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Là-bas (1891)

blue  Chapitre I-III.
blue  Chapitre IV-VI.
blue  Chapitre VII-IX.
blue  Chapitre X-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.
blue  Chapitre XVII-XIX.
blue  Chapitre XX-XXII.

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CHAPITRE IV

Ça avance, Durtal ?

— Oui, j’ai terminé la première partie de l’existence de Gilles de Rais ; j’ai le plus rapidement possible noté ses exploits et ses vertus.

— Ce qui manque d’intérêt, fit des Hermies.

— Évidemment, puisque le nom de Gilles ne subsiste, depuis quatre siècles, que grâce à l’énormité des vices qu’il symbolise ; — maintenant, j’arrive aux crimes. La grande difficulté, vois-tu, c’est d’expliquer comment cet homme, qui fut brave capitaine et bon chrétien, devint subitement sacrilège et sadique, cruel et lâche.

— Le fait est qu’il n’y a point, que je sache, de volte d’âme aussi brusque !

— C’est bien pour cela que ses biographes s’étonnent de cette féerie spirituelle, de cette transmutation d’âme opérée par un coup de baguette, comme au théâtre ; il y a eu certainement des infiltrations de vices dont les traces sont perdues, des enlisements de péchés invisibles, ignorés par les chroniques. En somme, si nous récapitulons les pièces qui nous furent transmises, nous trouvons ceci :

Gilles de Rais, dont l’enfance est inconnue, naquit vers 1404, sur les confins de la Bretagne et de l’Anjou, dans le château de Machecoul. Son père meurt à la fin d’octobre 1415 ; sa mère se remarie presque aussitôt avec un sieur d’Estouville et l’abandonne, lui et René de Rais, son autre frère ; il passe sous la tutelle de son aïeul, Jean de Craon, seigneur de Champtocé et de La Suze, « homme viel et ancien et de moult grand âge », disent les textes. Il n’est ni surveillé, ni dirigé par ce vieillard débonnaire et distrait qui se débarrasse de lui, en le mariant à Catherine de Thouars, le 30 du mois de novembre 1420.

L’on constate sa présence à la cour du Dauphin, cinq ans après ; ses contemporains le représentent comme un homme nerveux et robuste, d’une beauté capiteuse, d’une élégance rare. Les renseignements font défaut sur le rôle qu’il joue dans cette cour, mais on peut aisément les suppléer, en se figurant l’arrivée de Gilles, qui était le plus riche des barons de France, chez un roi pauvre.

A ce moment, en effet, Charles VII est aux abois ; il est sans argent, dénué de prestige et son autorité reste telle ; c’est à peine si les villes qui longent la Loire lui obéissent ; la situation de la France, exténuée par les massacres, déjà ravagée, quelques années auparavant, par la peste, est horrible. Elle est scarifiée jusqu’au sang, vidée jusqu’aux moelles par l’Angleterre qui, semblable à ce poulpe fabuleux, le Kraken, émerge de la mer et lance, au-dessus du détroit, sur la Bretagne, la Normandie, une partie de la Picardie, l’Ile-de-france, tout le Nord, le Centre jusqu’à Orléans, ses tentacules dont les ventouses ne laissent plus, en se soulevant, que des villes taries, que des campagnes mortes.

Les appels de Charles réclamant des subsides, inventant des exactions, pressant l’impôt, sont inutiles. Les cités saccagées, les champs abandonnés et peuplés de loups ne peuvent secourir un Roi dont la légitimité même est douteuse. Il s’éplore, gueuse à la ronde, vainement, des sous. A Chinon, dans sa petite cour, c’est un réseau d’intrigues que dénouent, çà et là, des meurtres. Las d’être traqués, vaguement à l’abri derrière la Loire, Charles et ses partisans finissent par se consoler, dans d’exubérantes débauches, des désastres qui se rapprochent ; dans cette royauté au jour le jour, alors que des razzias ou des emprunts rendent la chère opulente et l’ivresse large, l’oubli se fait de ces qui-vive permanents et de ces sursauts et l’on nargue les lendemains, en sablant les gobelets et en brassant les filles.

Que pouvait-on attendre, du reste, d’un roi somnolent et déjà fané, — issu d’une mère infâme et d’un père fol ?

— Oh ! tout ce que tu diras sur Charles VII ne vaudra pas son portrait peint par Foucquet, au Louvre. Je me suis souvent arrêté devant cette honteuse gueule où je démêlais un groin de goret, des yeux d’usurier de campagne, des lèvres dolentes et papelardes, dans un teint de chantre. Il semble que Foucquet ait représenté un mauvais prêtre enrhumé et qui a le vin triste ! — on devine que ce type dégraissé et recuit, moins salace, plus prudemment cruel, plus opiniâtre et plus fouine, donnera celui de son fils et successeur, le Roi Louis XI. Il est l’homme, d’ailleurs, qui fit assassiner Jean Sans Peur et qui abandonna Jeanne d’Arc ; cela suffit pour qu’on le juge !

— Oui. Eh bien, Gilles de Rais, qui avait levé à ses frais des troupes, fut certainement reçu, à bras ouverts, dans cette cour. Sans doute qu’il défraya des tournois et des banquets, qu’il fut vigilamment tapé par les courtisans, qu’il prêta au Roi d’imposantes sommes. Mais, en dépit des succès qu’il obtint, il ne paraît pas avoir sombré comme Charles VII dans l’égoïsme soucieux des paillardises ; nous en retrouvons presque aussitôt dans l’Anjou et dans le Maine qu’il défend contre les Anglais. Il y fut « bon et hardy capitaine », affirment les chroniques, ce qui n’empêche qu’écrasé par le nombre, il dut s’enfuir. Les armées anglaises se rejoignaient, inondaient le pays, s’étendaient de plus en plus, envahissaient le Centre. Le Roi songeait à se replier dans le Midi, à lâcher la France ; ce fut à ce moment que parut Jeanne d’Arc.

Gilles retourne alors près de Charles, qui lui confie la garde et la défense de la Pucelle. Il la suit partout, l’assiste dans les batailles, sous les murs de Paris même, se tient auprès d’elle à Reims, le jour du sacre, où, à cause de sa valeur, dit Monstrelet, le Roi le nomme Maréchal de France à vingt-cinq ans !

— Mâtin, interrompit des Hermies, ils allaient vite à cette époque ; après cela, ils étaient peut-être moins obtus et moins gourdes que les badernes chamarrées de notre temps !

— Oh ! mais il ne faut pas confondre. Le titre de Maréchal de France n’était pas alors ce qu’il fut dans la suite, sous le règne de François Ier, ce qu’il devint depuis l’Empereur Napoléon, surtout.

Quelle fut la conduite de Gilles de Rais envers Jeanne d’Arc ? Les renseignements font défaut. M. Vallet de Viriville l’accuse de trahison, sans aucune preuve. M. L’abbé Bossard prétend, au contraire, qu’il lui fut dévoué et qu’il veilla loyalement sur elle et il étaie son opinion de raisons plausibles.

Ce qui est certain, c’est que voilà un homme dont l’âme était saturée d’idées mystiques — toute son histoire le prouve. — Il vit aux côtés de cette extraordinaire garçonne dont les aventures semblent attester qu’une intervention divine est dans les événements d’ici-bas possible. Il assiste à ce miracle d’une paysanne domptant une cour de chenapans et de bandits, ranimant un Roi lâche et qui veut fuir. Il assiste à cet incroyable épisode d’une vierge menant paître, ainsi que de dociles ouailles, les La Hire et les Xaintrailles, les Beaumanoir et les Chabannes, les Dunois et les Gaucourt, tous ces vieux fauves qui bêlent à sa voix et portent lainage. Lui-même broute sans doute comme eux l’herbe blanche des prêches, communie, le matin des batailles, révère Jeanne telle qu’une sainte.

Il voit enfin que la Pucelle tient ses promesses. Elle a fait lever le siège d’Orléans, sacrer le Roi à Reims et maintenant elle déclare, elle-même, que sa mission est terminée, demande en grâce qu’on la laisse retourner chez elle.

Il y a gros à parier que, dans un semblable milieu, le mysticisme de Gilles s’est exalté ; nous nous trouvons donc en présence d’un homme dont l’âme est mi-partie reître et mi-partie moine ; d’autre...

— Pardon de t’interrompre, mais c’est que je ne suis pas aussi sûr que toi que l’intervention de Jeanne d’Arc ait été bonne pour la France.

— Hein ?

— Oui, écoute un peu. Tu sais que les défenseurs de Charles VII étaient, pour la plupart, des pandours du Midi, c’est-à-dire des pillards ardents et féroces, exécrés même des populations qu’ils venaient défendre. Cette guerre de Cent ans ç’a été, en somme, la guerre du Sud contre le Nord. L’Angleterre, à cette époque, c’était la Normandie qui l’avait autrefois conquise et dont elle avait conservé et le sang, et les coutumes, et la langue. A supposer que Jeanne d’Arc ait continué ses travaux de couture auprès de sa mère, Charles VII était dépossédé et la guerre prenait fin. Les Plantagenets régnaient sur l’Angleterre et sur la France qui ne formaient du reste, dans les temps préhistoriques, alors que la Manche n’existait point, qu’un seul et même territoire, qu’une seule et même souche. Il y aurait eu ainsi un unique et puissant royaume du Nord, s’étendant jusqu’aux provinces de la langue d’oc, englobant tous les gens dont les goûts, dont les instincts, dont les moeurs étaient pareils.

Au contraire, le sacre du Valois à Reims a fait une France sans cohésion, une France absurde. Il a dispersé les éléments semblables, cousu les nationalités les plus réfractaires, les races les plus hostiles. Il nous a dotés, et pour longtemps, hélas ! De ces êtres au brou de noix et aux yeux vernis, de ces broyeurs de chocolat et mâcheurs d’ail, qui ne sont pas du tout des Français, mais bien des Espagnols ou des Italiens. En un mot, sans Jeanne d’Arc, la France n’appartenait plus à cette lignée de gens fanfarons et bruyants, éventés et perfides, à cette sacrée race latine que le diable emporte !

Durtal leva les épaules.

— Dis donc, fit-il, en riant : tu sors des idées qui me prouvent que tu t’intéresses à ta patrie ; ce dont je ne me doutais guère.

— Sans doute, répondit des Hermies, en rallumant sa cigarette. Je suis de l’avis du vieux poète d’Esternod : « Ma patrie, c’est où je suis bien. » — Et je ne suis bien, moi, qu’avec des gens du Nord ! Mais voyons, je t’ai interrompu ; revenons à nos moutons ; où en étais-tu ?

— Je ne sais plus. — Si, tiens, je disais que la Pucelle avait accompli sa tâche. Eh bien, une question se pose ; que devient, que fait Gilles, après qu’elle fut capturée, après sa mort ? — Nul ne le sait. Tout au plus signale-t-on sa présence dans les environs de Rouen, au moment où le procès s’instruit ; mais de là à conclure, comme certains de ses biographes, qu’il voulait tenter de sauver Jeanne d’Arc, il y a loin !

Toujours est-il qu’après avoir perdu ses traces nous le retrouvons enfermé, à vingt-six ans, dans le château de Tiffauges.

La vieille culotte de fer, le soudard qui étaient en lui disparaissent. En même temps que les méfaits vont commencer, l’artiste et le lettré se développent en Gilles, s’extravasent, l’incitent même, sous l’impulsion d’un mysticisme qui se retourne, aux plus savantes des cruautés, aux plus délicats des crimes.

Car il est presque isolé dans son temps, ce baron de Rais ! Alors que ses pairs sont de simples brutes, lui, veut des raffinements éperdus d’art, rêve de littérature térébrante et lointaine, compose même un traité sur l’art d’évoquer les démons, adore la musique d’Eglise, ne veut s’entourer que d’objets introuvables, que de choses rares.

Il était latiniste érudit, causeur spirituel, ami généreux et sûr. Il possédait une bibliothèque extraordinaire pour ce temps où la lecture se confine dans la théologie et les vies de Saints. Nous avons la description de quelques-uns de ses manuscrits : Suétone, Valère-Maxime, d’un Ovide sur parchemin, couvert de cuir rouge avec fermoir de vermeil et clef.

Ces livres, il en raffolait, les emportait, partout, avec lui, dans ses voyages ; il s’était attaché un peintre nommé Thomas qui les enluminait de lettres ornées et de miniatures, tandis que lui-même peignait des émaux qu’un spécialiste, découvert à grand’peine, enchâssait dans les plats orfévris de ses reliures. Ses goûts d’ameublement étaient solennels et bizarres ; il se pâmait devant les étoffes abbatiales, devant les soies voluptueuses, devant les ténèbres dorées des vieux brocarts. Il aimait les repas studieusement épicés, les vins ardents, assombris par les aromates ; il rêvait de bijoux insolites, de métaux effarants, de pierres folles. Il était le Des Esseintes quinzième siècle !

Tout cela coûtait cher, moins pourtant que cette fastueuse cour qui l’entourait à Tiffauges et faisait de cette forteresse un lieu unique.

Il avait une garde de plus de deux cents hommes, chevaliers, capitaines, écuyers, pages, et tous ces gens avaient, eux-mêmes, des serviteurs magnifiquement équipés aux frais de Gilles. Le luxe de sa chapelle et de sa collégiale tournait positivement à la démence. A Tiffauges, résidait tout le clergé d’une métropole, doyen, vicaires, trésoriers, chanoines, clercs et diacres, écolâtres et enfants de choeur ; le compte nous est resté des surplis, des étoles, des aumusses, des chapeaux de choeur de fin-gris doublé de menu vair. Les ornements sacerdotaux foisonnent ; ici, l’on rencontre des parements d’autel en drap vermeil, des courtines de soie émeraude, une chape de velours cramoisi, violet, avec drap d’or orfrazé, une autre en drap de damas aurore, des dalmaires en satin pour diacre, des baldaquins, figurés, oiselés d’or de Chypre ; là, des plats, des calices, des ciboires, martelés, pavés de cabochons, sertis de gemmes, des reliquaires parmi lesquels le chef en argent de Saint Honoré, tout un amas d’incandescentes orfèvreries qu’un artiste, installé au château, cisèle suivant ses goûts.

Et tout était à l’avenant ; sa table était ouverte à tout convive ; de tous les coins de France, des caravanes s’acheminaient vers ce château où les artistes, les poètes, les savants trouvaient une hospitalité princière, une aise bon enfant, des dons de bienvenue et des largesses de départ.

Déjà affaiblie par les profondes saignées que lui pratiqua la guerre, sa fortune vacilla sous ces dépenses ; alors, il entra dans la voie terrible des usures ; il emprunta aux pires bourgeois, hypothèqua ses châteaux, aliéna ses terres ; il en fut réduit à certains moments à demander des avances sur les ornements du culte, sur ses bijoux, sur ses livres.

— Je vois avec plaisir que la façon de se ruiner au Moyen Age ne diffère pas sensiblement de celle de notre temps, dit des Hermies. Il y a cependant Monaco, les notaires et la Bourse en moins !

— Et la sorcellerie et l’alchimie en plus ! Un mémoire que les héritiers de Gilles adressèrent au roi, nous révèle que cette immense fortune fondit en moins de huit ans.

Un jour, ce sont les seigneuries de Confolens, de Chabannes, de Châteaumorant, de Lombert, qui sont cédées à un capitaine de gens d’armes, pour un vil prix ; un autre, c’est le fief de Fontaine-Milon, ce sont les terres de Grattecuisse, qu’achète l’évêque d’Angers, la forteresse de Saint-Etienne de Mer Morte qu’acquiert Guillaume Le Ferron, pour un bout de pain ; un autre encore, c’est le château de Blaison et de Chemillé qu’un Guillaume de La Jumelière obtient à forfait et ne paye pas. Mais, il y en a, tiens, regarde, toute une liste de châtellenies et de forêts, de salines et de prés, dit Durtal, en déployant une longue feuille de papier sur laquelle il avait relevé, par le menu, les achats et les ventes.

Effrayée de ces folies, la famille du Maréchal supplia le Roi d’intervenir ; et, en effet, en 1436, Charles VII « sûr, dit-il, du mauvais gouvernement du sire de Rais », lui fit, en son grand Conseil, et par lettres datées d’Amboise, défense de vendre et aliéner aucune forteresse, aucun château, aucune terre.

Cette ordonnance hâta tout simplement la ruine de l’interdit. Le grand Pince-Maille, le maître usurier du temps, Jean V, duc de Bretagne, refusa de publier dans ses Etats l’édit qu’il fit notifier, en sous-main, pourtant, à ceux de ses sujets qui traitaient avec Gilles. Personne n’osant plus acheter de domaines au Maréchal, de peur de s’attirer la haine du duc et d’encourir la colère du Roi, Jean V demeura seul acquéreur et dès lors, il fixa les prix. Tu peux penser si les biens de Gilles de Rais furent possédés à bon compte !

Cela explique aussi la fureur de Gilles contre sa famille qui avait sollicité ces lettres patentes du Roi — et pourquoi il ne s’occupa plus, durant sa vie, ni de sa femme, ni de sa fille qu’il relégua dans un fond de château, à Pouzauges.

Eh bien ! pour en revenir à la question que je posais tout à l’heure, à la question de savoir comment et pour quels motifs Gilles quitta la cour, elle me semble s’éclairer, en partie du moins, par ces faits mêmes.

Il est évident que depuis longtemps déjà, bien avant que le Maréchal se fût confiné dans ses chevances, Charles VII était assailli de plaintes par la femme et par les autres parents de Gilles ; d’autre part, les courtisans devaient exécrer ce jeune homme à cause de ses richesses et de son faste ; le Roi même, qui abandonna si délibérément Jeanne d’Arc quand il ne la jugea plus utile, trouvait une occasion de se venger sur Gilles des services qu’il avait rendus. Quand il avait besoin d’argent pour accélérer ses godailles et lever ses troupes, il ne pensait point alors que le Maréchal fût trop prodigue ! -maintenant qu’il le voyait à moitié ruiné, il lui reprochait ses largesses, le tenait à l’écart, ne lui ménageait plus les blâmes et les menaces.

On comprend que Gilles ait quitté cette cour sans aucun regret ; mais il y a autre chose encore. La lassitude d’une vie nomade, le dégoût des camps lui étaient sans doute venus ; il eut certainement hâte de se recenser dans une atmosphère pacifique, près de ses livres. Il semble surtout que la passion de l’alchimie l’ait entièrement dominé et qu’il ait tout abandonné pour elle. Car il est à remarquer que cette science qui le jeta dans la démonomanie, alors qu’il espéra créer de l’or et se sauver ainsi d’une misère qu’il voyait poindre, il l’aima, pour elle-même, dans un temps où il était riche. Ce fut, en effet, vers l’année 1426, au moment où l’argent déferlait dans ses coffres, qu’il tenta, pour la première fois, la réussite du grand oeuvre.

Nous le retrouvons donc, penché sur des cornues, dans le château de Tiffauges. J’en suis là, et c’est maintenant que va commencer la série des crimes de magie et de sadisme meurtrier que je veux faire.

— Mais tout cela n’explique pas, dit des Hermies, comment d’homme pieux, il devint soudain satanique, d’homme érudit et placide, violeur de petits enfants, égorgeur de garçons et de filles.

— Je te l’ai déjà dit, les documents manquent pour relier les deux parties de cette vie si bizarrement tranchée ; mais par tout ce que je viens de te narrer, tu peux déjà décider, je crois, bien des fils. Précisons, si tu veux. Cet homme était, je l’ai tout à l’heure noté, un vrai mystique. Il a vu les plus extraordinaires événements que l’histoire ait jamais montrés. La fréquentation de Jeanne d’Arc a certainement suraiguisé ses élans vers Dieu. Or, du mysticisme exalté au satanisme exaspéré, il n’y a qu’un pas. Dans l’au-delà, tout se touche. Il a transporté la furie des prières dans le territoire des à rebours. En cela, il fut poussé, déterminé par cette troupe de prêtres sacrilèges, de manieurs de métaux et d’évocateurs de démons qui l’entourèrent à Tiffauges.

— De sorte que ce serait la Pucelle qui aurait décidé les forfaits de Gilles ?

— Oui, jusqu’à un certain point, si l’on considère qu’elle attisa une âme sans mesure, prête à tout, aussi bien à des orgies de sainteté qu’à des outrances de crimes.

Puis, il n’y eut pas de transition ; aussitôt que Jeanne fut morte, il tomba entre les mains des sorciers qui étaient les plus exquis des scélérats et les plus sagaces des lettrés. Ces gens qui le fréquentèrent à Tiffauges étaient des latinistes fervents, des causeurs prodigieux, possesseurs des arcanes oubliés, détenteurs des vieux secrets. Gilles était évidemment plus fait pour vivre avec eux qu’avec les Dunois et les La Hire. Ces magiciens que tous les biographes s’accordent à représenter, à tort, selon moi, comme de vulgaires parasites et de bas filous, ils étaient, en somme, les patriciens de l’esprit au quinzième siècle ! N’ayant point rencontré de place dans l’Eglise où ils n’eussent certainement accepté qu’une charge de Cardinal ou de Pape, ils ne pouvaient, en ces temps d’ignorance et de troubles, que se réfugier chez un grand seigneur comme Gilles, le seul même, à cette époque, qui fût assez intelligent et assez instruit pour les comprendre.

En résumé, mysticisme naturel d’une part et fréquentation quotidienne de savants hantés par le satanisme, de l’autre. Une misère grandissante à l’horizon et que les volontés du diable pouvaient conjurer, peut-être ; une curiosité ardente, folle, pour les sciences défendues ; tout cela explique que, peu à peu, à mesure que ses liaisons avec le monde des alchimistes et des sorciers se resserrent, il se jette dans l’occulte et soit mené par lui aux plus invraisemblables crimes.

Puis, au point de vue de ces égorgements d’enfants qui ne furent point immédiats, car Gilles ne viola et ne trucida les petits garçons qu’après que l’alchimie fût demeurée vaine, il ne diffère pas bien sensiblement des barons de son temps.

Il les dépasse en faste de débauches, en opulence de meurtres et voilà tout. Et c’est vrai cela ; lis Michelet. Tu y verras que les princes étaient à cette époque des carnassiers redoutables. Il y a là un sire De Giac qui empoisonne sa femme, la met à califourchon sur son cheval et l’entraîne, bride abattue, pendant cinq lieues, jusqu’à ce qu’elle meure. Il y en a un autre dont j’ai perdu le nom, qui empoigne son père, le traîne nu-pieds, dans la neige, puis le jette tranquillement jusqu’à ce qu’il crève, dans une prison en contre-bas. Et combien d’autres ! J’ai sans succès cherché si, pendant les batailles et les razzias, le Maréchal avait accompli de sérieux méfaits. Je n’ai rien découvert, sinon un goût déclaré pour la potence ; car il aimait à faire brancher tous les Français relaps, surpris dans les rangs des Anglais ou dans les villes peu dévouées au Roi.

Le goût de ce supplice, je le retrouverai, plus tard, au château de Tiffauges.

Enfin, pour terminer, ajoute à toutes ces causes un orgueil formidable, un orgueil qui l’incite à dire, pendant son procès : « Je suis né sous une telle étoile que nul au monde n’a jamais fait et ne pourra jamais faire ce que j’ai fait. »

Et, assurément, le Marquis de Sade n’est qu’un timide bourgeois, qu’un piètre fantaisie à côté de lui !

— Comme il est très difficile d’être un saint, dit des Hermies, il reste à devenir un satanique. L’un des deux extrêmes. — L’exécration de l’impuissance, la haine du médiocre, c’est peut-être l’une des plus indulgentes définitions du Diabolisme !

— Peut-être. — On peut avoir l’orgueil de valoir, en crimes, ce qu’un saint vaut en vertus. Tout Gilles de Rais est là !

— C’est égal, c’est un rude sujet à traiter.

— Évidemment ; Satan est terrible au Moyen Age, mais heureusement que les documents abondent.

— Et dans le moderne ? reprit des Hermies qui se leva.

— Comment dans le moderne ?

— Oui, dans le moderne où le satanisme sévit et se rattache par certains fils au Moyen Age.

— Ah ! çà, voyons, tu crois qu’à l’heure actuelle, on évoque le Diable, qu’on célèbre encore des messes noires ?

— Oui.

— Tu en es sûr ?

— Parfaitement.

— Tu me stupéfies ; — mais, saperlotte, sais-tu bien, mon vieux, que si je voyais de telles choses, cela m’aiderait singulièrement pour mon travail. Sans blague, tu crois à un courant démoniaque contemporain, tu as des preuves ?

— Oui, et de cela nous causerons plus tard, car aujourd’hui, je suis pressé. — Tiens, demain soir, chez Carhaix où nous dînons, comme tu sais. — Je viendrai te prendre. — Au revoir ; en attendant, médite ce mot que tu appliquais tout à l’heure aux magiciens : « s’ils étaient entrés dans l’Eglise, ils n’auraient voulu être que Cardinaux ou Papes », et songe en même temps combien est affreux le clergé de nos jours !

L’explication du Diabolisme moderne est là, en grande partie, du moins, car il n’y a pas, sans prêtre sacrilège, de Satanisme mûr.

— Mais enfin qu’est-ce qu’ils veulent, ces prêtres-là ?

— Tout, fit des Hermies.

— Comme Gilles de Rais alors, qui demandait au Démon « Science, Pouvoir, Richesse », tout ce que l’humanité envie, dans des cédules signées de son propre sang !



CHAPITRE V


Entrez vite et chauffez-vous ; ah ! Messieurs, nous finirons tout de même par nous fâcher, dit Mme Carhaix en voyant Durtal retirer des bouteilles enveloppées de sa poche et des Hermies déposer des petits paquets ficelés sur la table ; non vraiment, vous dépensez trop.

— Mais puisque ça nous amuse, Madame Carhaix ; et votre mari ?

— Il est là-haut ; depuis ce matin, il ne dérage pas !

— Dame, le froid est aujourd’hui terrible, fit Durtal, et elle ne doit pas être drôle la tour, par un tel temps !

— Oh ! Ce n’est pas pour lui qu’il grogne, c’est pour ses cloches ! — Mais débarrassez-vous donc !

Ils enlevèrent leurs paletots et s’approchèrent du poêle.

— Il ne fait pas bien chaud, ici ! reprit-elle ; ce logement, voyez-vous, il faudrait pour le dégeler un feu qui marchât sans interruption, nuit et jour.

— Achetez un poêle mobile.

— Non, par exemple, on s’asphyxierait ici !

— Ce ne serait pas, en tout cas, commode, fit des Hermies, car il n’y a pas de cheminées. Il est vrai qu’avec des tuyaux de rallonge qu’on amènerait comme le tuyau de tirage du poêle qui est là jusqu’à la fenêtre... mais, à propos de ces appareils, te rends-tu compte, Durtal, combien ces hideux boudins de tôle représentent l’époque utilitaire où nous sommes.

Songes-y ; l’ingénieur que tout objet qui n’a pas une forme sinistre ou ignoble, offense, s’est tout entier révélé dans cette invention. Il nous dit : vous voulez avoir chaud, vous aurez chaud — mais rien de plus ; il ne faut pas que quelque chose d’agréable pour la vue subsiste. Plus de bois qui crépite et chante, plus de chaleur légère et douce ! L’utile, sans la fantaisie de ces beaux glaïeuls de flammes qui jaillissent dans le brasier sonore des bûches sèches.

— Mais est-ce qu’il n’y a pas de ces poêles-là, où l’on voit le feu ? demanda Mme Carhaix.

— Oui et c’est pis ! du feu derrière un guichet de mica, de la flamme en prison, c’est plus triste encore ! Ah ! les belles bourrées à la campagne, les sarments qui sentent bon et dorent les pièces ! La vie moderne a mis ordre à cela. Ce luxe du plus pauvre des paysans est impossible à Paris, pour les gens qui n’ont pas de copieuses rentes.

Le sonneur entra ; avec sa moustache hérissée, piquée à chaque bout de poils d’un globule blanc, avec son passe-montagne en tricot, sa pelisse en peau de mouton, ses moufles fourrés, ses galoches, il ressemblait à un Samoyède, descendu du pôle.

— Je ne vous donne pas la main, dit-il, car je suis plein de graisse et d’huile. Quel temps ! Imaginez-vous que, depuis ce matin, j’astique les cloches... et je ne suis pas sans crainte !

— Et pourquoi ?

— Comment pourquoi ? Mais vous savez bien que la gelée contracte le métal, qui se fêle ou qui se rompt. Il y a eu des grands hivers où, allez, on en a bien perdu, car ça souffre comme nous de ce temps-là, les cloches !

Tu as de l’eau chaude, ma bonne, dit-il, en passant, pour se laver, dans l’autre pièce ?

— Voulez-vous que nous vous aidions à finir de mettre le couvert ? proposa des Hermies.

Mais la femme de Carhaix refusa.

— Non, non, asseyez-vous, le dîner est prêt.

— Et il embaume, s’écria Durtal, humant l’odeur d’un pétulant pot-au-feu qu’éperonnait une pointe de céleri affiliée aux parfums des autres légumes.

— A table ! clama Carhaix qui reparut, débarbouillé, en vareuse.

Ils s’assirent ; le poêle attisé ronflait ; Durtal éprouvait la soudaine détente d’une âme frileuse presque évanouie dans un bain de fluides tièdes ; il se trouvait avec les Carhaix, si loin de Paris, si loin de son siècle !

Ce logis était bien pauvre, mais il était si cordial, si mollet, si doux ! Jusqu’à ce couvert de campagne, ces verres propres, cette fraîche assiettée de beurre demi-sel, cette cruche à cidre, qui aidaient à l’intimité de cette table éclairée par une lampe un peu usée qui répandait ses lueurs d’argent dédoré sur la grosse nappe.

Tiens, la première fois que nous viendrons, il faudra que j’achète dans une maison anglaise un de ces pots de marmelade à l’orange si délicieusement sures, se dit Durtal ; car d’un commun accord avec des Hermies, ils ne dînaient chez le sonneur qu’en fournissant une partie des plats.

Carhaix apprêtait un pot-au-feu et une simple salade et il versait son cidre. Pour ne pas lui infliger de frais, ils apportaient le vin, le café, l’eau-de-vie, les desserts, et ils s’arrangeaient de façon à ce que les reliefs de leurs emplettes compensassent la dépense de la soupe et du boeuf qui auraient certainement duré plusieurs jours, si les Carhaix eussent mangé seuls.

— Cette fois-ci, ça y est ! dit la femme, en servant à la ronde un bouillon couleur d’acajou, moiré à sa surface d’ondes mordorées, bullé d’oeils en topaze.

Il était succulent et onctueux, robuste et pourtant délicat, affiné qu’il était par des abats bouillis de poule.

Tous se taisaient maintenant, le nez dans l’assiette, la figure ranimée par la fumigation de l’odorante soupe.

— Ce serait le moment de répéter le lieu commun cher à Flaubert : on n’en mange pas comme cela, au restaurant, fit Durtal.

— Ne débinons point les restaurants, dit des Hermies. Ils dégagent une joie très spéciale pour les gens qui savent les inspecter. Tenez, il y a de cela deux jours : je revenais de visiter un malade, j’échoue dans un de ces établissements où, pour la somme de trois francs, l’on a droit à un potage, deux plats au choix, une salade et un dessert.

Ce restaurant, où je vais à peu près une fois par mois, possède d’immuables clients, des gens bien élevés et hostiles, des officiers en bourgeois, des membres du Parlement, des bureaucrates.

Tout en chipotant la sauce au gratin d’une redoutable sole, je regardais ces habitués qui m’entouraient et je les trouvais singulièrement changés depuis ma dernière visite. Ils avaient maigri ou s’étaient boursouflés ; les yeux étaient cernés de violet et creux ou pochés en dessous de besaces roses ; les gens gras avaient jauni ; les maigres devenaient verts.

Plus sûrs que les vénéfices oubliés des Exili, les terribles mixtures de cette maison empoisonnaient lentement sa clientèle.

Cela m’intéressait, comme vous pouvez croire ; je me faisais à moi-même un cours de toxicologie et je découvrais, en m’étudiant à manger, les effroyables ingrédients qui masquaient le goût des poissons désinfectés, de même que des cadavres, par des mélanges pulvérulents de charbon et de tan, des viandes fardées par des marinades, peintes avec des sauces couleur d’égout, des vins colorés par les fuschines, parfumés par les furfurols, alourdis par les mélasses et les plâtres !

Je me suis bien promis de revenir, chaque mois, pour surveiller le dépérissement de tous ces gens...

— Oh ! fit Mme Carhaix.

— Dis donc, cria Durtal, tu es pas mal satanique, toi !

— Tenez, Carhaix, le voici parvenu à ses fins ; il veut, sans même nous laisser le temps de respirer, parler du satanisme ; il est vrai que je lui avais promis d’en causer avec vous, ce soir. — Oui, reprit-il, répondant à un regard étonné du sonneur ; — hier, Durtal qui s’occupe, comme vous le savez, de l’histoire de Gilles de Rais, déclarait posséder tous les renseignements sur le Diabolisme au Moyen Age. Je lui ai demandé s’il en détenait aussi sur le Satanisme de nos jours. Il s’est ébroué, doutant que de telles pratiques se continuassent.

— Ce n’est que trop vrai, répliqua Carhaix, devenu grave.

— Avant que nous ne nous expliquions là-dessus, il y a une question que je voudrais poser à des Hermies, dit Durtal : — voyons, toi, peux-tu, sans blaguer, sans faire ton sourire en coin, me dire une bonne fois si, oui ou non, tu crois au catholicisme ?

— Lui ! s’exclama le sonneur, il est pis qu’un incrédule, c’est un hérésiarque !

— Le fait est que si j’étais certain de quelque chose, je pencherais assez volontiers vers le manichéisme, dit des Hermies ; c’est une des plus anciennes et c’est la plus simple des religions, celle, dans tous les cas, qui explique le mieux l’abominable margouillis du temps présent.

Le principe du mal et le principe du Bien, le Dieu de Lumière et le Dieu de Ténèbres, deux rivaux se disputant notre âme, c’est au moins clair. A l’heure actuelle, il est bien évident que le Dieu bon a le dessous, que le Mauvais règne sur ce monde, en maître. Or, et c’est là où mon pauvre Carhaix, que ces théories désolent, ne peut me reprendre, je suis pour le Vaincu, moi ! c’est une idée généreuse, je crois, et une opinion propre !

— Mais le manichéisme est impossible, cria le sonneur. Deux infinis ne peuvent exister ensemble !

— Mais rien ne peut exister, si l’on raisonne ; le jour où vous discuterez le dogme catholique, va te faire fiche, tout s’écroule ! La preuve que deux infinis peuvent coexister, c’est que cette idée dépasse la raison et rentre dans la catégorie de celles dont parle « l’Ecclésiastique » ; « Ne quiers point des choses plus hautes que toi, car plusieurs choses se sont montrées être par-dessus le sens des hommes ! »

Le manichéisme, voyez-vous, a eu certainement du bon, puisqu’on l’a noyé dans des flots de sang ; à la fin du douzième siècle, on grilla des milliers d’Albigeois qui pratiquaient cette doctrine. Vous dire maintenant que les manichéens n’aient pas abusé de ce culte qu’ils rendaient surtout au Diable, je n’oserais le soutenir !

Ici, je ne suis plus avec eux, poursuivit-il doucement, après un silence, attendant que Mme Carhaix, qui s’était levée pour emporter les assiettes, allât chercher le boeuf.

— Pendant que nous sommes seuls, reprit-il en la voyant disparaître dans l’escalier, je puis vous raconter ce qu’ils faisaient. Un excellent homme appelé Psellus nous a révélé, dans un livre intitulé De operatione Daemonum, qu’ils goûtaient, au commencement de leurs cérémonies, des deux excréments et qu’ils mêlaient de la semence humaine à leurs hosties.

— Quelle horreur ! s’écria Carhaix.

— Oh ! comme ils communiaient sous les deux Espèces, ils faisaient mieux encore, reprit des Hermies. Ils égorgeaient des enfants, mélangeaient leur sang à de la cendre et cette pâte, délayée dans un breuvage, constituait le Vin Eucharistique.

— Eh ! nous voici en plein Satanisme, dit Durtal.

— Mais oui, mon ami, comme tu vois, je t’y ramène.

— Je suis sûre que M. des Hermies a encore débité d’horribles histoires, murmura Mme Carhaix qui apportait, dans un plat entouré de légumes, un morceau de boeuf.

— Oh ! Madame, protesta des Hermies.

Ils se mirent à rire et Carhaix découpa la viande, tandis que sa femme versait du cidre, que Durtal débouchait le flacon d’anchois.

— J’ai peur qu’il ne soit trop cuit, dit la femme qui s’intéressait beaucoup plus à son boeuf qu’à ces aventures de l’autre monde ; et elle ajouta l’axiome fameux des ménagères :

Quand le bouillon est bon, le boeuf se coupe mal.

Les hommes protestèrent, affirmant qu’il ne s’effiloquait pas, qu’il était cuit à point.

— Allons, Monsieur Durtal, un anchois et un peu de beurre, avec votre viande.

— Tiens, ma femme, donne-nous donc aussi de ces choux rouges que tu as fait confire, demanda Carhaix dont la face blême s’éclairait, tandis que ses gros yeux de chien s’emplissaient d’eau. Visiblement, il jubilait, heureux de se trouver à table avec des amis, bien au chaud, dans sa tour.

— Mais, videz donc vos verres, vous ne buvez point, dit-il, en élevant son pot à cidre.

— Voyons, des Hermies, tu prétendais hier que le Satanisme ne s’était jamais interrompu depuis le Moyen Age, reprit Durtal, voulant entrer enfin dans cette conversation qui le hantait.

— Oui, et les documents sont irréfutables ; je te mettrai à même quand tu le voudras, de les prouver.

A la fin du quinzième siècle, c’est-à-dire au temps de Gilles De Rais, — pour ne pas remonter plus haut — le Satanisme prit les proportions que tu sais ; au seizième siècle, ce fut peut-être pis encore. Il est inutile de te rappeler, je pense, les pactions démoniaques de Catherine de Médicis et des Valois, le procès du moine Jean de Vaulx, les enquêtes des Sprenger et des Lancre, de ces doctes inquisiteurs qui firent cuire à grand feu des milliers de nécromants et de sorcières. Tout cela est connu, archiconnu. Tout au plus nommerai-je comme étant moins défloré, le prêtre Benedictus qui cohabitait avec la démone Armellina et qui consacrait les hosties, en les tenant la tête en bas. Voici maintenant les fils qui rejoignent ce siècle au nôtre. Au dix-septième siècle où les procès de sorcellerie continuent, où les possédées de Loudun paraissent, la messe noire sévit, mais plus voilée déjà, plus sourde. Je te citerai un exemple, si tu veux, entre bien d’autres.

Un certain abbé Guibourg s’était fait une spécialité de ces ordures ; sur une table servant d’autel, une femme s’étendait, nue, ou retroussée jusqu’au menton et, de ses bras allongés, elle tenait des cierges allumés, pendant toute la durée de l’office.

Guibourg a ainsi célébré des messes sur le ventre de Mme de Montespan, de Mme d’Argenson, de Mme de Saint-pont ; au reste, ces messes étaient, sous le grand Roi, très fréquentes ; nombre de femmes s’y rendaient de même que, de notre temps, nombre de femmes vont se faire tirer la bonne aventure chez les cartomanciennes.

Le rituel de ces cérémonies était suffisamment atroce ; généralement, on avait enlevé un enfant qu’on brûlait, à la campagne, dans un four ; puis de sa poudre que l’on gardait, l’on préparait avec le sang d’un autre enfant qu’on égorgeait, une pâte ressemblant à celle des manichéens dont je t’ai parlé. L’abbé Guibourg officiait, consacrait l’hostie, la coupait en petits morceaux et la mêlait à ce sang obscurci de cendre ; c’était là la matière du Sacrement.

— Quelle horreur de prêtre ! s’écria la femme de Carhaix, indignée.

— Oui, il célébrait aussi un autre genre de messe, cet abbé ; cela s’appelait... diable, ce n’est pas facile à dire...

— Dites, Monsieur des Hermies, quand on a la haine comme nous ici de telles choses, on peut tout entendre ! Ce n’est pas cela, allez, qui m’empêchera de prier, ce soir.

— Ni moi, ajouta son mari.

— Eh bien, ce sacrifice s’appelait la Messe du Sperme !

— Ah !

— Guibourg, revêtu de l’aube, de l’étole, du manipule, célébrait cette messe, à seule fin de fabriquer des pâtes conjuratoires.

Les archives de la Bastille nous apprennent qu’il agit de la sorte, sur la demande d’une dame nommée la Des Oeillettes.

Cette femme qui était indisposée donna de son sang ; l’homme qui l’accompagnait se retira dans la ruelle de la chambre où se passait la scène et Guibourg recueillit de sa semence dans le calice ; puis il ajouta de la poudre de sang, de la farine, et, après des cérémonies sacrilèges, la Des Oeillettes partit emportant sa pâte.

— Mon Dieu, quel amas de turpitudes ! soupira la femme du sonneur.

— Mais, dit Durtal, au Moyen Age, la messe se célébrait de façon autre ; l’autel était alors une croupe nue de femme ; au dix-septième siècle, c’est le ventre, et maintenant ?

— Maintenant la femme sert rarement d’autel, mais n’anticipons pas.

Au dix-huitième siècle, nous retrouvons encore, et parmi combien d’autres ! Des abbés proditeurs de choses saintes.

L’un d’eux, le chanoine Duret, s’occupait spécialement de magie noire. Il pratiquait la nécromancie, évoquait le Diable ; il finit par être exécuté, comme sorcier, en l’an de grâce 1718.

Un autre qui croyait à l’Incarnation du Saint-esprit, au Paraclet, et qui institua dans la Lombardie, qu’il agita furieusement, douze apôtres et douze apostolines, chargés de prêcher son culte, celui-là, l’abbé Beccarelli, mésusait comme tous les prêtres de son gabarit, du reste, des deux sexes et il disait la messe sans s’être confessé de ses luxures. Peu à peu, il versa dans les offices à rebours où il distribuait aux assistants des pastilles aphrodisiaques qui présentaient cette particularité qu’après les avoir avalées, les hommes se croyaient changés en femmes et les femmes en hommes.

La recette de ces hippomanes est perdue, continua des Hermies, avec un sourire presque triste. Bref, l’abbé Beccarelli eut une assez misérable fin. Poursuivi pour ses sacrilèges, il fut condamné, en 1708, à ramer, pendant sept ans, sur les galères.

— Avec toutes ces affreuses histoires, vous ne mangez pas, dit Mme Carhaix ; voyons, Monsieur des Hermies, encore un peu de salade ?

— Non, merci ; mais il serait temps, je crois, maintenant que voici le fromage, de déboucher le vin ; et il décoiffa l’une des bouteilles apportées par Durtal.

— Il est parfait ! s’exclama le sonneur, en faisant claquer ses lèvres.

— C’est un petit vin de Chinon pas trop débile que j’ai découvert chez un mastroquet auprès du quai, dit Durtal.

— Je vois, reprit-il, après un silence, qu’en effet la tradition s’est conservée depuis Gilles de Rais de crimes inouïs. Je vois qu’il y a eu, dans tous les siècles, des prêtres déchus, qui ont osé commettre les divins forfaits ; mais, à l’heure présente, cela semble tout de même invraisemblable ; d’autant qu’on n’égorge plus des enfants, comme au temps de Barbe-bleue et de l’abbé Guibourg !

— C’est-à-dire que la justice n’explore rien ou plutôt, que l’on n’assassine plus, mais que l’on tue des victimes désignées, par des moyens que la science officielle ignore ; ah ! si les confessionnaux pouvaient parler ! s’écria le sonneur.

— Mais enfin, à quel monde appartiennent les gens qui sont maintenant affiliés au Diable ?

— Aux supérieurs de missionnaires, aux confesseurs de communautés, aux prélats et aux abbesses ; à Rome où est le centre de la magie actuelle, aux plus hauts dignitaires, répondit des Hermies. Quant aux laïques, ils se recrutent dans les classes riches ; cela t’explique comment ces scandales sont étouffés, si toutefois la police les découvre !

Puis, admettons même qu’il n’y ait pas, avant les sacrifices au Diable, de préalables meurtres ; cela se peut dans certains cas ; l’on se borne sans doute à saigner des foetus que l’on fait avorter lorsqu’ils sont mûris à point ; mais ceci n’est qu’un ragoût surérogatoire, qu’un piment ; la grande question, c’est de consacrer l’hostie et de la destiner à un infâme usage ; tout est là ; le reste varie ; il n’y a pas actuellement de rituel régulier pour la messe noire.

— Si bien qu’il faut absolument un prêtre pour célébrer ces messes ?

— Évidemment ; lui seul peut opérer le mystère de la Transsubstantiation. Je sais bien que certains occultistes se prétendent consacrés, comme Saint Paul, par le Seigneur, et qu’ils s’imaginent pouvoir débiter ainsi que de vrais prêtres de véritables messes. C’est tout bonnement grotesque ! — Mais à défaut de messes réelles et d’abbés atroces, les gens possédés par la manie du sacrilège n’en réalisent pas moins le stupre sacré qu’ils rêvent. Ecoute bien cela :

En 1855, il existait, à Paris, une association composée en majeure partie de femmes ; ces femmes communiaient, plusieurs fois par jour, gardaient les Célestes Espèces dans leur bouche, les recrachaient pour les lacérer ensuite ou les souiller par de dégoûtants contacts.

— Tu en es sûr ?

— Parfaitement, ces faits sont révélés par un journal religieux, les Annales de la Sainteté, que l’archevêque de Paris ne put démentir ! J’ajoute qu’en 1874, des femmes furent également embauchées à Paris pour pratiquer cet odieux commerce ; elles étaient payées aux pièces, ce qui explique pourquoi elles se présentaient, chaque jour, dans des églises différentes, à la Sainte Table.

— Et ce n’était rien ! — Tenez, dit, à son tour, Carhaix, qui se leva et tira de sa bibliothèque une brochurette bleue. Voici une revue, datée de 1843, La Voix de la Septaine. elle nous apprend que, pendant vingt-cinq ans, à Agen, une association satanique ne cessa de célébrer des messes noires et meurtrit et pollua trois mille trois cent vingt hosties ! Jamais Monseigneur l’Évêque d’Agen, qui était un bon et ardent prélat, n’osa nier les monstruosités commises dans son diocèse !

— Oui, nous pouvons le dire entre nous, reprit des Hermies, le dix-neuvième siècle regorge d’abbés immondes. Malheureusement, si les documents sont certains, ils sont de preuve difficile à faire ; car aucun ecclésiastique ne se vante de méfaits pareils ; ceux qui célèbrent des messes Déicides se cachent et ils se déclarent dévoués au Christ ; ils affirment même qu’ils le défendent, en combattant, à coups d’exorcismes, les possédés.

C’est même là le grand truc ; ces possédés, ce sont eux-mêmes qui les créent ou qui les développent ; ils s’assurent ainsi, dans les couvents surtout, des sujets et des complices. Toutes les folies meurtrières et sadiques, ils les couvrent alors de l’antique et pieux manteau de l’Exorcisme !

— Soyons justes, ils ne seraient pas complets, s’ils n’étaient pas d’abominables hypocrites, dit Carhaix.

— L’on peut aussi ajouter que l’hypocrisie et l’orgueil sont les plus formidables vices des mauvais prêtres, appuya Durtal.

— Enfin, reprit des Hermies, tout se sait, en dépit des plus adroites précautions, à la longue. Je n’ai parlé jusqu’ici que des associations sataniques locales ; mais il en est d’autres, plus étendues, qui ravagent les Deux Mondes, car — et cela est bien moderne — le Diabolisme est devenu administratif, centralisateur, si l’on peut dire. Il a maintenant des Comités, des sous-comités, une sorte de Curie qui réglemente l’Amérique et l’Europe, comme la Curie d’un Pape.

La plus vaste de ces Sociétés dont la fondation remonte à l’année 1855, c’est la Société des Ré-théurgistes Optimates. Elle se divise, sous une apparente unité, en deux camps : l’un, prétendant détruire l’univers et régner sur ses décombres ; l’autre, rêvant simplement de lui imposer un culte démoniaque dont il serait l’archiprêtre. Cette société siège en Amérique où elle était autrefois dirigée par Longfellow qui s’intitulait grand prêtre du Nouveau Magisme Evocateur ; elle a eu, pendant longtemps, des ramifications en France, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Autriche, jusqu’en Turquie.

Elle est, à l’heure actuelle, ou bien effacée ou même peut-être tout à fait morte ; mais une autre vient de se créer ; elle a pour but, celle-là, d’élire un anti-pape qui serait l’Antéchrist exterminateur. Et je ne vous cite là que deux sociétés, mais combien d’autres plus ou moins nombreuses, plus ou moins secrètes qui, toutes, d’un commun accord, à dix heures du matin, le jour de la Fête du Saint-sacrement, donc, célèbrent à Paris, à Rome, à Bruges, à Constantinople, à Nantes, à Lyon et en Ecosse où les sorciers foisonnent, des messes noires !

Puis, en dehors de ces associations universelles ou de ces assemblées locales, les cas isolés abondent, sur lesquels la lumière si difficilement allumée, clignote. Il y a quelques années, mourut, au loin, dans la pénitence, un certain comte de Lautrec qui faisait don aux églises de statues pieuses qu’il maléficiait pour sataniser les fidèles ? à Bruges, un prêtre que je connais contamine les Saints Ciboires, s’en sert pour apprêter des malengins et des sorts ; enfin, l’on peut, entre tous, citer un cas très net de possession ; c’est le cas de Cantianille qui bouleversa, en 1865, non seulement la ville d’Auxerre, mais encore tout le diocèse de Sens.

Cette Cantianille, placée dans un couvent de Mont-Saint-Sulpice, fut violée, dès qu’elle eut atteint sa quinzième année, par un prêtre qui la voua au diable. Ce prêtre avait été, lui-même, pourri, dès son enfance, par un ecclésiastique qui faisait partie d’une secte de possédés, créée le soir même du jour où fut guillotiné Louis XVI.

Ce qui se passa dans ce couvent où plusieurs nonnes, évidemment exaspérées par l’hystérie, s’associèrent aux démences érotiques et aux rages sacrilèges de Cantianille, rappelle à s’y méprendre les procès de la magie d’antan, les histoires de Gaufredy et de Madeleine Palud, d’Urbain Grandier et de Madeleine Bavent, du jésuite Girard et de La Cadière, des histoires sur lesquelles il y aurait, au point de vue de l’hystéro-épilepsie, d’une part, et du diabolisme, de l’autre, beaucoup à dire. Toujours est-il que Cantianille, renvoyée du couvent, fut exorcisée par un certain prêtre du diocèse, l’abbé Thorey, dont la cervelle ne paraît pas avoir bien résisté à ces pratiques. Ce fut bientôt, à Auxerre, de telles scènes scandaleuses, de telles crises diaboliques, que l’Evêque dut intervenir. Cantianille fut chassée du pays ; l’abbé Thorey fut frappé disciplinairement et l’affaire alla à Rome.

Ce qui est aussi curieux, c’est que l’Evêque, terrifié par ce qu’il avait vu, donna sa démission et se retira à Fontainebleau où il mourut, encore dans l’effroi, deux ans après.

— Mes amis, dit Carhaix qui consulta sa montre, il est huit heures moins le quart ; il faut que je monte dans le clocher pour sonner l’angélus du soir ; ne m’attendez pas, prenez le café ; je vous rejoins dans dix minutes.

Il endossa son costume du Groënland, alluma une lanterne et ouvrit la porte ; une bouffée de vent glacial entra ; des molécules blanches tourbillonnèrent dans le noir.

— Le vent chasse la neige par les meurtrières dans l’escalier, dit la femme ; j’ai toujours peur que Louis n’attrape une fluxion de poitrine par ces temps ; tenez, Monsieur des Hermies, voilà le café ; je vous laisse le soin de le servir ; à cette heure, mes pauvres jambes ne me tiennent plus ; il faut que j’aille les étendre.

— Le fait est, soupira des Hermies, lorsqu’ils lui eurent souhaité une bonne nuit, le fait est qu’elle vieillit joliment, la maman Carhaix ; j’ai beau essayer de la remonter par des toniques, je n’avance point d’un pas ; la vérité, c’est qu’elle est élimée jusqu’à la corde ; elle a monté par trop d’escaliers, dans sa vie, la pauvre femme !

— C’est tout de même curieux ce que tu m’as raconté, dit Durtal ; en somme, dans le moderne, le grand jeu du Satanisme, c’est la messe noire !

— Oui, et l’envoûtement et l’incubat et le succubat dont je te parlerai ou plutôt dont je te ferai parler par un autre plus expert que moi en ces matières. — Messe sacrilège, maléfices et succubat, c’est la véridique quintessence du Satanisme !

— Et ces hosties consacrées dans des offices blasphématoires, quel usage en faisait-on, lorsqu’on ne les déchirait pas ?

— Mais, je te l’ai dit, on les employait à des actes infâmes. Tiens, écoute : — et des Hermies retira de la bibliothèque du sonneur et feuilleta le tome V de la Mystique de Goerres. Voici le bouquet :

« Ces prêtres vont quelquefois, dans leur scélératesse, jusqu’à célébrer la messe avec de grandes hosties qu’ils coupent ensuite au milieu, après quoi, ils les collent sur un parchemin arrangé de la même manière et ils s’en servent ensuite d’une façon abominable pour satisfaire leurs passions. »

— La Sodomie Divine, alors ?

— Dame !

A ce moment, la cloche, mise en branle dans la tour, bôomba. La chambre où se tenait Durtal trembla, se mit, en quelque sorte, à bourdonner. Il semblait que les ondes des sons sortissent des murs ; qu’ils se déroulassent en spirale de la pierre même ; il semblait que l’on fût transféré, en rêve, dans le fond de ces coquillages qui, lorsqu’on les approche de l’oreille, simulent le bruit roulant des vagues. Des Hermies, habitué au vacarme des cloches, ne s’inquiéta que du café, le mit au chaud sur le poêle.

Puis la cloche bôomba, plus lente, le bourdonnement s’éclaircit ; les carreaux des fenêtres, les vitres de la bibliothèque, les verres restés sur la table se turent, n’eurent plus que des sons ténus et aigrelets, que des notes presque surettes.

L’on entendit un pas dans l’escalier. Carhaix rentra, couvert de neige.

— Cristi, mes enfants, ça vente dur ! — Il se secoua, jeta sa défroque sur une chaise, éteignit sa lanterne. — Il m’arrivait par les ouïes de la tour, au travers des lames, des abat-son, des pelletées de neige qui m’aveuglaient ! quel chien d’hiver ! la bourgeoise s’est couchée, bon ; eh bien, mais vous n’avez pas pris votre café ? reprit-il en voyant Durtal qui le servait dans les verres.

Il se rapprocha du poêle, le tisonna, s’essuya les yeux que le grand froid avait remplis de larmes et il but une gorgée de café.

— Maintenant, ça y est ! où en êtes-vous de vos histoires, des Hermies ?

— J’ai terminé le rapide exposé du Satanisme, mais je n’ai pas encore parlé du monstre authentique, du seul maître qui existe réellement, à l’heure présente, de cet abbé défroqué...

— Oh ! fit Carhaix, prenez garde, le nom seul de cet homme porte malheur !

— Bah ! le chanoine Docre, pour l’appeler par son nom, ne peut rien contre nous. J’avoue même que je ne comprends pas bien la terreur qu’il inspire ; mais laissons cela ; je voudrais qu’avant de nous occuper de cet homme, Durtal vît notre ami Gévingey, celui qui paraît le connaître le mieux et le plus à fond.

Une conversation avec lui simplifierait singulièrement les explications que je pourrais ajouter sur le Satanisme, surtout sur les vénéfices et le succubat. Voyons, voulez-vous que nous l’invitions à dîner ici ?

Carhaix se gratta la tête, puis vida la cendre de sa pipe sur son ongle.

— C’est que, dit-il, nous sommes un peu en désaccord ensemble.

— Tiens, pourquoi ?

— Oh ! pas pour des choses graves ; j’ai interrompu ses expériences, ici même, un jour ; mais versez-vous donc un petit verre, Monsieur Durtal, et vous, des Hermies, vous ne buvez pas ; et, tandis qu’en allumant des cigarettes, tous deux flûtaient quelques gouttes d’un cognac à peu près probe, Carhaix reprit :

— Gévingey qui, bien qu’astrologue, est un bon chrétien et un brave homme que je reverrais avec plaisir du reste, a voulu consulter mes cloches.

Ça vous étonne, mais c’est ainsi ; les cloches ont autrefois, dans les sciences défendues, joué un rôle. L’art de prédire l’avenir avec leurs sons est une des branches les plus inconnues et les plus abandonnées de l’occulte. Gévingey a retrouvé des documents et il a voulu les vérifier dans la tour.

— Mais qu’est-ce qu’il faisait ?

— Est-ce que je sais ! Il se posait sous la cloche, au risque de se casser les reins, à son âge, dans les charpentes ; il entrait à moitié dedans, se coiffait, en quelque sorte, jusqu’aux hanches, de ce calice. Et il parlait tout seul et il écoutait les frémissements du bronze répercutant sa voix.

Il m’a causé aussi de l’interprétation des songes, à propos des cloches ; à l’entendre, celui qui, pendant son sommeil, voit des cloches en branle est menacé d’un accident ; si la cloche carillonne, c’est présage de médisance ; si elle tombe, c’est certitude d’ataxie ; si elle se rompt, c’est assurance d’afflictions et de misères. Enfin, il a ajouté, je crois, que lorsque des oiseaux de nuit volent autour d’une cloche éclairée par la lune, l’on peut être sûr qu’un vol sacrilège sera commis dans l’église ou que le curé risque la mort.

Toujours est-il que cette façon de toucher aux cloches, d’entrer dedans, alors qu’elles sont consacrées, de leur prêter des oracles, de les mêler à l’interprétation des songes formellement interdite par le Lévitique, m’a déplu et que je l’ai prié un peu rudement de cesser ce jeu.

— Mais enfin vous n’êtes pas fâchés ?

— Non, je regrette, même, je l’avoue, d’avoir été aussi vif !

— Eh bien, j’arrangerai cela ; j’irai le voir, dit des Hermies, c’est convenu, n’est-ce pas ?

— Convenu.

— Sur ce, nous allons vous laisser coucher, car il faut que vous soyez debout, dès l’aube.

— Oh ! à cinq heures et demie pour l’angélus de six heures et je peux même me recoucher, si je veux, car je n’ai plus après de sonneries avant sept heures trois quarts ; — et encore n’ai-je à lancer que quelques volées pour la messe de M. Le Curé ; ce n’est pas, comme vous le voyez, par trop dur !

— Hum ! fit Durtal, s’il fallait me lever aussi tôt !

— C’est affaire d’habitude. Mais, vous allez bien reprendre, avant de partir, un petit verre. Non ? bien sûr ? Alors, en route ! — Il alluma sa lanterne et ils descendirent, frissonnants, à la queue-leu-leu, dans la spirale glacée de l’escalier noir.



CHAPITRE VI

Le lendemain matin, Durtal se réveilla plus tard que de coutume. Avant même qu’il n’eût ouvert les yeux, il vit, dans un subit éclair de cervelle, défiler la sarabande des sociétés démoniaques dont des Hermies avait parlé. Un tas de clownesses mystiques qui se mettent la tête en bas et prient à pieds joints, se dit-il, en baîllant ! Il s’étira, regarda la fenêtre, aux vitres fleuries de lys en cristaux et de fougères en givre. Il rentra, au plus vite, ses bras dans le lit, s’acagnarda sous ses couvertures.

C’est un bon temps pour rester chez soi et travailler, reprit-il ; je vais me lever et allumer mon feu ; allons, un peu de courage... et... au lieu de rejeter les couvertures, il les ramena plus haut, sous le menton.

— Ah ! je sais bien que ça ne te plaît pas à toi que je fasse la grasse matinée, dit-il, s’adressant à son chat qui, étendu sur la courtepointe, à ses pieds, le regardait fixement avec des yeux très noirs.

Cette bête était affectueuse et câline, mais maniaque et retorse ; elle n’admettait aucune fantaisie, aucun écart, entendait que l’on se levât et que l’on se couchât à la même heure ; et, très nettement elle faisait, lorsqu’elle était mécontente, passer, dans la sombreur de son regard, des nuances irritées, sur le sens desquelles son maître ne se trompait point.

Rentrait-il avant onze heures du soir, elle l’attendait dans le vestibule, à la porte, griffait le bois, miaulait avant même qu’il n’eût pénétré dans la pièce ; puis elle roulait de langoureuses prunelles d’or vert, se frottait contre ses culottes, sautait sur les meubles, se dressait tout debout, simulant le petit cheval qui se cabre, lui envoyait lorsqu’il s’approchait, par amitié, de grands coups de tête ; passé onze heures, elle n’allait plus au-devant de lui, se bornait à se lever alors qu’il arrivait près d’elle, faisait encore le gros dos, mais ne caressait pas ; plus tard encore, elle ne bougeait et elle se plaignait et grognait, s’il se permettait de lui lisser le dessus de la tête ou de lui gratter le dessous du cou.

Ce matin-là, elle s’impatienta de cette paresse, se mit sur son séant, se gonfla, puis s’approcha sournoisement et s’assit à deux pas de la figure de son maître, le dévisageant d’un oeil atrocement faux, lui signifiant qu’il eût à déguerpir, à lui laisser la place chaude.

Amusé par ce manège, Durtal ne bougea, regardant le chat, à son tour. Il était énorme, commun et pourtant bizarre, avec sa robe mi-partie roussâtre comme la cendre du vieux coke et grise comme le poil des balais neufs, avec çà et là de petits floquets blancs tels que ces peluches qui voltigent sur les tisons morts. C’était un très authentique chat de gouttière, haut sur pattes, long, à tête de fauve, très régulièrement strié d’ondes d’ébène qui cerclaient les pattes de bracelets noirs, allongeaient les yeux par deux grands zigzags d’encre.

— Malgré ton caractère de rabat-joie, de vieux garçon monomane et sans patience, tu es tout de même gentil, fit Durtal, d’un ton insinuant, pour l’amadouer ; puis, il y a assez longtemps que je te raconte ce que chacun se tait ; tu es l’évier de mon âme, toi, le confesseur inattentif et indulgent qui approuve, vaguement, sans surprise, les méfaits d’esprit qu’on lui avoue, afin de se soulager, sans qu’il en coûte ! Au fond, c’est là ta raison d’être, tu es l’exutoire spirituel de la solitude et du célibat ; aussi, je te gave d’attentions et de soins ; mais cela n’empêche qu’avec tes bouderies tu ne sois souvent, ainsi que ce matin, par exemple, insupportable !

Le chat continuait de le dévisager, les oreilles toutes droites, cherchant à démêler dans les inflexions de la voix le sens des paroles qu’il écoutait. Il comprit sans doute que Durtal n’était point disposé à sauter du lit, car il s’en fut se réinstaller à son ancienne place, mais, cette fois, en tournant le dos.

— Allons, fit Durtal, découragé, en inspectant sa montre, il faut pourtant que je m’occupe de Gilles de Rais et, d’un bond, il s’élança sur ses culottes, tandis que le chat, brusquement mis debout, galopait sur les couvertures, se pelotonnait, sans plus attendre, dans les draps tièdes.

Quel froid ! — Et Durtal enfila un gilet de tricot, passa dans l’autre pièce, pour allumer du feu :

On gèle, murmurait-il. Heureusement que son logis était facile à chauffer. Il se composait simplement, en effet, d’une entrée, d’un minuscule salon, d’une minime chambre à coucher, d’un cabinet de toilette assez large, le tout, au cinquième, sur une cour très claire, pour 800 francs.

Il était meublé sans aucun luxe ; du petit salon, Durtal avait fait un cabinet de travail, couvert les murs de casiers en bois noir bourrés de livres. Près de la fenêtre, une grande table, un fauteuil en cuir, quelques chaises ; à la place de la glace sur la cheminée, tenant le panneau, du plafond à la toilette revêtue d’une vieille étoffe, il avait cloué un ancien tableau sur bois représentant, dans un paysage tourné, poussé dans les bleus aux gris, dans les blancs aux roux, dans les verts aux noirs, un ermite agenouillé sous une hutte de branchages, près d’un chapeau de cardinal et d’un manteau de pourpre.

Et tout le long de ce tableau dont des parties entières sombraient dans des ténèbres d’oignons brûlés, d’inintelligibles épisodes se déroulaient, empiétant les uns sur les autres, entassant, près du cadre en chêne noir, des figures de Lilliput, dans des maisons de nains. Ici, le Saint, dont Durtal avait vainement cherché le nom, franchissait en barque les boucles d’un fleuve aux eaux métalliques et plates ; là, il déambulait dans des villages grands comme un ongle, puis il disparaissait dans l’ombre de la peinture et on le retrouvait plus haut dans une grotte, en Orient, avec des dromadaires et des ballots ; on le perdait de nouveau de vue et, après un cache-cache plus ou moins court, il surgissait, plus petit que jamais, seul, un bâton à la main, un sac sur le dos, montant vers une cathédrale inachevée, étrange.

C’était un tableau d’un peintre inconnu, d’un vieux Hollandais qui s’était assimilé certaines couleurs, certains procédés des maîtres de l’Italie qu’il avait visitée peut-être.

La chambre à coucher avait un grand lit, une commode à ventre, des fauteuils ; sur la cheminée, une ancienne pendule et des flambeaux de cuivre ; sur les murs, une belle photographie d’un Botticelli du musée de Berlin : une Vierge dolente et robuste, ménagère et contrite, entourée d’anges figurés par de languissants jeunes hommes, tenant des cierges aux cires enroulées comme des câbles, des garçonnes coquettes, aux longs cheveux piqués de fleurs, de dangereux pages, mourant de désirs devant l’Enfant Jésus qui bénit, debout, près de la Vierge.

Puis une estampe de Breughel, gravée par Cook : « les Vierges sages et les Vierges folles », un petit panneau, coupé, au milieu, par un nuage en tire-bouchon, flanqué, aux deux coins, d’anges bouffis sonnant, les manches retroussées, de la trompette, pendant qu’au centre du nuage même, un autre ange, au nombril indiqué sous une indolente robe, un ange sacerdotal et bizarre, déroule une banderole sur laquelle est écrit le verset de l’Evangile : « Ecce sponsus venit, exite obviam ei. »

Et au-dessous de la nuée, d’un côté, les vierges sages, de bonnes Flamandes, sont assises, dévident le lin, tournent, en chantant des cantiques, auprès de lampes allumées, des rouets ; de l’autre, sur l’herbe d’un pré, les Vierges folles, quatre commères en liesse, se tiennent par la main et dansent en rond, tandis que la cinquième joue de la cornemuse et bat la mesure avec son pied, près des lampes vides. Au-dessus de la nuée, les cinq vierges sages mais effilées alors, charmantes et nues, brandissent les lumignons en flammes, montent vers une église gothique où le Christ les fait entrer, cependant que de l’autre côté les vierges folles, nues aussi sous leurs pâles toisons, frappent vainement à la porte close, en tenant d’une main fatiguée des flambeaux morts.

Durtal aimait cette vieille gravure qui avait une senteur de douce intimité dans les scènes du bas et, dans celles du haut, la benoîte naïveté des primitifs ; il y voyait, réunis en quelque sorte, dans un même cadre, l’art d’un Ostade épuré et celui d’un Thierry Bouts.

En attendant que sa grille, dont le charbon craquait et commençait à grésiller comme une friture, devînt rouge, il s’assit devant son bureau et tria ses notes.

— Voyons, se dit-il, en roulant une cigarette, nous en sommes au moment où cet excellent Gilles de Rais commence la recherche du grand oeuvre. Il est facile de se figurer les connaissances qu’il possède sur la manière de transmuer les métaux en or.

L’alchimie était déjà très développée, un siècle avant qu’il ne naquît. Les écrits d’Albert le Grand, d’Arnaud de Villeneuve, de Raymond Lulle, étaient entre les mains des hermétiques. Les manuscrits de Nicolas Flamel circulaient ; nul doute que Gilles, qui raffolait des volumes étranges, des pièces rares, ne les ait acquis ; ajoutons qu’à cette époque, l’édit de Charles V, interdisant, sous peine de la prison et de la mort, les travaux spagiriques et que la bulle Spondent pariter quas non exhibent que le pape Jean XXII fulmina contre les alchimistes, étaient encore en vigueur. Ces oeuvres étaient donc défendues et par conséquent enviables ; il est certain que Gilles les a longuement étudiées, mais de là à les comprendre, il y a loin !

Ces livres constituaient, en effet, le plus incroyable des galimatias, le plus inintelligible des grimoires. Tout était en allégories, en métaphores cocasses et obscures, en emblèmes incohérents, en paraboles embrouillées, en énigmes bourrées de chiffres ! Et en voilà un exemple, se dit-il, en prenant, sur un des rayons de sa bibliothèque, un manuscrit qui n’était autre que celui de l’Asch-Mézareph, le livre du Juif Abraham et de Nicolas Flamel, rétabli, traduit et commenté par Eliphas Lévi.

Ce manuscrit lui avait été prêté par des Hermies qui l’avait découvert, un jour, dans d’anciens papiers.

Il y a, soi-disant, là-dedans, la recette de la pierre philisophale, du grand élixir de quintessence et de teinture. Les figures ne sont pas précisément claires, se dit-il, en feuilletant les dessins à la plume rehaussés en couleur représentant dans une bouteille, sous ce titre : « le coït chimique », un lion vert, la tête en bas dans un croissant de lune ; puis, dans d’autres flacons, c’étaient des colombes, tantôt s’élevant vers le goulot, tantôt piquant une tête vers le fond, dans un liquide noir ou ondulé de vagues de carmin et d’or, parfois blanc et granulé de points d’encre, habité par une grenouille ou une étoile, parfois aussi laiteux et confus ou brûlant en flammes de punch, à la surface.

Eliphas Lévi expliquait de son mieux le symbole de ces volatiles en carafes, mais il s’abstenait de donner la fameuse recette du grand magistère, continuait la plaisanterie de ses autres livres où, débutant sur un ton solennel, il affirmait vouloir dévoiler les vieux arcanes et se taisait, le moment venu, sous l’ineffable prétexte qu’il périrait, s’il trahissait d’aussi rugissants secrets.

Cette bourde, reprise par les pauvres occultistes de l’heure actuelle, aidait à masquer la parfaite ignorance de tous ces gens. En somme, la question est simple, se dit Durtal, en fermant le manuscrit de Nicolas Flamel.

Les philosophes hermétiques ont découvert, — et, après avoir longtemps bafouillé, la science contemporaine ne nie plus qu’ils aient raison ; — ils ont découvert que les métaux sont des corps composés et que leur composition est identique. Ils varient donc simplement entre eux, suivant les différentes proportions des éléments qui les combinent ; on peut, dès lors, à l’aide d’un agent qui déplacerait ces proportions, changer les corps, les uns en les autres, transmuer, par exemple, le mercure en argent et le plomb en or.

Et cet agent c’est la pierre philosophale, le mercure ; — non le mercure vulgaire qui n’est pour les alchimistes qu’un sperme métallique avorté, — mais le mercure des philosophes, appelé aussi le lion vert, le serpent, le lait de la Vierge, l’eau pontique.

Seulement la recette de ce mercure, de cette pierre des sages, n’a jamais été révélée ; — et c’est sur elle que le Moyen Age, que la Renaissance, que tous les siècles, y compris le nôtre, s’acharnent.

Et dans quoi ne l’a-t-on pas cherchée ? Se disait Durtal, en compulsant ses notes : dans l’arsenic, le mercure ordinaire, l’étain ; dans les sels de vitriol, de salpêtre et de nitre ; dans les sucs de la mercuriale, de la chélidoine et du pourpier ; dans le ventre des crapauds à jeun, dans les urines humaines, dans les menstrues et le lait des femmes !

Or, Gilles de Rais devait en être là de ses explorations. Il est bien évident qu’à Tiffauges, seul, sans l’aide d’initiés, il était incapable de tenter utilement des fouilles. A cette époque, le centre hermétique était, en France, à Paris où les alchimistes se réunissaient sous les voûtes de Notre-Dame et étudiaient les hiéroglyphes du charnier des Innocents et le portail Saint-Jacques de la Boucherie sur lequel Nicolas Flamel avait, avant sa mort, écrit en de kabbalistiques emblèmes la préparation de la fameuse pierre.

Le Maréchal ne pouvait se rendre à Paris sans tomber dans les troupes anglaises qui barraient les routes ; il choisit le moyen le plus simple, il appela les transmutateurs les plus célèbres du Midi et les fit amener, à grands frais, à Tiffauges.

D’après les documents que nous possédons, nous le voyons faire construire le fourneau des alchimistes, l’athanor, acheter des pélicans, des creusets et des cornues. Il établit des laboratoires dans l’une des ailes de son château et il s’y enferme avec Antoine de Palerme, François Lombard, Jean Petit, orfèvre de Paris, qui s’emploient, jours et nuits, à la coction du grand oeuvre.

Rien ne réussit ; à bout d’expédients, ces hermétistes disparaissent et c’est alors, à Tiffauges, un incroyable va-et-vient de souffleurs et d’adeptes. Il en arrive de tous les points de la Bretagne, du Poitou, du Maine, seuls ou escortés de noueurs d’aiguillettes et de sorcières. Gilles de Sillé, Roger de Bricqueville, cousins et amis du maréchal, parcourent les environs, rabattent le gibier vers Gilles, tandis qu’un prêtre de sa chapelle, Eustache Blanchet, part en Italie, où les manieurs de métaux abondent.

En attendant, Gilles de Rais, sans se décourager, continue ses expériences qui, toutes, ratent ; il finit par croire que décidément les magiciens ont raison, qu’aucune découverte n’est, sans l’aide de Satan, possible.

Et, une nuit, avec un sorcier arrivé de Poitiers, Jean de la Rivière, il se rend dans une forêt qui avoisine le château de Tiffauges. Il demeure, avec ses serviteurs Henriet et Poitou, sur la lisière du bois où le sorcier pénètre. La nuit est lourde et sans lune ; Gilles s’énerve à scruter les ténèbres, à écouter le pesant repos de la campagne muette ; ses compagnons terrifiés se serrent, l’un contre l’autre, frémissent et chuchotent, au moindre vent. Tout à coup, un cri d’angoisse s’élève. Ils hésitent, s’avancent, en tâtonnant, dans le noir, aperçoivent, en une lueur qui saute, La Rivière, exténué, tremblant, hagard, près de sa lanterne. Il raconte, à voix basse, que le diable a surgi sous la forme d’un léopard, mais qu’il a passé auprès de lui, sans même le regarder, sans rien lui dire.

Le lendemain, ce sorcier prend la fuite, mais un autre arrive. C’est un trompette du nom de du Mesnil. Il exige que Gilles signe de son sang une cédule dans laquelle il s’engage à donner au diable tout ce qu’il voudra, « hormis sa vie et son âme », mais bien que pour aider aux maléfices, Gilles consente à faire chanter dans sa chapelle, à la fête de la Toussaint, l’office des damnés, Satan n’apparaît pas.

Le Maréchal commençait à douter du pouvoir de ses magiciens, quand une nouvelle opération qu’il tenta le convainquit que parfois le démon se montre.

Un évocateur, dont le nom est perdu, se réunit à Tiffauges, dans une chambre, avec Gilles et de Sillé.

Sur le sol, il trace un grand cercle et commande à ses deux compagnons d’entrer dedans.

Sillé refuse ; poigné par une terreur qu’il ne s’explique pas, il se met à frémir de tous ses membres, se réfugie près de la croisée qu’il ouvre, murmure tout bas des exorcismes.

Gilles plus hardi se tient au milieu du cercle ; mais, aux premières conjurations, il frissonne à son tour et veut faire le signe de la croix. Le sorcier lui ordonne de ne pas bouger. A un moment, il se sent saisi à la nuque ; il s’effare, vacille, supplie Notre-Dame la Vierge de le sauver. L’évocateur, furieux, le jette hors du cercle ; il s’élance par la porte, de Sillé, par la fenêtre ; ils se retrouvent en bas, restent béants, car des hurlements se dressent dans la chambre où le magicien opère. « Un bruit d’épées tombant à coups durs et pressés sur une couette » se fait entendre, puis des gémissements, des cris de détresse, l’appel d’un homme qu’on assassine.

Epouvantés, ils demeurent aux écoutes, puis quand le vacarme cesse, ils se hasardent, poussent la porte, trouvent le sorcier étendu sur le parquet, roué de coups, le front fracassé, dans des flots de sang.

Ils l’emportent ; Gilles, plein de pitié, le couche dans son propre lit, l’embrasse, le panse, le fait confesser, de peur qu’il ne trépasse. Il reste quelques jours entre la vie et la mort, finit par se rétablir et il se sauve.

Gilles désespérait d’obtenir du diable la recette du souverain magistère, quand Eustache Blanchet lui annonce son retour d’Italie ; il amène le maître de la magie florentine, l’irrésistible évocateur des démons et des larves, François Prélati.

Celui-là stupéfia Gilles. Il avait à peine vingt-trois ans et il était l’un des hommes les plus spirituels, les plus érudits, les plus raffinés du temps. Qu’avait-il fait avant de venir s’installer à Tiffauges et d’y commencer, avec le Maréchal, la plus épouvantable série de forfaits qui se puisse voir ? Son interrogatoire dans le procès criminel de Gilles ne nous fournit pas des renseignements bien détaillés sur son compte. Il était né dans le diocèse de Lucques, à Pistoie, avait été ordonné prêtre par l’Evêque d’Arezzo. Quelque temps après son entrée dans le sacerdoce, il était devenu l’élève d’un thaumaturge de Florence, Jean de Fontenelle, et il avait souscrit un pacte avec un démon nommé Barron. A partir de ce moment, cet abbé insinuant et disert, docte et charmant, avait dû se livrer aux plus abominables des sacrilèges et pratiquer le rituel meurtrier de la magie noire.

Toujours est-il que Gilles s’éprend de cet homme ; les fourneaux éteints se rallument ; cette pierre des sages que Prélati a vue, flexible, cassante, rouge, sentant le sel marin calciné, ils la cherchent, à eux deux furieusement, en invoquant l’Enfer.

Les incantations demeurent vaines. Gilles, désolé, les redouble ; mais elles finissent par tourner mal ; un jour Prélati manque d’y laisser ses os.

Une après-midi, Eustache Blanchet aperçoit, dans une galerie du château, le Maréchal tout en larmes ; des plaintes de supplicié s’entendent à travers la porte d’une chambre où Prélati évoque le Diable.

— Le Démon est là qui bat mon pauvre François ; je t’en supplie, entre, s’écrie Gilles ; mais Blanchet effrayé refuse. Alors Gilles se décide, malgré sa peur ; il va forcer la porte quand elle s’ouvre et Prélati trébuche, sanglant, dans ses bras. Il put, soutenu par ses deux amis, gagner la chambre du Maréchal où on le coucha ; mais les coups qu’il avait reçus furent si violents qu’il délira ; la fièvre s’accrut. Gilles, désespéré, s’installa près de lui, le soigna, le fit confesser, pleura de bonheur, lorsqu’il ne fut plus en danger de mort.

Ce fait qui se renouvelle du sorcier inconnu et de Prélati, dangereusement blessés, en une chambre vide, dans des circonstances identiques, c’est tout de même étonnant, se disait Durtal.

Et les documents qui relatent ces faits sont authentiques ; ce sont les pièces mêmes du procès de Gilles ; d’autre part, les aveux des accusés, les dépositions des témoins concordent ; et il est impossible d’admettre que Gilles, que Prélati, aient menti, car en confessant ces évocations sataniques, ils se condamnaient, eux-mêmes, à être brûlés vifs.

S’ils avaient encore déclaré que le Malin leur était apparu, qu’ils avaient été visités par des succubes ; s’ils avaient affirmé avoir entendu des voix, senti des odeurs, touché même un corps, l’on pourrait admettre des hallucinations semblables à celles de certains sujets de Bicêtre ; mais, ici, il ne peut y avoir détraquement des sens, visions morbides, car les blessures, la marque des coups, le fait matériel, visible et tangible, est là.

On peut se figurer combien le mystique qu’était Gilles de Rais dut croire à la réalité du diable, après avoir assisté à de pareilles scènes !

Malgré ses échecs, il ne pouvait donc douter — et Prélati, à moitié assommé, devait douter moins encore — que s’il plaisait à Satan, ils trouveraient enfin cette poudre qui les comblerait de richesses et les rendrait même presque immortels, car à cette époque, la pierre philosophale passait non seulement pour transmuer les métaux vils, tels que l’étain, le plomb, le cuivre, en des métaux nobles comme l’argent et l’or, mais encore pour guérir toutes les maladies et prolonger, sans infirmités, la vie jusqu’aux limites jadis assignées aux patriarches.

Quelle singulière science ! ruminait Durtal, en relevant la trappe de sa cheminée et en se chauffant les pieds ; malgré les railleries de ce temps qui, en fait de découvertes, n’exhume que des choses déjà perdues, la philosophie hermétique n’est pas absolument vaine.

Sous le nom d’isométrie, le maître de la chimie contemporaine, Dumas, reconnaît les théories des alchimistes exactes et Berthelot déclare « que nul ne peut affirmer que la fabrication des corps réputés simples soit impossible à priori ».

Puis il y a eu des actes contrôlés, des faits certains. En sus de Nicolas Flamel qui semble bien, en effet, avoir réussi le grand oeuvre, au dix-septième siècle, le chimiste Van Helmont reçoit d’un inconnu un quart de grain de pierre philosophale et, avec ce grain, il transforme huit onces de mercure en or.

A la même époque, Helvétius qui combat le dogme des spagiriques reçoit également d’un autre inconnu une poudre de projection avec laquelle il convertit un lingot de plomb en or. Helvétius n’était pas précisément un jobard et Spinosa qui vérifia l’expérience et en attesta l’absolue véracité n’était cependant, lui non plus, ni un gobe-mouche, ni un béjaune !

Que penser enfin de cet homme mystérieux, de cet Alexandre Sethon qui, sous le nom du cosmopolite, parcourt l’Europe, opérant devant les princes, en public, transformant tous les métaux en or ? Emprisonné par Christian II, électeur de Saxe, cet alchimiste dont le mépris des richesses était avéré, car jamais il ne gardait l’or qu’il créait et il vivait comme un pauvre, en priant Dieu, cet alchimiste supporta, tel qu’un saint, le martyre ; il se laissa battre de verges, percer avec des pointes, refusa de livrer un secret, qu’il prétendait, ainsi que Nicolas Flamel, tenir du Seigneur même !

Et dire qu’à l’heure actuelle, ces recherches se continuent ! Seulement, la plupart des hermétiques renient les vertus médicales et divines de la fameuse pierre. Ils pensent simplement que le grand magistère est un ferment qui, jeté dans les métaux en fusion, produit une transformation moléculaire semblable à celles que les matières organiques subissent lorsque, à l’aide d’une levure, elles fermentent.

Des Hermies, qui connaît ce monde-là, soutient que plus de quarante fourneaux alchimiques sont à présent allumés en France et que dans le Hanovre, dans la Bavière, les adeptes sont plus nombreux encore.

Ont-ils retrouvé l’incomparable secret des anciens âges ? — C’est, malgré certaines affirmations, peu probable, puisque personne ne fabrique par artifice ce métal dont les origines sont si bizarres, si douteuses qu’en un procès qui eut lieu, au mois de novembre 1886, à Paris, entre des bailleurs de fonds et M. Popp, le constructeur des horloges pneumatiques de la ville, des chimistes de l’école des mines, des ingénieurs, déclarèrent à l’audience que l’on pouvait extraire l’or des pierres meulières ; si bien que les murs qui nous abritent seraient placers et que des pépites se cacheraient dans les mansardes !

C’est égal, reprit-il, en souriant, ces sciences-là ne sont pas propices, car il songeait à un vieillard qui avait installé au cinquième étage d’une maison de la rue Saint-jacques un laboratoire d’alchimiste.

Cet homme, nommé Auguste Redoutez, travaillait, toutes les après-midi, à la Bibliothèque Nationale, sur les oeuvres de Nicolas Flamel ; le matin et le soir, il poursuivait près de ses fourneaux la recherche du grand oeuvre.

Le 16 mars de l’an dernier, il sortit de la Bibliothèque avec un voisin de table et lui déclara, en route, qu’il était enfin possesseur du fameux secret. Arrivé dans son cabinet, il jeta des morceaux de fer dans une cornue, fit une projection, obtint des cristaux couleur de sang. L’autre examina les sels et plaisanta ; alors l’alchimiste, devenu furieux, se rua sur lui, le frappa à coups de marteau, dut être garrotté et emporté, séance tenante, à Sainte-Anne.

Au seizième siècle, au Luxembourg, on rôtissait les initiés dans des cages de fer ; le siècle suivant, en Allemagne, on les branchait, vêtus d’une robe de paillons, à des poteaux dorés ; maintenant qu’on leur fiche la paix, ils deviennent fous ! Décidément cela finit tristement, conclut Durtal.

Il se leva pour aller ouvrir la porte, car la sonnette tintait ; il revint avec une lettre apportée par le concierge.

Il l’ouvrit. Qu’est-ce que c’est que cela ? Fit-il étonné, lisant :

« Monsieur,

« Je ne suis ni une aventurière, ni une femme d’esprit se grisant de causeries comme d’autres de liqueurs et de parfums, ni une chercheuse d’aventures. Je suis encore moins une vulgaire curieuse tenant à constater si un auteur a le physique de son oeuvre, ni rien enfin de ce que vous fournirait le champ des suppositions possibles. La vérité c’est que je viens de lire votre dernier roman... »

— Elle y a mis le temps, car voilà plus d’une année qu’il a paru, murmura Durtal.

« ... douloureux comme les battements d’une âme qu’on emprisonne...  »

— Ah zut ! — passons les compliments ; ils portent à faux du reste, comme toujours !

« ... Et maintenant, Monsieur, bien que je pense qu’il y ait infailliblement folie et bêtise à vouloir réaliser un désir, voulez-vous qu’une de vos soeurs en lassitude vous rencontre, un soir, à l’endroit que vous désignerez, après quoi, nous retournerons, chacun, dans notre intérieur, dans l’intérieur des gens destinés à tomber parce qu’ils ne sont pas placés dans l’alignement. Adieu, monsieur, soyez assuré que je vous tiens pour quelqu’un dans ce siècle de sous effacés.

« Ignorant si ce billet aura une réponse, je m’abstiens de me faire connaître. Ce soir, une bonne passera chez votre concierge, et demandera s’il y a une réponse au nom de Mme Maubel. »

— Hum ! fit Durtal, en repliant la lettre. Je la connais, celle-là ; ce doit être une de ces très anciennes dames qui placent des lots oubliés de caresses, des warrants d’âme ! quarante-cinq ans, pour le moins ; sa clientèle se compose ou de petits jeunes gens toujours satisfaits, s’ils ne payent point, ou de gens de lettres, peu difficiles à contenter, car la laideur des maîtresses, dans ce monde-là, est proverbiale ! — A moins que ce ne soit une simple mystification ; — mais de qui ? Et dans quel but ? Puisque je ne connais plus maintenant personne !

Dans tous les cas, il n’y a qu’à ne pas répondre.

Mais, malgré lui, il rouvrit cette lettre. Voyons, qu’est-ce que je risque ? se dit-il ; si cette dame veut me vendre un trop vieux coeur, rien ne m’oblige à l’acquérir ; j’en serai quitte pour aller à un rendez-vous.

Oui, mais où le lui fixer ce rendez-vous ? Ici, non ; une fois chez moi, l’affaire se complique, car il est plus difficile de mettre une femme à la porte que de la lâcher dans un coin de rue. Si je lui indiquais justement l’angle de la rue de Sèvres et de la rue de la Chaise, le long du mur de l’Abbaye-aux-bois ; c’est solitaire et puis c’est à deux pas d’ici. Voyons, commençons d’abord par lui répondre, mais vaguement, sans indiquer de lieu précis ; nous résoudrons cette question-là, plus tard, après sa réponse. Et il écrivit une lettre dans laquelle il parlait, lui aussi, de sa lassitude d’âme, déclarait cette entrevue inutile, car il n’attendait plus rien, ici-bas, d’heureux.

Je vais ajouter que je suis souffrant, cela fait toujours bien et puis ça peut excuser, au besoin, des défaillances, se dit-il, en roulant une cigarette.

Là, ça y est ; — ce n’est pas bien encourageant pour elle... oh ! et puis... Voyons, quoi encore ? — Eh ! Pour éviter le futur crampon, je ne ferai pas mal de lui laisser entendre aussi qu’une liaison sérieuse et soutenue avec moi n’est pas, pour des raisons de famille, possible, et en voilà assez pour une fois...

Il plia sa lettre et griffonna l’adresse.

Puis il la tint entre ses doigts et réfléchit. Décidément c’est une bêtise de répondre ; est-ce qu’on sait ? Est-ce qu’on peut prévoir dans quels guêpiers mènent ces entreprises ? Il savait pourtant bien que, quelle qu’elle soit, la femme est un haras de chagrins et d’ennuis. Si elle est bonne, elle est souvent par trop bête, ou alors elle n’a pas de santé ou bien encore elle est désolamment féconde, dès qu’on la touche. Si elle est mauvaise, l’on peut s’attendre, en plus, à tous les déboires, à tous les soucis, à toutes les hontes. Ah ! quoi qu’on fasse, on écope !

Il se régurgita les souvenirs féminins de sa jeunesse, se rappela les attentes et les mensonges, les carottes et les cocuages, l’impitoyable saleté d’âme des femmes encore jeunes ! Non, décidément, ce n’est plus de mon âge, ces choses-là. — Oh ! et puis, pour ce que j’ai besoin maintenant des femmes !

Mais, malgré tout, cette inconnue l’intéressait. Qui sait ? elle est peut-être jolie ? elle est peut-être aussi, par extraordinaire, pas trop rosse ; rien ne coûte de vérifier. Et il relut la lettre. Il n’y a pas de fautes d’orthographe ; — l’écriture n’est point commerciale ; les idées sur mon livre sont médiocres, mais, dame, on ne peut pas lui demander de s’y connaître ! — ça sent discrètement l’héliotrope, reprit-il, en flairant l’enveloppe.

Eh ! au petit bonheur ! Et en descendant pour déjeuner, il déposa sa réponse chez le concierge.