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L’Oblat (1903)

blue  Chapitre I-IV.
blue  Chapitre V-VIII.
blue  Chapitre IX-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.


Ut quid, Deus, repulisti in finem ?
Iratus est furor tuus, super ovees pascuæ tuæ ?
Memor esto congregationis tuæ...
Psaume LXXIII.


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CHAPITRE I


Durtal résidait depuis plus de dix-huit mois déjà au Val des Saints. Las de Chartres où il s’était provisoirement fixé, harcelé par des appétences déréglées de cloître, il était parti pour l’abbaye de Solesmes.

Recommandé au supérieur de ce monastère par l’abbé Plomb, un des vicaires de la cathédrale de Chartres, qui connaissait le révérendissime de longue date, il avait été aimablement reçu, était resté, à diverses reprises, plus de quinze jours, dans ce couvent, et il en était toujours revenu plus mal à l’aise, plus incertain qu’avant. Il retrouvait avec allégresse ses vieux amis, l’abbé Gévresin et sa gouvernante, Mme Bavoil, réintégrait avec un soupir de soulagement son logis et le même phénomène se produisait ; il était peu à peu ressaisi par le souvenir de cette existence conventuelle qui s’écartait complètement de celle qu’il avait autrefois vécue à la Trappe.

Ce n’était plus, en effet, la règle de fer des Cisterciens, le silence perpétuel, les jeûnes complets, le maigre ininterrompu, le coucher, tout habillé, dans un dortoir, le lever à deux heures, en pleine nuit, le travail de l’industrie ou le labeur de la terre ; les Bénédictins pouvaient parler, usaient, certains jours, d’aliments gras, couchaient déshabillés, chacun, dans sa cellule, se levaient à quatre heures, se livraient à des travaux intellectuels, besognaient beaucoup plus dans les bibliothèques que dans les comptoirs de marchandises ou dans les champs.

La règle de saint Benoît, si inflexible chez les moines blancs, s’était adoucie chez les moines noirs ; elle s’était aisément pliée aux besoins dissemblables des deux ordres dont le but n’était pas, en effet, le même.

Les trappistes étaient plus spécialement préposés aux œuvres de la mortification et de la pénitence et les Bénédictins, proprement dits, au service divin des louanges ; les uns, avaient, en conséquence, sous l’impulsion de saint Bernard, aggravé la règle dans ce qu’elle a de plus strict et de plus dur ; les autres, au contraire, avaient adopté, en les assouplissant, les dispositions si accortes et si indulgentes qu’elle recèle.

Le séjour des retraitants et des hôtes se ressentait forcément de cette différence ; autant la réception à la Trappe avait été taciturne et austère lorsque, pour la première fois, Durtal l’avait visitée, — il y avait déjà de cela dix ans, — afin de se convertir ; autant l’accueil à Solesmes, où il était allé dans le dessein de tâter sa vocation, avait été et disert et clément.

Il avait profité, chez les Bénédictins, du côté bon enfant de leurs observances ; une liberté presque entière lui avait été laissée pour se lever, pour se promener, pour suivre les offices ; il mangeait avec les religieux et non plus, ainsi que chez les cisterciens, dans une salle à part ; il n’était plus admis sur la lisière de la communauté et en marge du cloître, mais bien au dedans, vivant avec les pères, causant et travaillant avec eux. Les devoirs de l’hospitalité, si expressément recommandés par le patriarche, étaient vraiment exécutés à la lettre par les moines noirs.

Ce caractère paternel lui souriait, dès qu’il était de retour à Chartres ; avec le temps, la vision de Solesmes se décantait, s’idéalisait à mesure qu’elle devenait plus lointaine.

Il n’y a que Solesmes ! se criait-il ; la seule vie monastique possible pour moi est là !

Et cependant, il devait se rappeler que, chaque fois qu’il avait quitté l’abbaye et qu’il s’était assis dans la voiture qui le menait à la gare de Sablé, il avait respiré, tel qu’un homme qu’on allège d’un insupportable poids, et qu’aussitôt installé dans le train, il se disait : mon Dieu quelle veine ! me voici libre ! — et, sans cesse, pourtant, il regrettait cette gêne d’être chez les autres, cette délivrance d’heures tracées, sans amusements inopinés, sans tintouins prévus.

Il parvenait difficilement à analyser ces jeux d’impressions, ces volte-faces de sentiments. Oui, certes, s’affirmait-il, Solesmes est en France unique ; l’art religieux y resplendit comme nulle part ; le chant y est mûr à point, les offices s’y célèbrent avec une imperfectible pompe ; nulle part aussi, je n’approcherai d’un abbé de l’envergure de Dom Delatte et de paléographes musicaux plus ingénieux et plus savants que Dom Mocquereau et que Dom Cagin, j’ajouterai encore de moines plus serviables et plus avenants ; oui, mais...

Mais quoi ? et alors, en fait de réponse, c’était un recul de tout son être, une sorte de répulsion instinctive devant ce couvent dont la façade splendidement illuminée, rendait, par contraste, les communs non éclairés qui en dépendaient, plus noirs ; et il s’avançait avec précaution, de même qu’un chat qui flaire un logis qu’il ne connaît point, prêt à détaler, à la moindre alerte.

Et cela ne rime néanmoins à rien, convenait-il ; je n’ai pas l’ombre d’une preuve que l’intérieur du cloître soit d’un autre style d’âme que celui de la façade ; c’est étrange, ce qui se passe en moi.

Voyons, raisonnons, qu’est-ce qui me déplaît ? — et il se répondait : tout et rien ; — cependant certaines remarques se détachaient en lumière, venaient en avant sur le décor de l’abbaye. D’abord, la grandeur de ce monastère et cette armée de profès et de novices qui lui enlèvent ce côté intime et charmant que possède un moins imposant reclusage, la Trappe de Notre-Dame de l’âtre, par exemple. Nécessairement, avec ses immenses bâtiments et la foule des religieux qui les encombrent, Solesmes prend une allure de caserne. Il semble que l’on marche aux offices ainsi qu’à une parade, que l’abbé est un général entouré de l’état-major de son chapitre et que les autres ne sont plus que de pauvres troubades. Non, on ne serait jamais à l’aise et l’on ne serait jamais sûr non plus du lendemain, si l’on appartenait à cette garnison religieuse qui a je ne sais quoi d’inquiet, de craintif, de toujours sur ses gardes ; et, en effet, un beau matin, l’on peut, si l’on a cessé de plaire, être expédié, comme un simple colis, au loin, à destination d’un autre cloître.

Puis, qui dira la tristesse de ces récréations, de ces conversations surveillées et inévitablement mornes, l’agacement produit, à la longue, par le manque de cette solitude, si délicieuse à la Trappe et qui est impraticable à Solesmes, où il n’existe ni étangs, ni bois, où le jardin est plat et dénudé, sans un tournant, sans une fin d’allée où l’on puisse se recueillir, à l’abri des regards, sans témoin, seul ?

Très bien, reprenait-il, mais, pour être juste, il me faut avouer maintenant que si j’excepte la question du site — et encore, sauf moi, tous l’admirent — mes autres griefs sont dépourvus de sens. Comment, en effet, réaliser l’ensemble de Solesmes, la solennité de ses offices et la gloire de ses chants, sans cette masse serrée de moines ? Comment, sans une poigne de fer, conduire une armée de près de cent hommes dont les caractères différents, à force de se frotter, s’échauffent ? Il est donc indispensable que la discipline soit aussi rigoureuse, plus même, dans un monastère que dans un camp ; enfin il faut bien aider les autres couvents de la congrégation, plus indigents en sujets, en leur envoyant ceux qui leur manquent, ou un maître des cérémonies, ou un préchantre, ou un infirmier, le spécialiste, en un mot, dont ils ont besoin.

Que ces exils soient redoutés par les résidants de Solesmes, cela prouve qu’ils se trouvent bien dans leur abbaye et n’est-ce pas le meilleur éloge qu’on en puisse faire ? En tout cas, ces départs sont, la plupart du temps, moins des disgrâces que des prêts de maison à maison, nécessités par l’intérêt même de l’Ordre.

Quant à cette répugnance que je ressens à vivre dans cette foule toujours en mouvement, un père auquel j’en parlais très franchement, m’a judicieusement répondu : où serait le mérite si l’on ne souffrait d’être roulé, tel qu’un galet, sur la plage d’un grand cloître ?

Bien oui, je ne dis pas, mais n’empêche que j’aime mieux autre chose...

Et Durtal réfléchissait et se sortait alors des arguments plus valides, des raisons plus péremptoires pour se justifier ses appréhensions.

A supposer, se disait-il, que le père abbé me laisse fabriquer mes livres en paix et consente à ne point s’immiscer dans des questions de littérature, — et il est si large d’esprit qu’il admettrait sans nul doute cette dispense — cela ne servirait de rien car je serais absolument incapable d’écrire un livre dans cette abbaye.

L’expérience, je l’ai tentée, à diverses reprises ; les matinées et les après-midi, coupées par les offices, y rendent tout travail d’art impossible. Cette vie, divisée en petites tranches, peut être excellente pour colliger des matériaux et assembler des notes, mais pour œuvrer des pages, non.

Et il se remémorait de désolantes heures où, s’échappant d’un office, il voulait s’atteler sur un chapitre et le découragement le prenait à l’idée que lorsqu’il commencerait d’être en train, il faudrait quitter sa cellule et regagner la chapelle pour un autre office et il concluait : le cloître est utile pour préparer un ouvrage, mais il sied de l’exécuter dehors !

Puis qu’est-ce que l’on entend par l’oblature ? Jamais il n’avait pu obtenir une réponse claire. Cela dépend du bon vouloir du père abbé et cela peut par conséquent changer selon les monastères ; mais ce n’est pas sérieux ! L’oblature Bénédictine existait déjà au viiie siècle ; elle est régie par des règlements séculaires ; où sont-ils ? Personne n’a l’air de le savoir.

Le bon vouloir d’un père Abbé ! mais c’est se livrer, pieds et poings liés, à un homme que l’on ne connaît que par ouï-dire, en somme : et pour peu que celui dans le couvent duquel on s’internerait, fût ou vieux et borné, ou jeune et impérieux et versatile, ce serait pis que d’être moine ! — car le moine est au moins défendu par des ordonnances précises que son supérieur ne peut enfreindre. — Enfin, quelle situation mitoyenne, ni chair ni poisson, que celle de l’oblat en clôture ! Intermédiaire entre les pères et les frères lais, il aurait toute chance de n’être accepté, ni par les uns, ni par les autres.

L’oblature en robe dans une abbaye n’est donc pas enviable.

Ah ! et puis, il y aura toujours l’atmosphère lourde et raréfiée du cloître ; non, ce n’est décidément pas mon affaire. Ce qu’il se l’était répétée fois, cette phrase ! et il n’en retournait pas moins à Solesmes, car aussitôt réinstallé à Chartres, la nostalgie le repossédait de l’office divin, de ces journées justement très bien scindées par la liturgie pour ramener l’âme vers Dieu, pour empêcher ceux qui ne travaillent point, de trop voguer à la dérive.

Il avait, à Chartres, le soir, l’impression qu’il n’avait pas prié, qu’il avait dilapidé son temps ; et la hantise des chants entendus lui revenant par bribes à la mémoire entretenait son désir de les écouter encore, attisait, avec le souvenir de splendides offices, le regret de les avoir perdus.

Jamais il n’avait si bien compris la nécessité de la prière en commun, de la prière liturgique, de cette prière dont l’église a déterminé le moment et arrêté le texte. Il se disait que tout est dans les psaumes, les allégresses et les contritions, les adorations et les transes ; que leurs versets s’adaptent à tous les états d’âme, répondent à tous les besoins. Il se rendait compte de la puissance de ces suppliques agissant par elles-mêmes, par la vertu de l’inspiration divine qu’elles recèlent, par ce fait qu’elles sont celles que le fils formula, pour être offertes à son père par ses fidèles préfigures. Maintenant qu’il en était privé, il éprouvait une défaillance de tout son être, une impression d’implacable découragement, d’accablant ennui.

— Eh oui, disait-il à son confesseur l’abbé Gévresin, eh oui, je suis obsédé par les vieux phantasmes ; je me suis inoculé le savoureux poison de la liturgie et je l’ai dans le sang de l’âme et je ne l’élimine point. Je suis le morphinomane de l’office ; c’est stupide ce que je vous raconte, mais c’est ainsi !

— Et l’abbé de Solesmes, que pense-t-il de ces hésitations ? demandait le vieux prêtre.

— Dom Delatte a des yeux qui rient et une bouche qui se plisse en une moue un peu dédaigneuse, lorsqu’il écoute le récit de mes inconstances. Peut-être croit-il qu’il y a de la tentation dans mon cas, comme je l’ai cru moi-même, longtemps.

— Et moi aussi, fit l’abbé Gévresin.

— Mais vous ne le pensez plus ! Rappelez-vous combien nous avons imploré la Vierge de Sous-Terre pour être éclairés ; et chaque fois que je retournais à Solesmes, l’impression était la même et encore, non ; elle s’aggravait d’une aversion irraisonnée, d’un recul. Ce n’était, à coup sûr, ni un indice de vocation, ni une invite...

Il y a bien, poursuivit Durtal après un silence, le terrible argument de quelques durs-à-cuire du bon Dieu : la raison vous atteste que la vie monastique est supérieure à toute autre existence, il n’est point besoin d’en savoir plus ; cela suffit ; vous devez donc vous engager dans cette voie et avoir assez de volonté pour subir les désillusions qu’elle ménage et les sacrifices qu’elle exige.

Evidemment, cette théorie est d’un étiage surélevé ; elle suppose une générosité exceptionnelle d’âme, un abandon complet de sa personne, une foi à toute épreuve, une fermeté de caractère et une endurance vraiment rares.

Mais, c’est se jeter à l’eau pour l’amour de Dieu et l’obliger ainsi à vous repêcher !

C’est aussi placer la charrue avant les bœufs ; c’est mettre Notre Seigneur après et non avant ; c’est nier la vocation, la touche divine, l’impulsion, l’attrait ; c’est s’obéir sans attendre l’appel du Christ auquel on prétend infliger ses vues !

Je ne m’y frotterais point ; d’ailleurs, je n’ai point été mené par ma Mère la Vierge, de la sorte.

— Et vous n’avez pas tort de ne point vouloir tenter le Seigneur, dit l’abbé ; mais plaçons la question, s’il vous plaît, sur un autre terrain. Rien ne vous oblige à revêtir la robe de l’oblature et à vous séquestrer dans un cloître ; vous pouvez loger au dehors et suivre les offices.

Je vous l’ai déjà déclaré, cette solution est la seule qui vous convienne ; vous avez franchi l’âge des leurres ; vous avez trop acquis l’habitude d’observer pour que le côte à côte continu des religieux vous soit bon ; vous discerneriez trop vite les déchets qu’ils décèlent ; vivez près d’eux et non chez eux. L’opinion du public sur les moines va d’un extrême à l’autre et ces deux extrêmes sont aussi fous. Les uns se les imaginent, selon une gravure en couleur que vous connaissez, joufflus et rebondis, tenant, d’une main, un pâté et serrant, de l’autre, contre leur cœur, une bouteille clissée d’osier, et rien n’est plus inexact, rien n’est plus bête ; les autres se les figurent angéliques, planant au-dessus du monde, et c’est non moins inexact et non moins bête. La vérité est qu’ils sont des hommes, valant mieux que la plupart des laïques, mais enfin des hommes, soumis par conséquent à toutes les faiblesses, lorsqu’ils ne sont pas absolument des saints ; et dame...

Non, je reviens à mes moutons, la prudence consiste à adopter un moyen terme, à vous faire oblat, hors et dans les alentours du cloître, à Solesmes.

— A Solesmes, non. Il n’y a pas une maison habitable à louer ; l’abbé Plomb, qui y est allé, le sait ; du reste Solesmes est un trou ; l’existence sans la vie claustrale y serait horrible, car il n’y a même pas de promenades où l’on puisse vaguer, l’été, à l’ombre. Ajoutez que la ville la plus proche, Sablé, est un bourg de dernier acabit ; et la lenteur des trains pour gagner de là Le Mans et Paris ! Non, à Solesmes, il n’y a pas de milieu, l’abbaye ou rien.

— Fixez-vous auprès d’un autre monastère, dans une contrée plus avenante et d’accès plus facile, en Bourgogne, par exemple, à ce Val des Saints dont vous a parlé l’abbé Plomb.

— Dame, ce serait à voir.

Et à la longue, cela avait fini par être vu. L’un des pères de cette abbaye était passé par Chartres et descendu chez l’abbé Plomb qui l’avait aussitôt abouché avec Durtal.

Ils étaient façonnés pour s’entendre.

Dom Felletin était un moine de plus de soixante-cinq ans, mais si souple et si jeune ! Grand et robuste, le sang à fleur de peau et piquant les joues, ainsi que des pelures d’abricots, de points cramoisis ; le nez protubérant et remuant, lorsque le visage s’égayait, du bout ; les yeux bleu clair et les lèvres fortes, ce religieux effluait autour de lui la piété tranquille, la joie de l’âme saine et renoncée, de l’âme qui sent bon. Plein d’enthousiasme pour son ordre, épris de liturgie et de mystique, il rêvait à des groupes d’oblats formant une communauté autour de la sienne.

Il bondit, pour ainsi dire, sur Durtal ; et toutes les questions se résolvaient, comme par enchantement, avec lui. Il y avait justement à louer, à compte avantageux, près du monastère, une maison agrémentée d’un vieux jardin ; et il vantait le côté paterne de son abbaye, la probité des offices. Évidemment, disait-il, vous ne retrouverez pas chez nous l’art raffiné de Solesmes ; nous n’avons pas un père Mocquereau pour diriger le chœur ; mais enfin, les messes sont tout de même bien chantées, et les cérémonies sont, vous le verrez, magnifiques ; enfin, à deux pas du Val des Saints, vous avez une ville pleine d’œuvres du Moyen-Age et d’antiques églises et une ville, — ce qui ne gâte rien, — très vivante, et pourvue de toutes les ressources modernes, Dijon !

Et Durtal, conquis par la rondeur de ce père, avait effectué une retraite de quinze jours dans son couvent et, sur les conseils mêmes de l’abbé, il avait loué la maison et le jardin proches du cloître.

Et l’existence y avait été, en effet, très douce.

L’abbaye était familiale et sans ce côté de foule et de sourde panique qui l’avait tant gêné à Solesmes ; c’était un peu, au Val des Saints, l’excès contraire, la trop grande liberté laissée à chacun, mais ce n’était pas à Durtal, qui en profitait, à se plaindre. Dom Anthime Bernard, l’abbé, était un vieillard de près de quatre-vingts ans, d’une sainteté reconnue, et, en dépit d’incessants tracas, d’une bienveillance attentive et d’une gaieté toujours neuve. Il accueillit Durtal, à bras ouverts, lui déclara, au bout d’un mois, qu’il était chez lui au monastère, et pour bien lui affirmer que cette assurance n’était pas vaine, il lui remit une clef de la clôture. Il est vrai qu’en dehors même de l’amitié qui le lia bientôt à quelques-uns des habitants de ce reclusage, Durtal pouvait se prévaloir de sa situation exceptionnelle de postulant, puis de novice oblat ; elle l’introduisait, en effet, de plain-pied, dans l’ordre dont il devait, lorsque le temps de sa probation serait terminé, faire partie.

La question si obscure de l’oblature s’était en effet presque aussitôt posée ; mais s’il ne l’avait pas clairement résolue, l’abbé l’avait au moins tranchée par une solution de simple bon sens.

— Commencez votre noviciat, avait-il dit à Durtal, nous délibérerons après. Il sera d’un an et un jour, comme celui des moines ; vous suivrez, pendant cette année, les cours de liturgie de Dom Felletin et serez assidu aux offices. D’ici là, nous aurons bien découvert des renseignements et des textes que vous étudierez, vous-même, avec le maître des novices.

Et Durtal ayant accepté cette combinaison, toutes les fêtes servaient de prétextes pour l’inviter à dîner au monastère.

Le travail, les offices, les causeries, les recherches à la bibliothèque du cloître qui contenait près de trente mille volumes l’occupaient suffisamment pour qu’il ne pût s’ennuyer. Puis, certains jours où l’existence lui paraissait un peu lourd il prenait le train pour Dijon ; d’autres fois, il se plaisait à rêvasser dans le jardin, dont une partie était restée, malgré les objurgations du jardinier, en friche ; et c’était une poussée d’herbes folles, de fleurs sauvages venues d’on ne sait où ; et Durtal s’amusait de ce fouillis de végétations, se bornant à arracher les orties et les ronces, les plantes hostiles, prêtes à étouffer les autres ; et il songeait, au printemps, à élaguer tout de même une partie de ces intruses pour organiser à leur place un jardin liturgique et un petit clos médicinal copié sur celui que Walhafrid Strabo avait autrefois planté dans les dépendances de son couvent.

Une seule chose laissait à désirer dans la solitude de son refuge, le service. La mère Vergognat, une paysanne du hameau, sa bonne, était au-dessous de tout. Indolente et soiffarde, elle aggravait la pitoyable qualité des comestibles par sa façon déréglée de les cuire ; elle ignorait la modération, opérait de telle sorte que l’on s’empêtrait les dents dans de la gélatine ou qu’on se les ébranlait, en mâchant du bois. Durtal avait adopté le parti — ne pouvant faire autrement d’ailleurs — d’offrir au Seigneur, en expiation de ses vieux péchés, la pénitentielle misère de ces plats, quand il apprenait, par un télégramme, la mort subite de l’abbé Gévresin. Il s’était jeté, affolé, dans le rapide pour Paris, avait de là gagné Chartres et revu, une dernière fois, sur son lit de mort, l’homme qu’il avait peut-être le plus aimé. Il avait séjourné, quelques jours dans cette ville, et, — voyant que l’abbé Plomb, un de leurs amis communs, ne pouvait recueillir la servante du défunt, Mme Bavoil, parce qu’il avait depuis six mois, appelé sa tante auprès de lui pour diriger sa maison, — il avait offert à la brave femme de l’emmener au Val des Saints, en qualité de gouvernante et d’amie.

Il était reparti de Chartres sans réponse précise, car elle ne savait à quoi se déterminer ; puis, quelques semaines après son retour en Bourgogne, il avait reçu une lettre d’elle lui annonçant son arrivée.

Il était allé la chercher à la gare de Dijon ; il s’attendait bien à une descente de chemin de fer cocasse, car Mme Bavoil était dépourvue de tout préjugé en matière de toilette et elle ne pouvait se rendre compte de l’étrangeté de son fourniment, mais elle le stupéfia quand même, lorsqu’il l’aperçut, s’agitant dans le cadre de la portière, coiffée d’un fabuleux bonnet à ruches noires et brandissant un parapluie cœur de cendre ; puis, elle descendit du wagon, traînant après elle un cabas en tapisserie entre les deux pattes duquel passait le goulot décapsulé d’un litre et ce fut, aux bagages, la risée des équipes, débarquant une malle bizarre qui tenait du buffet et du sarcophage, quelque chose de long et d’énorme et aussi d’on ne savait quoi de velu, car lorsqu’on l’examinait de près, l’on constatait que des poils de porc se dressaient sur le couvercle, poussaient en de larges bandes dans les plaques fatiguées du bois.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? s’écria-t-il avec effroi.

— Mais, mon linge et mes effets, répliqua-t-elle tranquillement.

Et, tandis qu’un peu honteux, il confiait ce ridicule monument aux employés de la gare, elle souffla, puisa dans sa poche un mouchoir grand comme une nappe et quadrillé sur un fond nankin de filets bistre et elle épousseta le crucifix de fer blanc qui ballottait, au bout d’une chaîne, sur son corsage.

— Voulez-vous manger ou boire quelque chose ? Nous avons le temps, proposa Durtal.

— Vous plaisantez ! — et elle avait extrait du cabas un croûton de pain et sorti son litre d’eau, à moitié vide. J’ai mangé et bu en route, en voici la preuve — et, placidement, elle s’était versé le reste de l’eau sur les mains qu’elle secouait à coups de bras, sur le quai, pour les sécher.

— Maintenant, je suis à vous, notre ami, avait-elle dit. — Et Durtal s’en doutait avec un peu d’ennui — l’arrivée au Val des Saints avait été bruyante. Les paysans regardaient, ébahis, sur le pas de leurs portes, cette petite femme, grêle et noire, qui gesticulait et s’arrêtait pour embrasser les enfants, leur demander leurs noms et leur âge et les bénir, en leur dessinant avec le pouce une croix sur le front.




CHAPITRE II


Eh bien, Madame Bavoil, vous n’êtes pas étonnée de vous trouver assise, ici, à deux pas d’un cloître, avec moi ?

— Mais, notre ami, pourquoi serais-je étonnée ? Il y a longtemps que le lot des surprises ne se tire plus pour moi. Quand le cher abbé Gévresin est mort, j’ai dit à Dieu : faut-il demeurer à Chartres, retourner à Paris ou aller rejoindre le brave Durtal qui m’offre un gîte ? Que vous en semble ? Puisque vous vous êtes constitué l’intendant des biens de ma pauvre âme, régissez-les à votre guise et dirigez-moi sur ma nouvelle route, sans trop d’à-coups. Cependant, si c’était un effet de votre bonté, mon diligent Seigneur, je voudrais bien ne pas me dépiter en de longues attentes ; agissez donc, s’il vous plaît, vite.

— Et vous voilà.

— Dame, sauf erreur, c’est la réponse que j’ai cru entendre ; mais ce n’est point tout cela. Si je suis, ici, auprès de vous, au Val des Saints, c’est pour m’occuper de votre ménage et vous servir ; causons donc un peu de ce pays, de la vie qu’on y mène, des ressources dont il dispose, pour organiser notre train-train et nous nourrir.

— Le village, vous l’avez vu, au sortir de la gare ; il se compose d’une rue et de quelques chemins bordés de chaumines ; il contient environ deux cents feux, possède une boutique de boucher, une de boulanger, une d’épicier débitant du tabac et de la mercerie ; telles sont les ressources ; les denrées s’y présentent, sinon onéreuses, au moins exécrables et il est nécessaire de se rendre, pour s’approvisionner, à Dijon, toutes les semaines. D’ailleurs, la mère Vergognat, qui a préparé jusqu’à ce jour ma popote, vous renseignera mieux que moi sur le choix et le prix des comestibles ; elle viendra, ce soir, et vous pourrez, à votre aise, l’interroger.

— La maison n’est pas mal, autant que je suis à même de la juger par un premier clin d’œil et le jardin est spacieux et planté de beaux vieux arbres, reprit Mme Bavoil, après un silence ; tout est donc pour le mieux ; et vos Bénédictins ?

— Ils habitent là ; tenez, regardez par la fenêtre la longue rangée de croisées du monastère et le clocher de l’église ; vous ne tarderez point, au reste, à les connaître, car il est bien rare que l’un d’eux traverse le bourg sans passer par ici, pour me serrer la main ; ce sont de pieuses gens dont la fréquentation est un réconfort.

— Ils sont nombreux ?

— Une cinquantaine, y compris les novices et les convers.

— Eh, notre ami, c’est une grande abbaye, que ce couvent du Val des Saints !

— Oui, c’est l’une des plus importantes fondations qu’ait autrefois créées Solesmes ; c’est le grand cloître de la Bourgogne.

— Son origine est ancienne ?

— Oui, il y eut, en ce lieu, un prieuré dépendant de cette illustre abbaye de Saint-Seine, située à près de cinq lieues de Dijon et dont les bâtiments réparés ou plutôt changés de fond en comble se sont mués en des usines d’hydrothérapie et des entrepôts de malades qu’on douche. Saint-Seine, qui fut instituée, en 534, par le saint de ce nom, a compté parmi ses religieux saint Benoît d’Aniane, le réformateur de l’ordre de saint Benoît, au ixe siècle ; son prieuré du Val des Saints fut florissant ; il subsistait encore à l’époque de la révolution, mais il traînait une piété languissante et achevait d’égoutter une vie sans gloire. Il disparut dans la tourmente. Il a été exhumé, il y a une trentaine d’années seulement. Dom Guéranger, l’abbé de Solesmes, auquel on donna ses ruines, le réédifia et le peupla de moines et, de minuscule prieuré qu’il était à ses débuts, il devint une puissante abbaye.

— Et l’ami de l’abbé Plomb, celui qui est venu nous voir à Chartres, Dom... je ne sais quoi... ah ! Je n’ai pas la mémoire des noms !

— Dom Felletin.

— C’est cela même, est-il ici ?

— Oui, il est le maître des novices.

— Je serai contente de le saluer.

— Vous le reverrez ; je lui ai annoncé votre arrivée.

— Alors, comme société, vous avez celle des moines ; et, en dehors d’eux ?

— En dehors d’eux, dame, c’est plutôt court. Il y a, dans ce bourg, un vieux garçon très bizarre et un peu bourru, mais bonhomme, M. Lampre. Il habite une assez belle maison contiguë au monastère. Il daube sans arrêt sur les Bénédictins qu’il adore ; mais c’est une affaire de mots ; lorsqu’il dit d’un père : c’est une pieuse brute, il faut traduire : c’est un religieux dont les idées ne concordent pas absolument avec les siennes ; le tout est de s’entendre.

— Comment les moines le fréquentent-ils ?

— Ils le connaissent et savent que personne ne leur est plus dévoué ; il l’a prouvé et maintes fois ; d’abord en les gratifiant de l’abbaye dont il était le possesseur, puis en s’allégeant à leur profit, lorsqu’ils subissaient des moments difficiles, d’imposantes sommes ; la vérité est qu’il rêve d’une perfection idéale qui ne peut exister et le côté humain que chaque cénobite garde forcément l’irrite. Il n’en est pas moins, malgré ce travers, un chrétien et serviable et pieux ; il est fort savant, d’ailleurs, sur les us et coutumes monastiques et il possède une bibliothèque spéciale de monographies conventuelles et surtout une collection d’enluminures des plus rares.

En dehors de ce laïque, le seul que l’on ait plaisir à visiter, il y a une oblate, Mlle de Garambois, qui est bien la plus charitable des créatures et la plus indulgente des vieilles filles. Elle recèle dans un corps de grosse dame un peu mûre, une âme toute jeune, une âme toute blanche, de petite enfant ; on rit un tantinet d’elle, dans le village et dans l’abbaye, à cause de sa manie de porter sur sa toilette les couleurs liturgiques du jour ; elle est un ordo vivant, un calendrier qui marche ; elle est le fanion du régiment ; on sait qu’on va célébrer la fête d’un martyr lorsqu’elle pavoise son chapeau de rouge ou celle d’un confesseur lorsqu’elle arbore les rubans blancs ; malheureusement le nombre des teintes ecclésiales est restreint et elle le déplore assez pour qu’on la raille ; mais tout le monde est d’accord pour admirer sa candide belle humeur et son infatigable bonté.

Vous la verrez et ne serez pas longue à discerner ses deux ardentes toquades : la fine cuisine et les offices ; elle raffole des fastes liturgiques et des petits plats ; sur ces matières, elle en remontrerait au plus érudit des maîtres-queux et au plus studieux des moines.

— Dites donc, notre ami, elle n’est pas banale votre oblate !

— Et ce qu’elle les aime, ses Bénédictins ! Elle eut jadis la vocation d’une moniale et elle fit son noviciat à l’abbaye de Sainte-Cécile de Solesmes ; mais, avant de le terminer, elle tomba malade et dut, sur l’ordre du médecin, l’abandonner ; elle se console maintenant, en vivant dans les environs d’un cloître ; la moniale desséchée a reverdi oblate.

— Mais pour comprendre ainsi la liturgie, elle doit être savante ?

— Elle sait le latin ; elle l’a appris pendant son noviciat à Solesmes et elle l’a, je crois, travaillé depuis ; mais, sortie des traités sur le plain-chant et l’office divin, rien ne l’intéresse ; elle jubile pourtant, ainsi que je vous l’ai raconté, lorsqu’il s’agit d’une savoureuse cuisine ; alors, elle est le cordon bleu conventuel, la mère de blémur du fourneau ; elle peut aussi bien réciter les recettes de manuels culinaires que les antiennes du Psautier.

— Pourquoi ne réside-t-elle pas dans ce Solesmes où elle a commencé son noviciat ?

— Parce qu’elle n’a, ainsi que moi, déniché aucune location dans ce bourg ; et puis, elle est la nièce de M. Lampre, de ce vieil original dont je vous ai parlé ; il est le seul parent qui lui reste et elle est venue se fixer auprès de lui et du monastère.

— Et ils habitent la même maison ?

— Non, ils ont beau se choyer, ils se dévoreraient s’ils vivaient constamment côte à côte ; je vous laisse à penser d’ailleurs si elle échange des coups de bec et d’ongles avec lui, lorsqu’il médit de ses chers moines !

Excepté ces deux personnes, nul, je le répète, n’est à fréquenter dans ce trou ; les paysans sont cupides et retors et quant aux gourdes armoriées, aux noblaillons qui croupissent dans les châteaux des alentours, ils sont certainement, au point de vue intellectuel, encore inférieurs aux rustres ; on se salue, lorsqu’on se rencontre et c’est tout.

— Et comment sont-ils avec le monastère ?

— Mal ; ils l’exècrent pour des causes qui, si elles ne sont pas héroïques, sont bien humaines ; d’abord les Bénédictins régissent, ici, la paroisse ; autrement dit, le curé est un des religieux de l’abbaye ; l’église du Val des Saints est à la fois abbatiale et paroissiale. Or, le père curé ne peut accepter les invitations des châtelains et parader dans leurs salons, comme le pourrait faire un prêtre plus libre ; les hobereaux n’ont donc pas de desservant qui soit à eux, sur lequel leurs femmes puissent mettre la mainmise et diriger au mieux de leurs propres intérêts ; premier grief ; — ensuite, parmi les seigneurs du lieu, figure une impérieuse baderne, plus ou moins blasonnée, qui aime à chanter les morceaux d’opéras ajustés par les scélérats de la piété, au culte ; à diverses reprises, ce baron des Atours a tenté d’obtenir, au moment du mois de Marie, la permission de roucouler ses falibourdes dans l’église ; les moines l’ont, naturellement, rabroué, la musique des sous-Gounod et des sous-Massenet n’étant pas encore, Dieu merci, admise dans les cloîtres. Alors, ses amis ont pris fait et cause pour lui et ils ne pardonneront jamais à l’abbaye d’avoir empêché ladite baderne de souiller avec le filet saumâtre de sa voix les murs du sanctuaire ; second grief ; et celui-là n’est pas le moindre !

— Eh bien, ils sont de jolis cocos, vos nobles !

— Ce sont des coulis d’imbécillité, des sublimés de sottise ; nous sommes en province, Madame Bavoil.

— Et les paysans sont-ils aussi mal disposés pour le couvent ?

— Ils vivent de lui ; ils en reçoivent des bienfaits et par conséquent ils le haïssent.

— Mais c’est un pays de brigands dans lequel vous m’avez amenée !

— Non, répondit, en riant, Durtal ; il n’y a pas de brigands au Val des Saints, mais des parangons de vanité et des modèles de bêtise ; après tout, c’est peut-être pis ; mais vous n’avez qu’à m’imiter, à refuser absolument de les connaître et vous aurez la paix.

— Qu’est-ce qui sonne là ? Interrogea Mme Bavoil qui écoutait le tintement prolongé d’une cloche.

— Ce sont les premier coups des Vêpres. Il doit être 4 heures moins 10 — plus une minute — fit Durtal qui consulta sa montre.

— Nous allons aux Vêpres ?

— Certainement, d’autant que ce sont celles de l’exaltation de la sainte croix, ce soir.

— Alors, je vais voir, pour mon début, un bel office ?

— Voir, non ; entendre, oui ; cette fête est un double majeur et ne comporte pas le luxe que vous pourrez admirer aux doubles de première classe, à Noël, par exemple ; mais si vous n’assistez pas à une magnifique cérémonie se déroulant, dans les méandres enflammés du chœur, vous écouterez au moins un office splendidement composé avec ses merveilleuses antiennes et son hymne brûlante, teinte de sang.

Ils étaient arrivés, en devisant, devant l’église.

— Oh mais, elle est antique ! s’exclama Mme Bavoil, en regardant le porche qui arborait le ton de la pierre ponce et se fleurissait de mousses, couleur d’orpiment et de laque verte.

— Oui, le clocher et le porche sont du xve siècle, mais tout le reste de l’église est neuf. L’intérieur a été reconstitué, tant bien que mal, enlaidi par un affreux chemin de croix, éclairé, sauf le fond, par des vitres blanches ; l’église du Val des Saints n’est plus qu’un souvenir inexact de ce qu’elle fut dans sa jeunesse ; cependant, l’abside avec ses anciennes stalles qui proviennent d’une autre abbaye et son autel qui, bien que moderne, est habile, n’est pas trop offensante ; jugez-en.

Ils entrèrent ; la nef s’étendait, assez vaste, sans piliers, écartelée d’un transept contenant, d’un côté, une chapelle de la sainte Vierge, de l’autre, une chapelle de saint Joseph ; elle était mal éclairée, presque noire. Au bout, deux rangs de stalles s’allongeaient, à droite et à gauche du sanctuaire, allant à partir de la table de communion jusqu’à l’autel en pierre, de forme gothique, qui se détachait sur un mur peint, en trompe-l’œil, d’un rideau brun.

Des vitraux modernes dressaient, dans le haut de ce mur, leurs lames droites de verre, enduites de personnages dont les nuances étaient à la fois criardes et molles. L’on discernait, lorsque le temps n’était pas trop couvert, Notre Seigneur et sa mère, habillés d’étoffes tubulaires d’un rouge acide de groseille et d’un bleu de Prusse, dur ; puis saint Bénigne de Dijon, coiffé d’un pain de sucre couleur de potiron et affublé d’une chasuble oseille ; saint Bernard enveloppé dans un manteau d’un blanc sale d’eau de riz ; saint Benoît, saint Odilon de Cluny, sainte Scholastique et sainte Gertrude vêtus de coules d’un noir de raisiné sec.

Cela avait été teint et cuit, il y avait une vingtaine d’années, par un Lavergne quelconque.

Mme Bavoil, que ces affronts de la vue ne suppliciaient point, s’agenouilla quand elle eut achevé son inspection, sur une chaise, tira d’un énorme porte-lunettes des besicles rondes et se prit à lire dans un volume encombré d’images qu’elle baisa.

Les cloches tintèrent assez longtemps, puis se turent ; et, quelques minutes après, 4 heures sonnèrent et elles retentirent encore. Un bruit martelé de pas se fit entendre sous les dernières volées des sons. Mme Bavoil tourna la tête ; par une porte située au fond de l’église, les moines entraient, deux par deux, derrière l’abbé, seul, reconnaissable à sa croix pectorale d’or ; et ils montaient les quelques marches du chœur, devant la barre de communion, s’agenouillaient par couple devant l’autel, puis après s’être relevés, se saluaient et gagnaient leurs places, l’un, à gauche du côté de l’évangile, l’autre, à droite, du côté de l’épître ; et tous, à genoux alors, se signaient le front et les lèvres, se redressaient à un petit coup frappé par le père abbé sur son pupitre et, courbés en deux, attendaient un nouveau coup pour commencer l’office.

None se déroula, simplement psalmodié, et lorsque les moines eurent terminé, ils restèrent debout, inclinés encore, en silence, jusqu’à ce que l’Abbé eût donné le signal d’entonner Vêpres.

Les psaumes étaient ceux des dimanches, si fréquents dans la liturgie des autres jours que Durtal les savait forcément par cœur ; l’intérêt reprenait surtout pour lui aux antiennes, au répons bref et à l’hymne ; mais, ce soir-là, il rêvait non pas au loin de l’office, puisque l’office était la cause même de ses songeries, mais dans ses alentours ; il se répétait l’histoire de cette Exaltation de la Croix, qu’il avait lue, le matin, dans les Légendaires du Moyen-Age.

Et c’était d’abord la confuse évocation d’une indécise Asie, grimaçante et quasi folle ; puis la vision se précisait, s’arrêtait sur le ravisseur du gibet sacré, sur l’étonnant Khosroës qui, au viie siècle, envahit le territoire de la Syrie, prit d’assaut Jérusalem qu’il pilla, s’empara du grand prêtre Zacharie et, triomphalement, ramena, dans son royaume de Perse, le bois de la vraie croix laissé par sainte Hélène aux lieux mêmes où le Christ avait souffert.

Une fois rentré dans ses Etats, l’orgueil démesuré de cet homme fit explosion ; il voulut être adoré comme le Seigneur et il décréta tranquillement qu’il n’était ni plus ni moins que Dieu le Père.

Pour s’appliquer tout entier à ce nouveau rôle, il abdiqua la souveraineté entre les mains de son fils, construisit une tour dont les murailles extérieures furent revêtues de plaques d’or et il s’y enferma, au rez-de-chaussée, en une étrange salle cloisonnée de métaux précieux et incrustée de gemmes ; puis il voulut, ainsi que le Tout-Puissant, avoir son firmament à lui et le plafond s’éleva à des hauteurs vertigineuses et s’éclaira, le jour, par un soleil savamment exercé, la nuit, par une habile lune autour de laquelle pétillèrent les feux colorés des étoiles feintes ; ce ne fut pas assez ; ce ciel immuable, machiné par des centaines d’esclaves, le lassa ; il exigea les intempéries, les ondées, les orages des véritables saisons et il installa, au sommet de la tour, des appareils hydrauliques qui purent, à volonté, distribuer la pluie fine des temps qui se gâtent, les rafales d’eau des trombes, les gouttes amicales des soirs d’été ; il fit également apprêter des jets de foudre et de pesants chariots roulèrent dans les souterrains de la tour, sur des pavés métalliques et ébranlèrent du bruit de leur tonnerre les murs.

Alors il se crut l’indiscutable sosie du père et, au fond de ce puits lamé d’or et ponctué de pierreries, fermé par la coupole d’un firmament de théâtre, il siégea, à demeure, sur un trône, à la droite duquel il planta la croix du sauveur, tandis qu’il huchait, à gauche, sur la pyramide d’un fumier en filigranes d’argent bruni, un coq.

Il entendait représenter de la sorte le Fils et le Saint-Esprit.

Et ses anciens sujets défilèrent devant cette idole peinte et tiarée, immobile dans son manteau d’or, dardant des étincelles de toutes ses gemmes qu’embrasaient des rayons lumineux des faux astres, fulgurant, incombustible, dans ce brasier de murs et d’étoffes tout en lueurs.

On se figure, entre la croix et le coq, sous la mitre en flammes, la tête parcheminée, crevassée de rides ravinant le front et les joues sous l’enduit des pâtes, la barbe annelée et nattée, les yeux creux et déserts, vivant, seuls, en cette statue d’or, adulée par les prières qui montaient autour d’elle, dans les étourdissantes vapeurs des olibans, les prières qui invoquaient, au nom de Jésus, Dieu le Père.

Cette mascarade dura combien de temps ? Quatorze ans, dit la légende ; toujours est-il qu’à un moment l’empereur Héraclius parvint à réunir une immense armée et partit à la recherche de la sainte croix. Il rencontra près du Danube les troupes du ravisseur, défit en combat singulier son fils et rejoignit, en Perse, le vieux monarque dans sa tour.

Khosroës ignorait que son fils eût été vaincu, car tous le haïssaient et personne n’osait lui annoncer cette nouvelle.

Il faillit trépasser de rage lorsqu’il vit entrer, suivi de sa cour, l’empereur Héraclius qui, l’épée à la main, lui dit :

— Roi, tu as, malgré tout, honoré à ta manière le bois du Christ ; si donc tu consens à avouer que tu n’es qu’un homme et que tu n’es par conséquent que le très humble serviteur du Très-Haut, tu auras la vie sauve. Je reprendrai simplement la croix de notre rédempteur et te permettrai de régner sur tes peuples en paix. Par contre, si tu refuses ces conditions, mal t’ écherra, car aussitôt je te tuerai.

En l’écoutant, les yeux de Khosroës flambèrent, rouges, comme les prunelles nocturnes des vieux loups, et il se dressa pour maudire son adversaire et rejeter avec mépris ses offres.

Alors d’un revers de lame, l’empereur décolla le vieillard ; et la tête vola et rebondit sur les dalles, se balança un instant sur la nuque, hocha, ainsi que pour répondre encore non, et finalement s’inclina tout d’un côté et les yeux s’éteignirent, tandis que la momie d’or tombait, versant par le trou ouvert du col, de même que par une bonde débouchée de tonne, des flots de sang.

Et Héraclius fit ensevelir le souverain et détruisit sa tour.

— Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto.

Tous les moines debout dans leurs stalles étaient courbés en deux, le front touchant presque au pupitre placé devant eux ; ils se relevèrent en répondant : sicut erat in principio, et se rassirent en terminant : et in sæcula sæculorum. Amen.

Il est absurde de s’évaguer de la sorte, pensa Durtal ; je ferais mieux de suivre mes Vêpres que de courir ainsi la prétentaine à propos d’une fête dont la légende est d’ailleurs controuvée ; l’histoire est plus simple.

En 611, le roi des perses, Khosroës soumit Jérusalem avec l’aide des juifs qui prétendaient reconstruire le temple ; il égorgea les chrétiens, fit prisonnier le grand prêtre Zacharie et emporta le bois de la vraie croix. Ce fut alors une croisade des catholiques contre ce mécréant.

L’empereur Héraclius débarque en Cilicie, gagne la bataille d’Issus, retourne à Constantinople et, soutenu par les tribus du Caucase, se rue sur Trébizonde où, pour venger le meurtre des prêtres de la Judée, il massacre les mages ; puis, après s’être allié avec les hordes du Volga, il marche de nouveau contre l’armée des perses, la bat à Ninive et se replie sur Taurus. Là, des propositions de paix lui sont présentées par Sisroës, le fils du roi, qui vient d’assassiner son père ; elles sont acceptées ; le prêtre Zacharie est délivré et la croix et les aigles romaines conquises à Jérusalem par Khosroës sont rendues.

Khosroës aurait donc été trucidé par son fils et sans qu’il soit question d’une tour machinée et d’un coq.

Quant à Héraclius, il résolut de ramener le Signe du Salut au saint Sépulcre ; lorsqu’il fut arrivé à Jérusalem, il chargea la croix sur son épaule et voulut commencer l’ascension du Golgotha ; mais lorsqu’il eut atteint la porte de la ville qui mène à la montagne, il lui fut impossible d’approcher d’un pas. Alors, le patriarche Zacharie lui fit observer que quand le Christ était entré par cette porte, il n’était point paré d’habits royaux, mais vêtu simplement et monté sur un âne, donnant ainsi un exemple d’humilité aux siens.

L’empereur se dépouilla aussitôt de sa pourpre, ôta ses sandales et s’affubla de la défroque d’un pauvre ; ce après quoi, il franchit sans difficultés la pente du Calvaire et replaça la croix au lieu même où Khosroës l’avait prise.

Cela n’empêche que ce brave Héraclius a mal fini, conclut Durtal, car il a propagé l’hérésie des monothélites, c’est-à-dire de ceux qui, tout en reconnaissant la nature divine et la nature humaine de Jésus, n’attribuaient à ces deux natures distinctes qu’une seule opération... qu’une seule volonté... et il est mort, laissant des successeurs demeurés célèbres par leurs dévergondages et par leurs crimes.

Et en voilà assez ; revenons à notre office. Il lui fut facile cette fois de se récupérer ; le chœur chantait l’hymne de Fortunat, le « Vexilla Regis » et l’envolée superbe de cette séquence, le défilé de ces strophes charriant d’impétueux trophées, le saisissaient aux moelles. Il écoutait, extasié, ces cris de triomphe : « l’étendard du Souverain s’avance, voici que resplendit le mystère de la croix » et ces apostrophes débellatoires, ces clameurs d’allégresse : « arbre éblouissant que rougit le sang d’un dieu » « balance aux bras de laquelle se suspend la rançon du monde, salut, ô croix, unique espoir ! »

Et ce fut la longue antienne du Magnificat, répétant les acclamations et les louanges du poète : « ô croix, plus radieuse que les astres, doux bois, doux clous, soutenant un poids plus doux encore... » et le Magnificat, entonné sur le ton solennel, et le salve regina rappelant la créature à la réalité du péché, implorant, après les hourras liturgiques, sa grâce...

— Savez-vous qu’ils sont très attrayants vos offices, dit Mme Bavoil, lorsqu’ils furent sortis de l’église.

— N’est-ce pas ; c’est autre chose que dans les cathédrales de Paris et de Chartres ; ce qui manque toutefois à ces offices Bénédictins, c’est la voix de l’enfant ; mais on ne peut tout avoir ; je devrais être blasé sur ces cérémonies depuis le temps que je les pratique, mais non ; elles me semblent, chaque jour, neuves... j’écoute encore avec plaisir ces quatre psaumes du dimanche dont nous sommes saturés, car ils se réitèrent éternellement à propos de presque toutes les fêtes.

— Pourquoi la liturgie attribue-t-elle une pareille importance à ces psaumes ? Et, au fait, pourquoi en avez-vous quatre au lieu de cinq, comme nous ? Car enfin, il en manque un, le dernier.

— Oui, les Vêpres Bénédictines ont le dernier psaume du romain en moins et en plus une leçon brève qui est généralement une merveille de mélodie déférente et câline ; pourquoi ? Je l’ignore ; sans doute parce que l’office monastique a été gardé intact depuis son origine, tandis que le romain s’est amélioré avec les âges et ne s’est arrêté que quand il a eu atteint sa forme définitive, son apogée ; quant aux causes qui ont motivé le choix des quatre premiers psaumes du dimanche de préférence aux autres pour empreindre de la parole du psalmiste tant de festivités, elles sont expliquées d’une façon plus ou moins illucide par les manuels. Pour le psaume du début, le « Dixit Dominus Domino meo », cela se conçoit ; Notre Seigneur l’a cité pour démontrer sa divinité aux pharisiens, il est donc naturel que ce chant messianique occupe dans les Vêpres la place d’honneur. Le troisième « Beatus vir qui timet Dominum » a été, de son côté, mentionné par saint Paul dans son épître aux corinthiens, pour les inciter à pratiquer largement l’aumône ; c’est encore une raison de précellence ; moins clairs sont les mobiles à fournir pour les deux autres ; cependant, le deuxième, le « Confitebor tibi, Domine, in toto corde meo » contient, en parlant de la manne que Jéhovah distribua aux hébreux, dans le désert, une allusion à l’aliment paschal ; peut-être est-ce pour cela qu’il fut mis hors de pair ; enfin, le quatrième, le « Laudate pueri Dominum » est un beau cantique de louanges qui clôt dignement la série.

Il n’en est pas moins vrai que les Vêpres n’ont point ce caractère bien tranché de la prière du soir, si particulier dans l’office, admirable celui-là, des complies. Il est fort possible que Dom Cabrol ait raison lorsqu’il énonce dans son livre « La Prière antique » que les psaumes des Vêpres dont les numéros se succèdent au psautier, ont été pris, sans souci du sens et de l’application, à la suite. Ces interprétations ne paraissent pas vous satisfaire ?

— Mais, notre ami, je n’en sais rien ; il me semble au moins, selon ma petite jugeote, que vous cherchez midi à quatorze heures. N’est-ce pas plus simple ? Le premier psaume figure Notre Seigneur auquel plus personnellement il s’adresse ; le « Beatus vir » s’applique au juste, à saint Joseph qui est ainsi qualifié tout le long de son office ; le « Laudate pueri » qui rappelle par ses expressions mêmes le Magnificat, à la sainte Vierge. Quant au second psaume, au « Confitebor », je n’avais pas deviné, mais puisque vous m’attestez qu’il a trait au Saint-Sacrement de l’autel, c’est pour le mieux ; je puis avec ces psaumes prier plus spécialement Jésus en sa personne et sous les espèces eucharistiques, sainte Marie et saint Joseph, je n’en demande pas plus et ne m’inquiète point de savoir si cet office est plus ou moins bien adapté aux besoins des soirs. Autre chose maintenant ; nous voici en plein village. Cette boutique d’assez vilaine apparence qui se détache là-bas au fond de la ruelle, c’est celle du boucher où vous achetez la viande ?

— Oui, je dois vous prévenir maintenant que l’on mange ainsi qu’au cloître, ici. Le boucher tue, un jour, un bœuf, soyons plus exact, une vache ; un autre jour, un mouton, un autre jour, un veau ; la plus grosse part de ces animaux est naturellement réservée au monastère qui, en dehors même des hôtes, a cinquante bouches à nourrir ; nous devons donc emboîter la filière de la vache, du mouton et du veau, servie au cloître ; car vous pensez bien que l’on n’abattra pas une bête exprès pour vous, pour M. Lampre et Mlle de Garambois ; nous nous repaissons donc tous, religieux et laïques, de la même pitance, le même jour ; cela ne serait rien, malgré le manque de variété de ces mets, si ce boucher n’égorgeait son bétail, la veille au soir ou le matin même où il le débite ; et dame alors, on mastique des choses innommables qui tiennent à la fois du caoutchouc et de la filoselle.

— La cuisine corrige jusqu’à un certain point les viandes trop fraîches, fit Mme Bavoil ; seulement, il convient, en ce cas, de dire adieu aux côtelettes grillées et aux biftecks saignants ; il est, en effet, nécessaire de mettre à mijoter, pendant des heures, dans une casserole, ce que... comment appeliez-vous le gigot qui vous déplaisait à Chartres ?

— De la carne ou de la bidoche, Madame Bavoil ; ce sont les inélégants synonymes d’une irréductible viande. Mme Bavoil sourit, puis se frappa le front.

— Voyons, fit-elle, si Mlle de Garambois est si gourmande, elle n’use pas de cette carne dont vous parlez. Alors, comment s’arrange-t-elle ?

— Oh ! elle et sa bonne sont constamment à Dijon d’où elles rapportent des provisions.

— Eh bien ! l’on agira, au besoin, comme elles ; combien de temps faut-il par le chemin de fer pour s’y rendre ?

— Une grande demi-heure ; seulement les heures des trains sont incommodes. L’horaire est celui-ci : 6 heures et demie, 10 heures du matin, et 2 heures de l’après-midi. Pour revenir, 6 heures et 11 heures du matin, 3 et 6 heures du soir et c’est tout.

— Bien, et vous, vous allez souvent à Dijon ?

— Quelquefois. Dijon est une ville charmante, très cordiale et très gaie ; elle a un musée de primitifs, un puits de Moïse fort enviable, des bouts de rues encore curieux, des églises, telles que je les aime ; et puis elle possède aussi une très excellente Vierge noire.

— Ah ! s’exclama Mme Bavoil qui tomba en arrêt, elle a une Vierge noire ! moi, qui hésitais un peu, je vous l’avoue, à quitter Chartres à cause de Notre-Dame de Sous-Terre et du Pilier, je vais donc les retrouver ici ; mais ce n’est pas une Madone moderne, au moins ?

— Rassurez-vous ; Notre-Dame de l’Apport ou de bon espoir date du xiie siècle, si je ne me trompe. En 1513, elle a sauvé la ville de Dijon que défendait alors Louis de La Trémouille, à la tête de quelques troupes, de l’assaut et du pillage des suisses. En souvenir de cet événement, l’on fit, chaque année, le 12 septembre, une procession en son honneur ; il en fut ainsi jusqu’au milieu du xviiie siècle ; alors elle cessa, j’ignore pourquoi ; ce qui est certain, en tout cas, c’est que Notre-Dame de bon espoir est en grande vénération dans la Bourgogne ; si son histoire détaillée vous intéresse, je vous prêterai un volume qui narre ses miracles, volume un tantinet mucilagineux d’un abbé Gaudrillet qui signe prêtre mépartiste de la paroisse de Notre-Dame.

Ils étaient arrivés, en bavardant, à la maison. La mère Vergognat les y attendait. Durtal présenta, l’une à l’autre, les deux femmes, intérieurement égayé de leur contraste, Mme Bavoil n’avait guère changé; ses cheveux s’étaient pourtant raréfiés et ceux qui n’avaient point déserté étaient devenus plus blancs ; la face était encore osseuse et chapelurée de son ; le profil s’attestait plus coupant avec l’âge, mais l’œil noir était demeuré le même, fureteur à la fois et placide ; elle tenait toujours de la paysanne et de la vendeuse de cierges, dans une église, mais avec toujours aussi ce je ne sais quoi qui l’exhaussait quand l’âme, phosphorée par les prières, prenait feu.

L’autre s’avérait, redondante et mafflue, haute en couleur ; elle avait l’œil porcin et des poils de brosse, poivre et sel, plantés sous un nez cuit ; la bouche crénelée de dents couleur de rouille était hilare et pourtant, lorsqu’elle se fermait, mince et pincée ; elle était ensemble, une rempailleuse pocharde et une terrienne madrée ; on pouvait lui faire le tour de l’âme, en une seconde, à celle-là !

Mme Bavoil la vrilla de son œil noir, puis, après un soupir qui en disait long, elle lui déclara doucement qu’elle entendait entretenir d’amicales relations avec elle et qu’elle comptait l’employer souvent pour les gros ouvrages ; et sur cette assurance, la mine renfrognée de la mère Vergognat se détendit ; mais elle ne crut pas moins devoir se montrer plus bête qu’elle n’était en réalité, pour ne point se compromettre dans ses réponses.

— Alors, voyons, insistait Mme Bavoil, vous m’affirmez que l’on vend ici, chez la femme Catherine, du fil et des aiguilles et tous les objets de mercerie ?

— Mais ça dépend, ma bonne dame, il y a fil et fil ; la Catherine est bien empressée ; pour ça, vous pouvez consulter, il n’y a qu’une voix.

Mme Bavoil chercha vainement à démêler le sens de cette réplique. N’ y parvenant point, elle posa une autre question, relative au format du pain usité dans le village.

La mère Vergognat ne parut pas saisir la signification des mots et, prudemment, elle bafouilla : je ne saurais pas vous renseigner.

— Ce n’est pourtant pas sorcier, ce que je vous demande, reprit Mme Bavoil. Le pain que fabrique votre boulanger est-il rond ou fendu, est-ce de la miche ou du boulot ? D’ailleurs, il doit bien en rester à la cuisine ; apportez-le moi, afin que je l’examine.

La paysanne rapporta un croûton.

— C’est du pain fendu, c’est tout ce que je désirais savoir.

— Peut-être bien, opina Mme Vergognat.

— Ah ça, s’écria Mme Bavoil, lorsqu’elle fut partie, est-ce qu’elles sont toutes ainsi, au Val des Saints ?

— Non, les autres sont pis ; celle-là est la mieux ; vous voyez par cet exemple s’il est facile d’extirper un non ou un oui à ce monde-là !

— Eh vrai, notre ami, le confesseur doit avoir de l’agrément avec ce genre de paroissiennes ; ce qu’elles doivent ruser avec lui et tourner autour du pot !

— Elles ne tournent autour de rien du tout, attendu qu’elles ne se confessent point.

— Comment, dans un pays monastique, les habitants ne pratiquent pas !

— Je suis un bon républicain, c’est pourquoi je ne vais pas à la messe, est une phrase que vous entendrez souvent prononcer ici ; quant aux mœurs des paysans, elles sont tellement ignobles que mieux vaut n’en point parler. Ils ont été pourris par les placiers en politique des villes, jusqu’aux os !

— Seigneur ! s’exclama Mme Bavoil en joignant les mains, où sommes-nous ? Me voilà maintenant obligée de vivre au milieu des compagnons de malheur de l’Enfant prodigue, car si ce que raconte notre ami est exact, ce n’est pas autre chose que ces gens-là !




CHAPITRE III


Vous êtes de la maison, vous ; je ne vous lave plus les mains, dit en riant le père Abbé à Durtal et à M. Lampre ; allez tout droit à votre place.

Et l’Abbé s’effaça devant eux et s’arrêta sur le seuil du réfectoire.

Il avait près de lui deux moines, l’un qui tenait un bassin et une aiguière d’ancienne faïence et l’autre, une serviette. Un prêtre de passage s’avança ; l’Abbé prit l’aiguière et lui versa, en signe de bienvenue, quelques gouttes d’eau sur les doigts et le père hôtelier fit signe à cet ecclésiastique de le suivre et le plaça près de Durtal.

Le réfectoire était une pièce immense avec plafond à poutrelles posé sur des consoles curieusement ouvragées de marmousets et de fleurs. Il appartenait, ainsi que la salle du chapitre, l’oratoire intérieur et la chambre de réception des hôtes, aux premiers bâtiments du monastère qui remontait au xve siècle. C’était tout ce qui subsistait, avec un grand escalier à vis et de vieilles caves, de cette partie de l’abbaye ; les autres constructions avaient été édifiées ou au xviie siècle, ou récemment.

En bas des murs blancs du réfectoire, lambrissés à mi-corps d’une cloison de sapin, des bancs ininterrompus et des tables séparées entre elles pour livrer passage, étaient scellés sur un plancher de la hauteur d’une marche, formant, de chaque côté, comme le trottoir en bois d’une rue qui serait pavée sur toute la largeur de sa chaussée de carreaux rouges. Six larges fenêtres l’éclairaient de leurs verres dépolis, creusés de losanges.

Au fond de la pièce, se dressait la table du père Abbé ; elle était semblable aux autres, mais la boiserie plaquée sur la muraille, derrière elle, s’appointait en forme de cône et était surmontée d’une croix. Cette table était flanquée de deux autres, une à droite pour le père prieur ; une à gauche, pour le père sous-prieur qui mangeaient, ainsi que l’Abbé, seuls.

En face d’eux, enfin, à l’autre bout de la salle, près de la porte d’entrée, une chaire, adossée au mur, était occupée, ce jour-là, par un novice qui préparait la lecture du repas.

Tout le monde était debout.

— Benedicite, dit l’Abbé.

— Benedicite, répétèrent les deux rangs des moines.

— Oculi omnium.

— In te sperant, Domine, et tu das escam illorum in tempore opportuno. Aperis, tu, manum tuam et imples omne animal benedictione.

Et le Gloria de la doxologie courba en coup de vent toutes les têtes. Elles se relevèrent au Kyrie Eleison et retombèrent pendant le Pater récité à voix basse, pour ne se relever qu’après.

D’une voix qui s’enfla, un peu, vers la fin, l’Abbé reprit :

— Oremus. Benedic, Domine, nos et hæc tua dona quæ de tua largitate sumus sumpturi. Per Christum, etc.

— Amen.

Et, dans le silence, la voix fraîche du novice en chaire psalmodia sur un ton grave à la fois et joyeux : Jube, Domine, benedicere.

Et l’Abbé répondit :

— Mensæ cœlestis participes faciat nos Rex æternæ gloriæ.

— Amen, dirent ensemble tous les moines et ils saisirent et déplièrent leur serviette qui contenait, en son rouleau, le couteau, la fourchette et la cuiller.

La table des hôtes était au milieu de la pièce, en face et près de celle du père Abbé, qui la dominait, car elle n’était pas établie, ainsi que la sienne, sur un rebord de bois, mais à même sur le sol. Elle était séparée par un large espace vide de celle des convers, installée également sur la chaussée, mais à l’autre bout de la pièce, près de la chaire.

Deux pères, en tablier bleu, servaient les religieux et les frères. Le père hôtelier était chargé des invités.

Le dîner des hôtes, car l’on appelait au cloître le déjeuner dîner et le dîner souper, était composé d’un bouillon épaissi par des îles réunies de semoule, d’un bœuf nature, d’un gigot aux haricots, d’une salade durement vinaigrée, d’une crème liquide que l’on buvait avec une cuiller à soupe et d’un peu de fromage.

Celui des moines était le même — le gigot et la crème en moins.

Les uns buvaient de l’eau rougie et les autres de l’eau ; le silence était de rigueur ; chacun mangeait, le nez dans son assiette.

Et toujours, après avoir psalmodié au dîner quelque passage de la bible ou au souper, quelques articles de la règle, le lecteur de semaine attaquait une lecture religieuse ou semi-profane précédée de cette annonce : s’ensuit l’histoire de... chapitre tant.

Il devait lire d’un ton monotone, voulu, séculairement imposé sans doute pour l’empêcher de plaire à ses auditeurs ou de se faire lui-même valoir et c’était comme une pluie de mots gris. L’on n’y prêtait guère attention, au début, mais quand la première fringale d’appétit était satisfaite, les têtes se renversaient, les reins s’accotaient à la cloison et si l’histoire était intéressante, on l’écoutait.

Elle était, malheureusement, fort ennuyeuse, d’habitude. On avalait des tranches historiques insipides, ou, ce qui était pis, des morceaux de vies de saints, écrites dans ce style oléagineux, cher aux catholiques ; et parfois alors, un sourire courait sur les lèvres des religieux, en entendant pour la millième fois les expressions fatiguées de ces rengaines.

Ceux qui avaient achevé leur repas, essuyaient leur couteau et leur couvert qu’ils réenveloppaient, après les avoir lavés, dans leur serviette. Le père Abbé regardait si tout le monde avait consommé sa part de fromage et, d’un coup sec de son petit marteau, frappant la table, il arrêtait la lecture.

L’hebdomadier, interrompu, changeait de voix et lançait alors sur un ton modulé et plaintif :

— Tu autem, Domine, miserere nobis.

Et tous, dans un brouhaha de pieds, se levaient et répondaient sur le même ton :

— Deo gratias.

L’Abbé, de sa voix un peu chevrotante, mais qui s’assurait et s’amplifiait vers la fin des oraisons, commençait :

— Confiteantur tibi, Domine, omnia opera tua.

— Et sancti tui benedicant tibi, répliquait le chœur.

Ainsi qu’au Benedicite, toutes les têtes se courbaient au gloria et l’Abbé prononçait la prière :

— Agimus tibi gratias, omnipotens Deus, pro universis beneficiis tuis, qui vivis et regnas in sæcula sæculorum.

— Amen.

Et l’on pivotait sur soi-même et, à la queue leu leu, l’on quittait le réfectoire, les moines les premiers et l’Abbé le dernier ; l’on suivait le cloître, en récitant le miserere, jusqu’à la chapelle où se terminait l’office des grâces.

Une fois sorti de l’église, l’Abbé invita, suivant l’usage, ses hôtes à prendre le café.

La salle destinée à ce genre de réception était située, au bas de l’escalier menant aux deux étages des cellules, dans un petit corridor communiquant par une porte basse avec l’allée ogivale du cloître.

C’était une salle massive, à murs énormes, si profonds que dans les embrasures des deux croisées l’éclairant sur le jardin, l’on aurait pu y allonger des lits. Ces murs badigeonnés au lait de chaux et parés de photographies, représentant des vues de cette ancienne partie de l’abbaye, étaient ornés d’une cheminée, en plâtre peint, au-dessus de laquelle se dressait un crucifix dont la couleur était celle de ces papiers d’étain qui enveloppent les tablettes de chocolat.

L’ameublement consistait en des chaises de paille et en une vaste table de bois blanc recouverte d’une toile cirée, à raies.

Autour de cette table étaient réunis le père Abbé, Dom de Fonneuve, le prieur, Dom Felletin, le maître des novices, Dom Badole, l’hôtelier, l’ecclésiastique de passage, M. Lampre et Durtal, conviés en l’honneur de la saint Placide.

Dom Badole tournait sur lui-même à la recherche d’un sucrier qu’il avait devant lui, sous la main. Il était petit, de taille ramassée, et sa face d’ivoire froncée de mille plis, eût été, si on l’avait coiffée d’un bonnet à ruches, la figure d’une vieille dévote dont il avait d’ailleurs l’arrière-sourire jaune et doux. Sa façon de croiser ses bras en X sur sa poitrine, en saluant, sa politesse affectée et ses manières obséquieuses, gênaient ; et ce qui était curieux c’est que cet homme, si aimable pour les autres, était, pour lui-même, rigide. Quand sa journée de causeries et de révérences était finie, il se sanglait de coups de discipline, se reprochant de ne pas savoir garder sa vie intérieure dans cette existence forcément dissipée par le va-et-vient des hôtes ; il n’arrivait pas à concilier les devoirs de sa charge avec son propre recueillement et l’on se demandait parfois, en regardant ses yeux colorés de ce bleu clair et froid, presque méchant, des prunelles au repos des chats de Siam, s’il n’aurait pas volontiers fustigé aussi ces passants qui lui causaient, sans le vouloir, tant de remords.

Il était un moine exemplaire, un prêtre très pieux, mais de compréhension brève et d’intelligence bornée. Après l’avoir essayé dans divers emplois qu’il s’était révélé incapable de remplir, on lui avait délégué la facile mission de soigner les étrangers. Il s’en acquittait assez bien lorsque les hôtes n’étaient pas plus de deux ; passé ce chiffre, il s’affolait et réclamait un aide.

Le prieur contrastait singulièrement avec lui. Dom de Fonneuve portait gaillardement ses soixante-dix ans et la lucidité et la vigueur de son esprit, sa science, célèbre dans le monde des historiens, faisaient de lui la personnalité éminente de cette abbaye. L’été, on venait, de toutes les contrées du monde, le consulter ; on lui soumettait des textes qu’il décortiquait, en se jouant. Il épluchait les fautes des copistes, écalait les interpolations, rétablissait le texte primitif, en un clin d’œil. Il était d’ailleurs un répertoire, connaissait la bibliothèque du monastère, volume par volume, et, en une minute, il dénichait un renseignement qu’il eût fallu à tout autre plus de huit jours pour découvrir.

Il restait, à notre époque, comme l’un des derniers spécimens de cette forte génération de moines que pétrit Dom Guéranger ; il avait parcouru les bibliothèques, fouillé, avec Dom Pitra, toutes les archives de l’Europe.

Mais ce qui valait encore mieux que son incomparable érudition, c’était son ardente bonté ; il était un amoureux d’âmes ; il se jetait sur elles, les étreignait passionnément, pleurait de joie à l’idée qu’il avait pu en sauver une. On le disait, en riant, mais le mot n’était que juste, il est « la mère grand’ » du cloître, celle à qui l’on va raconter ses peines et qui vous console. Il avait vécu dans plusieurs couvents, il avait été la victime de bien des brigues, et il n’en avait pas moins conservé une âme d’enfant, ne croyant point au mal, aimant réellement ses frères, ainsi que le veut la règle, prêt à embrasser, sans même l’ombre d’une rancune, celui d’entre eux qui l’aurait le mieux desservi. Il sourdait du fond de son être un torrent d’affection qui noyait tout, un besoin de n’admettre que le bien, une sensibilité telle qu’une simple expression affectueuse l’émouvait jusqu’aux larmes.

Avec sa bonne grosse tête ronde, ses yeux qui pétillaient dans sa face ridée, il suggérait une impression de robustesse, et aussi de malice, mais de douce malice aimant à rire et se contentant, pour s’égayer, de peu. Son seul défaut c’était sa pétulance. Il montait... montait, ainsi qu’une soupe au lait, alors qu’il s’apercevait que des religieux n’observaient pas la règle. Il les réprimandait furieusement, frappant du poing la table, puis quand le coupable était parti, il courait après lui, l’embrassait, le suppliait de lui pardonner sa véhémence ; et sa tendresse, son désir de réparer ce qu’il croyait être, dans sa paternelle bonté, une avanie étaient tels que le délinquant pouvait alors manquer impunément aux observances. Il avait si peur de se refâcher et de contrister son frère, qu’il se taisait, rongeant son frein, pendant un certain temps.

Le père Abbé était plus calme, d’une bienveillance plus régulière. Il fermait les yeux sur les travers de chacun et regardait son prieur jouer le rôle de père-fouettard, sachant fort bien que les remontrances n’étaient que le prélude des gâteries ; aussi souriait-il et des unes et des autres.

Lui, se bornait, à près de quatre-vingts ans, à donner l’exemple. Il descendait, rasé de frais, une demi-heure avant tous les siens à l’église et il y méditait et priait jusqu’aux matines ; et les jeunes gens, qui avaient un peu de mal à s’extraire, l’hiver, à 4 heures du matin, du lit, vénéraient ce grand vieillard émacié, un peu voûté, qui ressemblait avec son nez et ses lunettes au cardinal archevêque de Paris, et ils admiraient sa résolution de n’accepter aucun bien-être et aucune de ces aises qu’eussent amplement justifiées son âge et les infirmités dont il souffrait.

Il y avait, au reste, beaucoup de finesse sous la bonhomie de cet excellent homme si prompt à ne jamais sévir. Il connaissait trop bien les défauts de ses enfants et il les définissait parfois d’un mot drôle.

— Le père Titourne, disait-il, d’un profès toujours éberlué, toujours en retard aux offices, le père Titourne « il a des courants d’air dans la cervelle ; que voulez-vous que j’y fasse ? »

— C’est un monastère trop débonnairement mené, grondait le terrible M. Lampre.

— Avouez alors que cette mansuétude prouve la vertu de ces moines, répondait Durtal ; car enfin, dans le monde, une maison dirigée si débonnairement croulerait ; et, ici, pourtant, tout marche.

M. Lampre était bien obligé d’en convenir, mais il n’en continuait pas moins de bougonner. Ce petit homme de soixante-dix ans, bedonnant, à la mine empourprée, à la barbe sanglière, aux cheveux tout à fait blancs, était grognon mais complaisant et généreux. Il était aussi très pieux mais il ne détestait pas les plaisanteries salées et aimait à rire. Il était le seul qui fût bourguignon, parmi tous ces gens issus de pays différents et répandus, pêle-mêle, dans l’enclos du cloître.

— Voyons, fit le père hôtelier qui rentra, une cafetière à la main, le fourneau s’était éteint et je ne voulais pas pourtant vous offrir du café froid ; cela m’a mis un peu en retard, excusez-moi et veuillez vous sucrer.

Il remplit des tasses microscopiques et versa dans des petits verres, de la valeur d’un dé à coudre, quelques gouttes d’eau-de-vie blanche.

— Eh bien, dit Dom de Fonneuve, à Durtal, êtes-vous satisfait de la cérémonie de ce matin ?

— Mais oui, mon père, les novices s’en sont expertement acquittés.

— Il faut qu’ils le sachent, car cela les rendra heureux ! s’écria le brave prieur.

La saint Placide était, en effet, un événement dans les monastères de saint Benoît ; ce saint était le patron des novices et ils remplaçaient les pères qui s’effaçaient devant eux ce jour-là. Ils exécutaient l’office, entonnaient les antiennes, chantaient les morceaux, étaient, en un mot, les maîtres du chœur.

— Vous avouerez bien pourtant, mon cher Durtal, fit M. Lampre, que si le père chantre n’était pas venu à leur aide pendant le gloria in excelsis et le graduel, ils n’en seraient pas sortis !

— Mais avouez aussi, répliqua Durtal, que le plain-chant de cette messe est difficile à chanter et, qui plus est, irritant par ses simagrées, et laid.

Existe-t-il, en art, quelque chose de moins musical et de plus incohérent que ce gloria in excelsis soi-disant de luxe, un gloria de cave et de grenier, le chemin de fer russe des voix, avec ses montées et ses descentes ! Ajoutons que le credo dansant des grands jours est fort inférieur au credo ordinaire. Il n’y a vraiment dans cet office que la deuxième phrase du graduel et que l’alleluia qui soient bien.

Quelle différence avec ces messes frugales, si franches, avec ce plain-chant vraiment céleste que l’on chante aux pauvres fêtes ! Au reste, plus je l’écoute, et plus je suis convaincu que la musique grégorienne n’est pas du tout un article d’apparat. Les Kyrie Eleison, si implorants, si gémissants, si doux, des jours habituels, deviennent tarabiscotés dès qu’à l’occasion d’une plus importante festivité, on les veut vêtir ; on dirait alors que l’on a adapté à de pures mélodies gothiques, des ornements coulés dans du staff, des neumes de plâtre !

N’est-il pas exact, en effet, que les messes solennelles sont fort inférieures, musicalement parlant, aux messes familières des petits saints ; rappelez-vous aussi, certains samedis chômés d’élus, où l’on célèbre la messe simple de la sainte Vierge. Le Kyrie 7*, suppliant, court, sonnant un peu tel qu’un glas, et le Gloria d’une ampleur dans l’allégresse si tranquille, d’une certitude si délibérée dans la louange, l’Agnus Dei, évoquant l’idée d’une prière d’enfant, avec sa mélodie ingénue qui quémande au Seigneur, en câlinant ; tout cela est admirable de sobriété et de candeur, bien au-dessus de ces airs compliqués, de ces cantilènes que l’on a déformées pour les étendre et qu’il nous faut subir sous prétexte de rite supérieur, de hiérarchie plus éminente de saints !

— Le fait est, dit le père de Fonneuve, que le plain-chant a été créé pour être chanté par le peuple ; il doit donc être facile à apprendre et à retenir, sans vocalises inutiles, sans difficultés combinées ainsi qu’à plaisir ; et votre remarque est juste, on l’enlaidit, en voulant l’allonger et l’affubler d’une traîne de cour. Cela est si vrai, d’ailleurs, que les jeunes gens et les jeunes filles du village qui ont été instruits par le père Ramondoux, chantent très bien à la grand’messe du dimanche, lorsqu’il s’agit d’un simple double et qu’ils bafouillent si l’office monte en grade, devient par exemple un double de première classe.

— Ah ! s’écria Durtal, qui revivait certains offices ; la deuxième phrase du graduel qui est généralement le morceau de choix des messes, certains alleluia d’une jubilation toute divine et des messes entières « de l’introït à l’ite missa est », celles du Saint-Sacrement, celles de la sainte Vierge, celle d’un Abbé ou le « dilexisti » des Vierges, quelles souveraines trouvailles, quelles radieuses merveilles !

Là, la parure est complète ; l’on comparerait assez bien, selon moi, le commun des saints à une série d’écrins où les joailleries sont rangées, tantôt sur du velours rouge pour les martyrs, tantôt sur du velours blanc pour les saints qui ne sont pas désignés sous ce titre ; chacun de ces coffrets renferme un ensemble de pièces ; l’introït, le Kyrie et le Gloria, le Graduel, l’Alleluia ou le Trait, l’Offertoire, le Sanctus, la Communion, un tout musical qui correspond à la parure entière d’une toilette, aux boucles d’oreilles, aux colliers, aux bracelets, aux bagues, dont les montures et les pierres se concilient comme tons et s’assortissent.

— En somme, le médiocre est l’exception et l’admirable domine, fit le P. Abbé. Vous pouvez citer un gloria exécrable, quelques hymnes aux mélodies confuses ou fades, mais qu’est cela en face de la masse imposante, superbe de nos offices ?

— Vous avez raison, mon révérendissime, nos critiques ne peuvent en effet porter que sur un nombre restreint de pièces et j’ajoute sur celles qui sont les moins antiques ou les plus réparées, car il semble que plus le chant grégorien est simple et plus il est intact et plus il est ancien. Le malheur seulement c’est que les jours de fêtes carillonnées où l’on serait heureux de voir la musique égale en beauté au cérémonial et à la pompe du rite, l’on est précisément condamné à n’entendre que de la quintessence de mauvais chant.

— Ce n’en sera pas moins la gloire de Dom Pothier et de l’école de Solesmes que d’avoir ressuscité ces antiques cantilènes qui sont la vraie musique de l’église, la seule en somme, car tous les musiciens les plus forts, depuis Palestrina jusqu’aux maîtres de nos jours, ne sont jamais parvenus, lorsqu’ils ont voulu traduire les proses liturgiques, à égaler la valeur de certains de nos Kyrie, du Pater des Vêpres, voire même de nos Credo. — Et je ne parle pas du Te Deum et des Leçons et des Evangiles de la Semaine Sainte ! s’exclama Dom de Fonneuve.

— La question serait d’abord de savoir, répartit M. Lampre, si la musique palestrinienne dont on nous rebat les oreilles, depuis le succès de snobisme des chantres de Saint-Gervais, est de la musique d’église. Et moi, j’en doute. Ce système de chevauchées de voix qui galopent les unes sur les autres pour se rattraper à la fin et atteindre en même temps le but, c’est de l’art de steeple-chase ; ça devrait s’entendre dans une enceinte de pesage et non dans le logis du Christ ; car ça n’a, au demeurant, aucun rapport de près ou de loin avec un cri de l’âme, avec une prière !

— Ces excès de la fugue et du contrepoint ne me disent à moi non plus rien qui vaille, répliqua Dom de Fonneuve ; cet art-là sent le théâtre et le concert ; il est personnel et vaniteux. — Alors, en quoi cette musique en état de péché peut-elle bien intéresser et les fidèles et le prêtre ?

— Elle adule le goût anti-liturgique des uns et des autres, fit, en riant, Durtal.

— Pour en revenir à nos novices, reprit Dom Felletin qui jugea bon, sur cette dernière remarque, de détourner la conversation — que n’écoutait pas d’ailleurs le prêtre de passage, en train de discuter sur la crise vinicole, avec le père hôtelier, — tenez compte qu’ils n’ont eu, faute de temps, que deux répétitions et convenez qu’à part le gloria raté, ils s’en sont adroitement tirés !

— Oui, père, et ce que le frère Blanche, sous sa lourde chape et avec le bâton du préchantre, était glorieux et charmant !

Le père Abbé souriait. — N’est-ce pas qu’il est gentil, ce brave enfant ! Et les autres ne le sont non moins ; c’est la bénédiction d’une abbaye que ces petits-là ! Et il énumérait ses poussins : ce frère Blanche est pieux comme un ange ; il aime l’archéologie et raffole de la liturgie ; il est en plus doué d’une très jolie voix, nous dirigerons ses études dans ce sens et il sera vraiment l’honneur de notre monastère ; le frère Gèdre est également fidèle à Dieu et il mord vaillamment au grec ; si nous pouvions trouver en lui l’étoffe d’un bon helléniste, ce serait parfait, car nous en manquons. Le frère Sourche est le plus intelligent, le plus capable de tous, mais il a l’esprit inquiet, et des tendances au rationalisme ; dans l’atmosphère du cloître, elles passeront ; les frères Marigot et Vénérand ne sont pas, au contraire très compréhensifs ; ils peinent sur la théologie, sans progresser, mais ils sont bien soumis et bien obéissants ; ils seront plus tard chargés dans la maison des diverses besognes qui n’exigent ni effort intellectuel, ni aptitudes spéciales ; quant aux novices déjà prêtres quand ils entrèrent, ils sont excellents et nous n’avons qu’à nous en louer.

— Et vous oubliez, mon révérendissime, le frère de Chambéon, dit Dom Felletin.

— Le saint homme ! — voilà où vraiment le mystère d’une vocation tardive s’atteste, continua l’Abbé après un silence.

M. de Chambéon a quitté le monde où il occupait une belle situation pour être admis, à l’âge de cinquante-cinq ans, dans notre noviciat. Il s’est refait enfant pour vivre avec des gamins de dix-sept à vingt ans ; et il prêche d’exemple. C’est lui le frère excitateur, celui qui est debout, le premier, pour sonner la cloche et réveiller les autres ; il frotte les escaliers, il mouche les lampes, il accomplit encore des travaux plus humbles.

Et cela si simplement, en s’excusant presque d’accaparer ces pénibles tâches ; j’ai moins besoin de sommeil à mon âge, et j’ai plus l’habitude des choses du ménage que ces jeunes gens ; bref, il invente toujours d’excellentes raisons pour s’imposer les corvées les plus humiliantes.

— Il m’édifie profondément, dit à son tour Dom Prieur, quand je le vois avec ses cheveux tout gris rire et s’amuser, au milieu de nos blancs-becs.

— A propos, plaça le père hôtelier qui avait fini de déplorer, avec le prêtre de passage, la mévente des vins, que racontent les journaux ? Parlent-ils encore de nous étrangler dans le piège d’une loi ?

— Mais oui, mon père, répondit M. Lampre. Ils en parlent de plus en plus ; la presse franc-maçonne pousse à la roue ; la persécution diabolique s’approche.

— Bah ! s’exclama, avec une belle assurance, Dom de Fonneuve ; ils n’oseraient pas ; jamais les chambres ne voteront une loi pareille ; toucher aux Ordres religieux, c’est un bien gros morceau et personne n’est de taille à l’avaler. Pour moi, on amuse les badauds avec des menaces qui n’aboutiront point.

— C’est à savoir, répliqua Durtal ; remarquez comme l’attaque à l’église se poursuit, depuis de longues années déjà, avec un acharnement méthodique que rien n’enraye. Le cercle des libertés laissées aux catholiques, se resserre ; l’affaire Dreyfus a avancé les affaires de la maçonnerie et du socialisme de plus de vingt ans ; elle n’a été, en somme, qu’un prétexte pour sauter à la gorge de l’église ; c’est la sortie en armes des juifs et des protestants ; leurs journaux sonnent déjà l’hallali du moine : pensez-vous qu’ils s’arrêteront en si beau chemin ? Et puis, il y a, pour activer le zèle des Loges, un sectaire qui exècre Dieu autant qu’un démon.

— Le sieur Brisson, dit M. Lampre.

— Faut-il, fit lentement Dom de Fonneuve, faut-il que cet homme ait commis dans sa pauvre existence des actes misérables pour haïr ainsi Notre-Seigneur !

— N’importe, conclut le P. Abbé, je suis de l’avis de Dom Prieur ; l’orage n’est pas près d’éclater ; on le détournera d’ailleurs par des prières. Je crois que nous pouvons, en attendant, dormir sur nos deux oreilles, en paix.

Les tasses et les petits verres étaient depuis longtemps vides. Le P. Abbé donna, en se levant, le signal du départ et il regagna, ainsi que le prieur, sa cellule ; le père hôtelier accompagna l’hôte ; M. Lampre et Durtal suivirent Dom Felletin qui les emmena se promener dans le jardin.

La récréation monastique, un peu allongée à cause de la fête, n’était pas terminée. Les pères se promenaient sur deux lignes, marchant, à tour de rôle, l’une devant elle et l’autre à reculons, dans une allée de charmes ; et les novices faisaient de même, à l’autre bout du jardin, dans une autre allée.

Le jardin, formant une sorte de quadrilatère, était situé derrière l’abbaye et il s’étendait, au loin, dans la campagne. On débouchait, de plain-pied, en sortant du cloître, devant des carrés de terre où des haricots et des choux alternaient avec des fleurs et ces carrés, plantés à leurs quatre coins de poiriers en quenouilles, étaient coupés par de petits chemins bordés de buis qui menaient alors à de grandes avenues d’arbres, au fond desquelles apparaissaient des prairies et des vergers que fermait, à une longue distance, une haie de peupliers derrière laquelle se dressait le mur de clôture.

L’aspect était un peu rectiligne, mais la végétation était puissante, les prés frais et gras et partout des pampres escaladaient en un nonchalant fouillis des murailles aux arêtes couvertes de mousses vert émeraude et de lichens soufre.

L’allée réservée aux novices était à droite ; simplement façonnée par un berceau touffu de vignes, elle aboutissait à une grotte surmontée d’une médiocre statue de saint Joseph. Cette grotte se divisait en deux compartiments grillagés. L’on entretenait dans l’un des corbeaux, en souvenir de saint Benoît qui aimait à distribuer à l’un d’eux, devenu son servant, sa pâture ; dans l’autre, des colombes, en l’honneur de sainte Scholastique, dont l’âme s’envola, sous cet aspect, au ciel.

C’était une après-midi rousse et bleue, un de ces jours où le sourire d’un vieux printemps renaît sur les lèvres qui se fripent à peine du jeune automne. Le firmament voilé se déchirait tout à coup et criblait à travers les feuilles de vigne, le sol de larges gouttes de lumière et d’ombre. L’on semblait fouler aux pieds une nappe de dentelle noire couchée sur un fond de cailloux pâles. Les novices s’abritaient du soleil, en relevant, les uns, leurs capuchons, les autres, en ramenant sur leur tête, la partie dorsale du scapulaire. Ils riaient avec le père Emonot, leur sous-maître, le père zélateur, comme on le nomme.

Ce père Emonot, ancien vicaire d’une église de Lyon, était un petit homme nerveux, à la tête chauve et enfoncée, à la renverse dans le cou, au teint bilieux, aux yeux qui couraient pour qu’on ne les saisît pas, sous des lunettes.

Les offices dont les novices étaient jusqu’au soir les exécutants étaient naturellement le sujet de l’entretien.

— Que voulez-vous, soupirait le petit Blanche, j’avais une peur... quand il faut entonner l’antienne je me trouble... je ne suis bon que dans le chœur ; puis, vous savez, lorsqu’on entend, dans le silence de l’église, sa voix seule, ça vous la fait aussitôt trembler.

— Pas de modestie, petit frère, fit Durtal qu’entourèrent les moinillons, vous avez très bien chanté.

L’enfant rougit de plaisir. — C’est égal, reprit-il, en baissant les yeux, je le sentais bien moi-même, j’avais de la laine dans le gosier, j’étouffais — ah ! Et puis cette chape, dont on n’a pas l’habitude, vous pèse sur les épaules et sur les bras. On se trouve emprunté, tout gauche, là-dedans.

— Un bleu qui s’embête dans une guérite, s’écria le frère Aymé !

— Vous avez toujours des comparaisons qui rappellent la caserne et des expressions qui n’ont rien de monastique, fit le père zélateur à ce frère dont l’allure de faubourien de Paris détonnait un peu dans le groupe.

Celui-là n’était que postulant et il avait des chances de partir, avant que de commencer sa probation. Il était intelligent et pieux, mais il avait rapporté de son année de service militaire, des allures délurées et une manie d’imiter avec sa bouche des bruits de musique guerrière qui exaspéraient le P. Emonot, homme timoré et éperdument bégueule.

Il s’en serait déjà débarrassé si Dom Felletin n’avait plaidé la cause du coupable, au chapitre. Voyons, voyons, disait-il, ne prenons pas les choses au tragique ; le frère Aymé se corrigera avec le temps ; le milieu agira, attendons.

La fin de la récréation sonna. Les novices se turent et regagnèrent, sous la conduite du zélateur, l’abbaye. Dom Felletin resta avec M. Lampre et Durtal et les conduisit dans le pré.

— Jamais ces deux êtres ne parviendront à s’entendre, s’exclama M. Lampre !

— Que voulez-vous, répondit le père, Dom Emonot n’admet pas qu’on badine — et il faut pourtant bien qu’il y ait pour ces esprits, tendus par la prière, une détente ; — que ce postulant ait une mauvaise tenue, c’est incontestable, mais enfin cela se réforme ; le plus ennuyeux c’est cette manière qu’il a de jouer de l’ophicléide avec ses joues et de parler à tort et à travers et de rire.

Ses facéties sont, je le veux bien, innocentes, mais n’empêche que, l’autre jour, en en entendant une, le père zélateur s’est fâché tout rouge et a adressé une plainte au père Abbé qui s’est borné heureusement à sourire.

— Quelle bouffonnerie a-t-il encore commise ?

— Voilà, je venais de commenter, dans ma conférence, le chapitre 33 de la règle où il est déclaré que personne ne doit avoir la hardiesse de faire sien aucun objet, pas même en paroles ; c’était l’explication de la façon de parler des moines qui ne doivent pas dire : mon livre, mon scapulaire, ma fourchette, mais notre livre, Notre Scapulaire, notre fourchette. Il va de soi que ce mode impersonnel de désigner les choses ne s’applique qu’aux ustensiles destinés à notre usage.

Or, la conférence n’était pas plutôt terminée que le frère Aymé s’empressa de marcher sur le pied du petit Blanche et de s’excuser en ces termes : je crois, mon frère, que j’ai marché sur notre pied.

Le père Emonot qui écoutait a vu dans cette blague un manque de déférence pour moi ; je vous demande un peu !

— C’est une plaisanterie facile, mais il n’y a pas de quoi fouetter un chat, fit Durtal.

— Enfin, s’écria M. Lampre, pourquoi diable aussi gardez-vous comme sous-maître des novices un homme dont les idées sont si étroites ?

Le père Felletin rit. — Nous nous complétons ; le père Emonot possède ce qui me manque pour la direction d’un noviciat. Il a l’ordre, le besoin de surveillance, l’alerte toujours en éveil ; et ces qualités sont indispensables dans un milieu qui se divise forcément en deux groupes : celui des novices d’un certain âge qui sont prêtres et celui des jeunes, des bambins qui ne le sont pas. Il y a là un sujet de froissement ; les uns, se croyant supérieurs aux autres et les autres arguant de la règle pour repousser cette prétention. Eh bien, le père zélateur est très habile pour empêcher ces minuscules discordes de naître. Aucune ne se produit depuis qu’il est là. Il traite tout le monde d’égal à égal, avec cependant de si parfaites nuances que personne ne se plaint. Et puis, vous, mon cher Durtal, qui, en votre qualité de novice d’oblature, pouvez pénétrer dans le noviciat, avouez que les corridors sont bien cirés, qu’il n’y a pas un grain de poussière, que toutes les cellules sont bien tenues. Le père Emonot a introduit l’air, la propreté partout ; il a obligé les novices au travail manuel, indispensable pour la santé et prescrit par le patriarche, alors qu’avant lui, ce travail se bornait à leur faire cirer les chaussures des pères, le samedi. Il a enfin plié tous ses élèves à une discipline excellente et pour le corps et pour l’âme !

— C’est un adjudant de caserne, ronchonna M. Lampre.

— Eh ! ils sont nécessaires. Moi, je deviens vieux et si je vaux encore pour les conférences, pour les directions, pour la partie spirituelle, je suis absolument incapable de m’occuper de la partie pratique. Ce serait le laisser-aller, la malpropreté, le désordre si je n’étais secondé par ce zélateur qui peut être scrupuleux et étroit, mais qui n’en est pas moins, au demeurant, un très saint moine.

— Enfin, dit, en riant, Durtal, ils seraient trop heureux vos élèves s’ils ne l’avaient pas pour les morigéner ; le cloître serait un éden, alors !

La cloche sonna. Voici le premier coup des Vêpres, adieu, fit Dom Felletin qui se retira.

Après l’office, une fois sortis de l’église, M. Lampre accompagna Durtal, un bout de chemin, et reprit la conversation, là où l’avait arrêtée le père.

— Croyez-moi, dit-il, Dom Felletin aura, à son tour, de gros ennuis s’il persévère à vouloir conserver ce zélateur. Je le connais à fond, moi, son Emonot ; c’est un religieux modèle, c’est un saint homme j’y consens. Je sais de lui des détails que vous qualifierez d’admirables. Il n’hésite pas à se mettre les membres en sang pour détourner la tentation de ses disciples ; il va prier, la nuit, devant leur porte, lorsqu’il les a rendus, dans la journée, trop malheureux ; mais avec toutes ses vertus, il est, de même que le père hôtelier, rongé par les scrupules et, dame, les autres s’en ressentent ; puis, ce qui est pis, selon moi, c’est qu’il détient une conception de la vie Bénédictine, effrayante pour l’avenir de l’Ordre.

A ses yeux, la vocation se résume en une obéissance passive...

— Eh mais ! s’exclama Durtal.

— Permettez-moi de finir ; elle se résume surtout en une adresse à évoluer dans les solennités du chœur. Celui de ses novices qui remplit, à la satisfaction de Dom d’Auberoche, le maître des cérémonies, l’office de céroféraire, qui sait porter le flambeau bien droit, en laissant passer, entre ses doigts repliés, les fausses turquoises et les faux cabochons dont il est paré, celui-là possède la vocation Bénédictine !

Il rêve à des êtres futiles tels que lui ; il prône l’investiture de gens dont on ne voudrait pas dans le dernier des séminaires ; le recrutement qu’il effectue est au-dessous de tout ; il recueille des élèves refusés par tous les autres instituts, des particuliers qui se font moines parce qu’ils seraient inaptes à faire autre chose dans la vie ; et il les destinera cependant à la prêtrise, s’ils se plient à ses manies ! Dom Felletin a beau se défendre, il réussit à imposer ce genre de novices au père Abbé qui s’imagine que la prospérité d’un monastère réside dans un nombre toujours croissant de postulants !

Il sera joli, dans quelques années, le niveau intellectuel Bénédictin pour peu que ça dure de la sorte !

Et notez que ce n’est pas seulement ici que l’étiage des cervelles baisse, reprit M. Lampre, après un silence. Dans les autres abbayes, il en est de même. La plupart recrutent, avec quelques ecclésiastiques plus ou moins érudits, des commerçants, des gentilshommes, des officiers, des enseignes de vaisseaux, des notaires. évidemment, ceux-là sont très supérieurs à ces frères Marigot et Vénérand, ces embauchés du père Emonot, dont le révérendissime nous avouait la parfaite inintelligence, tout à l’heure ; mais sont-ils, par leur éducation première même, capables de devenir ce que j’appelle, moi, de véritables Bénédictins ? Allons donc ! Il ne sortira jamais de ces noviciats-là, des Dom Pitra, des Dom Pothier, des Dom Mocquereau, des Dom Chamart, des Dom de Fonneuve, des moines dignes de continuer la tradition de saint Maur !

— Mon Dieu ! fit Durtal, s’ils devenaient seulement des saints ! Ne croyez-vous pas que cela vaudrait mieux que de devenir des savants ? On parle toujours de saint Maur dont la congrégation moderne de Solesmes est l’héritière ; mais quoi ! Il y a bien le père Mabillon, le père Monfaucon, le père Martène, le père Luc D’Achery, le père Ruinart, pour en citer cinq, mais il n’y a pas de saint Mabillon, de saint Monfaucon, de saint Martène, de saint Luc D’Achery, de saint Ruinart ; la communauté de saint Maur n’a pas donné au ciel un seul saint, est-ce enviable ?

Et puis... et puis... la science Bénédictine — est-ce que, sauf pour la paléographie musicale, l’Ecole des Chartes ne lui dame pas partout le pion ? — la vérité est que sa place est maintenant prise par des laïques.

Ce n’est point du côté de la science, mais du côté de l’art que l’ordre de saint Benoît doit s’orienter, s’il veut conserver l’aloi de son ancien renom ; il faut qu’il recrute des artistes pour rénover l’art religieux qui s’inanime ; il faut qu’il obtienne pour la littérature et pour l’art les résultats qu’ont obtenus Dom Guéranger pour la liturgie et Dom Pothier pour le chant. L’Abbé de Solesmes, lui, l’a bien compris et il a aiguillé, quand il l’a pu, sur cette voie. Il avait, parmi ses moines, un architecte de talent ; il le chargea de construire les nouveaux bâtiments du monastère et Dom Mellet a taillé dans le granit un monument admirable de simplesse et de force, la seule œuvre d’architecture monastique qui ait été créée dans notre temps. Il faudrait maintenant des littérateurs, des statuaires, des peintres ; il faudrait, en un mot, reprendre non la tradition de saint Maur, mais celle de Cluny...

Il est vrai, qu’à mon humble avis, ce sera beaucoup plus avec l’oblature qu’avec la paternité que se réalisera ce dessein...

— Peut-être avez-vous raison ; mais, cette question d’art mise de côté, vous me laisserez vous dire que la préférence que vous attribuez à la piété sur l’intelligence, dans une abbaye, ne se justifie guère ; car, enfin, rien n’est plus hasardeux que d’accepter, comme père, un homme inintelligent, sous le prétexte qu’il vit en Dieu. La piété, la sainteté même, peuvent, en effet, disparaître, mais la bêtise, elle, elle reste !

— Au fond, la discussion est bien vaine, lorsqu’on y songe ; car l’avenir de l’Ordre est menacé par des dangers autrement graves que ceux dont nous venons de causer. Malgré l’optimisme du père Abbé, j’ai grand’peur que ses moines ne soient prochainement dispersés, jetés à la porte de France. Il n’y a donc pour eux qu’à prier, au jour le jour, en attendant la catastrophe.

— Hélas ! s’exclama M. Lampre.

Ils se séparèrent. Durtal réfléchissait, en se promenant. Il est étonnant, tout de même, ce brave M. Lampre ; il ne peut se convaincre que le monastère est un microcosme, un diminutif de la société, une image en réduction de la vie commune. Il ne peut pas n’y avoir que des saints Benoît et des saints Bernard dans un couvent, pas plus qu’il ne peut y avoir que des gens de génie ou de talent dans le monde. Les médiocres sont nécessaires pour accomplir de médiocres labeurs ; il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi. On nous rabâche constamment la grandeur des cénobites de saint Maur, mais combien parmi eux n’étaient ni des érudits, ni des chercheurs ; combien, en accomplissant de serviles besognes, ont permis aux Mabillon de travailler en paix et les ont aussi appuyés, soutenus du réconfort de leurs prières ! Enfin où, dans quelle classe de société, M. Lampre trouvera-t-il un assemblage de vertus pareilles à celles de notre cloître ? Car il n’y a que des moines fervents, ici. Je ne parle même pas du père Abbé, de Dom de Fonneuve, de Dom Felletin, mais aussi des autres religieux ; qu’il y ait parmi eux, des ignares et des incapables, c’est entendu ; ils n’en sont pas moins d’excellents prêtres ; puis avant de les honnir, il siérait de savoir si justement Notre-Seigneur ne se plaît pas davantage dans ces âmes qui échappent au péril de l’esprit et au danger d’une orgueilleuse science ? — Et les novices, quels êtres charmants ! Lorsque je vois ce gosse de dix-sept ans, ce petit frère Blanche, avec sa bonne grosse figure, si franche, ses yeux si limpides, son rire si frais, je m’imagine quelle est l’innocence de cette âme, imprégnée jusque dans ses plus secrètes fibres de la joie de Dieu et il n’est pas le seul de son espèce ; combien, dans ce noviciat, d’aussi délicieusement ingénus, d’aussi délicatement pieux !

Et Durtal poursuivait, seul, sur la route : il y a une observation qui ne trompe guère. Un novice arrive ; regardez-le, il est quelconque ; il a une figure brouillée, des yeux comme le premier venu ; attendez quelques semaines ; laissez passer la phase d’ennui lourd, la crise de tædium vitæ qui dure pour les uns quinze jours, pour les autres moins ou plus, — car presque tous ont à franchir cette étape et on les prévient, car il n’existe aucun moyen de la leur éviter ; — eh bien, une fois cet accès de spleen terminé, le visage est méconnaissable. Il s’est éclairci, nettoyé en quelque sorte ou plutôt ce qui le rend si différent, ce sont les yeux ; l’on pourrait presque reconnaître à ce seul changement, s’il y a chance de vocation ; c’est à la clarté spéciale de la prunelle que cela se discerne. Il semblerait vraiment que le cloître a filtré l’eau du regard qui était trouble auparavant, qu’il l’a débarrassée des graviers qu’y déposèrent les images du monde ; c’est très curieux.

Et ce qu’ils sont alors joyeux, ces enfants ! Ils ne savent rien de l’existence, pour la plupart ; ils fleuriront, tout doucement, abrités dans une admirable serre, sur un terreau préparé, loin des gelées et à l’abri du vent ; ça n’empêchera, parbleu pas, le démon de les attaquer, tel qu’un ver, dans leurs racines, mais les horticulteurs d’ici sont habiles et le père de Fonneuve et Dom Felletin ont de vieux secrets de métier pour les guérir !

Mon Dieu, que je suis bête ! s’écria-t-il, tout à coup, en s’arrêtant sur place. J’ai oublié la commission dont la mère Bavoil m’avait chargé ; il faut que je retourne au monastère.

Il revint sur ses pas et échangea un bonjour dans la porterie avec le frère Arsène, un convers qui cumulait les fonctions de tailleur et de concierge de l’abbaye.

— Est-ce que le père pharmacien est là ?

— Bien sûr, Monsieur Durtal ; quand il n’y a pas office, il cuisine ses herbes dans sa chambre ; il n’en bouge pas.

Afin de permettre aux paysannes d’entrer à la pharmacie qui exécutait, pour la gloire de Dieu, leurs ordonnances, la cellule du père Philigone Miné était située près de la porterie, hors de la clôture.

Durtal tourna le loquet, mais malgré l’assurance du frère Arsène, la pièce était vide.

Pensant que le moine n’était pas loin, Durtal s’assit sur une chaise de paille et s’amusa à inventorier ce taudis.

C’était bien le capharnaüm le plus bizarre que l’on pût rêver ; ce réduit, badigeonné au lait de chaux, était une ancienne cuisine munie encore de son fourneau sur lequel mijotaient, en des casseroles de cuivre, d’inquiétants bouillons. Sur toute une partie des cloisons, des rayons de bois blanc contenaient des paquets étiquetés et des fioles ; en face de la fenêtre dont les blessures des vitres étaient pansées avec des étoiles de papier, une courtine de cretonne grasse ainsi qu’un torchon, cachait un petit lit de fer auprès duquel, sur le coffre d’une machine à coudre, hors d’usage, était posée une cuvette et au-dessous une cruche de grès, calée par un bout de bois, sur le carreau creusé ; mais où l’ingéniosité du père se remarquait, c’était dans une série de détails cocasses. D’une ancienne balance à fil qu’il avait suspendue à une latte de bois sortant du mur, il avait fait un porte-savon ; il mettait un morceau égal sur chaque plateau et il usait alternativement les deux morceaux, un jour l’un, un jour l’autre, pour conserver l’équilibre. La tige fixée dans la pierre de la muraille par un adroit système de pitons et de pointes, était hérissée de clous à crochets auxquels séchaient des serviettes. Aucun espace n’était perdu dans cette cahute ; des planches grimpaient en des étages incohérents sur des traverses ; elles formaient en face des rayons remplis de paquets et de bocaux, des casiers dont aucun ne se ressemblait ; elles tenaient, on ne savait comme, sur des tasseaux rafistolés, se rejoignaient parfois lorsqu’elles n’étaient pas trop éloignées, les unes des autres, par des lames ajoutées de carton. Et c’était dessus un méli-mélo de flacons et de statuettes pieuses ; d’antiques gravures et de modernes images en couleur étaient collées sur la hotte du fourneau, si enfumées que l’on ne distinguait plus les figures ; et des ustensiles baroques, des matras et des cornues, des lampes avariées, des bouteilles en vidange, des mortiers et des bassins, traînaient avec du charbon, sous une couche de poussière, dans tous les coins.

C’est égal, pensait Durtal, lorsque avant de se révéler Bénédictin, le père Miné gérait une pharmacie à Paris, quelle clientèle pouvait-il avoir, si son magasin était dans un tel état de saleté et de désordre !

Le voilà, se dit-il, en entendant un traînement de pieds et un bruit écrasé de savates.

Le moine entra.

Il était le doyen du couvent, plus âgé encore que le père Abbé, car il avait dépassé les quatre-vingt-deux ans. Ainsi que sur la souche oubliée d’un très vieil arbre, des lentilles, des lichens, des loupes lui poussaient sur le crâne ; ses yeux évoquaient l’idée de vitres passées au blanc d’Espagne, car ils étaient obscurcis par les pellicules blanches des taies. Le nez se recourbait sur une bouche restée ferme et crénelée de dents ; le teint était frais et pas trop craquelé, sur les joues, de rides. A part sa vue qui se voilait et ses jambes qui fléchissaient, il se portait à merveille. L’ouïe était intacte, la parole demeurait facile ; aucune des infirmités des octogénaires ne l’avait atteint.

Il était à la fois d’aspect vénérable et burlesque. On l’appelait dans le cloître « Dom alchimiste », non qu’il cherchât la pierre philosophale à laquelle il croyait pourtant, mais la bizarrerie de ses allures, sa façon d’être constamment dans la lune, ses études sur la pharmacopée du Moyen-Age, sa colère contre les ordonnances de médecins modernes, son mépris des nouvelles substances, justifiaient, jusqu’à un certain point, ce nom.

Il posa son bâton dans un coin et souhaita le bonjour à Durtal.

— Voilà, père, je viens vous demander un peu de taffetas d’Angleterre pour ma bonne qui s’est écorché le doigt.

— Bien, jeune homme — le père Miné qualifiait de ce titre tous les gens de moins de soixante ans — et, en cherchant du taffetas dans ses boîtes, il dit, parlant plus à lui-même qu’à Durtal :

— Comment utilisait-on cette poudre prônée par la médecine du Moyen-Age qui l’étiquetait poudre de lamproie, parce qu’elle la fabriquait avec la tête calcinée de ce poisson ?

— Je l’ignore, répondit Durtal.

— Oui, reprit le vieux, suivant son idée ; cet inventaire que je dépouille d’un apothicaire de Dijon, au xve siècle, est des plus curieux. Nous retrouvons là ces médicaments périmés qui avaient certainement leur raison d’être et n’empoisonnaient point en tout cas comme les alcaloïdes des chimistes de notre temps ; mais tout n’est pas clair dans ce grimoire. Je découvre bien, parbleu, que la conserve dite anthos n’est autre qu’une conserve de fleurs de romarin, que le Goliamenin est le bol d’Arménie, mais le Samenduc, qu’est-ce que c’est ? à quoi servait le Samenduc ?

Et il regardait Durtal, en hochant la tête.

Malencontreusement, pour répliquer quelque chose, Durtal lança :

— Mais, père, peut-être que ces renseignements sont consignés dans un volume de la bibliothèque, là-haut ? Le vieillard eut un sursaut et il se déchaîna.

— La bibliothèque, s’écria-t-il, vous me la baillez belle ! Est-ce que j’ai jamais pu obtenir que l’on acquît des collections de nos anciens codex et de nos antiques formulaires ? Ces volumes-là, ils sont toujours trop chers lorsque je signale leur passage dans les ventes. Trop chers ! J’ai honte de le dire, nous ne possédons même pas, nous Bénédictins, le volume de l’un de nos grands ancêtres de saint Maur ! Le dictionnaire botanique et pharmaceutique de Dom Nicolas Alexandre ! — Ça ne les intéresse pas, les pères, la pharmacie ; et leur santé, ça les intéresse-t-il, lorsqu’ils viennent me demander des remèdes ? Ils jugent alors que la science a du bon !

Enfin est-ce que la pharmacie n’est pas une œuvre de notre Ordre ? Est-ce que ce n’était pas nous, les moines, qui guérissions jadis les malades des villages fondés autour de nos abbayes ?

Durtal qui avait déjà entendu ce réquisitoire, esquissait un mouvement de retraite, mais le vieux lui barra la route.

Il allait continuer ses apostrophes, quand Dom Ramondoux, le maître de chant, entra. Il serra la main de Durtal qui exécrait en lui le redoutable braillard qu’était le chantre, mais aimait l’homme, car il avait des qualités d’amitié sûre et une franchise à laquelle on pouvait se fier. Seulement si l’âme était aimable, le physique l’était moins.

Dom Ramondoux était un auvergnat redondant et jovial. Il avait une encolure de taureau, un estomac cambré sur un ventre en bombe. Les yeux proéminaient, glauques, sur un nez retroussé à la Roxelane ; ses bajoues pendaient et d’énormes bouquets de poils roux jaillissaient des fosses des oreilles et des antres du nez.

— J’ai la voix fatiguée, dit-il au père Miné. Et comme celui-ci haussait les épaules.

— Ecoutez, fit-il.

Il arrondit une immense bouche et il en sortit des sifflets d’alarme.

— J’ai vu dans ce journal que voici, reprit-il, quand il eut arrêté sa machine, une annonce de pastilles destinées à tonifier les cordes vocales et à guérir l’enrouement des chanteurs ; est-ce que vous pourriez m’en procurer ?

— Des pastilles ! s’exclama Dom Miné, d’un ton méprisant, des pastilles ! Qu’ est-ce que c’est que cela ? Des bonbons à la créosote sans doute. Je ne tiens pas ce genre d’articles et, sous aucun prétexte, je n’en débiterai ; mais si vous désirez absolument vous traiter, ce dont je ne vois pas l’utilité du reste, je vous préparerai de la limonade nitrique.

— Si vous croyez que j’ai envie de m’empoisonner avec vos vieilles drogues ! s’écria le père Ramondoux.

Durtal n’en voulut pas entendre davantage et il profita de la discussion qui se poursuivait entre les deux religieux, pour gagner la porte.




CHAPITRE IV


La maison qu’habitait Durtal était une ancienne bâtisse, couleur de pierre ponce, coiffée de tuiles brunes et agrémentée de volets cachou ; elle était très simplement distribuée. Un perron branlant de trois marches, une porte à judas de cuivre, avec sonnette à pied de biche, et derrière, un corridor sur lequel s’ouvraient, à droite, deux grandes pièces et, à gauche, deux petites. Ces deux dernières étaient, en effet, diminuées de toute la largeur de l’escalier, situé entre elles et montant au premier et unique étage.

Logiquement, au rez-de-chaussée, à gauche, s’étendait la salle à manger — et, après l’escalier — la cuisine munie d’une porte donnant sur une cour ; à droite, un salon et une chambre à coucher. Mais Durtal s’était installé au premier, à cause de l’humidité qui suintait des murailles salpêtrées du bas ; ce premier était disposé de la même façon que le rez-de-chaussée, deux grandes pièces à droite et deux petites à gauche, car l’escalier, bien qu’un peu converti en échelle, continuait de grimper jusqu’au dernier surplombant toute la maison, sous le toit. Et l’ordonnance était devenue telle : en bas, à gauche en entrant, la salle à manger devenue une chambre d’ami inoccupée ; le salon, une salle à manger ; la chambre à coucher, la chambre de Mme Bavoil, tout près ainsi de sa cuisine. Au premier, le cabinet de travail se juxtaposait sur la salle à manger, la chambre de Durtal sur celle de Mme Bavoil ; à la place de la cuisine du bas, il avait organisé un cabinet de toilette et dans la pièce restée vide au-dessus de la chambre d’ami ainsi que le long du corridor, établi des rayons pour les livres qui débordaient de toutes parts.

Il vivait, en somme, dans son cabinet de travail qui était vaste, tapissé du haut en bas, de volumes. Le bon abbé Gévresin lui avait légué sa bibliothèque qui, jointe à la sienne, couvrait les cloisons de plusieurs pièces, car sa chambre à coucher, étageait aussi sur deux de ses parois, des amas de bouquins.

Il avait vue, par une fenêtre, sur le jardin, et sur l’église et l’abbaye, sises à quelques mètres ; par une autre sur la campagne qui fuyait à perte de vue, ondulait à l’horizon en de maigres collines rougies, dans des haies de noirs échalas, par les bouquets de vignes.

Ce matin-là qui était le jour de la toussaint, le temps était gris et froid, le paysage mélancolique. Après le déjeuner, Durtal déambula avec Mme Bavoil dans le jardin, pour s’entendre sur la place qu’il s’agissait de réserver à certaines fleurs commandées à Dijon et qui devaient arriver dans quelques jours.

Ce jardin spacieux et enclos d’anciens murs en pierre sèche, était planté de peupliers argentés, de marronniers, de cyprès, de pins de diverses essences, mais un arbre gigantesque les dominait tous, un arbre magnifique, un cèdre au feuillage bleuâtre. Il avait malheureusement opéré le vide autour de lui et tué tous les arbres, trop rapprochés de ses racines ou de ses branches, si bien qu’il se dressait, seul, sur une terre nue, semée de ses écailles où nulle plante, nulle fleur, ne se hasardait à pousser.

Ce jardin commençait, devant la maison, en une pelouse derrière laquelle des massifs d’arbustes et de fleurs s’enchevêtraient, coupés par de petites allées bordées de thym ; mais la partie vraiment charmante était celle qui longeait les murs ; là des ruelles serpentaient, lisérées, d’un côté, par la muraille qu’envahissaient les saxifrages et les valérianes, que résillaient à certaines places, les tiges grimpantes de la bryone aux fleurettes blanches ou aux granules rouges ; de l’autre, par de faux ébéniers, des buis énormes, des marronniers, des tilleuls et des ormes ; et, pour remplacer de vieilles souches mortes, Durtal y avait inséré, l’année d’avant, des sorbiers, des cognassiers, des néfliers et quelques-uns de ces érables dont les feuilles qui semblent enduites de sang, au renouveau, se bronzent, en vieillissant.

Au printemps, des gerbes de lilas embaumaient ces sentes et, vers la fin de mai, l’on y foulait aux pieds les fleurs des marronniers et les gousses de faux ébéniers, tombées ; l’on y marchait ainsi que sur une moquette, tramée de blanc et de rose et tachetée de gouttes d’or ; l’été, on y vivait, à l’ombre dans un bourdonnement d’abeilles, dans un ramage d’oiseaux jasant aux écoutes dans les taillis ; l’automne, lorsque le vent soufflait, l’on entendait des bruits de mer dans les peupliers et des charges de cavalerie dans les pins ; la terre mouillée, saturée de feuilles, sentait le marcassin ; les fleurs s’espaçaient, les fourrés devenaient moins drus, des branches de bois mort jonchaient le sol.

On y était loin de tout, dans ces allées à bréviaire, ainsi que les appelait Durtal, et elles paraissaient, en effet, tracées pour y méditer les vies des saints condensées dans les leçons de ces livres.

Leur charme consistait à n’avoir été ni nettoyées, ni peignées ; les clairières, les routes sous bois, contenaient les plantes les plus diverses, apportées là, ou par les oiseaux ou par le vent ; et, aux saisons différentes, Durtal y pratiquait des fouilles, découvrait de ces lunelles, nommées vulgairement monnaie du pape, dont les tiges balancent de vertes rondelles marquées de points de dominos, par l’arrêt des graines et qui deviennent des disques de parchemin argenté, en se séchant ; des basilics puant le graillon de cuisine, le roux, et aussi on ne sait quelle odeur affadie de mélisses et de sauges ; des bourraches rugueuses et velues avec des fleurs en étoile, d’un bleu de ciel polaire, exquis ; des bouillons-blancs se dressant avec leurs feuilles pâles et leurs fleurs d’un jaune délavé de soufre, en forme de pagodes de l’Inde, mais, toutes, déchiquetées, saupoudrées ainsi que d’une farine, par une chenille semblable à la croûte d’un bondon gras, une chenille qui sans arrêt les émiette et les ronge ; il y avait de tout dans ces coins abandonnés de nature ; des églantiers et des ronces ; des laiterons dont les tiges, pleines d’un jus de lait de chaux, infectent les doigts qui les touchent, et des pétasites, aux feuilles monumentales, aux formes décoratives, dont les fleurs étaient pareilles aux blaireaux violacés de chardons, des fleurs d’un crin tendre, trempées dans de la lie de vin, ignobles.

Mais, cette après-midi-là, Mme Bavoil, insensible aux délices intimes de ces allées, dit à Durtal, dès qu’ils en furent sortis :

— Tout cela, c’est très joli, mais il conviendrait pourtant d’indiquer l’endroit que vous destinez à votre potager, car enfin c’est trop bête que d’être obligés d’aller jusqu’à Dijon pour acheter des légumes, alors qu’on pourrait en récolter chez soi !

Mais Durtal défendait de son mieux ses massifs, tout en convenant que sa gouvernante n’avait pas tort.

Ils finirent par s’accorder vaguement sur un emplacement situé au fond du jardin ; mais Mme Bavoil tirait la couverture à elle : elle est à moi, en outre, n’est-ce pas, disait-elle, cette partie que vous avez laissée inculte ?

— Jamais de la vie ! C’est là où je campe la flore liturgique et le pourpris médicinal de Walhafrid Strabo.

— Voyons, soyez raisonnable, notre ami, il ne vous faut pas beaucoup d’espace pour aménager ces quelques herbes ; passez-moi la liste, il ne va pas être difficile de déterminer la part qui leur suffit.

Durtal remit, en grognant, à Mme Bavoil, un papier qu’il ôta de sa poche ; elle éclaircit ses lunettes en soufflant dessus et en les frottant d’un vigoureux coup de mouchoir, et elle lut :

Sauge — rue — abrotone — cornichon — melon — absinthe — marrube — fenouil — iris — livèche — cerfeuil — lys — pavot — sclarea — menthe — chasse-puce — ache — bétoine — aigremoine — eupatoire — éphèdre — menthe de chat — radis et rose.

— Vingt-quatre plantes, continua-t-elle, en comptant sur ses doigts ; — et elle rit : le chasse-puce et la menthe de chat, qu’est-ce que ces plantes ? où les trouverez-vous ?

— Le père Miné m’a déclaré que le chasse-puce n’était autre que le plantain et la menthe de chat le népéta ; il ne sera donc pas difficile de se les procurer ; qu’est-ce qui vous fait rire ?

— Mais je ris parce que ce jardin sera terriblement laid. Si vous exceptez la sauge tricolore que vous avez achetée et qui est très jolie avec ses feuilles roses, blanches et vertes, le pavot, l’iris, la rose, le lys ; le reste de vos herbes est misérable ; ce sont des gueuses de champ ; elles seront étranglées d’ailleurs par le melon et surtout par le cornichon qui les enlacera et les étouffera avec ses tiges qui rampent et ses vrilles.

— Eh bien, raison de plus ; il faut élargir le terrain pour mettre ces malheureuses fleurs à l’abri des attaques du cornichon.

— Pour votre courtille liturgique, reprit Mme Bavoil qui ne répondit pas à cette remarque, il y a besoin de moins de place encore, attendu que lorsqu’une plante poussera, l’autre dépérira, puisque ces plantes ne vivent pas dans les mêmes saisons ; jamais vous n’aurez vos rangs au complet. Pourquoi dès lors perdre une étendue qu’ils ne parviendront jamais à remplir ?

Durtal ne répondit pas, à son tour, à cette observation, car ce qu’il n’avouait pas à Mme Bavoil, c’est qu’un essai de ce genre il l’avait, l’année d’avant, tenté ; et les résultats s’étaient révélés lamentables. Il s’entêtait cependant dans son idée, se disant : je reprendrai ce projet sur de nouvelles bases ; la question est de dénicher des végétations vivaces, faciles à élever, pouvant, au point de vue liturgique, servir de synonymes à celles qui refusent de subsister, sous ce climat très tempéré, dans ce sol ; mais il siérait pour cela de fouiller à fond la patrologie de Migne et ce n’est pas peu de chose !

— En somme, ce jardin ne presse pas, reprit-il ; j’ai encore besoin d’y réfléchir ; nous verrons plus tard ; occupons-nous, pour l’instant, Madame Bavoil, de celui de Walhafrid Strabo.

— Mais, qu’est-ce que c’est, à la fin, que ce Strabo dont vous me rebattez les oreilles depuis des mois ?

— Strabo ou Strabus, ce qui signifie le louche, est le nom ou plutôt le surnom d’un moine, disciple de Raban Maur, qui fut, au ixe siècle, abbé du monastère de Reichenau, situé dans une île du lac de Constance. Il écrivit de nombreux ouvrages dont deux vies de saints en vers, celle de saint Blatmaic et celle de saint Mammès ; mais un seul de ses poèmes a surnagé, « l’Hortulus », celui justement où il décrit le jardinet de son abbaye ; — ce qui m’a valu, entre parenthèses — du père Philigone Miné, lorsque je lui ai demandé quelques explications sur la propriété des espèces citées par Strabo, cette phrase mémorable : « cet auteur serait parfaitement oublié, s’il n’avait composé que des poésies religieuses et des études liturgiques et c’est au poème pharmaceutique seul qu’il doit sa gloire. Vous qui vous piquez d’écrire, méditez, pour votre avenir, cette vérité, jeune homme ».

— Jeune homme ! Vous avez cinquante ans passés et vous êtes un peu grison, notre ami !

— Je vous crois, répliqua Durtal, en riant.

— Enfin, va, puisque vous y tenez pour le jardin de votre Strabo ; mais dans la nomenclature de ses herbes et de ses fleurs, il y en a qui n’ont jamais dû être exploitées par la médecine : le radis, le cornichon, le cerfeuil, par exemple ; ce ne sont pas des matières de pharmacie, mais des articles de cuisine.

— Si fait, Madame Bavoil ; les apothicaires du Moyen-Age les utilisaient dans certains cas ; le melon, les cornichons, les concombres, toute la famille des cucurbitacées possédaient, selon eux, des propriétés qui ne sont peut-être pas entièrement inexactes. Ils croyaient qu’un emplâtre de chair de melon guérissait l’inflammation des yeux ; que le jeune cornichon était apte à apaiser les vomissements causés par la chaleur du ventricule ; que leurs feuilles appliquées avec du vin, en liniment, mâtaient les accès de la rage. Quant aux vertus du radis, elles sont douteuses ; par contre, le cerfeuil est noté tel qu’un diurétique et un résolutif dont on usait pour résoudre l’engorgement laiteux des seins ; le melon était, en tout cas, en dehors de ses autres qualités, déjà reconnu comme un laxatif — et sa réputation n’a pas varié...

Et puis, si vous saviez combien ça m’est égal que les favorites de Strabo aient des propriétés médicinales ou n’en aient pas ; mon point de vue est autre ; ce parterre plus ou moins attrayant par ses couleurs et par ses formes, n’est pour moi qu’un tremplin de saut en arrière, qu’un véhicule reculé de songes. Je suis parfaitement homme à m’imaginer, en le regardant, le bon Abbé Bénédictin Walhafrid, taillant et arrosant ses élèves, faisant un cours de botanique médicale et céleste à des moines de rêve, à des saints, au milieu d’un site enchanté, dans une abbaye idéale dont l’image à l’envers court, ridée par la brise, dans le miroir azuré d’un lac.

— Enfin, si cela vous amuse, moi, je veux bien, répartit Mme Bavoil ; en attendant, deux jours encore d’un temps aigre et pareil à celui d’aujourd’hui et le jardin sera complètement flétri.

Ils se promenèrent, à pas lents dans les allées.

— Il nous restera les fleurs d’arrière-saison, les chrysanthèmes, dit Durtal ; puis ces flores inapprivoisées que vous tenez en si piètre estime ont la vie dure, Madame Bavoil ; et il lui montrait les silènes sauvages dont les étoiles blanches semblent écloses dans le goulot d’une bouteille d’un vert d’eau, barrée de raies plus vertes ; des glaïeuls roses et blancs ; des véroniques bleues ; des buissons ardents superbes avec leurs grains vermillon et leurs feuilles sombres ; mais si ces plantes résistaient, d’autres agonisaient ou étaient tout à fait mortes ; les soleils, devenus secs, étaient horribles. Ils dressaient, ainsi qu’après un incendie, des hampes calcinées au bout desquelles pendaient des feuilles noires et des disques de la forme des pommes de douche ; et ces disques brûlés les entraînaient par leur poids, en de mornes saluts, au moindre vent.

— Eh mais, les genièvres sont mûrs ! s’écria Durtal qui se mit à grignoter ces boulettes bleues qui avaient goût de térébenthine et de sucre.

— Attendez au moins que la gelée les ait fripés, dit Mme Bavoil. Elle se tut, puis, après un silence, reprit :

— Avouez qu’il convient de nettoyer cela ; et elle désignait dans les parterres dont les fleurs civilisées avaient disparu, la flore sauvage, les renouées, aux tiges roses et aux feuilles allongées, tachées d’encre ; les euphorbes qui balançaient au bout de leur petit pédoncule, couleur de chair, des paupières vertes avec des prunelles d’un vert plus jaune ; des vipérines hérissées de cils blancs et dont les fleurs violettes s’effilaient en de longs épis, dans des abris de feuilles rudes.

— Enlever cela ! Mais vous n’y pensez pas ; ce sont les dernières végétations qui n’aient pas fui ! Et puis, bien qu’elles ne figurent pas sur les listes de Walhafrid Strabo, ce sont, elles aussi, des fleurs médicinales, ces pauvrettes que vous méprisez tant ?

La renouée est pleine de tannin et elle est, par conséquent, excellente contre les paniques du ventre ; l’euphorbe, ou lait du diable, ou petite éclaire, ou lait de couleuvre, sinapise la peau et corrode les verrues ; la vipérine contient du nitrate de potasse et on peut la consommer en infusion sudorifique comme la bourrache ; tout sert, jusqu’à cette fausse ortie qu’on appelle le laurier pourpre et qui pue la cave, lorsqu’on écrase la feuille entre ses doigts ; — tenez, flairez-moi cela ; — on l’employait au Moyen-Age, broyée avec du sel, contre les contusions...

— Que ça sent mauvais, s’écria Mme Bavoil, en repoussant la main de Durtal — mais, dites donc, notre ami, vous êtes bien savant !

— Savant avec les livres. La vérité est que, disposant d’un jardin, je me suis amusé à acheter des dictionnaires d’horticulture, anciens et modernes ; et grâce aux planches coloriées, j’ai reconnu le nom des fleurs ; ce n’est pas plus malin que cela ; je vous confesserai d’ailleurs que, sorti de cette spécialité de la flore pharmaceutique, mes connaissances en botanique ordinaire sont nulles.

— C’est à Dijon que vous avez découvert ces livres ?

— Pas du tout ; je reçois, ici, les catalogues de tous les libraires d’occasion de Paris, de la province, de la Belgique et je me livre à la chasse du bouquin ; — c’est d’ailleurs la seule chasse que je comprenne. — C’est très amusant ; dame, l’on rate souvent le gibier qu’on vise de si loin et qui est abattu sur place par d’autres chasseurs ; — mais le plaisir que l’on éprouve lorsqu’il arrive un paquet de volumes et que l’on en extrait les oiseaux que l’on guettait d’ici !

Au fond, si vous exceptez le monastère et le jardinage, quelle autre distraction voulez-vous que le Val des Saints nous donne ?

— C’est juste ; et c’est vous qui avez planté le long de ces allées, des roses de Noël ?

— Oui, j’ai songé à l’hiver. Avec son cèdre et ses pins, le jardin restait vert, en l’air, mais c’était sur le sol la mélancolie des terres en cirage et des feuilles mortes ; alors j’ai acheté à Dijon ce genre d’ellébore, qui a très bien réussi. En voici d’autres d’une espèce différente, avec leurs feuilles découpées en menottes dentelées d’enfants ; celles-là poussent dans des feuilles presque noires des fleurs vertes, ou plutôt elles ne poussent rien du tout car elles se meurent !

— On croirait, ma parole, que vous avez cherché à réunir une collection de poisons !

— Ma foi ! Si l’on ajoute aux euphorbes et aux ellébores, la morelle qui est là-bas et qui produit de fausses groseilles rouges et les ciguës qui fusent de tous les côtés, mais sans que je les aie cultivées, celles-là, il y a en effet de quoi empoisonner ici un régiment !

— J’aime à croire que parmi ce lot de laiderons, vous avez votre préférée.

— Bien entendu, et cette préférée, c’est la grande éclaire ou, si vous aimez mieux, la chélidoine, et la voici, poursuivit Durtal, montrant du doigt l’une de ces plantes qui avait survécu à ses congénères, fanées, pour la plupart à ce moment de saison.

— Mes compliments, elle est jolie !

— Mais elle n’est pas si miteuse que vous semblez le croire, Madame Bavoil ; ses feuilles d’un vert sourd, très nourri de bleu, sont élégamment découpées et les imagiers du Moyen-Age les ont sculptées sur les chapiteaux des cathédrales ; puis sa fleur en étoile est d’un jaune vif et son fruit est une minuscule gousse qui renferme, tel qu’un écrin, quand on l’ouvre, d’éblouissantes rangées de petites perles ; — enfin, tenez, cassez sa tige blanche et poilue et il en sort un sang du plus bel orange qui est encore plus actif que le lait de l’euphorbe pour cautériser les verrues ; au Moyen-Age, dans les cours des miracles, les mendiants qui simulaient des infirmités pour apitoyer les passants, mélangeaient le suc de ces deux plantes et se fabriquaient avec des plaies hideuses mais indolores ; elle fut donc la providence des malingreux !

A cette même époque, elle fut aussi le sujet des plus bizarres des légendes ; l’on était convaincu que, posée sur la tête d’un malade, elle chantait s’il devait trépasser et pleurait s’il devait guérir ; ce qui ne fait pas, je l’avoue, son éloge ; l’on s’imaginait encore que si les petites hirondelles perdaient la vue, leur mère la leur rendait, rien qu’en leur barbouillant les yeux avec le jus de cette plante ; la chélidoine est donc, à la fois, décorative et médiévale, mal famée et utile ; et vous voudriez, Madame Bavoil, que je ne commisse point des folies pour une pareille fleur !

Mais Mme Bavoil ne l’écoutait plus ; de la place où elle était, sur cette petite hauteur, elle voyait par dessus le mur en contre-bas, sur la route.

— Voilà, s’écria-t-elle, Mlle de Garambois !

Ils allèrent ensemble à sa rencontre et arrivèrent, en même temps qu’elle, à la porte.

— Bonjour, monsieur mon frère, dit-elle à Durtal, et bonjour, la maman Bavoil ; tenez, débarrassez-moi de cela, — et elle tendit un paquet ; — c’est du nanan que je vous apporte.

— O la gueuse ! s’exclama Mme Bavoil, en riant. Ce sont encore des gourmandises et serrées dans des petits pots — oui, je les sens, sous le papier ; — ça doit être au moins des confitures ?

— Vous n’y êtes pas, répliqua Mlle de Garambois, qui, sur l’invitation de Durtal, monta avec Mme Bavoil, dans le cabinet de travail.

— Je suis lasse, je m’abalourdis, fit-elle, avec une moue amusante, en se regardant, avant de s’asseoir, dans la glace. Voyons, causons sérieusement. Figurez-vous que j’ai reçu d’une amie qui réside dans le Midi des pots de graisserons qu’elle prépare, elle-même, et qui sont à se lécher les doigts !

— Des graisserons ?

— Des rillettes d’oie, si vous aimez mieux ; attention maintenant, car je vais vous révéler les diverses manières de les accommoder.

La plus rustique façon consiste à les étaler avec du beurre, sur du pain de maïs préalablement rôti.

— Et où diable voulez-vous que je trouve du pain de maïs, s’écria Mme Bavoil !

— A défaut de cette sorte de pain, continua imperturbablement Mlle de Garambois, vous coupez de minces tartines de pain ordinaire, vous y écrasez dessus votre beurre et vos graisserons et vous les faites griller ; mais les gourmets ne sont pas d’accord sur le point de savoir s’il vaut mieux griller la tartine avant ou après que les rillettes y ont été étendues ; c’est à vous à résoudre cette importante question.

D’autres personnes, je dois le confesser, se bornent à les manger à froid, sans préparation aucune ; celles-là sont indignes de savourer ce précieux mets ; quant aux fines bouches, elles refuseraient d’y toucher s’il n’était conditionné d’après la formule que voici : ouvrez bien les oreilles, Madame Bavoil.

Vous apprêtez des tartines de l’épaisseur d’un doigt, vous les rôtissez sans les noicir et les arrosez modérément de vieux vin rouge et de quelques cuillerées de consommé ; puis vous enduisez d’une couche de graisserons ces tartines, vous les recouvrez avec un mélange très léger de moutarde et de beurre ; vous y ajoutez du poivre et de la muscade, selon votre goût et vous replacez ces tartines sur le gril, le temps de les réchauffer en dessous seulement.

Vous les servez enfin sur une assiette chaude, après les avoir baignées d’un généreux cognac que vous allumez ; vos tartines flambent, telles qu’un pouding ou qu’une omelette soufflée, et c’est divin, conclut Mlle de Garambois, qui se renversa dans le fauteuil, les yeux au ciel.

— Est-ce Dieu possible ! soupira Mme Bavoil, en joignant les mains.

— Qu’est-ce qui est possible ? demanda, en riant, Mlle de Garambois.

— Qu’une personne pieuse soit ainsi tentée par le démon de la gourmandise, et puisse inventer des choses pareilles !

— Mais je n’invente rien ; je me borne à propager, Madame Bavoil.

Durtal examinait, en souriant, sa sœur l’oblate. Sa physionomie était toujours pour lui un sujet de surprise, car il ne parvenait pas à s’expliquer l’incomparable grâce et l’extrême jeunesse, à certaines minutes, de ce visage de femme de cinquante ans qui paraissait son âge, à d’autres instants.

Mlle de Garambois était fort grosse et marchait un peu « banban » comme on dit dans le peuple. Vêtue par d’excellentes couturières de Paris, elle était fort élégante et portait des costumes de jeune femme et ce n’était pas chez elle trop ridicule, car elle avait dix-sept ans lorsqu’elle souriait. Elle avait été très jolie et il lui était resté un teint soyeux, magnifique, des yeux d’enfant clairs et surtout une bouche et un menton, d’un charme mutin, vraiment exquis.

Il suffisait qu’elle fût joyeuse pour que les pattes d’oie et les rides disparussent. De merveilleuses dents éclairaient sa petite bouche et une fossette dansait, ingénue, et pourtant avec un petit air de se ficher du monde, dans le menton. Penchée, un peu en avant, les deux mains sur les bras du fauteuil, en une pose qu’elle affectionnait, Mlle de Garambois remuait alors un peu la tête et la figure de la fillette aimable et espiègle dont elle avait l’âme, surgissait. Elle avait, en effet la gaieté de l’enfant et son innocence ; et elle avait surtout une bonté et une charité qui la faisaient, elle qui se traînait si péniblement, courir tout le village afin de panser les plaies et de changer le linge des malades. Cette femme, si soignée pour elle-même, qui, chez elle, aurait sans doute hésité à laver la vaisselle, perdait tout dégoût ou plutôt le surmontait, quand il s’agissait de rendre service ; et Dieu sait, chez les paysans malades, auprès de femmes et d’enfants négligés, les répugnantes besognes qu’elle devait accomplir !

— Ce que vous avez raté votre vocation, lui disait parfois son oncle, M. Lampre ; vous auriez dû être sœur dans un hôpital.

— Je n’aurais pas eu l’office divin ; — puis se raillant, elle-même — elle ajoutait avec son pimpant sourire : ni de bons petits plats !

Elle était très bien avec Mme Bavoil, qu’elle désespérait pourtant. Elle a tout ce qui faut pour devenir une sainte, disait celle-ci, et le diable, en la dominant par cette damnée gourmandise, l’empêche d’avancer et on le lui répète sur tous les tons et elle est si aveuglée qu’elle ne vous écoute pas ; — Et doucement, gentiment, sans se lasser, elle essayait quand même de la guérir ; mais Mlle de Garambois prenait guillerettement les remontrances et s’affichait même plus gourmande qu’elle n’était, en réalité, pour la taquiner.

— Enfin, reprit-elle, vous avez bien saisi les nuances de ma recette ; je la résume ; griller les tartines, les mouiller de bouillon et de vin, les enduire de beurre et de moutarde, les remettre sur le gril, les tremper d’eau-de-vie et les allumer ainsi qu’un punch ; c’est compris ?

— Si vous vous imaginez que nous allons nous infliger un aria pareil ! Notre ami les mangera, tout simplement, rôties avec du beurre.

— Ce ne sera pas mauvais quand même ; — autre chose ; vous étiez à la grand’messe, ce matin, croyez-vous que notre père Abbé a bien officié !

— Oui, dit Durtal, avec sa haute taille, son teint diaphane, ses longues mains maigres, il semble détaché d’un vitrail.

— Je présume, reprit Mme Bavoil, que ces pierreries qui mettent tant de flammes sur sa mitre sont fausses.

— Détrompez-vous, elles sont vraies ; un moine aujourd’hui mort, qui était entré en religion après le décès de sa femme, a offert tous les bijoux qu’elle possédait, — et ils étaient nombreux, — pour fabriquer cette mitre. Cela vous explique qu’elle soit incrustée de diamants, d’aigues-marines, de saphirs, de pierres de première valeur, de gemmes de premier choix.

— Ah !

— Par contre, les deux autres mitres — car les Abbés de monastères de même que les évêques en ont, pour les cas prévus par la rubrique, trois — les deux autres, payées sur les deniers de l’abbaye qui n’est pas riche, sont médiocres. Celle qui vient après la mitre d’apparat dite « précieuse », s’appelle, en langue liturgique, « l’auriphrygiate » ; elle est tout bonnement découpée dans une étoffe d’or plus ou moins pur ; quant à la troisième, « la simple », qui consiste en un carton revêtu de moire ou de soie, elle ressemble à un pain de sucre de papier blanc.

— On l’emploie à quoi, celle-là ?

— L’Abbé la coiffe pour les offices des morts, pendant la Semaine Sainte, les jours de prise d’habit ; elle est à la fois de minime importance et de deuil.

— Il est certain que pour la beauté des cérémonies, l’on fait aussi bien qu’à Solesmes ici, dit Mlle de Garambois ; mais dame aussi, nous avons la chance d’avoir un cérémoniaire incomparable, très savant dans sa partie.

— Et ce qui vaut peut-être mieux encore, un homme de goût, ajouta Durtal.

— Ce grand, un peu chauve, qui a l’air si distingué ? demanda Mme Bavoil.

— Oui, le père d’Auberoche. Il raffole de son métier et il se donne un mal ! Soyez sûr qu’il a passé, pour réussir cette fête de la toussaint, une nuit d’insomnie ; mais aussi, pas une manœuvre manquée ; son petit monde d’enfants de chœur et de novices évolue sans qu’il y ait jamais le moindre accroc. Il a su imposer des attitudes hiératiques aux assistants ; il a su retrouver la vieille senteur des cloîtres du Moyen-Age ; voyez, en tant que menu détail, la vimpa, cette écharpe de satin qui couvre les épaules du porte-crosse et du porte-mitre et retombe sur le devant, ainsi qu’un châle, en deux larges pans dont ils s’enveloppent les mains lorsqu’ils arborent ces insignes. Pour la crosse, cela ne présente rien de bien particulier, mais pour la mitre, c’est autre chose. Il faut qu’elle soit repliée et tenue, de la façon dont saint Denys tenait sa tête ; ce n’est rien si vous voulez, mais si cette pose est mal observée, le caractère Moyen-Age disparaît ; eh bien, Dom d’Auberoche a non seulement appris au porte-mitre le geste, mais il a personnellement surveillé les plis de l’écharpe, la planant ou la cassant aussi bien qu’un statuaire du xiiie siècle ; il rendrait des points aux costumiers de Paris ; il n’a pas dans la congrégation son pareil !

— Il est encore tout jeune, remarqua Mme Bavoil.

— Il doit avoir trente-quatre ans à peine. Il est né d’une grande famille apparentée à des saints ; il a ce qu’on nomme, en art, la ligne, et il semble toujours descendre de sa verrière. Outre qu’il est un religieux très macéré, il est un érudit très intéressant à écouter lorsqu’il traite de la liturgie et de la symbolique ; mais on le voit peu ; d’abord, il est très occupé avec ses études et ses répétitions de cérémonies, puis il est ce qu’on appelle un « solitaire », autrement dit un moine vivant à l’écart, dans sa cellule.

— Ah ! si, dans cette abbaye, le chant était à la hauteur du cérémonial, je n’aurais pas à regretter Solesmes, soupira Mlle de Garambois.

— Oui, mais le père Ramondoux est un chanteur de cour ; il me paraît toujours, lorsqu’il va ouvrir la bouche, qu’il en sortira ce cri de la rue : tonneaux, tonneaux ! Le plus curieux c’est qu’il n’est nullement ignare en son métier ; il enseigne très bien le plain-chant à ses élèves, seulement, lui, pratique juste le contraire des règles qu’il professe dans ses leçons.

Mais malgré ces imperfections, que des cloîtres de moindre importance nous envieraient encore, quelle magnifique cérémonie nous eûmes ce matin ! La splendide liturgie que celle de ce jour ! Cette épitre, tirée de l’apocalypse, c’est une photographie du ciel ou plutôt c’est un idéal tableau de primitif ; et ce qu’en effet les vieux peintres flamands l’auront traduit ce texte de saint Jean dans lequel défilent les anges, les vieillards, les saints ! Et le début, l’introït, le fameux « Gaudeamus » réservé pour les festivités des grandes joies, est-ce assez beau ! Cette mélodie qui danse et ne se tient plus d’allégresse et qui s’arrête cependant, avant la fin de la phrase, au « gaudent angeli » comme n’en pouvant plus et peut-être aussi comme prise d’une vague appréhension de n’être plus assez déférente ; puis qui reprend, débordée quand même par le ravissement, pour se terminer en une prosternation pareille à celle des Vieillards de l’épitre, étendus, le visage contre terre, devant le trône ; ces accents de jubilation-là, c’est sûrement le Saint-Esprit qui les a soufflés ! C’est d’une simplicité admirable et d’une caresse d’ouïe et d’un art merveilleux ! Quel musicien rendra jamais l’ivresse de l’âme, de la sorte ?

— Voilà notre frère qui s’emballe, dit en riant Mlle de Garambois ; pour en revenir au côté cérémonial, savez-vous, Madame Bavoil, que votre maître et ami est à ce point de vue un disciple des plus remarquables de Dom d’Auberoche ?

Certainement, continua-t-elle, en souriant à Durtal qui la regardait, un peu surpris ; je n’avance rien à la légère, car si je ne vous ai pas vu officier, le jour de votre prise d’habit, j’ai appris, justement après, par ce père, que vous aviez été d’une tenue étonnante, bref que vous aviez ce que vous nommiez, il y a quelques instants, la ligne.

— Oui, parlons-en, vous vous fichez de moi, mademoiselle l’oblate.

— Mais oui, parlons-en, s’écria Mme Bavoil, puisque ce cachottier ne m’a jamais raconté comment cette fête s’était passée. On ne lui extrait que des : oui, ce n’était pas mal et un point c’est tout ; voyons, vous qui êtes au courant, donnez-moi des détails.

— Vous me rectifierez, si je me trompe, dit Mlle de Garambois à Durtal qui roula une cigarette et affecta l’attitude désintéressée d’un homme que ces histoires ne concernent pas.

— C’était le jour de la saint Joseph de l’an dernier, c’est-à-dire il y a près de huit mois, l’avant-veille de la fête de saint Benoît ; l’on a choisi ce jour-là pour la prise d’habit afin que la profession pût avoir lieu, l’année suivante, le jour même de la saint Benoît ; le noviciat étant ainsi que celui des moines d’un an et un jour. C’est exact ?

Durtal approuva du chef.

— Après les deuxièmes Vêpres de saint Joseph, l’on monta dans la chapelle du noviciat où personne ne peut pénétrer que les moines — et encore faut-il que les pères qui n’y exercent pas de fonctions soient autorisés, avec l’agrément du maître des novices, par le père Abbé — car le noviciat est clos pour tout le monde indistinctement...

— Pour nous autres femmes surtout, dit Mme Bavoil.

— Les femmes ! la règle est formelle, si elles mettent seulement le bout du pied dans la clôture d’une abbaye, elles sont frappées d’excommunication, ipso facto, par ce fait seul... mais je continue... la chapelle où a lieu la scène que je vous narre, je ne la connais par conséquent pas ; j’espère cependant que monsieur notre frère consentira, après mon récit, à nous la décrire. Il y avait, réunis là, quelques profès, les novices, le maître des cérémonies, le maître des novices et le zélateur, et, en l’absence du père Abbé, le prieur qui officiait. C’est toujours exact ?

Durtal réopina du chef.

— Les cierges étaient allumés ; le grand scapulaire noir de l’ordre, un peu plus court néanmoins que celui des pères, était plié dans un plateau d’argent, sur l’autel, et recouvert de fleurs.

— D’anémones, interrompit Durtal ; le choix de cette espèce était dû à une attention délicate de Dom d’Auberoche, qui croit, ainsi que moi, que cette renonculacée fut le lys réel des écritures, symbole de la sainte Vierge.

— Tiens, notre ami se décide à causer, observa Mme Bavoil, qui buvait, goutte à goutte, cette histoire.

— J’ajouterai, poursuivit Durtal, que la châsse contenant les reliques insignes de saint Benoît avait été transférée pour la circonstance dans cette chapelle, érigée sur une crédence, à la droite de l’autel et entourée d’une haie en flammes de cierges.

— Bien, maintenant, je suis au courant, car la même cérémonie s’est effectuée pour moi, mais dans une des chapelles de l’église, alors. — Je reprends : Dom de Fonneuve, en coule et avec l’étole blanche, se tenait debout, en haut de l’autel, entre Dom Felletin et Dom d’Auberoche et, vous, vous étiez agenouillé sur la dernière marche.

Le père prieur a débuté par « l’adjutorium nostrum in nomine Domini » et toute la série des versets de la rubrique ; et les répons étaient psalmodiés par les moines présents et les novices ; puis, en de longues oraisons, il a sanctifié le scapulaire et, après l’avoir aspergé d’eau bénite, il s’est tourné vers vous qui vous êtes relevé et, après un beau salut, êtes monté en haut de l’autel où vous vous êtes réagenouillé. Il vous a alors imposé l’emblème monastique, en vous disant, en latin : que le Seigneur vous revête de l’homme nouveau créé à l’image de Dieu dans la justice et la vérité sainte ; au nom du Père, du Fils, etc.

Ce après quoi, il s’est retourné vers l’autel, et vous êtes allé vous replacer à genoux, sur la dernière marche. La série des versets et des répons a recommencé, suivie du Kyrie Eleison, du Pater, encore accompagné de prières courtes, alternées entre le célébrant et les religieux et enfin est venue la longue oraison : O Dieu qui avez voulu que notre Bienheureux père saint Benoît... je ne sais plus le reste — enfin, il y est question que le saint vous protège, vous accorde la persévérance — vous voyez ça...

Pour clore la cérémonie, vous avez baisé la grande relique que le père d’Auberoche vous tendait et, tandis que l’on inscrivait votre nom sur le registre du cloître, vous avez, je le présume du moins, embrassé, à tour de rôle, vos nouveaux frères.

— Oui, ça se passe, comme au théâtre, en accolades ; l’on s’appuie simplement, les unes contre les autres, les joues, puis on joint les mains et l’on se salue. Voilà.

Maintenant, si vous voulez connaître toute ma pensée, eh bien, cette cérémonie, c’est de l’imitation, autrement dit, du moderne. Le rituel en a été imaginé, par le prieur du monastère de sainte Marie, à Paris ; c’est lui qui, le premier, après le bref du Pape incitant les Bénédictins à régénérer l’oblature, a fondé et organisé des réunions d’oblats. Le principal y est, puisque dans le cérémonial de la profession, l’oblat doit réciter le fameux « Suscipe » qui est, en quelque sorte, le sésame ouvrant toute grande la porte jusqu’alors entre-bâillée de l’Ordre ; mais en fin de compte, si habile qu’ait pu être, pour ces offices, le choix des oraisons liturgiques, ce n’est toujours pas la pièce authentique, la vraie, la seule, celle employée au Moyen-Age, celle qu’il s’agirait de trouver !

— Dom Guéranger a, lui aussi, rédigé un cérémonial, dit Mlle de Garambois ; il l’a sans doute extrait, de même que celui de ses moines, des anciens cérémoniaux et principalement de ceux de la congrégation de saint Maur.

— J’en doute. Cet écrit de Dom Guéranger n’était, je crois bien, qu’un projet qu’il aurait remanié, s’il avait vécu. Le père Du Bourg s’en est inspiré pour façonner le sien et il l’a amélioré, en instituant deux cérémonies, car le travail de Dom Guéranger n’en comportait qu’une ; l’on devenait oblat, sans probation, en prenant l’habit. Et le noviciat instauré par le prieur de Paris a du bon, car il présente une garantie et pour le postulant et pour la communauté.

— Mais vous, vous vous êtes livré à des recherches ; qu’avez-vous découvert ?

— Des matériaux intéressants sur la vie, sur les us et coutumes des oblats au Moyen-Age, mais, presque rien sur la liturgie ; là, ma récolte est quasi nulle.

— Voyons, reprit Mme Bavoil, que cette discussion n’intéressait guère ; voyons, puisque notre ami a consenti à desserrer les lèvres, je voudrais bien être renseignée jusqu’au bout ; comment est la chapelle du noviciat ?

— C’est une très petite pièce où le maître des novices, le père zélateur et les novices qui sont prêtres disent, chaque matin, leur messe. Le père Felletin, soutenu par Dom d’Auberoche, qui, en sa qualité de maître des cérémonies, vit autant dans le noviciat que dans le cloître, a voulu que les objets acquis fussent convenables. L’autel est en bois de chêne, mais de forme ancienne ; les reliquaires sont très simples mais copiés sur de vieux modèles ; il en est de même des flambeaux, en cuivre pâle ; enfin la statue de la sainte Vierge et celle de saint Benoît sont des bois du xviie siècle ; ce sont des statues médiocres mais enfin fort supérieures à celles que l’on achèterait, dans la rue saint-Sulpice, maintenant.

A ce point de vue, il est juste de louer ces deux moines qui ont réagi de leur mieux contre le goût de caraïbe de Dom Emonot, le zélateur, et contre celui de beaucoup d’autres religieux.

Pour en finir avec cette histoire, je vous relaterai, Madame Bavoil, que, le lendemain, je suis allé, après matines, communier avec les novices dans ladite chapelle ; maintenant que vous savez tout, êtes-vous contente ?

— Mais certainement, notre ami ; et soit dit, sans vous adresser de reproches, vous auriez pu me procurer cette satisfaction plus tôt. Alors, votre profession a lieu quand ?

— A la saint Benoît de l’an prochain, dans cinq mois.

— Et vous, Mademoiselle de Garambois ?

— Oh ! moi, je suis l’ancêtre ; j’ai terminé mon noviciat, j’ai fait ma profession, il y a déjà plus d’une année  ; — et, savez-vous, à ce propos, que vous me devez grande déférence, Monsieur le novice !

— En ai-je jamais manqué ? répliqua Durtal, en riant.

— Oui, certes, en prenant un petit air railleur lorsque votre sœur en saint Benoît vous récitait, ainsi que tout à l’heure, d’admirables recettes de cuisine.

— Ne vous dissimulez pas, à ce sujet, que la brave maman Bavoil n’a pas retenu un traître mot des explications que vous lui avez fournies sur la manière plus ou moins glorieuse d’accommoder les graisserons ; or, je tiens justement à vous prouver combien j’estime vos avis ; — alors, si vous étiez gentille, vous viendriez aider à la manœuvre, autrement dit, déjeuner le jour qu’il vous plaira de fixer ; nous verrons à entraîner votre oncle, par la même occasion ; le malheur est que nous ne puissions pas, du même coup, embaucher notre commun directeur à tous, le père Felletin.

— Un truc ! s’écria joyeusement Mlle de Garambois, préparons le déjeuner, pour jeudi, jour de promenade du cloître. Dom Felletin lâchera ses novices ou nous les amènera et s’il ne déjeune point, il boira au moins le café avec nous.

— Pourquoi ne déjeunerait-il pas ?

— Interdit, Madame Bavoil — si nous habitions dans un autre village, ce serait peut-être possible, en y mettant de la bonne volonté ; mais dans l’endroit même où est située l’abbaye, la règle est formelle, c’est impossible.

— Si ça ennuie le père Felletin de demander la permission, j’irai voir, moi-même, le père Abbé qui, je le sais d’avance, me répondra oui, dit Durtal.

— Entendu, et je m’en vais, car l’heure des Vêpres est proche ; adieu.

Mlle de Garambois les quitta sur ces mots, mais elle eut à peine franchi la porte du jardin qu’elle revint et s’exclama :

— N’oubliez pas ce détail qui a son importance, n’ajoutez aucun sel aux graisserons ; ils sont assaisonnés d’avance !

— Soyez tranquille, gourmande, s’écria Mme Bavoil qui hocha désespérément la tête, en la regardant.

— Ce qui est pis, reprit-elle, en se tournant vers Durtal, c’est que ça vous gagne !

— Comment, ça me gagne ?

— Oui, à force d’entendre parler de bonne chère, de petits plats, vous finissez par en avoir l’eau à la bouche.

— Le comique ce serait que cela vous gagnât, vous !

Mme Bavoil eut un geste indigné, puis elle haussa les épaules, en souriant.