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Là-bas (1891)

blue  Chapitre I-III.
blue  Chapitre IV-VI.
blue  Chapitre VII-IX.
blue  Chapitre X-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.
blue  Chapitre XVII-XIX.
blue  Chapitre XX-XXII.

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CHAPITRE VII

Si cela continue, je vais finir par délirer, murmurait Durtal, assis devant sa table. Il parcourait à nouveau les lettres que depuis huit jours il recevait de cette femme. Il avait affaire à une infatigable épistolière qui ne lui laissait même pas le temps de se retourner, depuis qu’elle avait commencé ses travaux d’approche.

Sapristi, se dit-il, tâchons de nous récupérer. Après cette missive peu engageante que je lui écrivis en réponse à son premier billet, elle m’envoie, séance tenante, cette épître :

« Monsieur,

« Cette lettre est un adieu ; si j’avais la faiblesse de vous en adresser d’autres, elles seraient monotones comme l’éternel ennui que j’éprouve. N’ai-je pas eu, du reste, le meilleur de vous-même, dans ce billet de teinte indécise qui m’a, pour un instant, secouée de ma léthargie ? Comme vous, monsieur, je sais, hélas ! Que rien n’arrive et que nos jouissances les plus certaines sont encore celles que l’on rêve. Aussi, malgré ma fiévreuse envie de vous connaître, je craindrais tout autant que vous qu’une rencontre fût pour tous deux la source de regrets auxquels il ne faut pas volontairement nous exposer...  »

Puis voilà qui atteste la parfaite inutilité de cet exorde, c’est la fin de cette lettre :

« Si la fantaisie vous prenait de m’écrire, vous pouvez m’adresser sûrement vos lettres, sous le nom de Mme H. Maubel, poste restante, rue Littré. Je passerai, lundi, à la poste. Si vous souhaitiez que nous en restions là — ce qui me peinerait fort — vous me le diriez bien franchement, n’est-ce pas ? »

Ce sur quoi, j’ai été assez godiche pour rédiger un poulet ni chair ni poisson, marmiteux et emphatique comme était ma première épître ; sous mes reculs que déniaient de furtives avances, elle a fort bien compris que j’amorçais.

Sa troisième épistole le prouve :

« Ne vous accusez jamais, Monsieur (j’ai retenu un nom plus doux qui me venait aux lèvres), d’être impuissant à me donner des consolations. Mais, dites, si las, si désabusés, si revenus de tout que nous soyons, laissons quelquefois nos âmes se parler bas, bien bas, comme je vous ai parlé, cette nuit, car ma pensée va désormais vous suivre obstinément...  »

Et il y en a quatre pages de cet acabit, fit-il, en tournant les feuillets, mais celle-ci est mieux :

« Ce soir seulement, mon ami inconnu, un mot. J’ai passé une journée horrible, les nerfs en révolte, criant presque de souffrance et cela pour des riens qui se renouvellent cent fois par jour ; pour une porte qui claque, pour une voix rude ou mal timbrée qui, de la rue, monte chez moi ; à d’autres heures, mon insensibilité est telle que la maison brûlât-elle, je ne bougerais même pas. Vais-je vous envoyer cette page de lamentations comiques ? ah ! la douleur, quand on n’a pas le don de la pouvoir habiller superbement, de la transformer en pages littéraires ou musicales qui pleurent magnifiquement, le mieux serait de n’en pas parler.

« Je vais vous dire bonsoir tout bas, ayant comme au premier jour le troublant désir de vous connaître et me défendant de toucher à ce rêve, de peur de le voir s’évanouir. Ah oui, vous l’avez bien écrit l’autre fois, pauvres, pauvres nous ! — bien pauvres, en effet, bien misérables, ces âmes peureuses que toute réalité effraye, à ce point qu’elles n’oseraient pas affirmer que la sympathie dont elles sont prises tiendrait debout devant celui ou celle qui l’a fait naître. Et cependant, malgré ce beau raisonnement, il faut que je vous avoue... non, non, rien ; devinez, si vous pouvez, et pardonnez-moi aussi cette banale lettre ou plutôt lisez entre les lignes ; peut-être y trouverez-vous un peu de mon coeur et beaucoup de ce que je tais.

« Voilà une sotte lettre toute remplie de moi ; qui se douterait que je n’ai pensé qu’à vous, en l’écrivant ? »

Jusqu’ici, ça allait encore bien, se disait Durtal. Cette femme était au moins curieuse. Et quelle singulière encre, reprit-il, regardant cette écriture d’un vert myrte mais délayé, très pâle, et détachant avec l’ongle la poudre encore attachée aux jambages des lettres, de la poudre de riz parfumée à l’héliotrope.

— Elle doit être blonde, poursuivit-il, examinant la nuance de cette poudre, car ce n’est pas la nuance rachel des femmes brunes. Mais voilà où tout se gâte. Mû par je ne sais quelle folie, je lui envoie une missive plus contournée, plus pressante. Je la tisonne en m’attisant moi-même dans le vide et je reçois aussitôt cette autre épître :

« Que faire ? Je ne veux ni vous voir, ni anéantir ma folle envie de vous rencontrer qui prend des proportions qui m’atterrent. Hier soir, malgré moi, votre nom qui me brûlait est sorti de mes lèvres. Mon mari, l’un de vos admirateurs pourtant, paraissait un peu humilié de cette préoccupation qui, du reste, m’absorbait et faisait courir en moi d’insoutenables frissons. Un de nos amis communs — car pourquoi ne pas vous le dire, nous nous connaissons, si l’on peut appeler se connaître s’être vus dans le monde ; — un de vos amis est donc venu et il a déclaré qu’il était franchement amoureux de vous. J’étais dans un état si exaspéré que je ne sais ce que je fusse devenue, sans le secours inconscient d’une personne qui prononça, à point nommé, le nom d’un être si grotesque que je ne l’entends jamais sans rire. Adieu, vous avez raison, je me dis que je ne veux plus vous écrire et je fais tout le contraire.

« A vous, comme il ne se pourrait pas que je le fusse, en réalité, sans nous briser tous les deux. »

Puis sur une réponse en ignition, ce dernier billet porté, en courant, par une bonne :

« Ah ! si je ne me sentais prise d’une peur qui va jusqu’à l’effarement ; — et cette peur, avouez que vous l’avez autant que moi-même, — comme je volerais vers vous ! non, vous ne pouvez entendre les mille entretiens dont mon âme fatigue la vôtre ; tenez, il y a, dans ma triste vie, des heures où la démence me gagne. Jugez-en plutôt. Ma nuit entière s’était passée à vous appeler avec fureur ; j’en avais pleuré d’exaspération. Ce matin, mon mari entre dans ma chambre ; j’avais les yeux en sang ; je me mets à rire comme une folle et quand je puis parler, je lui dis : que penseriez-vous d’une personne qui, questionnée sur sa profession, répondrait : je suis succube en chambre. — Ah ! ma chère, vous êtes bien malade, me fut-il répondu. — Plus que vous ne pensez, répliquai-je. — Mais de quoi viens-je vous entretenir, mon cher douloureux, dans l’état où vous êtes vous-même ; votre lettre m’a bouleversée, bien que vous accusiez votre mal avec une certaine brutalité qui a fait jouir mon corps, en éloignant un peu mon âme. — Ah ! tout de même, si ce que nous rêvons pouvait être !

« Ah ! dites un mot, un mot, un seul, mais un mot de vos lèvres ; il ne se peut pas qu’aucune de vos lettres tombe dans des mains autres que les miennes. »

Oui, eh bien, ça ne devient pas drôle, conclut Durtal, en repliant la lettre. Cette femme est mariée et à un homme qui me connaît, paraît-il. Quel aria ! Mais, qui diable ça peut-il être ? Vainement, il recensait les soirées où il s’était autrefois rendu. Il ne voyait aucune femme qui pût lui adresser de telles déclarations. Et cet ami commun ? Mais je n’ai plus d’amis, sinon des Hermies. Tiens, il faudra que je tâche de savoir quelles personnes il a fréquentées, dans ces derniers temps — mais il en voit, en sa qualité de médecin, des masses ! Et puis comment lui expliquer la chose ?

Lui raconter l’aventure ? Il se fichera de moi et me démolira d’avance l’imprévu de cette histoire !

Et Durtal s’irrita, car il se passait en lui un phénomène vraiment incompréhensible. Il ardait pour cette inconnue, était positivement hanté par elle. Lui, qui avait, depuis des années, renoncé à toutes les liaisons charnelles, qui se contentait, alors que les étables de ses sens s’ouvraient, de mener le dégoûtant troupeau de son péché dans des abattoirs où les bouchères d’amour l’assommaient d’un coup, il en venait à croire, contre toute expérience, contre tout bon sens, qu’avec une femme passionnée comme celle-là semblait l’être, il éprouverait des sensations quasi surhumaines, des détentes neuves ! — Et il se la figurait telle qu’il l’eût voulue, blonde et dure de chairs, féline et ténue, enragée et triste ; et il la voyait, arrivait à une telle tension de nerfs que ses dents craquaient.

Depuis huit jours, dans la solitude où il vivait, il en rêvait, tout éveillé, incapable d’aucun travail, inapte même à lire, car l’image de cette femme s’interposait entre les pages.

Il tenta de se suggérer des visions ignobles, de s’imaginer cette créature à des moments de détresse corporelle, s’enfonça dans des hallucinations d’ordures, mais ce procédé qui lui réussissait naguère, alors qu’il enviait une femme dont la possession était impossible, échoua complètement ; il ne put s’imaginer son inconnue, en quête de bismuth ou de linge ; elle n’apparaissait que mélancolique et cabrée, éperdue de désirs, le fourgonnant avec ses yeux, l’insurgeant de ses mains pâles !

Et c’était incroyable, cette canicule exaspérée flambant tout à coup, dans un novembre de corps, dans une Toussaint d’âme ! Usé, vanné, sans désirs véritables, tranquille, à l’abri des crises, presque impuissant ou plutôt s’oubliant lui-même depuis des mois, il renaissait, et cela, fouetté dans le vide, par le mystère de folles lettres !

— Ah çà ! mais en voilà assez, se cria-t-il, en frappant d’un coup de poing la table.

Il empoigna son chapeau et fit claquer la porte. Attends, je vais t’en ficher moi, de l’idéal ! Et il courut chez une prostituée qu’il connaissait dans le quartier Latin.

Je suis depuis trop longtemps sage, murmurait-il en marchant, c’est sans doute pour cela que je divague !

Il trouva cette femme chez elle — et ce fut atroce. C’était une belle brune qui sortait d’une face avenante des yeux en fête et des dents de loup. Haute en chair, habile, elle effondrait les moelles, granulait les poumons, démolissait, en quelques tours de baisers, les reins.

Elle lui reprocha d’être resté si longtemps sans venir, le cajola, l’embrassa ; mais il se sentait triste et haletant, gêné, sans convoitises authentiques ; il finit par s’abattre sur une couche et il subit, énervé jusqu’à crier, le laborieux supplice des échinantes dragues.

Jamais il n’avait plus exécré la chair, jamais il ne s’était senti plus répugné, plus las, qu’au sortir de cette chambre ! Il déambula, au hasard, par la rue Soufflot et l’image de l’inconnue l’obséda, plus irritante, plus tenace.

Je commence à comprendre les hantises du succubat, se dit-il ; je vais essayer de l’exorcisme des bromes. Ce soir, j’avalerai un gramme de bromure de potassium ; cela m’assagira les sens. Mais il se rendait compte que la question charnelle n’était que subsidiaire, qu’elle n’était qu’une conséquence d’un état imprévu d’âme.

Oui, il y avait, en lui, autre chose qu’un trouble génésique, qu’une explosion des sens ; c’était dévié, cette fois sur une femme, cet élan vers l’informulé, cette projection vers les là-bas qui l’avait récemment soulevé, dans l’art ; c’était ce besoin d’échapper par une envolée au train-train terrestre. Ce sont des sacrées études hors du monde, ces pensées cloîtrées dans des scènes ecclésiastiques et démoniaques qui m’ont ainsi détraqué, se dit-il. Et il voyait juste, dans ce travail opiniâtre où il se confinait ; toute l’efflorescence d’un mysticisme inconscient, laissé jusqu’alors en friche, partait en désordre à la recherche d’une atmosphère nouvelle, en quête de délices ou de douleurs neuves !

Et tout en marchant il récapitula ce qu’il savait de cette femme ; mariée, blonde, à l’aise, puisqu’elle faisait chambre à part et avait une bonne, demeurant dans le quartier puisqu’elle allait chercher ses lettres à la poste de la rue Littré, s’appelant, en admettant que l’initiale dont elle précédait le nom de Maubel dans ses lettres fût exacte, Henriette ou Hortense, Honorine, Hubertine ou Hélène.

Puis quoi ? Elle devait fréquenter le monde des artistes puisqu’elle l’avait rencontré et qu’il n’allait plus, depuis des années, dans les salons bourgeois ; elle était enfin d’un catholicisme maladif, ce mot de succube, inusité chez les profanes, l’attestait ; et c’était tout ! Restait ce mari qui, pour peu qu’il fût sagace, devait se douter de leur liaison, puisque, d’après ses propres aveux, elle dissimulait mal l’obsession dont elle était elle-même atteinte.

Au fond, ce que j’ai eu tort de m’emballer ! car, moi aussi, j’ai écrit d’abord pour m’amuser des lettres phosphorées, pimentées de poussière de buprestes et de cantharides, puis j’ai fini par m’hystériser pour tout de bon ; — nous avons soufflé, à tour de rôle, sur de vieilles braises qui maintenant rougeoient ; décidément ça finit mal de vouloir se monter mutuellement le coup, car son cas à elle doit être le même que le mien, si j’en juge par les épîtres passionnées qu’elle adresse.

Que faire ? continuer à se tendre ainsi en pleine brume ? Non, par exemple ; mieux vaut en finir, la voir et si elle est jolie coucher avec ; j’aurai la paix au moins. Si je lui écrivais sincèrement, là, une bonne fois ; si je lui fixais un rendez-vous ?

Il regarda autour de lui. Il se trouvait, sans même savoir comment il y était venu, dans le jardin des plantes ; il s’orienta, se rappela qu’il existait un café du côté du quai et il s’y rendit.

Il voulut se contraindre à rédiger une lettre tout à la fois ardente et ferme ; mais la plume lui tremblait dans les doigts. Il écrivit au galop, avoua qu’il regrettait de n’avoir pas tout d’abord consenti au rendez-vous qu’elle proposait et, s’effrénant, il cria : il faut pourtant que nous nous voyions ; songez au mal que nous nous faisons, en nous aguichant ainsi dans l’ombre, songez au remède qui existe, ma pauvre amie, je vous en prie...

Et il indiquait un rendez-vous. Là, il s’arrêta. Réfléchissons, se dit-il, je ne veux pas qu’elle débarque chez moi, c’est trop dangereux ; alors le mieux serait, sous prétexte de lui offrir un verre de porto et un biscuit, de la conduire chez Lavenue qui est en même temps qu’un café-restaurant un hôtel. Je ferais préparer une chambre ; ce serait moins dégoûtant que le cabinet particulier ou que le vulgaire garni des passes ; dans ce cas-là, mettons au lieu du coin de la rue de la Chaise la salle des départs de la gare Montparnasse souvent déserte. Là, ça y est. Il gomma l’enveloppe, éprouva comme une détente. Ah ! j’oubliais ; garçon, le Bottin de Paris !

Il chercha le nom de Maubel, se demandant si par hasard ce nom ne serait pas exact ; c’est peu probable qu’elle se fasse adresser sa correspondance à la poste sous son vrai nom, se dit-il, mais elle paraît si exaltée, si imprudente qu’avec elle tout est possible ! D’autre part, j’ai bien pu la rencontrer dans le monde sans avoir jamais su comment elle s’appelle ; voyons :

Il trouva un Maubé et un Maubec mais pas de Maubel. En somme, cela ne prouve rien, fit-il, en refermant le dictionnaire. Il sortit, jeta sa lettre dans une boîte. Ce qui est embêtant, dans tout cela, reprit-il, c’est le mari ; ah ! et puis zut, je ne lui prendrai pas sans doute pour longtemps sa femme !

Il eut l’idée de rentrer chez lui, puis il se rendit compte qu’il ne travaillerait pas, qu’il retomberait, tout seul, dans ses phantasmes. Si je montais chez des Hermies, oui, c’est son jour de consultation, c’est une idée.

Il hâta le pas, arriva rue Madame, sonna à un entresol. La femme de ménage ouvrit ; ah bien, Monsieur Durtal, il est sorti, mais il va rentrer ; si vous voulez l’attendre ?

— Mais êtes-vous bien sûre qu’il doive rentrer ?

— Oui, même qu’il devrait être déjà revenu, fit-elle, en ranimant le feu.

Dès qu’elle se fut retirée, Durtal s’assit, puis s’ennuyant, il alla feuilleter les bouquins qui s’entassaient sur des rayons, comme chez lui, le long des murs.

Il en a tout de même de curieux, des Hermies, murmura-t-il, en ouvrant un très ancien livre. En voilà un qui se fût adapté, il y a quelques siècles, à mon cas : Manuale Exorcismorum. — Ah fichtre, c’est un Plantin ! — et qu’est-ce qu’il raconte ce Manuel à l’usage des Possédés ?

Tiens, il renferme des adjurations bizarres. En voici pour les énergumènes et les envoûtés ; en voilà contre les philtres d’amour et contre la peste ; il y en a aussi contre les sorts jetés aux comestibles ; il y en a même qui objurguent le beurre et le lait de ne pas tourner !

C’est égal, ils mettaient le Diable à toutes les sauces dans le bon temps. Et ça, qu’est-ce que c’est ? Il tenait en main deux petits volumes à tranches cramoisies, reliés en veau fauve. Il les ouvrit, regarda le titre, c’était l’anatomie de le Messe, par Pierre du Moulin, avec cette date : Genève, 1624.

C’est peut-être intéressant. Il alla se chauffer les pieds, parcourut l’un de ces tomes, du bout des doigts. Hé ! fit-il, mais c’est très bien !

Il était question dans la page qu’il lisait du sacerdoce. L’auteur affirmait que nul ne devait exercer la prêtrise, s’il n’était sain de corps ou s’il était amputé d’un membre, et, se demandant à ce propos si un homme châtré pouvait être ordonné prêtre, il se répondait : « non, à moins qu’il ne porte sur soi, réduites en poudre, les parties qui lui défaillent. »

Il ajoutait cependant que le Cardinal Tolet n’admettait pas cette interprétation qui était néanmoins adoptée par tous.

Durtal poursuivit, égayé, cette lecture. Maintenant du Moulin se consultait sur le point de savoir s’il y avait lieu d’interdire les abbés ravagés par la luxure. Et il se citait, en réponse, la mélancolique glose du Canon Maximianus qui, dans sa distinction 81, soupire : « On dit communément que nul ne doit être déposé de sa charge pour fornication, vu que peu se trouvent qui soient exempts de ce vice. »

— Tiens, te voilà, dit des Hermies qui entra. Qu’est-ce que tu lis ? l’Anatomie de la Messe, c’est un mauvais livre de protestant ! Je suis harassé, reprit-il, en jetant son chapeau sur une table. Oh ! mon ami, quelles brutes que tous ces gens ! et, comme un homme qui en a gros sur le coeur, il se débonda :

— Oui, je viens d’assister à une consultation de ceux que les journaux qualifient de « princes de la science ». J’ai subi, pendant un quart d’heure, les avis les plus divers. Tous convenaient cependant que mon malade était perdu ; ils ont fini par s’entendre et par torturer inutilement ce malheureux, en prescrivant les moxas !

J’ai timidement fait observer qu’il serait plus simple de chercher un confesseur et d’endormir ensuite les souffrances du moribond avec des injections répétées de morphine. Si tu avais vu leurs têtes ! c’est tout juste s’ils ne m’ont pas traité de calotin.

Ah ! elle est bien la science contemporaine ! Tout le monde découvre une maladie nouvelle ou perdue, tambourine une méthode oubliée ou neuve et personne ne sait rien ; au reste, quand bien même l’on ne serait pas le dernier des ignares, à quoi cela servirait-il puisque la pharmacie est tellement sophistiquée qu’aucun médecin ne peut être sûr que ses ordonnances sont maintenant exécutées à la lettre ? Un exemple entre autres : à l’heure actuelle, le sirop de pavot blanc, le diacode de l’ancien codex, n’existe plus ; on le fabrique avec de l’opium et du sirop de sucre, comme si c’était la même chose !

Nous en sommes arrivés à ne plus doser les substances, à prescrire des remèdes tout faits, à nous servir de ces surprenantes spécialités qui encombrent les quatrièmes pages des feuilles. C’est le petit bonheur de la maladie, la médecine égalitaire pour tous les cas ; quelle honte et quelle bêtise !

Non, ce n’est pas pour dire, mais la vieille thérapeutique qui se basait sur l’expérience valait mieux ; elle savait au moins que les remèdes ingérés sous forme de pilules, de granules, de bols, étaient infidèles, et elle ne les prescrivait qu’à l’état liquide ! Puis maintenant, chaque médecin se spécialise ; les oculistes ne voient que les yeux et pour les guérir, ils empoisonnent tranquillement le corps. Ce qu’avec leur pilocarpine, ils ont détruit pour jamais la santé des gens ! D’autres traitent les affections cutanées, refoulent des eczémas chez des vieillards qui deviennent, aussitôt guéris, gâteux ou fous. Il n’y a plus aucun ensemble ; on s’attaque à une partie au détriment des autres ; c’est le gâchis ! Maintenant aussi mes honorables confrères pataugent, s’engouent de médications qu’ils ne savent même pas employer. Tiens, l’antipyrine, pour en citer une ; c’est un des seuls produits vraiment actifs que les chimistes aient depuis longtemps trouvés. Eh bien, quel est le docteur qui sait qu’appliquée en compresse avec les eaux iodurées, froides de Bondonneau, l’antipyrine lutte contre ce mal réputé incurable, le cancer ? — Et si cela semble invraisemblable, c’est vrai pourtant !

— Au fond, dit Durtal, tu crois que les anciens thérapeutes guérissaient mieux ?

— Oui, car ils connaissaient merveilleusement les effets de remèdes immuables et préparés sans dols. Il est bien évident néanmoins que lorsque le vieux Paré préconisait la médecine des sachets, ordonnait à ses clients de porter des médicaments secs et pulvérisés dans un petit sac dont la forme variait, suivant la nature des maladies à joindre, affectait la forme d’une coiffe pour la tête, d’une cornemuse pour l’estomac, d’une langue de boeuf pour la rate, il n’obtenait probablement pas des résultats bien vifs ! Sa prétention de traiter les gastralgies par des appositions de poudre de rose rouge, de corail et de mastic, d’absinthe et de menthe, de noix muscade et d’anis est pour le moins controuvée ; mais il avait aussi d’autres systèmes, et souvent il guérissait, parce qu’il possédait la science des simples qui est maintenant perdue !

La médecine actuelle lève les épaules lorsqu’on lui parle d’Ambroise Paré ; elle a beaucoup fait de gorges chaudes aussi lorsqu’on citait le dogme des alchimistes, affirmant que l’or domptait des maux ; ce qui n’empêche que maintenant l’on se sert, à doses altérantes, de la limaille et des sels de ce métal. On use de l’arséniate d’or dynamisé contre les chloroses, du muriate contre la syphilis, du cyanure contre l’aménorrhée et les scrofules, du chlorure de sodium et d’or contre les vieux ulcères !

Non, je t’assure, c’est dégoûtant d’être médecin, car j’ai beau être docteur ès sciences et avoir roulé dans les hôpitaux, je suis très inférieur à d’humbles herboristes de campagne, à des solitaires, qui en connaissent — et cela je le sais — bien plus long que moi !

— Et l’homoeopathie ?

— Oh ! elle a du mauvais et du bon. Elle aussi pallie sans guérir, réprime parfois les maladies, mais pour les cas graves et aigus, elle est débile, — tout autant que la doctrine Matteï qui est radicalement impuissante, alors qu’il s’agit de conjurer d’impérieuses crises !

Mais elle est utile, celle-là, comme moyen dilatoire, comme médication d’attente, comme intermède. Avec ses produits qui purifient le sang et la lymphe, avec son antiscrofoloso, son angiotico, son anticanceroso, elle modifie quelquefois des états morbides sur lesquels les autres méthodes échouent ; elle permet, par exemple, à un malade éreinté par l’iodure de potassium de patienter, de gagner du temps, de se reconstituer, pour pouvoir recommencer à boire sans danger l’iodure !

J’ajoute que les douleurs fulgurantes si rebelles même aux chloroformes et aux morphines, cèdent souvent à une application d’électricité verte. Tu me demanderas peut-être avec quels ingrédients cette électricité liquide se fabrique ? Je te répondrai que je n’en sais absolument rien. Matteï prétend qu’il a pu fixer dans ses globules et ses eaux les propriétés électriques de certaines plantes ; mais il n’a jamais livré sa recette ; il peut donc raconter les histoires qui lui conviennent. Ce qui est, en tout cas, curieux, c’est que cette médecine imaginée par un comte, catholique et romain, est surtout suivie et propagée par les pasteurs protestants dont l’originelle niaiserie se solennise dans les incroyables homélies qui accompagnent leurs essais de cure. Au fond, tout bien considéré, ces systèmes-là, c’est de la blague ! — La vérité c’est qu’en thérapeutique on marche à l’aventure ; néanmoins avec un peu d’expérience et beaucoup de veine, l’on parvient quelquefois à ne pas trop dépeupler les villes. Voilà, mon bon ; et à part cela, qu’est-ce que tu deviens ?

— Moi, rien ; mais c’est à toi qu’il faut le demander ; car voici plus de huit jours que je ne t’ai vu.

— Oui, pour l’instant, les malades foisonnent et je fais des courses ; à propos, je suis allé voir Chantelouve qui est repris par un accès de goutte ; il se plaint de ton absence et sa femme dont j’ignorais l’admiration pour tes livres, pour ton dernier roman surtout, n’a cessé de me parler et d’eux et de toi. Pour une personne d’habitude si réservée, elle m’a paru joliment emballée sur ton compte, Mme Chantelouve ! — Eh bien, quoi ? fit-il, stupéfié, regardant Durtal qui devenait rouge.

— Rien, ah voyons, j’ai à faire ; il faut que je parte, bonsoir.

— Ah çà, tu as quelque chose ?

— Mais non, rien, je t’assure.

— Ah ! — Regarde, reprit des Hermies qui ne voulut point insister, et il lui montra en le reconduisant, un superbe gigot, pendu dans la cuisine, près de la fenêtre.

Je le mets dans les courants d’air, pour qu’il soit demain rassis ; nous le mangerons, avec l’astrologue Gévingey, chez Carhaix ; mais comme il n’y a que moi qui sache la manière de faire bouillir un gigot à l’anglaise, je le préparerai et n’irai par conséquent pas chez toi, pour te prendre. Tu me retrouveras, déguisé en cuisinière, dans la tour.

Une fois dehors, Durtal respira. — Ah çà, il rêvait ; l’inconnue serait la femme de Chantelouve ! — non, ce n’était pas possible ! Jamais elle n’avait fait la moindre attention à lui ; elle était très silencieuse et très froide ; c’était improbable et pourtant, pourquoi aurait-elle ainsi parlé à des Hermies ?

Mais enfin, si elle avait voulu le voir, elle l’aurait attiré chez elle puisqu’ils se connaissaient ; elle n’aurait pas entamé cette correspondance sous le pseudonyme d’H. Maubel.

H, se dit-il, tout à coup ; mais Mme Chantelouve a ce nom garçonnier qui lui va bien : Hyacinthe ; elle demeure rue de Bagneux, une rue qui n’est pas éloignée de la poste de la rue Littré ; elle est blonde, elle a une bonne, elle est très catholique, c’est elle !

Et, coup sur coup, presque en même temps, il éprouva deux sensations absolument distinctes.

D’abord, une désillusion, car son inconnue lui plaisait mieux. Jamais Mme Chantelouve ne réaliserait l’idéal qu’il s’était forgé, les traits gingembrés, bizarres, qu’il s’était peints, la frimousse agile et fauve, le port mélancolique et ardent qu’il avait rêvé !

Au reste, le fait seul de connaître l’inconnue la rendait moins désirable, plus vulgaire ; l’accessible entrevu tuait la chimère.

Puis il eut tout de même un moment de joie. Il aurait pu tomber sur une femme vieille et laide et Hyacinthe, comme il l’appelait déjà tout court, était enviable. Trente-trois ans au plus ; pas jolie, non, mais singulière ; c’était une blonde frêle et souple, à peine hanchée, une fausse maigre, à petits os. La figure était médiocre, gâtée par un trop gros nez, mais les lèvres étaient incandescentes, les dents superbes, le teint, un tantinet rosé dans ce blanc laiteux à peine bleuâtre, un peu trouble, qu’ont les eaux de riz.

Puis son véritable charme, sa décevante énigme, c’étaient ses yeux, des yeux qui semblaient cendrés d’abord, des yeux incertains et trébuchants de myope où passait une expression résignée d’ennui. A certains moments, ces prunelles se brouillaient telles qu’une eau grise et des étincelles d’argent pétillaient à la surface. Elles étaient, tour à tour, dolentes et désertes, langoureuses et hautaines. Il se souvenait bien d’avoir jadis dérivé devant ces yeux !

Malgré tout, en y réfléchissant, ces lettres passionnées ne répondaient nullement au physique de cette femme, car nulle n’était plus maîtresse des simagrées et plus calme. Il se remémorait des soirées chez elle ; elle se montrait attentive, se mêlait peu aux conversations, accueillait, en souriant, mais sans laisser-aller, les visiteurs.

En somme, se dit-il, il faudrait admettre un réel dédoublement. Tout un côté visible de femme du monde, de salonnière prudente et réservée et un autre côté alors inconnu de folle passionnée, de romantique aiguë, d’hystérique de corps, de nymphomane d’âme, c’est bien invraisemblable !

Non, décidément, je suis sur une fausse piste, reprit-il ; le hasard a pu faire que Mme Chantelouve ait parlé de mes livres à des Hermies mais de là à conclure qu’elle s’est toquée de moi et qu’elle écrit de semblables lettres, il y a loin. Non, ce n’est pas elle ; mais qui, alors ?

Il continuait à tourner sur lui-même, sans avancer d’un pas ; il évoqua de nouveau cette femme, s’avoua qu’elle était vraiment pressante, gamine de corps, flexible, sans de répugnants arias de chairs ! Mystérieuse avec cela, par son air concentré, ses yeux plaintifs, par sa froideur, réelle ou voulue, même !

Il récapitula les renseignements qu’il possédait sur elle ; il savait simplement qu’elle avait épousé Chantelouve en secondes noces, qu’elle n’avait pas d’enfants, que son premier mari, un fabricant de chasubles, avait, pour des causes ignorées, fini par un suicide. Et c’était tout. Par contre, les potins racontés sur Chantelouve étaient intarissables !

Auteur d’une histoire de la Pologne et des Cabinets du Nord, d’une histoire de Boniface VIII et de son siècle, d’une vie de la Bienheureuse Jeanne De Valois, fondatrice de l’Annonciade, d’une biographie de la Vénérable Mère Anne de Xaintonge, institutrice de la Compagnie de Sainte-ursule, d’autres livres du même genre, parus chez Lecoffre, chez Palmé, chez Poussielgue, de ces volumes que l’on ne se figure reliés qu’en basane racine ou en basane chagrinée, noire, Chantelouve préparait sa candidature à l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres et il espérait l’appui du parti des Ducs ; aussi recevait-il, une fois par semaine, des cagots influents, des hobereaux et des prêtres. C’était sans doute la corvée de sa vie, car, malgré sa pauvre allure de chattemite, il était redondant et aimait à rire.

D’autre part, il tenait à figurer dans la littérature qui compte à Paris et il s’ingéniait à amener, un autre jour de la semaine, chez lui, les gens de lettres, à se réserver grâce à eux des aides, en tout cas à empêcher des attaques au moment où sa candidature toute cléricale se produirait ; c’était probablement pour attirer ses adversaires qu’il avait imaginé ces réunions baroques où, par curiosité, en effet, les gens les plus différents venaient.

Puis il y avait encore d’autres causes plus secrètes, quand on y songeait. Il avait la réputation d’un tapeur, d’un homme peu délicat, d’un aigrefin ! Durtal avait même remarqué qu’à chacun des dîners offerts par Chantelouve figurait un inconnu bien mis et le bruit courait que ce convive était un étranger auquel on montrait ainsi que des statues de cire les hommes de lettres et auquel on empruntait, avant ou après, d’imposantes sommes.

Ce qui est indéniable, se dit-il, c’est que ce ménage vit largement et qu’il ne possède aucunes rentes. D’autre part, les libraires et les journaux catholiques payent plus mal encore que les éditeurs séculiers et que les feuilles laïques. Il est donc impossible que, malgré son nom répandu dans le monde des cléricaux, Chantelouve touche des droits d’auteur suffisants pour maintenir sa maison sur un tel pied !

Tout cela, reprit-il, reste quand même trouble. Que cette femme soit malheureuse dans son intérieur et qu’elle n’aime pas le sacristain véreux qu’est son mari, cela se peut ; mais quel est son véritable rôle dans le ménage ? Est-elle au courant des amorces pécuniaires de Chantelouve ? Quoi qu’il en soit, je ne vois pas bien l’intérêt qui la détermine à s’orienter vers moi. Si elle est de connivence avec son mari, le bon sens indique qu’elle doit chercher un amant influent ou riche, et elle sait parfaitement que je ne remplis ni l’une ni l’autre de ces conditions. Chantelouve n’ignore pas, en effet, que je suis incapable de solder des frais de toilette et d’aider à la marche incertaine d’un attelage. J’ai trois mille livres de rentes à peu près et je n’arrive même pas, seul, à vivre !

Ce n’est donc point cela ; dans tous les cas, ce ne serait pas rassurant, une liaison avec cette femme, conclut-il, très refroidi par ces réflexions. Mais que je suis bête ! La situation même de cet intérieur prouve que mon amie inconnue n’est pas la femme de Chantelouve et, tout bien considéré, j’aime mieux qu’il en soit ainsi !



CHAPITRE VIII

Le lendemain, toutes ces vagues de pensées s’apaisèrent. L’inconnue ne le quittait toujours pas, mais parfois elle s’absentait ou se tenait à distance ; ses traits moins certains s’effaçaient dans une brume ; elle le fascinait plus faiblement, ne l’occupait plus, désormais, seule.

Cette idée, subitement éclose sur un mot de des Hermies, que l’inconnue devait être la femme de Chantelouve, avait, en quelque sorte, refréné sa fièvre. Si c’était elle, — et maintenant ses conclusions contraires de la veille se desserraient, car enfin, en y réfléchissant bien, en reprenant un à un les arguments dont il s’était servi, il n’y avait pas plus de raisons pour que ce fût une autre femme qu’elle ; — alors, cette liaison s’étayait sur des causes obscures, périlleuses même, et il se tenait en garde, ne s’abandonnait plus comme auparavant à la dérive.

Et pourtant un autre phénomène se passait en lui ; jamais il n’avait songé à Hyacinthe Chantelouve, jamais il n’avait été amoureux d’elle ; elle l’intéressait par le mystère de sa personne et de sa vie, mais, en somme, hors de chez elle, il n’y pensait guère. Et maintenant il se prenait à la ruminer, à la désirer presque.

Elle bénéficiait tout à coup du visage de l’inconnue et elle lui empruntait quelques-uns de ses traits, car Durtal ne l’évoquait plus que brouillée dans son souvenir, fondait sa physionomie dans celle qu’il s’était imaginée d’une autre femme.

Encore que le côté papelard et sournois du mari lui déplût, il ne la jugeait pas moins attirante, mais ses convoitises n’étaient plus lancées à fond de train ; en dépit des méfiances qu’elle suscitait, elle pouvait être une maîtresse intéressante, sauvant la hardiesse de ses vices par sa bonne grâce, mais elle n’était plus l’être inexistant, la chimère exhaussée dans un moment de trouble.

D’autre part, si ces conjectures étaient fausses, si ce n’était pas Mme Chantelouve qui avait écrit ces lettres, alors l’autre, l’inconnue, se désaffinait un peu, par ce seul fait qu’elle avait pu s’incarner en une créature qu’il connaissait. Elle restait, tout en l’étant encore, moins lointaine ; puis sa beauté s’altérait, car elle s’emparait, à son tour, de certains traits de Mme Chantelouve et si cette dernière avait bénéficié de ces rapprochements, elle, au contraire, pâtissait de ces emprunts, de cette confusion qu’établissait Durtal.

Dans l’un comme dans l’autre cas, que ce fût Mme Chantelouve ou une autre, il se sentait allégé, plus calme ; au fond, il ne savait même plus, à force de s’être rabâché cette histoire, s’il aimait mieux sa chimère même amoindrie ou cette Hyacinthe qui n’amènerait du moins pas, dans la réalité, la désillusion d’une taille de fée Carabosse, d’une face de Sévigné, rayée par l’âge.

Il profita de ce répit pour se remettre au travail, mais il avait trop présumé de ses forces ; quand il voulut commencer son chapitre sur les crimes de Gilles de Rais, il constata qu’il était incapable de souder deux phrases. Il s’évaguait à la poursuite du Maréchal, le rejoignait, mais l’écriture dans laquelle il le voulait cerner demeurait lâche et inerme, criblée de trous.

Il jeta sa plume, s’enfonça dans un fauteuil et, rêvassant, il s’installa à Tiffauges, dans ce château où Satan, qui refusait si obstinément de se montrer au Maréchal, allait descendre, s’incarner en lui, sans même qu’il s’en doutât, pour le rouler, vociférant, dans les joies du meurtre.

Car, au fond, c’est cela le Satanisme, se disait-il ; la question agitée depuis que le monde existe, des visions extérieures, est subsidiaire, quand on y songe ; le démon n’a pas besoin de s’exhiber sous des traits humains ou bestiaux afin d’attester sa présence ; il suffit, pour qu’il s’affirme, qu’il élise domicile en des âmes qu’il exulcère et incite à d’inexplicables crimes ; puis, il peut les tenir par cet espoir qu’il leur insuffle qu’au lieu d’habiter en elles comme il le fait et comme souvent elles l’ignorent, il obéira aux évocations, paraîtra, traitera notarialement des avantages qu’il concédera en échange de certains forfaits. La volonté seule de faire paction avec lui doit pouvoir quelquefois amener son effusion en nous.

Toutes les théories modernes des Lombroso et des Maudsley ne rendent pas, en effet, compréhensibles les singuliers abus du Maréchal. Le classer dans la série des monomanes, rien de plus juste, car il l’était, si par le mot de monomane l’on désigne tout homme que domine une idée fixe. Et alors chacun de nous l’est plus ou moins depuis le commerçant dont toutes les idées convergent sur une pensée de gain, jusqu’aux artistes absorbés dans l’enfantement d’une oeuvre. Mais pourquoi le Maréchal fut-il monomane, comment le devint-il ? C’est ce que tous les Lombroso de la terre ignorent. Les lésions de l’encéphale, l’adhérence au cerveau de la pie-mère ne signifient absolument rien dans ces questions. Ce sont de simples résultantes, des effets dérivés d’une cause qu’il faudrait expliquer et qu’aucun matérialiste n’explique. Il est vraiment trop facile de déclarer qu’une perturbation des lobes cérébraux produit des assassins et des sacrilèges ; les fameux aliénistes de notre temps prétendent que l’analyse du cerveau d’une folle décèle une lésion ou une altération de la substance grise. Et quand même cela serait ! Il resterait à savoir, pour une femme atteinte de démonomanie par exemple, si la lésion s’est produite parce qu’elle est démonomane ou si elle est devenue démonomane par suite de cette lésion, — en admettant qu’il y en ait une ! Les Comprachicos spirituels ne s’adressent point encore à la chirurgie, n’amputent pas des lobes soi-disant connus, après de studieux trépans ; ils se bornent à agir sur l’élève, à lui inculquer des idées ignobles, à développer ses mauvais instincts, à le pousser peu à peu dans la voie du vice, c’est plus sûr ; et si cette gymnastique de la persuasion altère chez le patient les tissus de la cervelle, cela prouve justement que la lésion n’est que le dérivé et non la cause d’un état d’âme !

Et puis... et puis... ces doctrines qui consistent à confondre maintenant les criminels et les aliénés, les démonomanes et les fous, sont insensées quand on y songe ! Il y a de cela neuf années, un enfant de quatorze ans, Félix Lemaître, assassine un petit garçon qu’il ne connaît pas, parce qu’il convoite de le voir souffrir et d’entendre ses cris. Il lui fend le ventre avec un couteau, tourne et retourne la lame dans le trou tiède, puis il lui scie lentement le col. Il ne témoigne d’aucun repentir, se révèle, dans l’interrogatoire qu’il subit, intelligent et atroce. Le Dr Legrand du Saulle, d’autres spécialistes, l’ont surveillé patiemment pendant des mois, jamais ils n’ont pu constater chez lui un symptôme de folie, un semblant de manie même. Et celui-là avait été presque bien élevé, n’avait même pas été perverti par d’autres !

C’est absolument comme les démonomanes, conscients ou inconscients, qui font le mal pour le mal ; ils ne sont pas plus fous que le moine ravi dans sa cellule, que l’homme qui fait le bien pour le bien. Ils sont, loin de toute médecine, aux deux pôles opposés de l’âme, et voilà tout !

Au quinzième siècle, ces tendances extrêmes furent représentées par Jeanne d’Arc et par le Maréchal de Rais. Or il n’y a pas de raison pour que Gilles soit plutôt insane que la Pucelle dont les admirables excès n’ont aucun rapport avec les vésanies et les délires !

Tout de même, il a dû se passer de terribles nuits dans cette forteresse, se dit Durtal, revenant à ce château de Tiffauges qu’il avait visité, l’an dernier, alors qu’il voulait, pour son travail, vivre dans le paysage où vécut de Rais et humer les ruines.

Il s’était installé dans le petit hameau qui s’étend au bas de l’ancien donjon et il constatait combien la légende de Barbe Bleue était restée vivace, dans ce pays isolé en Vendée, sur les confins bretons. C’est un jeune homme qui a mal fini, disaient les jeunes femmes ; plus peureuses, les aïeules se signaient, en longeant, le soir, le pied des murs ; le souvenir des enfants égorgés persistait ; le Maréchal, connu seulement par son surnom, épouvantait encore.

Là, Durtal se rendait, tous les jours, de l’auberge où il logeait, au château qui se dressait au-dessus des vallées de la Crûme et de la Sèvre, en face de collines excoriées par des blocs de granit, plantées de formidables chênes dont les racines, échappées du sol, ressemblaient à des nids effarés de grands serpents.

On se serait cru transporté dans la Bretagne même ; c’était le même ciel et la même terre ; un ciel mélancolique et grave, un soleil qui paraissait plus vieux qu’autre part et qui ne dorait plus que faiblement le deuil des forêts séculaires et la mousse âgée des grès ; une terre qui vagabondait, à perte de vue, en de stériles landes, trouées de mares d’eau rouillée, hérissées de rocs, criblées de clochettes roses par les bruyères, de petites gousses jaunes, par les taillis des ajoncs et les touffes des genêts.

On sentait que ce firmament couleur de fer, que ce sol famélique, à peine empourpré, çà et là, par la fleur sanglante du blé noir ; que des routes bordées de pierres posées, les unes sur les autres, sans plâtre ni ciment, en tas ; que ces sentes bordées d’inextricables haies, que ces plantes bourrues, que ces champs sans aide, que ces mendiants estropiés, mangés de vermine et vernis de crasse, que ce bétail même, fruste et petit, que ces vaches trapues, que ces moutons noirs dont l’oeil bleu avait le regard clair et froid des tribades et des Slaves, se perpétuaient, absolument semblables dans un paysage identique, depuis des siècles !

La campagne de Tiffauges que gâtait pourtant, un peu plus loin, près de la rivière de la Sèvre, un tuyau d’usine, restait en parfait accord avec le château, debout, dans ses décombres. Ce château se décelait immense, enfermait dans son enceinte encore tracée par des débris de tours, toute une plaine convertie en le misérable jardin d’un maraîcher. Des lignes bleuâtres de choux, des plants de carottes appauvries et de navets étiques, s’étendaient le long de cet énorme cercle où des cavaleries avaient ferraillé dans des cliquetis de charges, où des processions s’étaient déroulées dans la fumée des encens et le chant des psaumes.

Une chaumine avait été bâtie, en un coin, où des paysannes, revenues à l’état sauvage, ne comprenaient plus le sens des mots, ne s’éveillaient qu’à la vue d’une pièce d’argent qu’elles saisissaient en tendant des clefs.

L’on pouvait alors se promener pendant des heures, fouiller les ruines, rêver, en fumant, à l’aise. Malheureusement, certaines parties étaient inabordables. Le donjon était encore entouré, du côté de Tiffauges, par un vaste fossé au fond duquel avaient poussé de puissants arbres. Il eût fallu passer sur la cime de leurs feuillages qui éventaient le bord de la fosse, à vos pieds, pour gagner, de l’autre côté, un porche qu’aucun pont-levis ne joignait plus.

Mais on accédait aisément à une autre partie qui ourlait la Sèvre ; là, les ailes du château escaladé par des viornes aux houppes blanches et par des lierres étaient intactes. Spongieuses, sèches comme des pierres ponce, des tours, argentées par des lichens et dorées par les mousses, se dressaient entières jusqu’à leurs collerettes de créneaux dont les débris s’usaient, peu à peu, dans les nuits de vent.

Au dedans, les salles se succédaient, tristes et glacées, taillées dans le granit, surmontées de voûtes en arceaux, pareilles à des fonds de barques ; puis, par des escaliers en vrille, l’on montait et l’on descendait dans des chambres semblables que reliaient des couloirs de cave, creusés de réduits aux usages inconnus et de profondes niches.

Dans le bas, ces corridors si étroits que l’on n’y pouvait cheminer à deux de front, descendaient en pente douce, se bifurquaient en des fouillis d’allées jusqu’à de véritables cachots dont le grain des murs scintillait aux lueurs des lanternes, comme des micas d’acier, pétillaient comme des points de sucre. Dans les cellules du haut, dans les geôles du bas, l’on trébuchait sur des vagues de terre dure, que trouait, tantôt au milieu, tantôt dans un coin, une bouche descellée d’oubliette ou de puits.

Au sommet enfin de l’une des tours, de celle qui s’élevait, en entrant, à gauche, il existait une galerie plafonnée qui tournait en même temps qu’un banc circulaire taillé dans le roc ; là, se tenaient sans doute les hommes d’armes qui tiraient sur les assaillants par de larges meurtrières bizarrement ouvertes, au-dessous d’eux, sous leurs jambes. Dans cette galerie, la voix, même la plus basse, suivait le circuit des murs et s’entendait d’un bout du cercle à l’autre.

En somme, l’extérieur du château révélait une place forte bâtie pour soutenir de longs sièges ; et l’intérieur, maintenant dénudé, évoquait l’idée d’une prison où les chairs, affouillées par l’eau, devaient pourrir en quelques mois. L’on éprouvait, une fois revenu dans le potager, à l’air, une sensation de bien-être, d’allégement, mais l’angoisse vous reprenait si, traversant la ligne des choux, l’on atteignait les ruines isolées de la chapelle et si l’on pénétrait, en dessous, par une porte de cave, dans une crypte.

Celle-là datait du onzième siècle. Petite, trapue, elle élançait sous une voûte en cintre des colonnes massives à chapiteaux sculptés de losanges et de crosses adossées d’évêques. La pierre de l’autel subsistait encore. Un jour saumâtre, qui semblait tamisé par des lames de corne, coulait des ouvertures, éclairait à peine les ténèbres des murs, la suie comprimée du sol encore troué d’un regard d’oubliette ou d’un rond de puits.

Après le dîner, le soir, souvent il était monté sur la côte et avait suivi les murs craquelés des ruines. Par les nuits claires, une partie du château se rejetait dans l’ombre et une autre s’avançait, au contraire, gouachée d’argent et de bleu, comme frottée de lueurs mercurielles, au-dessus de la Sèvre dans les eaux de laquelle sautaient, ainsi que des dos de poissons, des gouttes rebondies de lune.

Le silence était accablant ; dès neuf heures, plus un chien et plus une âme. Il rentrait dans la pauvre chambre de l’auberge où une vieille femme en noir, coiffée, de même qu’au Moyen Age, d’une cornette, l’attendait auprès d’une chandelle, afin de verrouiller, dès sa rentrée, la porte.

Tout cela, se disait Durtal, c’est le squelette d’un donjon mort ; il conviendrait pour le ranimer de reconstituer maintenant les opulentes chairs qui se tendirent sur ces os de grès.

Les documents sont précis ; cette carcasse de pierre était magnifiquement vêtue et, afin de remettre Gilles en son milieu, il fallait rappeler toute la somptuosité de l’ameublement au quinzième siècle.

Il fallait revêtir ces murs de lambris en bois d’Irlande ou de ces tapisseries de haute lice, d’or et de fil d’Arras, si recherchées à cette époque. Il fallait paver l’encre dure du sol de briques vertes et jaunes ou de blanches et noires dalles ; il fallait peindre la voûte, l’étoiler d’or ou la semer d’arbalètes, sur champ d’azur, y faire éclater l’écu d’or à la croix de sable du Maréchal !

Et les meubles se disposaient d’eux-mêmes dans les pièces où Gilles et ses amis couchaient ; çà et là, des sièges seigneuriaux à dosserets, des escabelles et des chaires ; contre les cloisons, des dressoirs en bois sculpté, représentant, en bas-relief, sur leurs panneaux, l’Annonciation et l’Adoration des Mages abritant sous le dais de leur dentelle brune, les statues peintes et dorées de Sainte Anne, de Sainte Marguerite, de Sainte Catherine si souvent reproduites par les huchiers du Moyen Age. Il fallait installer des coffres couverts de cuir de truies, cloutés et ferrés, pour les linges de relais et les tuniques, puis des bahuts à pentures de métal, plaqués de peaux ou de toiles marouflées sur lesquelles des anges blonds se détachaient, repoussés par des fonds orfévris de vieux missels. Il fallait enfin ériger sur des marches tapissées les lits, les vêtir de leurs linceux de toiles, de leurs oreillers aux taies fendues et parfumées, de leurs courtepointes, les surmonter de ciels tendus sur châssis, les entourer de courtines brodées d’armoiries ou mouchetées d’astres.

Tout était à reconstituer aussi dans les autres pièces qui ne gardaient plus que leurs murs et de hautes cheminées à hottes, des âtres spacieux, sans landiers, encore calcinés par d’anciens feux ; il fallait s’imaginer aussi les salles à manger, ces repas terribles que Gilles déplora, pendant que l’on instruisait son procès à Nantes. Il avouait avec larmes avoir attisé par la braise des mets la furie de ses sens ; et, ces menus qu’il réprouvait, l’on peut aisément les rétablir ; à table avec Eustache Blanchet, Prélati, Gilles de Sillé, tous ses fidèles, dans la haute salle où sur des crédences posaient les plats, les aiguières pleines d’eau de nèfle, de rose, de mélilot, pour l’ablution des mains, Gilles mangeait des pâtés de boeuf et des pâtés de saumon et de brême, des rosés de lapereaux et d’oiselets, des bourrées à la sauce chaude, des tourtes pisaines, des hérons, des cigognes, des grues, des paons, des butors et des cygnes rôtis, des venaisons au verjus, des lamproies de Nantes, des salades de brione, de houblon, de barbe de judas et de mauve, des plats véhéments, assaisonnés à la marjolaine et au macis, à la coriandre et à la sauge, à la pivoine et au romarin, au basilic et à l’hysope, à la graine de paradis et au gingembre, des plats parfumés, acides, talonnant dans l’estomac, comme des éperons à boire, les lourdes pâtisseries, les tartes à la fleur de sureau et aux raves, les riz au lait de noisette, saupoudrés de cinnamome, des étouffoirs, qui nécessitaient les copieuses rasades des bières et des jus fermentés de mûres, des vins secs ou tannés et cuits, des capiteux hypocras, chargés de cannelle, d’amandes et de musc, des liqueurs enragées, tiquetées de parcelles d’or, des boissons affolantes qui fouettaient la luxure des propos et faisaient piaffer les convives, à la fin des repas, dans ce donjon sans châtelaines, en de monstrueux rêves !

Il reste encore le costume à susciter, se dit-il ; et il se figura, dans le fastueux château, Gilles et ses amis, non sous le harnais damasquiné des camps, mais sous leurs costumes d’intérieur, dans leurs robes de repos ; et il les évoqua, en accord avec le luxe des alentours, habillés de vêtements étincelants, de ces sortes de jaquettes à plis, s’évasant en une petite jupe froncée sur le ventre, les jambes dégagées dans des collants sombres, coiffés du chaperon en vol-au-vent ou en feuilles d’artichaut comme en porte Charles VII dans son portrait au Louvre, le torse enserré en des draps losangés d’orfèvrerie ou en damas parfilé d’argent et bordé de martre.

Et il songea aussi aux ajustements des femmes, à des robes en étoffes précieuses et ramagées, aux manches et au buste étroits, aux revers rabattus sur les épaules, aux jupes bridant le ventre, s’en allant en arrière, en une longue queue, en un remous liseré de pelleteries blanches. Et sous ce costume dont il dressait mentalement ainsi que sur un idéal mannequin, les pièces, le semant, au corsage découpé d’ouvertures, de colliers aux pierres lourdes, de cristaux violâtres ou laiteux, de cabochons troubles, de gemmes aux lueurs peureuses et ondées, la femme se glissa, emplit la robe, bomba le corsage, s’insinua sous le hennin à deux cornes d’où tombaient des franges, sourit avec les traits reparus de l’inconnue et de Mme Chantelouve. Et il la regardait, ravi, sans même s’apercevoir que c’était elle, lorsque son chat, sautant sur ses genoux, dériva le ru de ses pensées, le ramena dans sa chambre.

— Ah çà, la voilà encore ! — Et il se mit, malgré lui, à rire de cette poursuite de son inconnue le relançant jusqu’à Tiffauges. — C’est tout de même bête de vagabonder ainsi, se dit-il en s’étirant, mais il n’y a que cela de bon, le reste est si vulgaire et si vide !

A n’en pas douter, ce fut une singulière époque que ce Moyen Age, reprit-il, en allumant une cigarette. Pour les uns, il est entièrement blanc et pour les autres, absolument noir ; aucune nuance intermédiaire ; époque d’ignorance et de ténèbres, rabâchent les normaliens et les athées ; époque douloureuse et exquise, attestent les savants religieux et les artistes.

Ce qui est certain, c’est que les immuables classes, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, le peuple, avaient, dans ce temps-là, l’âme plus haute. On peut l’affirmer : la société n’a fait que déchoir depuis les quatre siècles qui nous séparent de Moyen Age.

Alors, le seigneur était, il est vrai, la plupart du temps, une formidable brute ; c’était un bandit salace et ivrogne, un tyran sanguinaire et jovial ; mais il était de cervelle infantile et d’esprit faible ; l’église le matait ; et, pour délivrer le Saint-sépulcre, ces gens apportaient leurs richesses, abandonnaient leurs maisons, leurs enfants, leurs femmes, acceptaient des fatigues irréparables, des souffrances extraordinaires, des dangers inouïs !

Ils rachetaient par leur pieux héroïsme la bassesse de leurs moeurs. La race s’est depuis modifiée. Elle a réduit, parfois même délaissé ses instincts de carnage et de viol, mais elle les a remplacés par la monomanie des affaires, par la passion du lucre. Elle a fait pis encore, elle a sombré dans une telle abjection que les exercices des plus sales voyous l’attirent. L’aristocratie se déguise en bayadère, met des tutus de danseuse et des maillots de clown ; maintenant elle fait du trapèze en public, crève des cerceaux, soulève des poids dans la sciure piétinée d’un cirque !

Le clergé qui, en dépit de ses quelques couvents que ravagèrent les abois de la luxure, les rages du Satanisme, fut admirable, s’élança en des transports surhumains et atteignit Dieu ! Les Saints foisonnent à travers ces âges, les miracles se multiplient, et, tout en restant omnipotente, l’Eglise est douce pour les humbles, elle console les affligés, défend les petits, s’égaie avec le menu peuple. Aujourd’hui, elle hait le pauvre et le mysticisme se meurt en un clergé qui refrène les pensées ardentes, prêche la sobriété de l’esprit, la continence des postulations, le bon sens de la prière, la bourgeoisie de l’âme ! Pourtant, çà et là, loin de ces prêtres tièdes, pleurant parfois encore, dans le fond des cloîtres, de véritables Saints, des moines qui prient jusqu’à en mourir pour chacun de nous. Avec les démoniaques, ceux-là forment la seule attache qui relie les siècles du Moyen Age au nôtre.

Dans la bourgeoisie, le côté sentencieux et satisfait existe déjà du temps de Charles VII. Mais la cupidité est réprimée par le confesseur, et, ainsi que l’ouvrier, du reste, le commerçant est maintenu par les corporations qui dénoncent les supercheries et les dols, détruisent les marchandises décriées, taxent, au contraire, à de justes prix, le bon aloi des oeuvres. De père en fils, artisans et bourgeois travaillent du même métier ; les corporations leur assurent l’ouvrage et le salaire ; ils ne sont point tels que maintenant, soumis aux fluctuations du marché, écrasés par la meule du capital ; les grandes fortunes n’existent pas et tout le monde vit ; sûrs de l’avenir, sans hâte, ils créent les merveilles de cet art somptuaire dont le secret demeure à jamais perdu !

Tous ces artisans qui franchissent, s’ils valent, les trois degrés d’apprentis, de compagnons, de maîtres, s’affirment dans leurs états, se muent en de véritables artistes. Ils anoblissent les plus simples des ferronneries, les plus vulgaires des faïences, les plus ordinaires des bahuts et des coffres ; ces corporations qui adoptaient pour patrons des Saints dont les images, souvent implorées, figuraient sur leurs bannières, ont préservé pendant des siècles l’existence probe des humbles et singulièrement exhaussé le niveau d’âme des gens qu’elles protègent.

Tout cela est désormais fini ; la bourgeoisie a remplacé la noblesse sombrée dans le gâtisme ou dans l’ordure ; c’est à elle que nous devons l’immonde éclosion des sociétés de gymnastique et de ribote, les cercles de paris mutuels et de courses. Aujourd’hui, le négociant n’a plus qu’un but, exploiter l’ouvrier, fabriquer de la camelote, tromper sur la qualité de la marchandise, frauder sur le poids des denrées qu’il vend.

Quant au peuple, on lui a enlevé l’indispensable crainte du vieil enfer et, du même coup, on lui a notifié qu’il ne devait plus, après sa mort, espérer une compensation quelconque à ses souffrances et à ses maux. Alors il bousille un travail mal payé et il boit. De temps en temps, lorsqu’il s’est ingurgité des liquides trop véhéments, il se soulève et alors on l’assomme, car une fois lâché, il se révèle comme une stupide et cruelle brute !

Quel gâchis, bon Dieu ! — Et dire que ce dix-neuvième siècle s’exalte et s’adule ! Il n’a qu’un mot à la bouche, le progrès. Le progrès de qui ? Le progrès de quoi ? car il n’a pas inventé grand’chose, ce misérable siècle !

Il n’a rien édifié et tout détruit. A l’heure actuelle, il se glorifie dans cette électricité qu’il s’imagine avoir découverte ! Mais elle était connue et maniée dès les temps les plus reculés et si les anciens n’ont pu expliquer sa nature, son essence même, les modernes sont tout aussi incapables de démontrer les causes de cette force qui charrie l’étincelle et emporte, en nasillant, la voix le long d’un fil ! Il se figure aussi avoir créé l’hypnotisme, alors que, dans l’Egypte et dans l’Inde, les prêtres et les brahmes connaissaient et pratiquaient à fond cette terrible science ; non, ce qu’il a trouvé, ce siècle, c’est la falsification des denrées, la sophistication des produits. Là, il est passé maître. Il en est même arrivé à adultérer l’excrément, si bien que les chambres ont dû voter, en 1888, une loi destinée à réprimer la fraude des engrais... ça, c’est un comble !

Tiens, on sonne. Il ouvrit la porte et il eut un recul.

Mme Chantelouve était devant lui.

Il s’inclina, stupéfié, tandis que, sans souffler mot, elle allait droit au cabinet de travail. Là, elle se retourna et Durtal qui l’avait suivie, se tint en face d’elle.

— Asseyez-vous, je vous prie. — Et il avançait un fauteuil, s’empressant de tirer avec son pied le tapis roulé par le chat, s’excusant de son désordre. Elle eut un geste vague, et restant debout, d’une voix très calme, un peu basse, elle lui dit : — C’est moi qui vous ai envoyé de si folles lettres... je suis venue pour chasser cette mauvaise fièvre, pour en finir de façon bien franche ; vous l’avez écrit vous-même, aucune liaison entre nous n’est possible... oublions donc ce qui s’est passé... et, avant que je ne parte, dites-moi bien que vous ne m’en voulez pas...

Il se récria. — Ah mais non ! il n’accepterait pas ce déconfort. Il n’était nullement fou lorsqu’il lui répondait d’ardentes pages ; lui, il était de bonne foi, il l’aimait...

— Vous m’aimez ! mais vous ne saviez pas que ces lettres étaient de moi ! Vous aimiez une inconnue, une chimère. Eh bien, en admettant que vous disiez vrai, la chimère n’existe plus, puisque je suis là !

— Vous vous trompez, je savais parfaitement que le pseudonyme de Mme Maubel cachait Mme Chantelouve. Et il lui expliqua par le menu, sans lui faire part, bien entendu, de ses doutes, comment il avait soulevé le masque.

— Ah ! — Elle réfléchit ; ses cils battirent sur ses yeux demeurés troubles. En tout cas, reprit-elle en le regardant bien en face, vous ne pouviez me reconnaître dès les premières lettres auxquelles vous avez répondu par des cris de passion. Ce n’était donc pas à moi qu’ils s’adressaient, ces cris !

Il contesta cette observation, s’embrouilla dans la date des événements et des billets et elle-même finit par perdre le fil de ses remarques. Cela devint si ridicule qu’ils se turent. Alors elle s’assit et éclata de rire.

Ce rire strident, aigu, découvrant des dents magnifiques mais courtes et pointues, débusquant une lèvre railleuse, le vexa. Elle se fiche de moi, se dit-il, et déjà mécontent de la tournure qu’avait prise cette conversation, furieux de voir cette femme si différente de ses lettres embrasées, si calme, il lui demanda d’un ton dépité :

— Saurai-je pourquoi vous riez ainsi ?

— Pardon, c’est nerveux, cela me prend souvent dans les omnibus ; mais laissons cela, soyons raisonnables et causons. Vous me dites que vous m’aimez...

— Oui.

— Eh bien, en admettant que vous ne me soyez pas indifférent aussi, à quoi cela nous mènerait-il ? Eh ! Vous le savez si bien, mon pauvre ami, que vous m’avez tout d’abord refusé — et en appuyant votre refus de causes fort bien déduites — le rendez-vous que dans un moment de folie, je vous demandais !

— Mais je refusais parce que je ne savais pas alors qu’il s’agissait de vous ! Je vous l’ai dit, c’est quelques jours après que, sans le vouloir, des Hermies m’a révélé votre nom. Ai-je hésité dès que je l’ai su ? non, puisque je vous ai aussitôt suppliée de venir !

— Soit, mais vous me donnez raison lorsque je soutiens que vous écriviez à une autre qu’à moi vos premières lettres !

Elle demeura, un instant, pensive. Durtal commençait à s’ennuyer prodigieusement de cette discussion dans laquelle ils retombaient. Il jugea prudent de ne pas répondre, chercha un biais pour sortir de cette impasse.

Mais elle-même le tira d’embarras. — Ne discutons plus, nous n’en sortirions pas, dit-elle, en souriant ; — voyons, la situation est celle-ci : moi je suis mariée à un homme très bon et qui m’aime et dont tout le crime, en somme, est de représenter le bonheur un peu fade que l’on a sous la main. Je vous ai écrit la première, c’est moi qui suis coupable, et croyez-le bien, pour lui, j’en souffre. Vous, vous avez à faire des oeuvres, à travailler de beaux livres ; vous n’avez pas besoin qu’une écervelée se promène dans votre vie ; vous voyez donc que le mieux est que, tout en restant de vrais, mais de vrais amis, nous en demeurions là.

— Et c’est la femme qui m’a écrit de si vives lettres qui me parle maintenant, raison, bon sens, est-ce que je sais quoi !

— Mais soyez donc franc, vous ne m’aimez pas !

— Moi ! ... Il lui prit doucement les mains ; elle se laissa faire et le fixant résolument :

— Ecoutez, si vous m’aviez aimée, vous seriez venu me voir ; tandis que, depuis des mois, vous n’avez même pas cherché à savoir si j’étais vivante ou morte...

— Mais comprenez donc que je ne pouvais espérer être accueilli par vous dans les termes où maintenant nous sommes ; puis, il y a toujours dans votre salon, des invités, votre mari ; vous n’eussiez jamais été même un tout petit peu à moi, chez vous !

Il lui serrait les mains plus fort, s’approchait davantage d’elle ; elle le regardait avec ses yeux fumeux où il retrouvait cette expression dolente, presque douloureuse, qui l’avait séduit. Il s’affola pour de bon, devant ce visage voluptueux et plaintif, mais, d’un geste très ferme, elle déroba ses mains.

— Tenez, asseyons-nous, et parlons d’autre chose ! — Savez-vous que votre logement est charmant ? — Quel est ce Saint ? Reprit-elle, en examinant, sur la cheminée, le tableau où un moine à genoux priait auprès d’un chapeau de Cardinal et d’une cruche.

— Je ne sais pas.

— Je vous chercherai cela ; j’ai à la maison des vies de Saints ; cela doit être facile à découvrir un Cardinal qui abandonne la pourpre pour aller vivre dans une hutte. — Attendez donc, — Saint Pierre Damien s’est trouvé dans ce cas-là, je crois ; mais je n’en suis pas très sûre. — J’ai une si pauvre mémoire, voyons, aidez-moi un peu.

— Mais je ne sais pas !

Elle se rapprocha et lui mit la main sur l’épaule :

— Vous êtes fâché, vous m’en voulez, dites ?

— Dame ! alors que je vous désire frénétiquement, que je rêve depuis huit jours à cette rencontre, vous venez ici pour m’apprendre que tout est fini entre nous, que vous ne m’aimez pas...

Elle se fit câline. — Mais si je ne vous aimais pas, serais-je venue ! Comprenez donc que la réalité tuera le rêve ; comprenez donc qu’il vaut mieux ne pas nous exposer à d’affreux regrets ! Nous ne sommes plus des enfants, voyons. — Non, laissez-moi, ne me serrez pas ainsi. — Elle se débattait, très pâle, entre ses bras. — Je vous jure que je pars et que vous ne me reverrez jamais, si vous ne me laissez. — Sa voix devint sifflante et sèche. Il la lâcha.

— Asseyez-vous là, derrière la table ; faites cela pour moi. — Et frappant du talon le parquet, elle dit d’un ton mélancolique : il ne sera donc pas possible d’être l’amie, rien que l’amie d’un homme ! — Ce serait pourtant bon de venir, sans craindre de mauvaises pensées, vous voir ? Elle se tut ; — puis elle ajouta : oui, ne se voir qu’ainsi, — et si l’on n’a pas de choses sublimes à se dire, on se tait ; c’est encore très bon de ne rien dire !

Elle soupira, puis : — l’heure passe, il faut pourtant que je rentre !

— Et sans me laisser rien espérer ? Fit-il, en embrassant ses mains gantées.

— Dites, vous reviendrez ?

Elle ne répondait pas, remuait doucement la tête ; alors comme il devenait suppliant :

— Écoutez, si vous me promettez de ne rien me demander, d’être sage, après-demain soir je viendrai, à neuf heures, ici.

Il promit tout ce qu’elle voulut. Et comme il promenait son souffle plus haut que les gants, que sa bouche courait sur la gorge qu’il sentait debout, elle dégagea ses mains, prit les siennes qu’elle maintint nerveusement, en serrant les dents, et elle lui tendit le cou qu’il baisa.

Elle s’enfuit.

— Ouf ! fit-il, en refermant sa porte ; il était, tout à la fois, satisfait et mécontent.

Satisfait — car il la trouvait énigmatique et variée, charmante. Maintenant qu’il était seul, il se la remémorait, serrée dans sa robe noire, sous son manteau de fourrures dont le collet tiède l’avait caressé, alors qu’il l’embrassait le long du cou ; sans bijoux, mais les oreilles piquées de flammèches bleues par des saphirs, un chapeau loutre et vert sombre sur ses cheveux blonds, un peu fous, ses hauts gants de suède fauves, embaumant ainsi que sa voilette, une odeur bizarre où il semblait rester un peu de cannelle perdue dans des parfums plus forts, une odeur lointaine et douce que ses mains gardaient encore alors qu’il les approchait du nez ; et il revoyait ses yeux confus, leur eau grise et sourde subitement égratignée de lueurs, ses dents mouillées et grignotantes, sa bouche maladive et mordue. — Oh ! après demain, se dit-il, ce sera vraiment bon de baiser tout cela !

Mécontent aussi — et de lui-même et d’elle. Il se reprochait d’avoir été bourru, triste, sans emballement. Il aurait dû se montrer plus expansif, et moins contraint ; mais c’était sa faute, à elle ! Car elle l’avait abasourdi ! La disproportion entre la femme qui criait de volupté et de détresse dans ses épîtres et la femme qu’il avait vue si maîtresse d’elle-même, dans ses coquetteries, était véritablement par trop forte !

C’est égal, elles sont étonnantes, les femmes, pensa-t-il. En voilà une qui accomplit la chose la plus difficile qui se puisse voir, venir chez un monsieur, après lui avoir adressé d’excessives lettres ! — Moi, j’ai l’air d’une oie, je suis emprunté, je ne sais que dire ; elle, au bout d’un instant, elle à l’aisance d’une personne qui est chez elle, ou en visite dans un salon. Aucune gaucherie, de jolis mouvements, des mots quelconques et des yeux qui suppléent à tout ! Elle ne doit pas être commode, poursuivit-il, pensant à son ton sec lorsqu’elle s’était échappée de ses bras — et pourtant, elle a des coins de bon enfant, continua-t-il, rêveur, se rappelant plus que les paroles, certaines inflexions de voix vraiment tendres, certains regards navrés et doux. Il va falloir y aller, après-demain, avec prudence, conclut-il, s’adressant à son chat qui n’ayant jamais vu de femme s’était enfui, dès l’arrivée de Mme Chantelouve et réfugié sous le lit. Maintenant, il s’avançait presque en rampant, flairait le fauteuil où elle s’était assise.

Au fond, en y songeant bien, se dit-il, elle est terriblement experte, Mme Hyacinthe ! — Elle n’a pas voulu de rendez-vous dans un café, dans une rue. Elle aura flairé de loin le cabinet particulier ou l’hôtel. — Et, bien qu’elle ne pût douter par ce seul fait que je ne l’invitais pas à se rendre chez moi, que je désirais ne point l’introduire en ce logis, elle y est délibérément venue. Puis, toute cette scène du commencement, c’est, quand on y pense froidement, une belle frime. Si elle ne cherchait pas une liaison, elle ne serait pas montée ici ; non, elle tenait à se faire prier, à se faire du reste, comme toutes les femmes, offrir ce qu’elle voulait. J’ai été roulé, elle a démanché par son arrivée tout mon système. — Et qu’est-ce que cela fait ? Elle n’en est pas moins enviable, reprit-il, heureux d’écarter les réflexions désagréables, de se rejeter dans l’affolante vision qu’il gardait d’elle. Après-demain, ce ne sera peut-être pas trop banal, reprit-il, en revoyant ses yeux, en se les imaginant au déduit, décevants et plaintifs, en la déshabillant et faisant jaillir des fourrures, de la robe étroite, un corps blanc et maigrelet, tiède et souple. Elle n’a pas d’enfants, c’est une sérieuse promesse de chairs quasi neuves, même à trente ans.

Toute une bouffée de jeunesse l’enivrait. Durtal s’aperçut, étonné, dans une glace ; ses yeux fatigués éclairaient ; sa face lui semblait plus juvénile, moins usée, sa moustache moins à l’abandon, ses cheveux plus noirs. Heureusement que j’étais rasé de frais, se dit-il. — Mais, peu à peu, tandis qu’il réfléchissait, il voyait dans ce miroir, si peu consulté d’habitude, ses traits se détendre et ses yeux s’éteindre. Sa taille peu élevée qui s’était comme haussée dans ce sursaut d’âme, se tassait à nouveau ; la tristesse revenait dans sa mine songeuse. Ce n’est pas ce qu’on appelle un physique pour les dames, conclut-il ; alors qu’est-ce qu’elle me veut ? Car enfin il lui serait facile de tromper son mari avec un autre ! — Ah ! et puis, voilà assez longtemps que mes rêveries bredouillent ; laissons cela ; si je me récapitule, je l’aime de tête et pas de coeur ; c’est l’important. — Dans ces conditions, quoi qu’il arrive, ce seront des amours brèves et je suis à peu près sûr de m’en tirer, sans commettre des folies, en somme !



CHAPITRE IX

Le lendemain, il s’éveilla comme il s’était, la nuit précédente, endormi, en pensant à elle. Il commença de nouveau à se ratiociner des épisodes, à se remâcher des conjectures, à s’alléguer des causes ; une fois de plus, il se posait cette question : pourquoi, lorsque j’allais chez elle, ne m’a-t-elle pas laissé voir que je lui plaisais ? Jamais un regard, jamais un mot qui me scrutât, qui m’enhardît ; pourquoi cette correspondance ? Alors qu’il était si facile d’insister pour m’avoir à dîner, alors qu’il était si simple de préparer une occasion qui pût nous mettre, chez elle ou sur un terrain neutre, en présence.

Et il se répondait : Ç’eût été plus banal et moins drôle ! Elle est peut-être retorse en ces matières ; elle sait que l’inconnu effare la raison de l’homme, que l’âme fermente dans le vide, et elle a voulu m’enfiévrer l’esprit, le démanteler, avant que de tenter, sous son vrai nom, l’attaque.

Il faut avouer qu’elle serait, si ces prévisions sont justes, étrangement roublarde. Au fond, elle est peut-être, tout bonnement, une romantique exaltée ou une comédienne ; ça l’amuse de se fabriquer de petites aventures, d’entourer d’apéritives salaisons de vulgaires plats.

Et Chantelouve, le mari ? — Durtal y songeait maintenant. Il devait surveiller sa femme dont les imprudences pouvaient faciliter ses pistes ; puis, comment faisait-elle pour venir à neuf heures du soir, alors qu’il semblait plus aisé, sous prétexte de course au bon Marché ou de bain de se rendre chez un amant, dans l’après-midi ou le matin ?

Cette nouvelle question demeurait sans réponse ; mais peu à peu, il ne s’interrogea même plus, car l’obsession de cette femme le jeta dans un état semblable à celui qu’il avait éprouvé, lorsqu’il hennissait si furieusement après l’inconnue qu’il s’était imaginée, en lisant des lettres.

Celle-là s’était complètement évanouie, il ne se rappelait même plus sa physionomie ; Mme Chantelouve, telle qu’elle était réellement, sans fusion, sans emprunt de traits, le tenait tout entier, lui chauffait à blanc la cervelle et les sens. Il se prit à la désirer follement, aspirant à ce lendemain promis. Et si elle ne venait pas ? Se dit-il. Il eut froid dans le dos à cette idée qu’elle ne pourrait s’échapper de chez elle ou qu’elle voudrait le faire poser, pour l’aiguiser davantage.

Il est grand temps que cela finisse, se dit-il, car cette chorée d’âme n’allait pas sans certaines déperditions de force qui l’inquiétaient. Il craignait, en effet, après l’agitation fébrile de ses nuits, de se révéler, le moment venu, comme un paladin bien triste !

Il s’agit de ne plus penser à cela, reprit-il, en allant chez Carhaix, où il devait dîner avec l’astrologue Gévingey et des Hermies.

Ça va me changer le cours de mes idées, murmurait-il, en montant à tâtons dans l’obscurité de la tour. Des Hermies, qui l’entendait grimper, ouvrit la porte, jeta dans la nuit en spirale un pinceau de jour.

Durtal atteignit le palier, vit son ami, sans veston, en manche de chemise, le corps enveloppé d’un tablier.

— Je suis, comme tu vois dans le feu de la composition ! Et il guettait une marmite qui bouillonnait sur le fourneau, en consultant ainsi qu’un manomètre sa montre accrochée à un clou. Il avait le regard bref et sûr du mécanicien qui surveille sa machine. — Tiens, dit-il, en soulevant le couvercle, regarde. Durtal se pencha et, au travers d’un nuage de vapeur, il aperçut dans les petites vagues du pot, un torchon mouillé.

— C’est ça le gigot ?

— Oui, mon ami ; il est cousu dans cette toile si étroitement que l’air n’y peut entrer. Il cuit dans ce joli court-bouillon qui chante et dans lequel j’ai jeté, avec une poignée de foin, des gousses d’ail, des ronds de carottes, des oignons, de la muscade, du laurier et du thym ! Tu m’en diras des nouvelles, si... Gévingey ne se fait pas trop attendre, car le gigot à l’anglaise ne supporte pas d’être en charpie.

La femme de Carhaix survint.

— Entrez donc, mon mari est là.

Durtal l’aperçut qui nettoyait ses livres. Ils se serrèrent la main ; Durtal feuilleta, au hasard, les volumes époussetés sur la table.

— Ce sont, demanda-t-il, des ouvrages techniques sur le métal et sur la fonte des cloches ou sur la partie liturgique qui les concerne ?

— Sur la fonte, non ; il est parfois question dans ces bouquins, des anciens fondeurs, des saintiers, comme on les appelait dans le bon temps ; vous y découvrirez, çà et là, quelques détails sur des alliages de cuivre rouge et d’étain fin ; vous y constaterez même, je crois, que l’art du saintier est en déchéance depuis trois siècles ; cela tient-il à ce qu’au moyen age surtout, les fidèles jetaient dans la fonte des bijoux et des métaux précieux et modifiaient ainsi l’alliage ; ou bien est-ce parce que les fondeurs n’implorent plus Saint Antoine l’Ermite, alors que le bronze bout dans la fournaise ? Je l’ignore ; toujours est-il que les cloches maintenant sont créées à la grosse ; elles ont des voix sans âme personnelle, des sons identiques ; elles ne sont plus que des bonnes indifférentes et dociles, tandis qu’autrefois elles étaient un peu comme ces très antiques servantes qui faisaient partie de la famille dont elles éprouvaient les douleurs et les joies. Mais qu’est-ce que cela fait au clergé et aux ouailles ? ces auxiliaires dévouées du culte ne représentent actuellement aucun symbole !

Et tout est là, pourtant. Vous me demandiez, il y a quelques instants, si ces livres traitaient, au point de vue de la liturgie, des cloches ; oui, la plupart expliquent, par le menu, le sens de chacune des parties qui les composent ; les interprétations sont simples et peu variées, en somme.

— Ah ! et quelles sont-elles ?

— Oh ! si cela vous intéresse, je vais vous le résumer en quelques mots.

D’après le Rational de Guillaume Durand, la dureté du métal signifie la force du prédicateur ; la percussion du battant contre les bords, exprime l’idée que ce prédicateur doit se frapper, lui-même, pour corriger ses propres vices, avant que de reprocher leurs péchés aux autres. Le mouton ou le bélier de bois auquel est suspendue la cloche représente par sa forme même la croix du Christ et la corde, qui servait autrefois à la tirer, allégorisait la science des ecritures qui découle du mystère de la Croix même.

Les liturgistes plus anciens nous révèlent des symboles presque semblables. Jean Beleth, qui vivait en 1200, déclare aussi que la cloche est l’image du prédicateur, mais il ajoute que son va-et-vient, lorsqu’on la met en branle, enseigne que le prêtre doit, tour à tour, élever et abaisser son langage, afin de le mieux mettre à la portée des foules. Pour Hugues De Saint-victor, le battant est la langue de l’officiant qui heurte les deux bords du vase et annonce ainsi, à la fois, les vérités des deux testaments ; enfin, si nous nous adressons au plus ancien peut-être des liturgistes, à Fortunat Amalaire, nous trouvons simplement que le corps de la cloche désigne la bouche du prédicateur et le marteau, sa langue.

— Mais, fit Durtal un peu désappointé, ce n’est pas... comment dirai-je... très profond.

La porte s’ouvrit.

— Comment va ? dit Carhaix, en serrant la main de Gévingey qu’il présenta à Durtal.

Tandis que la femme du sonneur achevait de mettre la table, Durtal examina le nouveau venu.

C’était un petit homme, coiffé d’un feutre noir et mou, enveloppé de même qu’un conducteur d’omnibus dans un caban à capuchon de drap bleu.

La tête était en oeuf, toute en hauteur. Le crâne ciré ainsi qu’au siccatif, paraissait avoir poussé au-dessus des cheveux qui pendaient dans le cou, durs et semblables aux filaments d’un coco sec ; le nez était busqué, les narines s’ouvraient en de larges soutes sur une bouche édentée que cachait une épaisse moustache poivre et sel comme la barbiche qui allongeait un menton court ; au premier abord, il suggérait l’idée d’un ouvrier d’art, d’un graveur sur bois ou d’un enlumineur d’images de sainteté ou de statues pieuses ; mais, à le regarder plus longtemps, à observer ces yeux rapprochés du nez, ronds et gris, presque bigles, à scruter sa voix solennelle, ses manières obséquieuses, l’on se demandait de quelle sacristie toute spéciale sortait cet homme.

Il se déshabilla, apparut dans une redingote noire de charpentier en bois ; une chaîne d’or à coulants, passée autour du cou, se perdait, en serpentant, dans la poche gonflée d’un vieux gilet ; mais ce qui interloqua Durtal ce fut quand Gévingey exhiba ses mains qu’il mit complaisamment en évidence, dès qu’il se fut assis, sur ses deux genoux.

Elles étaient boudinées, énormes, tiquetées de points orange, terminées par des ongles laiteux et coupés ras ; elles étaient couvertes d’énormes bagues dont les chatons tenaient toute une phalange.

Au regard de Durtal, qui fixait ces doigts, il sourit :

— Vous examinez, monsieur, ces bijoux de prix. Ils sont formés par trois métaux, l’or, le platine et l’argent. Cette bague-ci porte un scorpion, le signe sous lequel je suis né ; celle-là, avec ses deux triangles accouplés, l’un, la tête en haut et l’autre, la pointe en bas, reproduit l’image du macrocosme, du sceau de Salomon, du grand pantacle ; quant à cette petite que vous voyez, poursuivit-il, en montrant une bague de femme enchassée d’un minime saphir entre deux roses, c’est un souvenir qui me fut offert par une personne dont je voulus bien tirer l’horoscope.

— Ah ! fit Durtal, un peu étonné par cette suffisance.

— Le dîner est prêt, dit la femme du sonneur. Des Hermies, débarrassé de son tablier, pincé dans ses vêtements de cheviotte, moins pâle, coloré aux joues par le feu du fourneau, avança les chaises.

Carhaix servit le potage et chacun se tut, prenant sur le bord de l’assiette, des cuillerées moins chaudes ; puis la femme apporta à des Hermies, pour qu’il pût le découper, le fameux gigot.

Il était d’un rouge magnifique, coulait en de larges gouttes, sous la lame. Tout le monde s’extasia lorsqu’on eut goûté cette robuste viande qu’aromatisait une purée de navets fondus, qu’édulcorait une sauce blanche aux câpres.

Des Hermies s’inclina sous l’averse des compliments. Carhaix emplissait les verres et, un peu gêné par Gévingey, il le comblait d’attentions, pour lui faire oublier leur ancienne brouille. Des Hermies l’aida et voulant être aussi utile à Durtal, il amena la conversation sur les horoscopes.

Alors Gévingey put officier. De son ton satisfait, il parla de ses immenses travaux, des six mois de calculs qu’exigeait un horoscope, de la surprise des gens lorsqu’il déclarait qu’une oeuvre pareille n’était pas payée par le prix qu’il en réclamait, par cinq cents francs. Je ne puis cependant donner ma science pour rien, conclut-il.

— Mais, aujourd’hui l’on doute de l’astrologie qui fut révérée dans l’antiquité, reprit-il, après un silence. Au moyen age également, elle fut quasi sainte. Voyez, au reste, messieurs, le portail de Notre-dame de Paris ; les trois portes que les archéologues qui ne sont point initiés à la symbolique chrétienne et occulte, désignent sous le nom de porte du jugement, de porte de la Vierge, de porte de Sainte-Anne ou de Saint-Marcel, représentent en réalité, la Mystique, l’Astrologie et l’Alchimie, les trois grandes sciences du Moyen Age. Aujourd’hui on trouve des gens qui disent : êtes-vous bien sûr que les astres aient une influence sur la destinée de l’homme ? — Mais, Messieurs, sans entrer ici dans des détails réservés aux adeptes, en quoi cette influence spirituelle est-elle plus étrange que l’influence corporelle que certaines planètes, telles que la lune, par exemple, exercent sur les organes de la femme et de l’homme ?

Vous qui êtes médecin, Monsieur des Hermies, vous n’ignorez pas qu’à la Jamaïque, les Drs Gillespin et Jakson, que dans les Indes Orientales, le Dr Balfour ont constaté l’influence des constellations sur la santé humaine. A chaque changement de lune, le nombre des malades augmente : les accès aigus de fièvre concordent avec les phases de notre satellite. Enfin les lunatiques existent ; assurez-vous dans les campagnes à quelles époques les fous divaguent ! — Mais à quoi cela sert-il de vouloir convaincre les incrédules ? ajouta-t-il, d’un air accablé, en contemplant ses bagues.

— Il me semble pourtant que l’astrologie remonte sur l’eau, dit Durtal ; il y a maintenant deux astrologues qui tirent des horoscopes, près des annonces des remèdes secrets, aux quatrièmes pages des journaux.

— Quelle honte ! ceux-là ne savent même pas le premier mot de cette science ; ce sont de simples farceurs, qui espèrent ainsi gagner des sous ; à quoi bon en parler, puisqu’ils n’existent même pas ! Au reste, il faut bien le dire, il n’y a plus qu’en Amérique et en Angleterre où l’on sache établir le thème généthliaque et édifier un horoscope.

— J’ai bien peur, fit des Hermies, que non seulement ces soi-disant astrologues, mais encore que tous les mages, que tous les théosophes, que tous les occultistes et kabbalistes de l’heure actuelle ne sachent absolument rien ; — ceux que je connais sont, à n’en point douter, de parfaits ignares et d’incontestables imbéciles.

— Et c’est la pure vérité, Messieurs ! Ces gens sont, pour la plupart, de vieux feuilletonnistes ratés ou des petits jeunes gens qui cherchent à exploiter le goût d’un public que le positivisme harasse ! Ils démarquent Eliphas Lévi, pillent Fabre d’Olivet, écrivent des traités sans queue ni tête, qu’ils seraient bien incapables d’expliquer eux-mêmes. C’est une vraie pitié quand on y songe !

— D’autant qu’ils rendent ridicules des sciences qui, dans leur fatras, contiennent certainement des vérités omises, dit Durtal.

— Puis ce qui est lamentable encore, fit des Hermies, c’est qu’en plus des jobards et des sots, ces petites sectes abritent aussi d’horribles charlatans et d’affreux hâbleurs.

— Péladan, entre autres. Qui ne connaît ce mage de camelote, ce Bilboquet du Midi ! s’écria Durtal.

— Oh ! celui-là...

— En somme, voyez-vous messieurs, reprit Gévingey, tous ces gens sont incapables d’obtenir dans la pratique un effet quelconque ; le seul dans ce siècle qui, sans être alors un saint ou un diabolique, ait pénétré dans le mystère, c’est William Crookes.

Et comme Durtal paraissait douter de la vérité des apparitions affirmées par cet Anglais et déclarait qu’aucune théorie ne les pouvait expliquer, Gévingey pérora :

— Permettez, monsieur, nous avons le choix entre des doctrines diverses et, j’ose le dire, très nettes. — ou bien l’apparition est formée par le fluide dégagé du médium en transe et combiné avec le fluide des personnes présentes ; — ou bien, il y a dans l’air des êtres immatériels, des élémentals comme on les nomme, qui se manifestent dans des conditions à peu près sues ; — ou bien encore, et c’est là la théorie spirite pure, ces phénomènes sont dus aux âmes évoquées des morts.

— Je le sais, dit Durtal, et cela me fait horreur. Je sais aussi qu’il y a le dogme Hindou des migrations d’âmes qui errent après la mort. Ces âmes désincarnées vagabondent jusqu’à ce qu’elles se réincarnent et qu’elles parviennent, d’avatars en avatars, à une pureté complète. Eh bien, cela me paraît suffisant de vivre, une fois ; j’aime mieux le néant, le trou, que toutes ces métamorphoses, ça me console plus ! Quant à l’évocation des morts, la pensée seule que le charcutier du coin peut forcer l’âme d’Hugo, de Balzac, de Baudelaire, à converser avec lui, me mettrait hors de moi, si j’y croyais. Ah non, tout de même, si abject qu’il soit, le matérialisme est moins vil !

— Le Spiritisme, c’est, sous un autre nom, l’ancienne nécromancie condamnée, maudite par l’Eglise dit Carhaix.

Gévingey regarda ses bagues, puis il vida son verre.

— En tout cas, reprit-il, vous avouerez bien que ces théories sont soutenables, celle des élémentals surtout qui, satanisme mis à part, semble la plus véridique, la plus claire. L’espace est peuplé de microbes ; est-il plus surprenant qu’il regorge aussi d’esprits et de larves ? L’eau, le vinaigre, foisonnent d’animalcules, le microscope nous les montre ; pourquoi l’air, inaccessible à la vue et aux instruments de l’homme, ne fourmillerait-il pas, comme les autres éléments, d’êtres plus ou moins corporels, d’embryons plus ou moins mûrs ?

— C’est peut-être pour cela que les chats regardent tout à coup, avec curiosité dans le vide et suivent des yeux quelque chose qui passe et que nous ne pouvons voir, dit la femme de Carhaix.

— Non, merci, dit Gévingey, à des Hermies qui lui offrait de reprendre d’une salade de pissenlits aux oeufs.

— Mes amis, fit le sonneur, vous n’oubliez qu’une doctrine — la seule — celle de l’église qui attribue à satan tous ces inexplicables phénomènes. Le catholicisme les connaît de longue date. Il n’a pas eu besoin d’attendre les premières manifestations des esprits qui se sont produites, en 1847, je crois, aux Etats-unis, dans la famille Fox, pour décréter que les esprits frappeurs relevaient du diable. Il y en a eu dans tous les temps. Vous en trouverez dans Saint Augustin la preuve, car il dut envoyer un prêtre pour faire cesser, dans le diocèse d’Hippone, des bruits, des bouleversements d’objets et de meubles analogues à ceux que signale le spiritisme. Au temps de Théodoric aussi, Saint Césaire débarrassa une maison hantée par des lémures. Il n’y a, voyez-vous, que deux cités, celle de Dieu et celle du diable. Or, comme Dieu est en dehors de ces sales manigances, les occultistes, les spirites, satanisent plus ou moins, qu’ils le veuillent ou non !

— N’empêche, dit Gévingey, que le spiritisme a accompli une tâche immense. Il a violé le seuil de l’inconnu, brisé les portes du sanctuaire. Il a opéré dans l’extranaturel, une révolution semblable à celle qu’effectua, dans l’ordre terrestre, 1789 en France ! Il a démocratisé l’évocation, il a ouvert toute une voie ; seulement il a manqué de chefs initiés et il a remué au hasard, sans science, les bons et les mauvais esprits ; il y a de tout désormais en lui, c’est le gâchis du mystère, si l’on peut dire !

— Le plus triste de tout cela, fit des Hermies, en riant, c’est que l’on ne voit rien. Je sais que des expériences ont réussi, mais celles auxquelles j’assiste font long feu et ratent.

— Ce n’est pas surprenant, répondit l’astrologue, en étalant sur son pain de la gelée d’orange confite et sure, la première loi à observer dans la magie et dans le spiritisme, c’est d’éloigner les incrédules, car bien souvent leur fluide contrarie celui de la voyante ou du médium !

— Alors comment s’assurer de la réalité des phénomènes ? se dit Durtal.

Carhaix se leva. — Je suis à vous, je reviens dans dix minutes ; et il endossa sa houppelande et son pas se perdit dans l’escalier de la tour.

— C’est vrai, il est huit heures moins le quart, murmura Durtal en consultant sa montre.

Il y eut un moment de silence dans la pièce. Au refus de tous de reprendre du dessert, Mme Carhaix enleva la nappe, étendit une toile cirée sur la table. L’astrologue faisait tourner autour de ses doigts ses bagues, Durtal pétrissait une boulette de mie de pain, des Hermies, penché d’un côté, tirait de sa poche collée sur la hanche, sa blague japonaise et roulait des cigarettes.

Puis tandis que la femme du sonneur souhaitait bonne nuit aux convives et se retirait dans sa chambre, des Hermies apporta la bouillotte et la cafetière.

— Veux-tu que je t’aide ? proposa Durtal.

— Oui, si tu veux chercher les petits verres et déboucher les bouteilles de liqueurs, tu me rendras service.

Tout en ouvrant l’armoire, Durtal vacilla, étourdi par les coups de cloches qui ébranlaient les murs et rebondissaient dans la pièce, en bôombant.

— S’il y a des esprits dans la chambre, ils doivent être singulièrement concassés, fit-il, en déposant sur la table les petits verres.

— La cloche dissipe les fantômes et chasse les démons, répondit doctoralement Gévingey qui bourra sa pipe.

— Tiens, dit des Hermies à Durtal, verse lentement l’eau chaude dans le filtre, car il faut que je bourre le poêle ; la température baisse ici, j’ai les pieds gelés.

Carhaix revint, souffla sa lanterne.

— La cloche était en voix, ce soir, par ce temps sec ; — et il se débarrassa de son passe-montagne et de son paletot.

— Comment le trouves-tu ? questionna des Hermies, s’adressant à voix basse à Durtal, et désignant l’astrologue perdu dans sa fumée de pipe.

— Au repos, il a l’air d’un vieux hibou et quand il parle, il me fait songer à un pion disert et triste.

— Un seul ! fit des Hermies à Carhaix qui lui montrait au-dessus de son verre à café, un morceau de sucre.

— Vous vous occupez, Monsieur, paraît-il, d’une histoire de Gilles de Rais ? demanda Gévingey à Durtal.

— Oui, je suis plongé pour l’instant avec cet homme dans les assassinats et les luxures du satanisme.

— Ah mais ! s’écria des Hermies, nous allons même faire appel, à ce propos, à votre haute science. Vous seul pouvez renseigner mon ami sur l’une des questions les plus obscures du diabolisme !

— Laquelle ?

— Celle de l’Incubat et du Succubat.

Gévingey ne répondit pas tout d’abord.

— Cela devient plus grave, fit-il enfin. Ici, nous abordons un sujet autrement redoutable que celui du spiritisme. Mais Monsieur, est-il déjà au courant de cette question ?

— Dame ! il sait surtout que les avis diffèrent ! Del Rio, Bodin, par exemple, considèrent les incubes comme des démons masculins qui se couplent aux femmes et les succubes comme des démones qui font avec l’homme oeuvre de chair.

D’après leurs théories, l’incube, prend la semence que l’homme perd en songe et s’en sert. De sorte que deux questions se posent : la première, celle de savoir si un enfant peut naître de cette union ; cette procréation a été jugée possible par les docteurs de l’église qui affirment même que les enfants issus de ce commerce sont plus pesants que les autres et qu’ils peuvent tarir trois nourrices sans engraisser ; la seconde, celle de savoir quel est le père de cet enfant, du démon qui a copulé avec la mère ou de l’homme dont la semence fut prise. Ce à quoi, Saint Thomas répond, par des arguments plus ou moins subtils, que le vrai père est non l’incube mais l’homme.

— Pour Sinistrari d’Ameno, observa Durtal, les incubes et les succubes ne sont pas précisément des démons, mais bien des esprits animaux, intermédiaires entre le démon et l’ange, des sortes de satyres, de faunes, tels qu’en révéra le paganisme ; des espèces de farfadets et de lutins tels qu’en exorcisa le Moyen Age. Sinistrari ajoute qu’ils n’ont que faire de polluer l’homme endormi, attendu qu’ils possèdent des génitoires et sont doués de vertus prolifiques...

— Oui, et il n’y a pas autre chose, dit Gévingey. Goerres, si savant, si précis, dans sa mystique naturelle et diabolique, passe rapidement sur cette question, la néglige même, comme fait l’église, du reste, qui se tait, car elle n’aime pas à traiter ce sujet et elle voit d’un mauvais oeil le prêtre qui s’en occupe.

— Pardon, dit Carhaix, toujours prêt à défendre l’église, elle n’a jamais hésité à se prononcer sur ces ordures. L’existence des succubes et des incubes est attestée par Saint Augustin, par Saint Thomas, par Saint Bonaventure, par Denys le Chartreux, par le pape Innocent VIII, par combien d’autres ! Cette question est donc résolument tranchée et tout catholique est tenu d’y croire ; elle figure aussi dans les vies de saints, si je ne me trompe ; dans la légende de Saint Hippolyte, Jacques de Voragine raconte qu’un prêtre, tenté par un succube nu, lui jeta son étole à la tête et qu’il ne resta devant lui que le cadavre de quelque femme morte que le diable avait animé pour le séduire.

— Oui, dit Gévingey, dont les yeux pétillèrent. L’église reconnaît le succubat, j’en conviens ; mais laissez-moi parler et vous verrez que mon observation a sa raison d’être !

— Vous savez très bien, messieurs, reprit-il, s’adressant à des Hermies et à Durtal, ce que les volumes enseignent ; mais depuis cent ans, tout a changé et si les faits que je vais vous dévoiler sont parfaitement connus par la curie du pape, ils sont ignorés par bien des membres du clergé et vous ne les trouverez, dans tous les cas, consignés dans aucun livre.

A l’heure actuelle, ce sont moins souvent les démons que des morts évoqués qui remplissent l’imperdable rôle d’incube et de succube. Autrement dit, jadis, dans le cas du succubat, il y avait pour l’être vivant qui le subissait, possession. Par l’évocation des morts qui joint au côté démoniaque le côté charnel atroce du vampirisme, il n’y a plus possession dans le sens strict du mot, mais c’est bien pis. Alors l’église n’a plus su que faire ; ou il fallait garder le silence ou révéler que l’évocation des morts, déjà défendue par Moïse, était possible et cet aveu était dangereux, car il vulgarisait la connaissance d’actes plus faciles à produire maintenant qu’autrefois, depuis que, sans le savoir, le spiritisme a tracé la route !

Aussi l’Eglise s’est tue. — Et Rome n’ignore point cependant l’effroyable développement qu’a pris de nos jours l’incubat dans les cloîtres !

— Cela prouve que la continence est dans la solitude terrible à supporter, fit des Hermies.

— Cela prouve surtout que les âmes sont faibles et ne savent plus prier, dit Carhaix.

— Quoi qu’il en soit, pour vous édifier complètement, messieurs, sur cette matière, je dois diviser les êtres atteint d’incubat et de succubat en deux classes :

La première est composée de personnes qui se sont vouées, elles-mêmes et directement, à l’action démoniaque des Esprits. Celles-là sont assez rares ; elles meurent, toutes, par le suicide, ou par l’une des formes de la mort violente.

La seconde est composée de gens auxquels l’on a imposé, par voie de maléfice, la visite de ces esprits. Ceux-là sont très nombreux, surtout dans les couvents que les sociétés démoniaques assiègent. Ordinairement, ces victimes finissent par la folie. Les maisons d’aliénés en regorgent. Les médecins, la plupart des prêtres même ne se doutent pas de la cause de leur démence, mais ces cas-là sont guérissables. Un thaumaturge que je connais a sauvé bien des maléficiés qui hurleraient, sans lui, sous le fouet des douches ! Il y a certaines fumigations, certaines exsufflations, certains commandements portés en amulettes et écrits sur une feuille de parchemin vierge et par trois fois béni, qui presque toujours finissent par délivrer le malade !

— Une question, demanda des Hermies, la femme reçoit-elle la visite de l’incube, pendant qu’elle dort ou pendant qu’elle veille ?

— Il faut établir une distinction. Si cette femme n’est pas maléficiée, si c’est elle qui a voulu s’accoler volontairement à un esprit de vice impur, elle est toujours éveillée lorsque l’acte charnel a lieu.

Si, au contraire, cette femme est victime d’un sortilège, le péché se commet, soit pendant qu’elle sommeille, soit lorsqu’elle est parfaitement éveillée, mais alors elle est dans un état cataleptique qui l’empêche de se défendre. Le plus puissant des exorcistes de ce temps, l’homme qui a le mieux approfondi cette matière, le docteur en théologie Johannès me disait avoir sauvé des religieuses qui étaient chevauchées sans arrêt, ni trêve, pendant deux, trois, pendant quatre jours, par des incubes !

— Oui, je le connais, ce prêtre, dit des Hermies.

— Et l’acte se passe de la même façon que dans la réalité ? demanda Durtal.

— Oui et non. — Ici, l’immondice des détails m’arrête, dit Gévingey, qui devint un peu rouge ; ce que je puis vous raconter est plus qu’étrange. Sachez-le donc, l’organe de l’être incube se bifurque et, au même moment, pénètre dans les deux vases.

D’autres fois, il s’étend et pendant que l’une des branches agit par les voies licites, l’autre atteint en même temps le bas de la face... vous pouvez vous figurer, messieurs, combien la vie doit être abrégée par ces opérations qui se multiplient dans tous les sens !

— Et vous êtes sûr que ces faits existent ?

— Absolument.

— Mais enfin, voyons, vous avez des preuves ? hasarda Durtal.

Gévingey se tut, puis : — Le sujet est trop grave et j’en ai trop dit pour ne pas aller jusqu’au bout. Je ne suis ni halluciné, ni fou. Eh bien, messieurs, j’ai couché une fois, dans une chambre qu’habitait le plus redoutable maître que maintenant le Satanisme possède...

— Le Chanoine Docre, jeta des Hermies.

— Oui, et je ne dormais pas ; il faisait grand jour ; je vous jure que le succube est venu, irritant et palpable, tenace. Heureusement que je me suis rappelé les formules de délivrance, ce qui n’empêche...

Enfin, j’ai couru, le jour même, chez le Dr Johannès dont je vous ai parlé. Il m’a aussitôt et pour toujours, je l’espère, libéré du maléfice.

— Si je ne craignais d’être indiscret, je vous demanderais comment était le succube dont vous repoussâtes l’attaque ?

— Mais, il était comme sont toutes les femmes nues, dit en hésitant l’astrologue.

Ce qui serait curieux, c’est qu’il eût réclamé son petit cadeau, ses petits gants, se dit Durtal, en pinçant les lèvres.

— Et savez-vous ce qu’est devenu le terrible docre, fit des Hermies ?

— Non, Dieu merci ; il doit être dans le Midi aux environs de Nîmes, où il résidait jadis.

— Mais enfin que fait-il, cet abbé ? questionna Durtal.

— Ce qu’il fait ! Il évoque le diable, nourrit des souris blanches avec des hosties qu’il consacre ; sa rage du sacrilège est telle qu’il s’est fait tatouer sous la plante des pieds l’image de la Croix, afin de pouvoir toujours marcher sur le Sauveur !

— Eh bien, murmura Carhaix dont la moustache en broussaille se retroussa, tandis que ses gros yeux flambaient, eh bien, si cet abominable prêtre se trouvait ici, dans cette pièce, je vous jure que je respecterais ses pieds, mais que je lui ferais descendre l’escalier avec sa tête !

— Et la messe noire ? reprit des Hermies.

— Il la célèbre avec des femmes et des gens ignobles ; on l’accuse aussi ouvertement d’héritages captés d’inexplicables morts. Malheureusement, il n’y a pas de lois qui répriment le sacrilège, et comment poursuivre en justice un homme qui envoie des maladies à distance et tue lentement sans qu’à l’autopsie des traces de poisons paraissent ?

— Le Gilles de Rais moderne ! fit Durtal.

— Oui, moins sauvage, moins franc, plus hypocritement cruel. Celui-là n’égorge pas ; il se borne sans doute à expédier des sortilèges ou à suggérer le suicide aux gens ; car il est, je crois, de première force à ce jeu de la suggestion, dit des Hermies.

— Pourrait-il insinuer à une victime de boire peu à peu un toxique qu’il lui désignerait et qui feindrait les phases d’une maladie ? demanda Durtal.

— Mais évidemment ; les enfonceurs de portes ouvertes que sont les médecins de l’heure actuelle, reconnaissent parfaitement la possibilité de pareils faits. Les expériences de Beaunis, de Liégeois, de Liébaut et de Bernheim sont concluantes ; on peut même faire assassiner une personne que l’on désigne par une autre à laquelle on suggère, sans qu’elle s’en souvienne, la volonté du crime.

— Je songe à une chose, moi, jeta Carhaix qui réfléchissait, sans écouter cette discussion sur l’hypnose. Je songe à l’inquisition ; elle avait décidément sa raison d’être, car elle seule pourrait atteindre ce prêtre déchu qu’a balayé l’Eglise.

— D’autant, fit des Hermies, avec son sourire en coin, qu’on a bien exagéré la férocité des inquisiteurs. Sans doute le bienveillant Bodin parle d’introduire entre les ongles et la chair des doigts des sorciers de longues pointes, ce qui constitue, dit-il, la plus excellente des géhennes ; il prône également le supplice du feu qu’il qualifie de la mort exquise, mais c’est uniquement pour détourner les magiciens de leur vie détestable et sauver leur âme ! Puis Del Rio déclare qu’il ne faut appliquer la question aux démoniaques après qu’ils ont mangé, de peur qu’ils ne vomissent. Il s’inquiétait de leurs estomacs, le brave homme. N’est-ce pas lui aussi qui décrète qu’il ne faut pas non plus réitérer la torture, deux fois en un même jour, afin de laisser à la peur et à la douleur le temps de se rasseoir... avouez qu’il était tout de même délicat, ce bon jésuite !

— Docre, reprit Gévingey, sans entendre les paroles de des Hermies, est le seul individu qui ait retrouvé les anciens secrets et qui obtienne des résultats dans la pratique. Il est un peu plus fort, je vous prie de le croire, que tous les nigauds et les roublards dont nous avons causé. Au reste, ils le connaissent, l’affreux chanoine, car il a envoyé à plusieurs d’entre eux de sérieuses ophtalmies que les oculistes ne peuvent guérir. Aussi tremblent-ils, lorsque l’on prononce devant eux le nom de Docre !

— Mais enfin, comment un prêtre en vient-il là ?

— Je l’ignore. Si vous voulez avoir de plus amples renseignements sur lui, reprit Gévingey, en s’adressant à des Hermies, questionnez votre ami Chantelouve.

— Chantelouve ! s’écria Durtal.

— Oui, lui et sa femme l’ont beaucoup fréquenté jadis ; mais j’espère pour eux qu’ils ont depuis longtemps cessé tout commerce avec ce monstre.

Durtal n’écoutait plus. Mme Chantelouve connaissait le chanoine Docre ! Ah çà, est-ce qu’elle aussi était une satanique ! Mais non, elle n’avait nullement l’allure d’une possédée. Décidément, cet astrologue est fêlé, se dit-il. — Elle ! — Et il la revit, pensa que, le lendemain, elle s’abandonnerait sans doute. — Ah ! ses yeux si bizarres, ses yeux en nues lourdes et qui crevaient en lueurs !

Elle revenait maintenant, le tenait tout entier comme avant qu’il ne fût monté dans la tour. « Mais si je ne vous aimais pas, est-ce que je serais venue ? » cette phrase qu’elle avait prononcée, il l’entendait encore, avec l’inflexion câline de la voix, avec la vision de la physionomie railleuse et douce !

— Ah çà, tu rêves, toi ! dit des Hermies qui lui frappa sur l’épaule ; nous partons, car dix heures sonnent.

Une fois dans la rue, ils serrèrent la main de Gévingey qui demeurait de l’autre côté de l’eau et ils firent quelques pas.

— Eh bien, et mon astrologue, t’a-t-il intéressé ? demanda des Hermies.

— Il est un peu fou, n’est-ce pas ?

— Fou ? peuh !

— Mais enfin toutes ces histoires sont invraisemblables !

— Tout est invraisemblable, fit placidement des Hermies, en relevant le collet de son paletot.

— J’avoue, cependant, reprit-il, que Gévingey m’étonne, lorsqu’il assure avoir été visité par un succube. Sa bonne foi n’est pas douteuse, car je le connais vaniteux et doctoral mais exact. Je sais, parbleu bien, qu’à la salpêtrière, ce cas n’est ni oublié, ni rare. Des femmes atteintes d’hystéro-épilepsie voient des fantômes à côté d’elles, en plein jour, besognent avec eux lorsqu’elles sont en l’état cataleptique et couchent, chaque nuit aussi, avec des visions qui rappellent à s’y méprendre les êtres fluidiques de l’incubat ; mais ces femmes-là sont des hystéro-épileptiques et Gévingey dont je suis le médecin ne l’est pas !

Puis à quoi peut-on croire et que peut-on prouver ? Les matérialistes se sont donné la peine de reviser les procès de la magie d’antan. Ils ont retrouvé dans la possession des Ursulines de Loudun, des religieuses de Poitiers, dans l’histoire même des miraculés de Saint-médard, les symptômes de la grande hystérie, ses contractures généralisées, ses résolutions musculaires, ses léthargies, enfin jusqu’au fameux arc de cercle.

Eh bien, qu’est-ce que cela démontre ? Que ces démonomanes étaient hystéro-épileptiques ? Mais à coup sûr ; les observations du Dr Richet, fort savant en ces matières, sont concluantes ; mais en quoi cela infirme-t-il la possession ? De ce fait que nombre de malades de la Salpêtrière ne sont pas possédées tout en étant hystériques, s’ensuit-il que d’autres femmes atteintes de la même maladie qu’elles, ne le soient pas ? Et puis, il faudrait démontrer aussi que toutes les démonopathes sont hystériques et cela est faux, car il est des femmes de sens rassis, de cervelle ferme, qui le sont, sans s’en douter d’ailleurs !

Et en admettant même que ce dernier point soit controuvé, il reste toujours à résoudre cette insoluble question : une femme est-elle possédée parce qu’elle est hystérique, ou est-elle hystérique parce qu’elle est possédée ? L’Eglise seule peut répondre, la science pas.

Non, quand on y réfléchit, l’aplomb des positivistes déconcerte ! Ils décrètent que le satanisme n’existe point ; ils mettent tout sur le compte de la grande hystérie et ils ne savent même pas ce qu’est cet affreux mal et quelles en sont les causes ! Oui, sans doute, Charcot détermine très bien les phases de l’accès, note les attitudes illogiques et passionnelles, les mouvements clowniques ; il découvre les zones hystérogènes, peut, en maniant adroitement les ovaires, enrayer ou accélérer les crises, mais quant à les prévenir, quant à en connaître les sources et les motifs, quant à les guérir, c’est autre chose ! Tout échoue sur cette maladie inexplicable, stupéfiante, qui comporte par conséquent les interprétations les plus diverses, sans qu’aucune d’elles puisse jamais être déclarée juste ! car il y a de l’âme là dedans, de l’âme en conflit avec le corps, de l’âme renversée dans de la folie de nerfs !

Tout ça, vois-tu, mon vieux, c’est la bouteille à l’encre ; le mystère est partout et la raison bute dans les ténèbres, dès qu’elle veut se mettre en marche.

— Peuh ! fit Durtal qui était arrivé devant sa porte. Puisque tout est soutenable et que rien n’est certain, va pour le succubat ! Au fond c’est plus littéraire et plus propre !