premier mariage, une cause de malheurs et de troubles ; — mais j’ai une volonté de fer, et je ploie ceux qui m’aiment. Avec cela, je hais le mensonge ; aussi, quand après quelques années de ménage, je fus éprise d’une personne, je l’ai dit très franchement à mon mari et je lui ai avoué ma faute.

— Oserai-je vous demander comment il reçut cette confidence ?

— Il eut un tel chagrin qu’en une nuit ses cheveux blanchirent ; il ne put jamais accepter ce qu’il appelait, à tort, selon moi, une trahison et il se tua.

— Ah ! fit Durtal, interloqué par l’allure placide et résolue de cette femme. — Mais s’il vous avait tout d’abord étranglée ?

Elle haussa les épaules, enleva un poil de chat qui s’était fixé sur sa robe.

— De sorte que, reprit-il, après un silence, maintenant vous êtes à peu près libre, votre second mari tolère...

— Laissons là, s’il vous plaît, mon second mari ; c’est un homme excellent qui mériterait d’avoir une meilleure femme. Je n’ai absolument qu’à me louer de Chantelouve et je l’aime autant qu’il m’est permis ; et puis, parlons d’autre chose, car j’ai suffisamment de tracas à se sujet avec mon confesseur qui m’interdit de m’approcher de la Sainte-Table.

Il la contemplait, voyait encore une nouvelle Hyacinthe, une femme pertinace et dure qu’il ignorait. Pas un accent ému, rien, pendant qu’elle racontait le suicide de son premier mari ; elle ne paraissait même pas se douter qu’elle avait à se reprocher un crime. Elle demeurait impitoyable, et pourtant, tout à l’heure, alors qu’elle le plaignait, lui, Durtal, à cause de son illusoire paternité, il l’avait sentie tressaillir. Après tout, c’est peut-être bien une comédie qu’elle jouait ; — comme lui, alors !

Il restait étonné de la tournure qu’avait prise cette conversation ; il chercha un joint pour en revenir à ce point de départ d’où Hyacinthe l’avait écarté, au satanisme du chanoine Docre.

— Enfin, ne pensons plus à cela, dit-elle en s’approchant. Elle souriait, redevenait la femme qu’il avait connue.

— Mais, si vous ne pouvez plus communier à cause de moi...

Elle l’interrompit. — Vous plaindrez-vous de n’être pas aimé ? — et elle l’embrassa sur les yeux.

Il la serra poliment dans ses bras, mais il la trouva frémissante et, par prudence, il s’écarta.

— Il est donc bien inexorable, votre confesseur ?

— C’est un homme incorruptible, des anciens temps. Je l’ai, du reste, choisi exprès.

— Si j’étais femme, il me semble que j’en prendrais un, au contraire, qui serait câlin et souple, qui n’écartèlerait pas avec de gros doigts les petits paquets de mes péchés. Je le voudrais indulgent, huilant le ressort des aveux, amorçant avec des gestes tout doux les méfaits qui rentrent. Il est vrai que l’on risque alors de s’amouracher d’un confesseur qui est peut-être, lui-même, sans défense, et...

— Et c’est l’inceste, car le prêtre est un père spirituel, et c’est aussi le sacrilège, car le prêtre est consacré. Oh ! J’ai été folle de tout cela ! fit-elle, subitement exaltée, se parlant à elle-même.

Il l’observa. Des étincelles filaient dans ses extraordinaires yeux de myope. Il venait évidemment, sans s’en douter, de la frapper en plein vice.

— Voyons, et il sourit, — me trompez-vous toujours avec un faux moi-même ?

— Je ne comprends pas.

— Oui, recevez-vous, la nuit, la visite de l’incube qui me ressemble ?

— Non, puisque je vous possède en chair et en os, je n’ai nul besoin d’évoquer votre image.

— Savez-vous que vous êtes une jolie satanique ?

— Cela se peut, j’ai tant fréquenté de prêtres !

— Vous allez bien ! Répondit-il en s’inclinant ; mais, écoutez-moi, et rendez-moi service, ma chère Hyacinthe, en me répondant. Vous connaissez le chanoine Docre ?

— Eh bien oui !

— Mais enfin, quel est cet homme, dont j’entends constamment parler ?

— Par qui ?

— Par Gévingey et des Hermies.

— Ah ! vous fréquentez l’astrologue. Oui, celui-là s’est jadis rencontré, dans mon salon même, avec Docre, mais j’ignorais que le chanoine eût des relations avec des Hermies qui ne venait pas dans ce temps-là chez moi.

— Il n’en a aucune. Des Hermies ne l’a jamais vu ; il n’a, lui aussi, entendu que les racontars de Gévingey ; en somme, qu’y a-t-il de vrai dans tous les sacrilèges dont on accuse ce prêtre ?

— Je l’ignore. Docre est un galant homme, savant, et bien élevé. Il a même été confesseur d’une altesse royale et il serait certainement évêque, s’il n’avait pas quitté le sacerdoce. J’ai entendu dire bien du mal de lui, mais, dans le monde clérical surtout, l’on dit tant de choses !

— Mais enfin, vous l’avez personnellement connu !

— Oui, je l’ai même eu pour confesseur.

— Alors, il n’est pas possible que vous ne sachiez à quoi vous en tenir sur son compte ?

— C’est en effet, présumable. Enfin, voici des heures que vous tournez autour du pot ; que voulez-vous apprendre, au juste ?

— Mais tout ce que vous voudrez bien me confier ; est-il jeune, beau ou laid, pauvre ou riche ?

— Il a quarante ans, il est bien de sa personne et il dépense beaucoup d’argent.

— Croyez-vous qu’il se livre aux envoûtements, qu’il célèbre la Messe Noire ?

— C’est fort possible.

— Pardonnez-moi de vous forcer ainsi dans vos retranchements, de vous arracher de même qu’avec un davier les mots ; puis-je même être tout à fait indiscret ? ... cette faculté de l’incubat...

— Parfaitement ; c’est de lui que je la tiens ; j’espère que vous êtes satisfait maintenant.

— Oui et non. Je vous remercie de votre bonne grâce à me répondre, — je sens que j’abuse, — une dernière question pourtant. Ne connaîtriez-vous pas un moyen qui me permettrait de voir en personne le chanoine Docre ?

— Il est à Nîmes.

— Pardon, il est à Paris, pour l’instant.

— Ah ! vous savez cela ! eh bien, si je connaissais ce moyen, je ne vous l’indiquerais pas, soyez-en sûr. Il ne vous serait pas bon de fréquenter ce prêtre !

— Vous avouez donc qu’il est dangereux ?

— Je n’avoue, ni ne nie ; je dis simplement que vous n’avez rien à faire avec ce prêtre !

— Mais si ; j’ai des renseignements à lui demander pour mon livre sur le Satanisme.

— Vous vous les procurerez d’une autre manière. D’ailleurs, reprit-elle, en mettant son chapeau devant une glace, mon mari a rompu toute relation avec cet homme qui l’effraye ; il ne vient donc plus comme autrefois chez nous.

— Ce ne serait pas une raison pour...

— Pour quoi ? dit-elle, en se retournant.

— Pour... rien. — Il retint cette réflexion : mais pour que vous ne le fréquentiez point.

Elle n’insista pas ; elle se tapotait les cheveux sous sa voilette. — Mon Dieu, comme je suis faite ! — il lui prit les mains et les embrassa. — Quand vous verrai-je ?

— Je ne croyais plus venir.

— Allons, vous savez bien que je vous aime ainsi qu’une bonne amie, dites, quand viendrez-vous ?

— Après-demain, à moins que cela vous dérange.

— Du tout !

— Alors, au revoir. Ils se baisèrent sur la bouche.

— Et surtout ne rêvez pas au chanoine Docre, fit-elle, en le menaçant du doigt, au moment où elle partit.

— Que le diable t’emporte, avec tes réticences ! se dit-il, en refermant la porte.

CHAPITRE XVI

Quand je songe, se dit Durtal, le lendemain, qu’au lit, à ce moment, où la plus pertinace volonté succombe, j’ai tenu bon, j’ai refusé de céder aux instances de Hyacinthe voulant prendre pied ici et qu’après le déclin charnel, à cet instant où l’homme diminué se reprend, je l’ai suppliée, moi-même, de continuer ses visites, c’est à n’y rien comprendre ! Au fond, je n’avais pas arrêté la ferme résolution d’en finir avec elle ; et puis je ne pouvais cependant la congédier comme une fille, reprit-il, pour se justifier l’incohérence de ce revirement. J’espérais aussi avoir des renseignements sur le chanoine. Oh mais, à ce propos, je ne la tiens pas quitte, il faudra qu’elle se décide à parler, à ne pas répondre par des monosyllabes ou des phrases en garde, ainsi qu’hier !

Au fait, qu’a-t-elle pu faire avec cet abbé qui a été son confesseur et qui, de son aveu même, l’a lancée dans l’incubat ? Elle a été sa maîtresse, cela est sûr ; et combien, parmi ces autres ecclésiastiques qu’elle a fréquentés ont été ses amants aussi ? car elle l’a confessé, dans un cri, ce sont ces gens là qu’elle aime ! Ah ! si l’on fréquentait le monde clérical, l’on apprendrait sans doute de curieuses particularités sur son mari et sur elle ; c’est tout de même étrange, Chantelouve qui joue un singulier rôle dans ce ménage, s’est acquis une déplorable réputation et, elle, pas. Jamais je n’ai ouï parler de ses frasques ; mais non, que je suis bête ! ce n’est pas étrange ; son mari ne s’est pas confiné dans les cercles religieux et mondains ; il se frotte aux gens de lettres, s’expose par conséquent à toutes les médisances, tandis qu’elle, si elle prend un amant, elle le choisit, certainement, dans des sociétés pieuses où aucun de ceux que je connais ne serait reçu ; et puis, les abbés sont des gens discrets ; mais comment expliquer alors qu’elle vienne ici ? Par ce fait bien simple qu’elle a probablement eu une indigestion de soutaniers et qu’elle m’a requis pour faire un intérim de bas noirs. Je lui sers de halte laïque !

C’est égal, elle est tout de même bien singulière, et plus je la vois, moins je la comprends. Il y a en elle trois êtres distincts :

D’abord, la femme assise ou debout que j’ai connue dans son salon, réservée, presque hautaine, devenue bonne fille dans l’intimité, affectueuse, tendre même.

Puis, la femme couchée, complètement changée d’allures et de voix, une fille, crachant de la boue, perdant toute vergogne.

Enfin, la troisième que j’ai aperçue hier, une impitoyable mâtine, une femme vraiment satanique, vraiment rosse.

Comment tout cela s’amalgame et s’allie ? Je l’ignore; par l’hypocrisie sans doute ; et encore non, elle est souvent d’une franchise qui déconcerte ; ce sont peut-être, il est vrai, des moments de détente ou d’oubli. Au fond, à quoi bon essayer de comprendre le caractère de cette dévote lubrique ! En somme, ce que je pouvais appréhender ne se réalise point; elle ne me demande pas de la sortir, ne me force pas à dîner chez elle, ne me réclame aucune prébende, n’exige aucune compromission d’aventurière plus ou moins louche. Je ne trouverai jamais mieux. — Oui, mais c’est que maintenant, je préférerais ne rien trouver ; il me suffirait très bien de déposer entre des mains mercenaires mes pétitions charnelles ; et alors, pour vingt francs, j’achèterais de plus studieuses crises ! Car, il n’y a pas à dire, seules, les filles savent cuisiner les petits plats des sens !

— Ce qui est bizarre, se dit-il, soudain, après un silence de réflexions, c’est que, toutes proportions gardées, Gilles de Rais se divise comme elle en trois êtres qui diffèrent.

D’abord le soudard brave et pieux.

Puis l’artiste raffiné et criminel.

Enfin, le pêcheur qui se repent, le mystique.

Il est tout en volte-face d’excès, celui-là ! A contempler le panorama de sa vie, l’on découvre en face de chacun de ses vices une vertu qui le contredit ; mais aucune route visible ne les rejoint.

Il fut d’un orgueil orageux, d’une superbe immense et lorsque la contrition s’empara de lui, il tomba à genoux devant le peuple et il eut les larmes, l’humilité d’un Saint.

Sa férocité dépassa les limites du loyer humain, et cependant il fut charitable et il adora ses amis qu’il soigna, tel qu’un frère, dès que le démon les meurtrit.

Impétueux dans ses souhaits et néanmoins patient; brave dans les batailles, lâche devant l’au-delà, il fut despotique et violent, faible pourtant lorsque les louanges de ses parasites s’étoffèrent. Il est tantôt sur les cimes, tantôt dans les bas-fonds, jamais dans la plaine parcourue, dans les pampas de l’âme. Ses aveux n’éclairent même point ces invariables antipodes. Il répond, alors qu’on lui demande qui lui suggéra l’idée de pareils crimes : « Personne, mon imagination seule m’y a poussé ; la pensée ne m’en est venue que de moi-même, de mes rêveries, de mes plaisirs journaliers, de mes goûts pour la débauche ».

Et il s’accuse de son oisiveté, assure constamment que les repas délicats, que les robustes breuvages ont aidé à décager chez lui le fauve.

Loin des passions médiocres, il s’exalte, tour à tour, dans le bien comme dans le mal et il plonge, tête baissée, dans les gouffres opposés de l’âme. Il meurt à l’âge de trente-six ans, mais il avait tari le flux des joies désordonnées, le reflux des douleurs qui rien n’apaise. Il avait adoré la mort, aimé en vampire, baisé d’inimitables expressions de souffrance et d’effroi et il avait également été pressuré par d’infrangibles remords, par d’insatiables peurs. Il n’avait plus, ici-bas, rien à tenter, rien à apprendre.

— Voyons, fit Durtal qui feuilletait ses notes, je l’ai laissé au moment où l’expiation commence ; ainsi que je l’ai écrit dans l’un de mes précédents chapitres, les habitants des régions que dominent les châteaux du maréchal savent maintenant quel est l’inconcevable monstre qui enlève les enfants et les égorge. Mais personne n’ose parler. Dès qu’au tournant d’un chemin, la haute taille du carnassier émerge, tous s’enfuient, se tapissent derrière les haies, s’enferment dans les chaumières.

Et Gilles passe, altier et sombre, dans le désert des villages singultueux et clos. L’impunité lui semble assurée, car quel paysan serait assez fou pour s’attaquer à un maître qui peut le faire patibuler au moindre mot ?

D’autre part, si les humbles renoncent à l’atteindre, ses pairs n’ont pas dessein de le combattre au profit de manants qu’ils dédaignent ; et son supérieur, le Duc de Bretagne, Jean V, le caresse et le choie, afin de lui extorquer à bas prix ses terres.

Une seule puissance pouvait se lever et, au-dessus des complicités féodales, au-dessus des intérêts humains, venger les opprimés et les faibles, l’église. — Et ce fut elle, en effet, qui, dans la personne de Jean de Malestroit, se dressa devant le monstre et l’abattit.

Jean de Malestroit, évêque de Nantes, appartenait à une lignée illustre. Il était proche parent de Jean V et son incomparable piété, sa sagesse assidue, sa fougueuse charité, son infaillible science, le faisaient vénérer par le duc même.

Les sanglots des campagnes décimées par Gilles étaient venus jusqu’à lui ; en silence, il commençait une enquête, épiait le maréchal, décidé, dès qu’il le pourrait, à commencer la lutte.

Et Gilles commit subitement un inexplicable attentat qui permit à l’évêque de marcher droit sur lui et de le frapper.

Pour réparer les avaries de sa fortune, Gilles vend sa seigneurie de Saint-Étienne de Mer Morte à un sujet de Jean V, Guillaume le Ferron, qui délègue son frère Jean pour prendre possession de ces domaines.

Quelques jours après, le maréchal réunit les deux cents hommes de sa maison militaire et il se dirige, à leur tête, sur Saint-Étienne. Là, le jour de la Pentecôte, alors que le peuple réuni entend la messe, il se précipite, la jusarme au poing, dans l’église, balaie d’un geste les rangs tumultueux des fidèles et, devant le prêtre interdit, menace d’égorger Jean le Ferron qui prie. La cérémonie est interrompue, les assistants prennent la fuite. Gilles traîne le Ferron qui demande grâce jusqu’au château, ordonne qu’on baisse le pont-levis et de force il occupe la place, tandis que son prisonnier est emporté et jeté à Tiffauges, dans un fond de geôle.

Il venait du même coup de violer le coutumier de Bretagne qui interdisait à tout baron de lever des troupes sans le consentement du Duc, et de commettre un double sacrilège, en profanant une chapelle et en s’emparant de Jean le Ferron qui était un clerc tonsuré d’Église.

L’Évêque apprend ce guet-apens et décide Jean V, qui hésite pourtant, à marcher contre le rebelle. Alors tandis qu’une armée s’avance sur Saint-Étienne que Gilles abandonne pour se réfugier avec sa petite troupe dans le manoir fortifié de Machecoul, une autre armée met le siège devant Tiffauges.

Pendant ce temps, le prélat accumule, hâte les enquêtes. Son activité devient extraordinaire, il délègue des commissaires et des procureurs dans tous les villages où des enfants ont disparu. Lui-même quitte son palais de Nantes, parcourt les campagnes recueille les dépositions des victimes. Le peuple parle enfin, le supplie à genoux de le protéger et, soulevé par les atroces forfaits qu’on lui révèle, l’évêque jure qu’il fera justice.

Un mois a suffi pour que tous les rapports soient terminés. Par lettres patentes, Jean de Malestroit établit publiquement « l’infamatio » de Gilles, puis, alors que les formules de la procédure canonique sont épuisées, il lance le mandat d’arrêt.

Dans cette pièce libellée en forme de mandement et donnée à Nantes, le 13 septembre en l’an du Seigneur 1440, il rappelle les crimes imputés au maréchal, puis, dans un style énergique, il somme son diocèse de marcher contre l’assassin, de le débusquer.

« Ainsi, nous vous enjoignons à tous et à chacun de vous, en particulier, par ces présentes lettres, de citer immédiatement et d’une manière définitive, sans compter l’un sur l’autre, sans vous reposer de ce soin sur autrui, de citer devant nous ou devant l’official de notre église cathédrale, pour le lundi de la fête de l’exaltation de la Sainte-Croix, le 19 septembre, Gilles, noble baron de Rais, soumis à notre puissance et relevant de notre juridiction, et nous le citons, nous-même, par ces lettres, à comparaître à notre barre pour avoir à répondre des crimes qui pèsent sur lui. — Exécutez donc ces ordres et que chacun de vous les fasse exécuter. »

Et, le lendemain, le capitaine d’armes Jean Labbé, agissant au nom du Duc, et Robin Guillaumet, notaire, agissant au nom de l’évêque, se présentent, escortés d’une petite troupe, devant le château de Machecoul.

Que se passa-t-il dans l’âme du Maréchal ? Trop faible pour tenir en rase campagne, il peut néanmoins se défendre derrière les remparts qui l’abritent, et il se rend !

Roger de Bricqueville, Gilles de Sillé, ses conseillers habituels, ont pris la fuite. Il reste seul avec Prélati qui essaie en vain, lui aussi, de se sauver.

Il est ainsi que Gilles chargé de chaînes. Robin Guillaumet visite la forteresse de fond en comble. Il y découvre des chemisettes sanglantes, des os mal calcinés, des cendres que Prélati n’a pas eu le temps de précipiter dans les latrines et les douves.

Au milieu des malédictions, des cris d’horreur qui jaillissent autour d’eux, Gilles et ses serviteurs sont conduits à Nantes et écroués au château de la Tour Neuve.

— Tout cela, ce n’est pas, en somme, très clair, se disait Durtal. étant donné le casse-cou que fut autrefois le maréchal, comment admettre que, sans coup férir, il livre ainsi sa tête ?

Fut-il amolli, ébranlé par ses nuits de débauche, démantelé par les abjectes délices des sacrilèges, effondré, moulu par les remords ? fut-il las de vivre ainsi et se délaissa-t-il comme tant de meurtriers que le châtiment attire ? nul ne le sait. Se jugea-t-il d’un rang si élevé qu’il se crût incoercible ? espéra-t-il, enfin, désarmer le Duc, en tablant sur sa vénalité, en lui offrant une rançon de manoirs et de prés ?

Tout est plausible. Il pouvait aussi savoir combien Jean V avait hésité, de peur de mécontenter la noblesse de son duché, à céder aux objurgations de l’évêque et à lever des troupes pour le traquer et le saisir.

Ce qui est certain c’est qu’aucun document ne répond à ces questions. Encore tout cela peut-il être mis à peu près en place dans un livre, se disait-il, mais ce qui est bien autrement fastidieux et obscure, c’est, au point de vue des juridictions criminelles, le procès même.

Aussitôt que Gilles et ses complices furent incarcérés, deux tribunaux s’organisèrent : l’un, ecclésiastique, pour juger les crimes qui relevaient de l’église, l’autre, civil, pour juger ceux auquels il appartenait à l’état de connaître.

A vrai dire, le tribunal civil qui assista aux débats ecclésiastique s’effaça complètement dans cette cause ; il ne fit, pour la forme, qu’une petite contre-enquête, mais il prononça la sentence de mort que l’église s’interdisait de proférer, en raison du vieil adage « Ecclesia abhorret a sanguine ».

Les procédures ecclésiastiques durèrent un mois et huit jours ; les procédures civiles quarante-huit heures. Il semble que, pour se mettre à l’abri derrière l’évêque, le Duc de Bretagne ait volontairement amoindri le rôle de la justice civile qui d’ordinaire se débattait mieux contre les empiètements de l’Official.

Jean de Malestroit préside les audiences ; il choisit pour assesseurs les évêques du Mans, de Saint-Brieuc et de Saint-Lô ; puis en sus de ces hauts dignitaires, il s’entoure d’une troupe de juristes qui se relevaient dans les interminables séances du procès. Les noms de la plupart d’entre eux figurent dans les pièces de procédure ; ce sont : Guillaume de Montigné, avocat à la cour séculière, Jean Blanchet, bachelier ès lois, Guillaume Groyguet et Robert de la Rivière, licenciés in utroque jure, Hervé Lévi, Sénéchal de Quimper. Pierre de l’Hospital, Chancelier de Bretagne, qui doit présider, après le jugement canonique, les débats civils, assiste Jean de Malestroit.

Le promoteur, qui faisait alors office de ministère public, fut Guillaume Chapeiron, curé de Saint-Nicolas homme éloquent et retors ; on lui adjoignit, pour alléger la fatigue des lectures, Geoffroy Pipraire, doyen de Sainte-Marie, et Jacques de Pentcoetdic, official de l’église de Nantes.

Enfin, à côté de la juridiction épiscopale, l’église avait institué, pour la répression du crime d’hérésie qui comprenait alors le parjure, le blasphème, le sacrilège, tous les forfaits de la magie, le Tribunal extraordinaire de l’Inquisition.

Il siégea, aux côtés de Jean de Malestroit, en la redoutable et docte personne de Jean Blouyn, de l’ordre de Saint-Dominique, délégué par le grand inquisiteur de France, Guillaume Mérici, aux fonctions de vice-inquisiteur de la ville et du diocèse de Nantes.

Le Tribunal constitué, le procès s’ouvre dès le matin, car juges et témoins doivent être, suivant la coutume du temps, à jeun. On y entend le récit des parents des victimes et Robin Guillaume, faisant fonction d’huissier, celui-là même, qui s’est emparé du Maréchal à Machecoul, donne lecture de l’assignation faite à Gilles de Rais de paraître. Il est amené et déclare dédaigneusement qu’il n’accepte par la compétence du Tribunal ; mais, ainsi que le veut la procédure canonique, le promoteur rejette aussitôt, « pour ce que par ce moyen la correction du maléfice ne soit empêchée », le déclinatoire comme étant nul en droit et « frivole » et il obtient du tribunal qu’on passe outre. Il commence à lire à l’inculpé les chefs de l’accusation portée contre lui ; Gilles crie que le promoteur est menteur et traître. Alors Guillaume Chapeiron étend le bras vers le Christ, jure qu’il dit la vérité et invite le maréchal à prêter le même serment. Mais cet homme, qui n’a reculé devant aucun sacrilège, se trouble, refuse de se parjurer devant Dieu et la séance se lève, dans le brouhaha des outrages que Gilles vocifère contre le Promoteur.

Ces préambules terminés, quelques jours après, les débats publics commencent. L’acte d’accusation, dressé en forme de réquisitoire, est lu, tout haut, devant l’accusé, devant le peuple qui tremble, alors que Chapeiron énumère, un à un, patiemment, les crimes, accuse formellement le maréchal d’avoir pollué et occis des petits enfants, d’avoir pratiqué les opérations de la sorcellerie et de la magie, d’avoir violé à Saint-Étienne de Mer Morte, les immunités de la Sainte-Eglise.

Puis, après un silence, il reprend son discours et, laissant de côté les meurtres, ne retenant plus alors que les crimes dont la punition, prévue par le droit canonique, pouvait être prononcée par l’église, il demande que Gilles soit frappé de la double excommunication, d’abord comme évocateur de démons, hérétique, apostat et relaps, ensuite comme sodomite et sacrilège.

Gilles qui a écouté ce réquisitoire tumultueux et serré, âpre et dense, s’exaspère. Il insulte les juges, les traite de simoniaques et de ribauds, et il refuse de répondre aux questions qu’on lui pose. Le promoteur, les assesseurs, ne se lassent point ; ils l’invitent à présenter sa défense. De nouveau, il les récuse, les outrage, puis lorsqu’il s’agit de les réfuter, il demeure muet.

Alors l’Évêque et le Vice-Inquisiteur le déclarent contumace et prononcent contre lui la sentence d’excommunication qui est aussitôt rendue publique.

Ils décident en outre que les débats se poursuivront, le lendemain.

Un coup de sonnette interrompit la lecture que Durtal faisait de ses notes. Et des Hermies entra.

— Je viens de voir Carhaix qui est souffrant, dit-il.

— Tiens, qu’est-ce qu’il a ?

— Rien de grave, un peu de bronchite ; il sera debout dans deux jours s’il consent à rester tranquille.

— J’irai le voir, demain, dit Durtal.

— Et toi, que fais-tu, reprit des Hermies, tu travailles ?

— Mais oui, je pioche le procès du noble baron de Rais. Ce sera aussi ennuyeux à écrire qu’à lire !

— Et tu ne sais toujours pas quand tu auras fini ton volume !

— Non, répondit Durtal, en s’étirant. Au reste, je ne désire pas qu’il se termine. Que deviendrai-je alors ? Il faudra chercher un autre sujet, retrouver la mise en train des chapitres du début si embêtants à poser ; je passerai de mortelles heures d’oisiveté. Vraiment, quand j’y songe, la littérature n’a qu’une raison d’être, sauver celui qui la fait du dégoût de vivre !

— Et, charitablement, alléger la détresse des quelques-uns qui aiment encore l’art.

— Ce qu’ils sont peu !

— Et leur nombre va, en diminuant ; la nouvelle génération ne s’intéresse plus qu’aux jeux de hasard et aux jockeys !

— Oui, c’est exact ; maintenant les hommes jouent et ne lisent plus ; ce sont les femmes dites du monde qui achètent les livres et déterminent les succès ou les fours ; aussi, est-ce à la dame, comme l’appelait Schopenhauer, à la petite oie, comme je la qualifierais volontiers, que nous sommes redevables de ces écuellées de romans tièdes et mucilagineux qu’on vante !

Ça promet, dans l’avenir, une jolie littérature, car, pour plaire aux femmes, il faut naturellement énoncer, en un style secouru, les idées digérées et toujours chauves.

Oh ! et puis, reprit Durtal, après un silence, il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi ; les rares artistes qui restent n’ont plus à s’occuper du public ; ils vivent et travaillent loin des salons, loin de la cohue des couturiers de lettres ; le seul dépit qu’ils puissent honnêtement ressentir, c’est, quand leur oeuvre est imprimée, de la voir exposée aux salissantes curiosités des foules !

— Le fait est, dit des Hermies, que c’est une véritable prostitution ; la mise en vente, c’est l’acceptation des déshonorantes familiarités du premier venu ; c’est la pollution, le viol consenti, du peu qu’on vaut !

— Oui, c’est notre impénitent orgueil et aussi le besoin de misérables sous qui font qu’on ne peut garder ses manuscrits à l’abri des mufles ; l’art devrait être ainsi que la femme qu’on aime, hors de portée, dans l’espace, loin ; car enfin c’est avec la prière la seule éjaculation de l’âme qui soit propre ! Aussi, lorsqu’un de mes livres paraît, je le délaisse avec horreur. Je m’écarte autant que possible des endroits où il bat sa retape. Je ne me soucie un peu de lui, qu’après des années, alors qu’il a disparu de toutes les vitrines, qu’il est à peu près mort ; c’est te dire que je ne suis pas pressé de terminer l’histoire de Gilles qui malheureusement, tout de même, s’achève ; le sort qui lui est réservé me laisse indifférent et je m’en désintéresserai même absolument quand elle paraîtra !

— Dis donc, fais-tu quelque chose, ce soir ?

— Non, pourquoi ?

— Veux-tu que nous dînions ensemble ?

— Ça va !

Et tandis que Durtal enfilait ses bottines, des Hermies reprit :

— Ce qui me frappe encore dans le monde soi-disant littéraire de ce temps c’est la qualité de son hypocrisie et de sa bassesse ; ce que, par exemple, ce mot de dilettante aura servi à couvrir de turpitudes !

— Certes, car il permet les plus fructueux des ménagements ; mais ce qui est plus confondant, c’est que tout critique qui se le décerne maintenant comme un éloge, ne se doute même pas qu’il se soufflette ; car enfin, tout cela se résume en un illogisme. Le dilettante n’a pas de tempérament personnel, puisqu’il n’exècre rien et qu’il aime tout ; or, quiconque n’a pas de tempérament personnel n’a pas de talent.

— Donc, reprit des Hermies, en mettant son chapeau, tout auteur qui se vante d’être un dilettante, avoue par cela même qu’il est un écrivain nul !

— Dame !