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L’Oblat (1903)

blue  Chapitre I-IV.
blue  Chapitre V-VIII.
blue  Chapitre IX-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.


Ut quid, Deus, repulisti in finem ?
Iratus est furor tuus, super ovees pascuae tuae ?
Memor esto congregationis tuae...
Psaume LXXIII.


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CHAPITRE XIII


L’on avait fini de célébrer la fête de l’assomption ; l’office pontifical s’était, dès l’aube, développé dans la magnificence des chants, dans le va-et-vient solennel des mitres, dans la pompe des orfrois et l’église, devenue vide, effluait, mélangée à son odeur naturelle de tombe, le sédatif et le joyeux parfum des encens consumés et des cires mortes ; elle symbolisait assez bien ainsi le sépulcre d’où la vierge, ensevelie, s’éleva près de son fils, dans les senteurs célestes et les chants, gravissant, légère, en son corps glorieux, l’escalier déroulé des nuages, suivie par tout le cortège des anges et des saints, venus à sa rencontre.

La chaleur avait été, pendant cette journée, accablante. Après le salut, précédé de la procession solennelle instituée par Louis XIII en souvenir de la consécration de son royaume à la Madone, Durtal, de retour chez lui, s’était assis à l’ombre du grand cèdre, dans le jardin.

Là, il réfléchissait à cette festivité qui était pour lui la fête de la libération, de l’anodynie, la fête par excellence de Notre-Dame ; elle l’incitait à envisager la mère sous un aspect spécial, car elle remettait en avant, à propos d’elle, le terrible problème de la Douleur.

N’avait-elle pas, en effet, joué un rôle étrange — immense à la fois et limité dans la vie de la Vierge ?

Pour essayer de comprendre la raison d’être de cette effroyable bienfaitrice, de cette salutaire Euménide, il fallait remonter aux premiers âges du monde, entrer dans cet Eden où, dès qu’Adam eut connu le péché, la douleur surgit. Elle fut la première-née de l’oeuvre de l’homme et elle le poursuivit depuis lors sur la terre, par delà le tombeau, jusqu’au seuil même du Paradis.

Elle fut la fille expiatrice de la désobéissance, celle que le baptême qui efface la faute originelle, n’arrêta pas. Elle ajouta à l’eau du sacrement l’eau des larmes ; elle nettoya les âmes, autant qu’elle le put, avec les deux substances empruntées au corps même de l’homme, l’eau et le sang.

Odieuse à tous et détestée, elle martyrisa les générations qui se succédèrent ; de père en fils, l’antiquité se repassa la haine et la peur de cette préposée aux oeuvres divines, de cette tortionnaire, incompréhensible pour le paganisme qui en fit une déesse mauvaise, que les prières et les présents n’apaisaient pas.

Elle marcha sous le poids de la malédiction de l’humanité pendant des siècles ; lasse de ne suggérer, dans sa besogne réparatrice, que des colères et des huées, elle attendit, elle aussi, avec impatience la venue du messie qui devait la rédimer de son abominable renom et détruire ce stigmate exécré qu’elle portait sur elle.

Elle l’attendait comme le Rédempteur et aussi comme le fiancé qui lui était destiné depuis la chute et elle réservait pour lui ses furies de ménade amoureuse, jusqu’alors réprimées, car elle ne pouvait distribuer depuis qu’elle remplissait sa mission de goule sainte et triste, que des tortures presque tolérables ; elle rapetissait ses désolantes caresses à la taille des gens ; elle ne se livrait pas, tout entière, à ces désespérés qui la repoussaient et l’injuriaient, alors même qu’ils ne la sentaient que rôder dans les alentours, sans trop s’approcher d’eux.

Elle ne fut vraiment l’amante magnifique qu’avec l’Homme-dieu. Sa capacité de souffrance dépassait ce qu’elle avait connu. Elle rampa vers lui, en cette nuit effrayante où, seul, abandonné dans une grotte, il assumait les péchés du monde, et elle s’exhaussa, dès qu’elle l’eût enlacé et devint grandiose. Elle était si terrible qu’il défaillit à son contact ; son agonie ce furent ses fiançailles à elle ; son signe d’alliance était, ainsi que celui des femmes, un anneau, mais un anneau énorme qui n’en avait plus que la forme et qui était en même temps qu’un symbole de mariage, un emblème de royauté, une couronne. Elle en ceignit la tête de l’époux, avant même que les juifs n’eussent tressé le diadème d’épines qu’elle avait commandé, et le front se cercla d’une sueur de rubis, se para d’une ferronnière en perles de sang.

Elle l’abreuva des seules blandices qu’elle pouvait verser, de tourments atroces et surhumains et, en épouse fidèle, elle s’attacha à lui et ne le quitta plus ; Marie, Magdeleine, les saintes femmes n’avaient pu marcher, à chaque instant, sur ses traces ; elle, l’accompagna au prétoire, chez Hérode, chez Pilate ; elle vérifia les lanières des fouets, elle rectifia l’enlacement des épines, elle alourdit le fer des marteaux, s’assura de l’amertume du fiel, aiguisa le fer de la lance, effila jalousement les pointes des clous.

Et quand le moment suprême des noces fut venu, alors que Marie, que Magdeleine, que saint Jean, se tenaient, en larmes, au pied de la croix, elle, comme la pauvreté dont parle saint François, monta délibérément sur le lit du gibet et, de l’union de ces deux réprouvés de la terre, l’église naquit ; elle sortit en des flots de sang et d’eau du coeur victimal et ce fut fini ; le Christ, devenu impassible, échappait pour jamais à son étreinte ; elle était veuve au moment même où elle avait été enfin aimée, mais elle descendait du Calvaire, réhabilitée par cet amour, rachetée par cette mort.

Aussi décriée que le Messie, elle s’était élevée avec lui et elle avait, elle aussi, dominé du haut de la croix, le monde ; sa mission était entérinée et anoblie ; elle était dorénavant compréhensible pour les chrétiens et elle allait être jusqu’à la fin des âges aimée par des âmes qui la devaient appeler pour hâter l’expiation de leurs péchés et de ceux des autres, l’aimer en souvenir et en imitation de la Passion du Christ.

Elle avait eu barre sur le fils pendant quelques heures-onze, le chiffre de la transgression — si on les compte de l’arrivée au jardin des olives jusqu’au moment du trépas ; — sur la Mère, elle eut une plus longue prise.

Et c’est là où l’étrangeté de cette possession indue s’atteste.

La Vierge était la seule créature humaine dont elle n’avait pas logiquement le droit de s’éprendre. L’Immaculée Conception n’avait rien à démêler avec elle ; et, d’autre part, Marie n’ayant, durant son existence terrestre, jamais péché, se trouvait par cela même imperméable, dispensée de ses sévices compensateurs et de ses maux.

Il fallut donc pour qu’elle osât l’aborder une permission spéciale de Dieu et le consentement de la mère qui, pour se rendre plus semblable à son fils et coopérer, selon la mesure de ses moyens, à notre rédemption, accepta de compatir et d’endurer, sous la croix même, les affres souveraines du Dénouement.

Mais la Douleur n’eut point d’abord avec elle ses coudées franches. Sans doute, elle la marqua de son épreinte, au moment même où, répondant à l’ange Gabriel « Fiat », Marie aperçut, se détachant dans la lumière divine, l’arbre du golgotha ; mais cela fait, il lui fallut reculer et se tapir à distance. Elle vit de loin la nativité, mais elle ne put pénétrer dans la grotte de Bethléem ; ce ne fut que plus tard, alors que la fille de Joachim vint pour la présentation, au temple, que, sur le sésame prononcé par le prophète Siméon, elle bondit, de son embuscade, dans l’âme de la vierge et s’y implanta.

Depuis ce moment, elle y vécut comme chez elle. Elle était, pour parler vulgairement, entrée dans la place ; elle n’y était cependant point maîtresse absolue, car elle n’y résidait pas seule. La Joie cohabitait avec elle ; la présence de Jésus suffisait pour que l’âme de la mère débordât d’allégresse. Elle ne disposait donc que d’une part restreinte, que d’un pouvoir limité. Il en fut sans doute ainsi jusqu’à la trahison de l’Iscariote. Alors la douleur prit sa revanche, elle s’avéra despotique, entière, et elle accabla si terriblement la madone que l’on put croire qu’elle avait épuisé la lie désolée du calice. Il n’en fut rien.

Si la douleur fulgurante, aiguë du crucifiement avait été précédée pour elle par la douleur lancinante, sournoise du jugement, elle fut encore suivie de la souffrance, dévorante, têtue, d’une autre attente, de celle de ce jour où elle rejoindrait enfin là-haut, loin de cette terre qui les avait tant honnis, son Fils.

Ce fut donc, en l’âme de la Vierge, comme une sorte de tryptique. La douleur prépotente, parvenue à l’état intense sur le panneau du milieu et de chaque côté, l’angoisse, le ténesme d’une attente ; les deux volets différant pourtant, en ce sens, que l’attente d’avant la crucifixion avait pour but la crainte et celle d’après, l’espoir.

La Vierge ne pouvait, au reste, se dédire. Elle avait accepté la lourde tâche que lui avait léguée Jésus, celle d’élever l’enfant née sur le lit de la croix. Elle la recueillit et, pendant vingt-quatre ans, dit saint Epiphane, pendant douze ans, affirment d’autres saints, elle veilla, ainsi qu’une douce aïeule, sur cet être débile que, nouvel Hérode, l’univers cherchait de toutes parts pour l’égorger ; elle forma la petite église, lui enseigna son métier de pêcheuse d’âmes ; elle fut la première nautonnière de cette barque qui commençait à gagner le large sur la mer du monde ; quand elle mourut, elle avait été Marthe et Marie ensemble ; elle avait réuni le privilège de la vie active et de la vie contemplative, ici-bas ; et c’est pourquoi, l’évangile de la messe du jour est justement emprunté au passage de saint Luc, racontant la visite du Christ dans la maison des deux soeurs.

Sa mission était donc terminée. Remise entre les mains de saint Pierre, l’église était assez grande pour voguer, sans touage, seule.

La Douleur qui ne s’était pas séparée de Marie, durant cette période, dut alors s’enfuir ; et, en effet, de même qu’elle avait été absente, au moment des couches de Notre-Dame, de même elle se retira lorsque l’instant de la mort fut venu. La vierge ne mourut, ni de vieillesse, ni de maladie ; elle fut emportée par la véhémence du pur amour ; et son visage fut si calme, si rayonnant, si heureux, qu’on appela son trépas la dormition.

Mais avant d’atteindre cette nuit tant souhaitée de l’éternelle délivrance, par quelles années de tourments et de désirs, elle passa ! Car étant femme et mère, comment n’aurait-elle pas convoité d’être enfin débarrassée de son corps qui, si glorieux qu’il fût d’avoir conçu dans ses flancs le sauveur, ne l’en attachait pas moins à la terre, ne l’empêchait pas moins de rejoindre son Fils !

Aussi, pour ceux qui l’aimèrent, quel bonheur ce fut de la savoir enfin exonérée de sa geôle charnelle, ressuscitée, telle que le Christ, couronnée, trônant, si simple et si bonne, loin de nos boues, dans les régions bienheureuses de la Jérusalem céleste, dans la béatitude sans fin des Empyrées !

Non, jamais, se disait Durtal, les naïfs transports du « Gaudeamus » n’avaient été si bien justifiés que dans cette messe de l’assomption où, dès le début, l’église, reconnaissante, s’éperdait de joie. Le bréviaire se répétait, comme pouvant à peine y croire, la triomphale nouvelle qu’il résumait, pour se la mieux attester, en une phrase claire et courte, celle de l’antienne de magnificat des deuxièmes vêpres : « Aujourd’hui, la Vierge Marie est montée dans les cieux ; réjouissez-vous car elle règne à jamais avec le Christ. »

Ah ! Seigneur, poursuivait Durtal, certainement lorsque j’invoque votre Mère, j’oublie à ce moment ses souffrances et ses liesses ; je ne vois plus qu’une mère à moi à qui je dis ce que je pense, à qui je raconte mes petites affaires, que je supplie de me tirer, moi et ceux auxquels je tiens, des mauvais pas ! Mais quand, sans avoir rien à lui demander, je songe à elle qui m’est si présente, si vivante, que je ne saurais vraiment passer deux heures sans me la remémorer, je me la figure toujours inquiète et tribulée ; je me l’imagine toujours sous l’aspect de Notre-Dame des larmes ! Que je la prenne de la présentation au Golgotha, je la vois, bien qu’elle ait la consolation de contempler votre présence visible et de vous adorer, pas heureuse. Le glaive de la compassion est là. Aujourd’hui, par un effort de volonté, j’arrive à la discerner autre ; si contente, malgré tout son dévouement et son amour du sacrifice, d’être enfin près de vous, à jamais sortie de peine, que je serais, s’il m’était possible de m’abstraire complètement de mes propres angoisses, vraiment joyeux. Oui, je me sentais allègre, en chantant le « Gaudeamus », en écoutant les offices que j’ai suivis de mon mieux ; moi, qui me disperse si facilement d’habitude, je n’ai été qu’avec vous, qu’avec elle dans cette journée de jubilation liturgique ; mais maintenant que les cierges sont éteints, que les chants se sont tus, que tout est retombé dans le noir, me voici réenvahi par une crue de chagrin, submergé par une marée de peines !

Le fait est que tout se gâte ; comment se désintéresser d’événements qui vont peut-être modifier, une fois de plus, ma vie ? Et si vous saviez, mon cher seigneur, ce que je suis las et, maintenant que j’ai trouvé un siège, ce que je voudrais y demeurer assis !

Il se ressouvenait, effaré, des menaces très rapprochées maintenant d’un Val des Saints vide. L’abbé avait loué près de Moerbeke, dans le pays de Waes, en Belgique, un château pour y loger ses moines et il avait résolu de ne pas attendre le deux octobre, époque assignée par la loi, comme dernier délai, pour s’y fixer. Il avait, dès sa rentrée dans son monastère, dépêché le père cellerier et le père hôtelier pour aller aménager les locaux, et aussitôt leur retour au Val des Saints, une première équipe devait être expédiée à Moerbeke pour prendre possession des lieux-et, peu à peu, le reste du couvent devait suivre. Ce n’était donc plus qu’une affaire de jours.

Les places vides des deux religieux dans le choeur lui rappelaient, dès qu’il pénétrait dans l’église, l’imminence de la fuite ; et il ne pouvait s’empêcher de sourire un peu amèrement, alors qu’avant la grand’messe, tous, profès et novices, persistaient à chanter les prières préservatrices de l’exil ; mais ils les chantaient sans entrain maintenant ; elles avaient été si mal accueillies, hélas !

Bientôt ils pourront substituer au psaume « Levavi oculos meos in montes » le 136e, le « Super flumina Babylonis », se disait-il, songeant que le séjour à l’étranger serait long et que la nostalgie et le manque d’argent y dissoudraient, sans doute, bien des communautés.

D’autre part, M. Lampre, devenu soucieux, paraissait beaucoup moins sûr que le p. Abbé laisserait plusieurs pères au Val des Saints, pour y continuer l’office et alors la question revenait sur l’eau de savoir s’il ne faudrait pas, à son tour, déguerpir.

Enfin, Mlle de Garambois pleurait et Mme Bavoil voyait tout en noir. Elle rêvait de cataclysmes, lisait maintenant, sans en perdre une ligne, les journaux qui annonçaient déjà le commencement de l’exode et reproduisaient le fragment d’une feuille belge, énumérant les propriétés achetées ou louées dans leur pays par les congrégations résolues à émigrer de France.

Et, fermant les yeux, elle soupirait : la vénérable Jeanne De Matel disait que les mamelles de la croix avaient été pleines de fiel pour le sauveur ; nous allons, à notre tour, en savourer la religieuse amertume. Bon Dieu, ce que ce gredin de gouvernement nous en aura fait voir !

Que j’aille au cloître ou que je reste ici, c’est un bain de tristesse dans lequel je trempe, murmura Durtal qui se représentait, une fois de plus, le bilan de ses peines. Se sentant des fourmis dans les jambes, il se leva de son banc et ambula dans les allées.

Quitter le Val des Saints, au moment même où ce jardin devient ombreux et s’affirme charmant, quelle déveine ! — et il regardait autour de lui ; — tous ces arbustes qu’il avait plantés fusaient en gerbes vertes, suaient de sève. Jamais les fleurs n’avaient été plus vivaces et plus belles. Les tournesols cernaient d’une crinière d’or leur grande tonsure monastique noire ; des roses, des gueules-de-loup de toutes nuances jaillissaient des parterres, débordaient sur les chemins ; les sureaux se tiquetaient de grains noirs, les briones de grains roses, les sorbiers de grains vermillon, les buissons ardents de grains de terre de sienne brûlée. Les capucines fulguraient, en grimpant aux arbres. Dans les fourrés du bois, les gaudes balançaient leurs cierges verts dont la mèche tirebouchonnait, en pendant ; un petit arbuste, le calycanthus qui, l’année d’avant, paraissait mort, avait repris et il était, au point de vue de la variété de ses parfums, bizarre. Son bois sentait le vernis et le poivre ; sa fleur, qui ressemblait à une grosse araignée couchée sur le dos, avec un ventre couleur de brique et des bouts de pattes couleur de citron, exhalait une odeur de camphre, et son fruit, d’un brun de jujube, épandait un relent de vieille futaille et de pomme.

— Mon pauvre calycanthus, fit Durtal, qui humait, en souriant, son arome, je crois que nous n’en avons plus pour bien longtemps à vivre ensemble, car plus ça va et moins je me reconnais le courage de végéter, sans offices et sans moines, ici. Tu n’es pas ce qu’on appelle un arbre bénévolent et aimable et Mme Bavoil te déteste, car elle te reproche d’être inutile et de puer. Je t’ai toujours défendu, mais le locataire qui me succédera sans doute en cet enclos, sera moins bénévole et tu risques fort d’être, un beau matin, arraché et incorporé, en compagnie de bois plus vulgaires, dans une bourrée de fagots secs ; tu seras alors, toi aussi, une victime des lois !

Tiens, Dom Felletin, fit-il ; il marcha au-devant du père-maître qui, l’apercevant, vint à sa rencontre.

— Quoi de neuf ?

— Rien.

— Le P. Abbé gardera-t-il des religieux dans le pays ? Je vous demande tout de suite cela, car cette question m’affole !

— Je l’ignore absolument et soyez sûr qu’à l’heure actuelle, le Révérendissime n’en sait, lui-même, rien. Pour être franc, je vous avouerai que la majorité du chapitre est hostile à ce projet, mais il se peut très bien que l’on soit obligé de l’adopter. Le château affermé en Belgique serait, paraît-il, insuffisant pour loger tous les moines. Il serait donc possible qu’en attendant qu’on pût l’agrandir, une petite colonie demeurât, pendant quelques mois encore, dans ce pays. En tout cas, il est d’ores et déjà convenu que, pour ne pas interrompre le service liturgique, deux ou trois des nôtres le continueront au Val des Saints et ils n’en partiront que lorsque les autres, arrivés à Moerbeke, auront recommencé l’office.

— Et alors ?

— Alors, la petite arrière-garde rejoindra le gros de la troupe.

— Et il ne me restera plus qu’à filer !

— Il est bien inutile de vous tourmenter d’avance ; s’il est nécessaire, comme je le crois, de bâtir une annexe au château que nous avons loué, vous avez du temps devant vous... le temps d’arrêter un plan et de se procurer de l’argent, le temps d’élever des constructions... bah ! Nous serons peut-être rentrés en France, avant ; les élections ne sont plus très éloignées et, après tout, il se peut qu’elles soient bonnes...

Durtal hocha la tête.

Ils firent quelques pas, sans parler, dans le jardin.

— Quelle fête est-ce demain ? fit enfin Durtal, pour rompre le silence et dire quelque chose.

— Saint Hyacinthe, confesseur non pontife — double — messe « Os justi » — rubans blancs, pour Mlle de Garembois, ajouta, en souriant le père.

— Puisque je vous tiens, j’ai bien envie de vous extraire un peu de votre technique. Imaginez que, pour oublier mes ennuis, je me suis plongé dans l’étude du bréviaire romain et du bréviaire monastique et que je sors de cette excursion, un tantinet ahuri.

Il me semble qu’à certains moments, je me suis promené dans de grandes pièces vides et dont les volets étaient fermés. Elles peuvent être hautes de plafond, mais vous savez, elles ne sont pas toujours claires.

— Pas claires ? Qu’est-ce qui vous embarrasse ?

— Mais l’incohérence que je rencontre, à chaque pas. D’abord, voyons, voulez-vous me démontrer pourquoi le saint Hyacinthe dont nous célébrons la fête, demain, est plutôt nanti de la messe « Os justi » que de la messe « Justus ut palma » qui figure également dans le vestiaire des seigneurs de sa condition et de son importance. Il en est de même, au reste, pour les confesseurs pontifes et les martyrs auxquels sont affectées des messes de rechange. Pourquoi l’une de préférence à l’autre ; quel est le motif qui détermine le choix ?

— Aucun, la plupart du temps ; ces messes de suppléance servent simplement à varier l’office, à nous permettre de ne pas toujours réciter les mêmes proses.

— Alors les attributions sont données au petit bonheur ?

— Si vous voulez.

— Autre chose, prenons le Romain et tenons-nous-y. Je n’en parle et je ne le discute, bien entendu, qu’au point de vue de l’histoire, de la littérature et de l’art. Or, voilà saint Bernard, saint Benoît, sainte Claire, sainte Térèse, saint Norbert, c’est-à-dire des fondateurs des plus grands ordres, ils n’ont pas de messes spéciales ; les trois premiers n’ont même point une oraison qui leur appartienne ; d’autres, au contraire, qui instaurèrent des instituts dont le développement fut souvent maigre, François Carracciolo, l’un des créateurs des clercs mineurs réguliers, Joseph émilien des somasques, Joseph Casalance des pauvres clercs réguliers de la mère de Dieu, pour en citer trois, possèdent chacun, une messe propre.

D’autres sont mitoyens et chevauchent entre deux selles ; ils ne détiennent pas de messe particulière, mais sont dotés d’une oraison, d’une secrète et d’une postcommunion qui leur sont personnelles ; exemple : sainte Angèle De Merici, sainte Françoise De Chantal, saint Bruno ; pourquoi ces dissemblances que rien ne légitime ?

— Tout cela dépend de l’époque et du moment où ils furent canonisés ; la liturgie est un terrain d’alluvions ; chaque siècle y joint un apport qui change selon l’esprit dont il est, lui-même, imbu. Il y a des périodes où les offices propres sont rares ; d’autres, en revanche où ils sont nombreux. Aucune règle immuable n’existe à ce sujet.

Veuillez bien maintenant remarquer ceci : les fondateurs d’Ordres que vous venez d’énumérer — et vous avez oublié saint François d’Assise et saint Dominique qui sont munis chacun d’une messe neuve, et saint Augustin qui, en sus d’une oraison, d’une secrète, d’une post-communion, est pourvu d’un verset différent de celui des autres docteurs, après l’alleluia — ne sont pas dénués d’un office spécial par le fait seul que cet office n’est pas inséré dans le Romain. Presque tous en ont un dans le missel et le bréviaire de leur congrégation ; tel saint Benoît qui, logé au romain dans les dépendances des abbés, habite un hôtel particulier chez nous.

Il ne faut point, du reste, en de semblables questions se contenter de la vision d’un seul bréviaire ; il sied, au contraire, de les considérer tous et alors une vue d’ensemble se forme ; avec les monastiques et les propres des divers diocèses, tout s’équilibre. Celui qui n’a pas découvert de place à un endroit, en trouve dans un autre ; la liturgie est une éternelle fête où une foule constamment plus nombreuse de saints afflue et la mère l’église est hospitalière, elle héberge chacun et l’installe où elle peut.

— Bien, mais encore à propos des messes et des communautés religieuses, comment justifier que deux franciscains : saint Jean De Capistran et saint Joseph De Cupertino aient, chacun, une messe entière, propre, et que leur frère en saint François, saint Bernardin de Sienne qui est, je présume, là-haut leur égal, ne dispose que d’un évangile et d’une oraison à part ?

Non, vous aurez beau dire, père, il y a du désordre dans le bâtiment. Expliquerez-vous comment un saint comme le pape Grégoire VII réside dans le meublé d’un commun, alors que le jeune Louis De Gonzague est propriétaire d’un immeuble ? Me ferez-vous aussi connaître pourquoi la formule des grandes fêtes, le « gaudeamus », réservée à Notre-Dame du mont carmel, à sainte Anne, à la fête du rosaire, à l’assomption, à la toussaint, est également octroyée à sainte Agathe, à saint Thomas de Cantorbéry et à saint Josaphat. Pourquoi cet honneur à ces trois-là et pas aux autres ? Notez que nous avons affaire à de pauvres doubles et que cette distinction jure avec la faiblesse de leur grade. C’est le chapeau à plumes d’autruches du général sur un simple uniforme de lieutenant !

Le P. Felletin se mit à rire. — Je vous répondrai toujours la même chose, que c’est une question d’opportunité et une question de temps ; j’ajoute, pour ne rien omettre, que cela peut également être subordonné au plus ou moins d’influence de la congrégation ou du diocèse d’où le candidat sort. Tenez, prenez deux élus qui se suivent sur le calendrier et dont l’oeuvre fut pareille, saint Vincent De Paul, fondateur des lazaristes et des soeurs de charité et saint Jérôme émilien, des somasques. Saint émilien qui précède saint Vincent d’un siècle, est dépositaire d’une messe spéciale et saint Vincent, pas ; on lui a seulement concédé, à la place de l’évangile ordinaire, celui de la fête de saint Marc. Pourquoi, me demanderez-vous encore, tout pour celui-ci et presque rien pour celui-là, alors que tous les deux sont classés sous le rite double ? Parce que, probablement, le vent soufflait dans une direction différente, au moment où le procès de canonisation de chacun d’eux fut instruit.

Non, il ne convient pas de chercher la petite fissure dans un édifice grandiose tel que celui de la liturgie, ses nefs sont magnifiques, mais quelques-unes de ses chapelles, bâties après coup, sont médiocres.

S’il y a de l’or pur, il peut y avoir aussi de la breloque et du zeste ; certaines messes du sanctoral sont des chefs-d’oeuvre, d’autres sont plus ordinaires, si on les scrute, comme vous, au point de vue de l’art ; choisissez, par exemple, celle de saint Jean Damascène. Ce docteur eut, par suite des calomnies dont il fut victime, la main coupée et la sainte vierge la lui réajusta. Or, toute la messe, avec son introït, son épître, son graduel, son évangile, son offertoire, sa communion, ne cesse de faire allusion à ce miracle. C’est une messe à leit-motiv, vraiment délicieuse et très expertement tissée. Voyez également celle de saint Grégoire le thaumaturge ; celle-là ne lui est pas personnelle, car il la partage avec d’autres confesseurs pontifes, mais elle est enrichie pour lui d’un évangile distinct ; il y est question de la foi qui déplace les montagnes. Or, d’après ses historiens, ce célicole aurait justement obtenu par ses prières qu’une montagne qui le gênait pour construire une église, reculât. Discernez dès lors la raison d’être et l’habileté du choix.

En opposition à ces deux messes, examinez maintenant celle de saint Antoine ; c’est la messe habituelle des abbés, avec un autre évangile ; considérez-la de près, je vous prie.

Le bréviaire vous raconte que la vocation de ce solitaire fut déterminée par ces paroles de l’évangile « si vous voulez être parfaits, allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres ». Il semblerait donc logique, puisqu’on ne lui conservait pas l’évangile du commun, qu’on lui départît celui-là ; et, pas du tout, on lui a dispensé celui des confesseurs non pontifes qui ne rime à rien de précis pour son cas.

Mais, pour un office plus ou moins bien composé, cent d’admirables ; et par ces trois spécimens que je viens de vous montrer, vous pouvez comprendre que certains justes prêtent, par leurs miracles, par les événements même singuliers de leur vie qu’il est utile de rappeler, à des offices particuliers que l’existence plus ordinaire, plus terne, si vous voulez, des autres, ne nécessite point.

Et puis, je vous le dis encore, le bréviaire est une sorte de géologie ecclésiale ; il est formé de couches plus ou moins anciennes et plus ou moins fortes et cela vous explique les côtés disparates qui s’y trouvent. Croyez-vous qu’une messe fabriquée de toutes pièces, de nos jours, en l’honneur d’un nouvel élu, sera écrite dans la même langue, et conçue de même que certaines parties de la messe des morts, que son offertoire, par exemple, qui remonte à l’ère première de la liturgie, à son terrain primaire, pour employer l’expression des géologues ?

Il faut donc prendre son parti des stratifications. Elles s’attestent, d’ailleurs, autant que dans la liturgie, dans le plain-chant où bien souvent des trames très antiques furent récemment brodées et remises à neuf, le tout, si expertement fondu, en son ensemble, qu’il est nécessaire de palper les dessous de la tapisserie pour reconnaître l’âge douteux des laines et la vieillesse prématurée des ors. Qu’importe, pourvu que l’oeuvre soit belle ! Elle est un produit, une succession de l’art anonyme des temps ; tous les efforts ont convergé vers le même but, glorifier avec l’encens musical des neumes, Dieu !

Mais la question des discordances liturgiques ne gît point là. Depuis le temps que nous bavardons, nous n’avons fait que tourner autour, sans y entrer ; vos critiques, plus ou moins justifiées, ne sont rien en comparaison de celles qui préoccupent réellement ceux dont le métier est de réciter l’office ; celles-là sont autrement graves et elles ont été dernièrement résumées dans une brochure par Mgr Isoard, évêque d’Annecy.

La situation est telle :

D’une part, la crue des saints hausse et comme ils sont presque tous classés, à mesure qu’on les introduit dans la chapelle du calendrier, sous le degré du double, ils refoulent les saints antérieurs dont quelques-uns furent pourtant d’une autre taille qu’eux et qui n’ont été inscrits, dans les époques reculées, que sous le rite demi-double ou simple ; exemples : saint Georges, sainte Marguerite, saint édouard, sainte élisabeth de Portugal, saint Casimir, saint Henri, saint Alexis, saint Cosme et Damien, saint Marcel Pape, et combien d’autres !

Ceux-là n’ont, la plupart du temps, plus de messes et de vêpres et ils doivent se contenter d’une petite commémoraison à l’office d’un rival plus heureux.

En un mot, les nouveaux venus chassent les anciens. Saint Christophe, sainte Barbe, pour qui nos pères eurent tant de vénération, sont maintenant dépossédés de leurs antiques douaires et ils n’ont plus pour refuge que les églises dont ils sont les patrons. On les exile dans le propre des diocèses, avec défense, tant qu’il ne se produira pas une vacance dans les colonnes de l’ordo, d’en sortir.

D’autre part, cette armée de saints élevés à la dignité du « Double » repousse également les services de la férie et, avec ce système, des offices magnifiques du temps cèdent le pas aux messes ordinaires du commun ; l’on ne dit plus, des messes du dimanche, que les commémoraisons et l’évangile, et de même pour les vêpres ; l’on répète à satiété les mêmes psaumes et l’on finit par avoir les oreilles saturées par les éternelles antiennes de « l’Ecce sacerdos magnus » des confesseurs pontifes et du « Domine quinque talenta » des non pontifes. Ainsi que le fait justement observer Mgr Isoard, sur les cent cinquante chants dont se compose le psautier, l’on n’en débite plus habituellement qu’une trentaine.

Cette monotonie engendre la routine et la récitation du psautier devient, dans ces conditions, une endosse, une corvée.

— Il y a trop de saints ! s’exclama Durtal, en riant.

— Hélas ! Il n’y en aura jamais assez ! Mais une révision de leurs grades s’impose, une réforme qui rétablirait l’équilibre rompu, d’une part, entre les différentes catégories des célicoles et, de l’autre, entre les féries et les saints.

Ah dame, reprit le moine, après un silence, nous sommes loin du bref des temps primitifs. Pour ne pas remonter plus haut que Charlemagne, des mois tels que mars avaient deux fêtes et avril quatre ; d’autres, plus chargés, ainsi que janvier et août, en possédaient onze. Ce que les élus que l’on adule se sont multipliés depuis !

— Avouez, père, qu’il est tout de même drôle, lorsqu’on y songe, cet enrégimentement des saints. Ils sont soumis à une hiérarchie toute militaire ; pour eux, le protocole est implacable.

Il y a dans cette armée dont nous sommes la misérable troupe, des officiers de tous grades, des feld-maréchaux, des généraux, des colonels, des commandants et l’on descend jusqu’au pauvre sous-lieutenant inscrit sous le rite simple.

Les insignes des titres ce sont, tels que je les vois ici, les cierges allumés, qui varient de deux à six ; aux officiers supérieurs, l’adjonction du diacre, du sous-diacre et du maître des cérémonies, des quatre chantres, descendus au milieu du choeur, tous les quatre, vêtus de chapes, ou deux seulement, ou les quatre restés en coule ; c’est mesuré au compte-gouttes des préséances, c’est pesé au trébuchet des hommages ; deux cérémoniaires ! Il faut être saint Benoît et être pontificalement célébré pour qu’on emploie, en faveur d’un saint, une telle pompe !

Quant aux petits offices, deux bougies suffisent et pour les grand’messes un seul servant accompagne le prêtre ; et si, par hasard, les officiers inférieurs ont un bout de vêpres, ce sont vêpres noires et sèches ; on ne leur double pas l’antienne, le ton même des prières s’abaisse et se vulgarise ; on leur en donne pour leur condition et on le leur fait bien sentir !

Le malheur est que, comme vous le disiez tout à l’heure, les galons sont étrangement répartis, car ce ne sont pas les plus anciens et les plus révérés qui sont les plus élevés en grade.

Et cette question des hôtels particuliers, des offices spéciaux pour les uns, et des hôtels garnis des meublés du commun pour les autres, et cette bataille que vous nommez vous-même, en termes techniques, la concurrence, c’est-à-dire le conflit qui éclate à vêpres entre deux offices et qui fait qu’à rang égal, pour mettre tout le monde d’accord, on divise l’office en deux, on le panache, tel qu’une glace, à partir du Capitule !

— Ce n’est pas d’aujourd’hui que la réforme du bréviaire a été jugée nécessaire, répliqua Dom Felletin ; les siècles se sont repassé le souci de ces refontes. Lisez les institutions liturgiques de notre père Dom Guéranger et l’histoire du bréviaire romain de l’abbé Batiffol et vous verrez qu’il n’est guère d’époques où les réclamations du clergé n’aient été entendues à Rome.

Oeuvre anonyme, produit, de même que le plain-chant, du génie et de la piété des âges, le romain avait atteint, à la fin du huitième siècle, une réelle perfection. Il se maintint, à peu près intact, jusqu’à la fin du douzième. Corrigé, au treizième, à l’usage des frères mineurs, par leur général le père Aimon, il fut répandu, par ses soins, dans tous les diocèses et il finit par abolir le texte pur. Or les modifications franciscaines étaient tout simplement lamentables. Elles bourraient l’office de phrases interpolées ou douteuses, l’encombraient d’histoires apocryphes ou inutiles, inauguraient ce système qui prévalut de sacrifier le temporal au personnel. Tel quel, cet office subsista jusqu’au seizième siècle. Alors le pape Clément VII voulut le remanier de fond en comble. Il s’adressa à un cardinal espagnol, appartenant, lui aussi, à l’ordre de saint François, et il sortit du travail de cette éminence ce qu’on appelle le bréviaire de Quignonez, une compilation hybride, sans queue ni tête, en dehors de toutes les traditions. On dut le subir, mais pas très longtemps, cette fois, car vingt-deux ans après qu’il eût été publié, un rescrit du pape Paul IV défendit qu’on le réimprimât.

Ce Souverain Pontife saisit le Concile de Trente d’un nouveau projet d’office canonial, mais il mourut et ce fut son successeur Pie V qui le reprit. Lui, entendait restaurer l’antique ordo et l’élaguer des proses parasites qui l’étouffaient ; il posait également en principe que l’on ne devait pas aisément recevoir des fêtes de nouveaux saints, de peur d’usurper la place réservée aux âges suivants et, quand le travail fut terminé, il le décréta obligatoire pour tous, décida qu’il ne pourrait jamais être changé et supprima d’un trait de plume les bréviaires datés de moins de deux cents ans.

Le sien n’était pas parfait, mais combien supérieur pourtant à ceux qu’il remplaçait ! Il avait au moins rétabli l’antiphonaire et le responsoral de l’époque de Charlemagne et reculé l’office des saints pour remettre en avant l’office du Temps.

Trente ans après, en dépit de la prohibition de Pie V de modifier en tout ou en partie, son oeuvre, son successeur immédiat le pape Clément VIII, la jugeant incorrecte ou incomplète, la manipule et la rectifie à son tour ; et, agissant en sens inverse, il assure la prépondérance du sanctoral au détriment des féries ; ce que l’on avait gagné avec Pie V, on le perd avec Clément.

Voilà déjà pas mal de revisions du bréviaire. Ajoutons-en encore une d’Urbain VIII, au dix-septième siècle. Ce pape étant poète latin dota l’office de deux hymnes de sa composition, les hymnes de sainte Martine et de sainte élisabeth de Portugal ; deux séquences médiocres de plus ne tireraient pas à conséquence, mais ce qui fut pis, c’est qu’il ordonna de tripatouiller les antiennes et ce sont, hélas ! Ces retapages que le Romain chante encore !

L’histoire du bréviaire de Rome s’arrête là, car je ne compte pas diverses innovations récemment introduites dans la partie de la translation des fêtes ; elles ne touchent point, en effet, au coeur et à la vie même de l’office.

Quant à la liturgie gallicane, l’on peut, en examinant son ossature, la croire issue, en partie, des églises de l’orient. Elle fut, en somme, à ses débuts, une savoureuse mixture des rites du Levant et de Rome ; elle fut démantelée sous le règne de Pépin le bref, de Charlemagne surtout, qui, sur les instances du pape saint Adrien, propagea la liturgie romaine dans les Gaules.

Durant le Moyen-Age, elle s’augmenta d’hymnes admirables, de délicieux répons ; elle créa tout un ensemble de proses symboliques, broda sur la trame italienne les plus candides fleurs. Quand la bulle de Pie V fut promulguée, la liturgie française qui avait près de huit siècles d’existence était libre de ne pas agréer le bréviaire réformé de Rome. Elle l’accepta, par déférence. Les évêques détruisirent l’oeuvre des artistes indigènes, brûlèrent, si l’on peut dire, leurs primitifs, n’en sauvèrent, en tout cas, que quelques-uns qu’ils enfermèrent dans la petite sacristie de leur propre diocésain. Seule, la métropole de Lyon conserva intact son dépôt et nous lui sommes redevables de pouvoir écouter, dans la vieille basilique de saint Jean, de très archaïques exorations et de très vénérables proses.

La perte des anciennes coutumes et la consomption des antiques prières furent, si nous ne nous plaçons qu’au point de vue de l’archéologie et de l’art, des actes de véritable sauvagerie, de pur vandalisme. Toute originalité disparut des offices.

— Oui, interrompit Durtal, ce fut quelque chose comme un rouleau compresseur qui aurait nivelé toutes les routes liturgiques de France !

— Enfin, reprit le moine, cet édifice fait de pièces et de morceaux dura, tant bien que mal, jusqu’au règne de Louis XIV. Alors, les idées gallicanes et jansénistes intervinrent et la démolition de la bâtisse, tant de fois réparée, fut résolue.

On abattit le bréviaire romain et on le reconstruisit sur de nouvelles bases.

Nous eûmes alors les oeuvres de Harlay, de Noailles, de Vintimille. Ces prélats chambardèrent de fond en comble le psautier, n’admirent plus que des antiennes et des répons extraits des écritures : ils biffèrent les légendes des saints, amoindrirent le culte de la sainte vierge, évincèrent une série de fêtes, substituèrent aux anciennes hymnes des poésies de Coffin et de Santeuil. L’on enroba les hérésies de Jansénius dans le latin du paganisme. Le bréviaire parisien fut une sorte de manuel protestant que les jansénistes de Paris colportèrent dans la province.

Cela devint, au bout de peu de temps, dans les diocèses, une véritable pétaudière ; chacun se fabriqua un service à son usage, toutes les fantaisies furent permises. L’on vivait sous le régime du bon vouloir de l’ordinaire, quand Dom Guéranger parvint à ramener l’unité de la prière dans notre pays, en faisant adopter, une fois pour toutes, les rites de l’église de Rome.

A l’heure présente, la chrétienté est donc, — sauf les ordres religieux dont les offices avaient, ainsi que le nôtre, plus de deux cents ans, lorsque parut la bulle de Pie V, — assujettie au pouvoir du Romain tel que l’a accommodé, en le gâtant, Urbain VIII.

Il laisse fort à désirer, mais enfin, tel qu’il est, malgré l’incohérence que vous lui reprochez et j’ajouterai, moi, malgré le choix plus que médiocre de ses homélies et de ses leçons, il n’en présente pas moins un ample, un magnifique ensemble.

Il recèle des pièces de toute beauté ; songez aux messes pénitentielles du carême et de l’avent, à celles des quatre-temps, à la fête des palmes ; rappelez-vous l’office admirable de la Semaine Sainte et la messe des morts ; rappelez-vous les antiennes, les répons, les hymnes de l’avent, du carême, de la passion, de pâques, de la pentecôte, de la toussaint, de la nativité et de l’épiphanie ; songez aux matines, aux laudes, au merveilleux office des complies et convenez qu’il n’existe dans aucune littérature du monde d’aussi radieuses, d’aussi splendides pages !

— J’en conviens, père.

— Déclarons aussi, pour défendre ces pauvres saints qui empiètent si souvent sur les plates-bandes du temporal, qu’ils sont, au point de vue liturgique — pour n’envisager que celui-là — bien utiles, car enfin, dans le cycle ecclésial, la vie du Christ s’écoule en six mois, pendant l’hiver et le printemps. À partir de la pentecôte, durant l’été et l’automne, ce n’est plus que du remplissage et nos bons saints se groupent glorieusement, en masse, autour des grandes fêtes telles que l’assomption, la toussaint, la dédicace des églises. À propos de cette dédicace, lisez, dans le pontifical, la liturgie de la consécration d’une église ; vous trouverez, dans le texte de cette cérémonie, l’art du symbolisme porté à sa dernière puissance.

— Je l’ai lu et aussi le Pontifical des Vierges ; nous sommes du même avis, mon père ; le sublime est là ; mais c’est justement parce que j’adore la liturgie que je la voudrais sans taches et sans trous ; ce ne serait pas impossible, à obtenir pourtant, car le trésor de ses cassettes oubliées est immense. Il suffirait de l’ouvrir et de remplacer par les pièces de premier ordre que l’on en tirerait, les pannes dont le service divin s’encombre.

— Vous en parlez à votre aise, l’expérience est consommée et elle vous donne tort. Voyez ce que l’on a amendé de fois nos livres et rien n’est complet, rien n’est à point !

— Parce que les gens qui les ont revisés étaient sans doute des savants mais qu’ils n’étaient pas en même temps des artistes !

— Enfin, vous serez plus indulgent, j’espère, pour notre missel et notre bréviaire, à nous. Certes, il n’est pas exempt de reproches, mais vous avouerez qu’il est, dans ses grandes lignes, superbe. Moins chargé de fêtes adventices qui suppriment les offices des dimanches ou des féries, comme les fêtes de la sainte famille, de la prière au jardin des olives, de la sainte couronne, du saint suaire, des cinq plaies, de la lance et des clous, il a gardé une délectable saveur des anciens âges. Il a, le premier, recueilli les hymnes qui figurent maintenant dans le canon. C’est, en effet, saint Benoît qui inaugura l’insertion de proses ou séquences dans le corps des offices. Ses enfants ont su faire de l’eucologie chrétienne un florilège qui contient les plus beaux chants de saint Ambroise, de Prudence, de Sédulius, de Fortunat, de Paul Diacre, et d’autres poètes. Il n’a point, en tout cas, le vieux-neuf, les pièces ressemelées du romain...

— Ta, ta, ta, fit Durtal, en riant, vous trichez, père. Il a, lui aussi, notre hymnaire monastique, des poèmes façonnés en un prétentieux et bien mauvais latin ; et ils ne remontent pas à des époques très éloignées, ceux-là ! Ensuite, nous ressassons, autant que le Romain, l’incessante prose des confesseurs pontifes et non pontifes, « l’Iste Confessor » agrémenté sur tous les ordos des trois lettres M. T. V. pour les jours où il faut changer le troisième vers de la première strophe, parce que ces jours ne concordent pas avec la date même du décès du saint. Or, cette séquence anonyme, écrite en l’honneur de saint Martin, je crois, s’adapte fort mal au lot énorme des déicoles qu’elle encense. Elle fait allusion à des miracles opérés sur la tombe de saint Martin, à des guérisons, et nombre de pontifes et de non pontifes, auxquels on l’applique, n’ont effectué aucune cure, aucun prodige que je sache, après leur mort...

J’en reviens toujours à mes moutons, l’ancien répertoire de l’église regorge de pièces qui suppléeraient avantageusement, dans bien des cas, à celle-là.

Et il ne serait même pas nécessaire de chercher bien longtemps ; il n’y aurait qu’à ouvrir l’année liturgique de Dom Guéranger et le volume du chanoine Ulysse Chevalier sur la poésie liturgique du Moyen-Age, pour y découvrir des proses et des tropes d’un art autrement ingénu et d’une saveur autrement mystique que ceux de ces séquences passe-partout dont notre diurnal est plein.

— Voyons, à défaut de variété, confessez au moins que, dispensées des frelatages inventés par les chimistes d’Urbain VIII, nos hymnes sont authentiques et qu’elles fleurent bon le terroir où elles poussèrent et le siècle où elles naquirent.

— Oui ; j’ai confronté, du reste, les deux textes, le véridique et le sophistique, dans ce petit livre de l’abbé Albin que vous m’avez prêté, « la poésie du bréviaire ». Ce volume est, dans son genre, après les deux tomes un peu massifs de l’abbé Pimont, une merveille de clarté concise avec ses textes comparés, ses variantes, ses traductions françaises, anciennes et modernes, ses notes de métrique et d’histoire. Comment n’est-ce pas un Bénédictin qui a entrepris et réussi un pareil travail ?

— Bon, voici l’attaque qui tourne ! s’exclama en riant, le P. Felletin. Vous lâchez prise sur l’office, afin de vous jeter sur les moines.

— Pour cela, père, je ne vous laisserai jamais tranquille, car j’enrage, aimant les Bénédictins comme je les aime, de voir qu’ils se désintéressent des labeurs qui leur appartiennent. Et le ménologe de la famille de saint Benoît ? Il n’est pas d’institut religieux qui n’ait le sien ; voyez les franciscains, les Dominicains, les carmes, tous ont écrit des ouvrages où sont plus ou moins brièvement narrées les vies de leurs bienheureux et de leurs saints ; vous, rien ! — Et, à ce propos, tenez, votre bréviaire est-il assez incomplet ! Vous y célébrez à peine les fêtes de quelques-uns des vôtres ; et vos élues, vos saintes en « erte » telles qu’Austreberte, en « urge » telles que Walburge et Wéréburge, où sont-elles ?

— Si elles figuraient dans le propre de notre congrégation, vous nous reprocheriez de ne plus avoir d’office temporal, répliqua Dom Felletin. C’est justement parce que Notre Sanctoral personnel est peu chargé, que nous pouvons encore réciter l’office votif de la sainte vierge et de saint Benoît. Vous ne vous en plaignez pas, je pense ?

— Non, car ils sont d’un plain-chant ancien, très simple et vraiment exquis !

— Quant au ménologe, jadis Dom Onésime Menault, mort à Silos, commença une série de monographies Bénédictines ; une fois réunies, ces petites plaquettes auraient peut-être pu former un ou deux volumes de biographies curieuses pour l’histoire de notre ordre. Deux seulement parurent : la vie de saint Benoît d’Aniane et celle de saint Guilhem De Gellone. L’éditeur ne les vendit point et arrêta les frais.

Il est certain néanmoins que le ménologe dont vous parlez serait bien utile, mais il est trop tard pour nous y atteler ; ce n’est pas maintenant que nous allons vivre dans le désarroi hors de France qu’il faut songer à préparer des besognes de longue haleine...

Tous deux se turent. Ils étaient revenus au point de départ de leurs longues discussions, à l’exil et il était impossible qu’il en fut autrement, car ce départ était passé, chez tous, à l’état de hantise, d’idée fixe. Toute conversation même lointaine y ramenait.

— Bah, fit Durtal, qui sait ? il vous arrivera peut-être à l’étranger des novices studieux, aptes aux recherches et capables de les écrire ; plus les temps sont immondes et plus les vocations monastiques s’attestent.

Le moine hocha la tête.

— Sans doute, dit-il, mais ce qui m’inquiète, c’est cette agglomération de monastères réfugiés au même endroit. Si j’excepte Solesmes qui irait habiter dans l’île de Wight, les autres abbayes de la congrégation vont, toutes, se fixer, sauf celle de Marseille qui se rend en Italie, dans la Belgique et la Belgique n’est pas grande ! Saint Wandrille, saint Maur De Glanfeuil et le prieuré de sainte Anne de Kergonan auraient, si mes renseignements sont exacts, loué des maisons dans la province de Namur. Tous les trois sont, en somme, les uns sur les autres ; l’abbaye de Ligugé s’installerait, de son côté, un peu plus haut, dans le Limbourg, le prieuré de Wisques dans le Hainaut et nous, dans la Flandre Orientale.

Nous ne pouvons que nous étouffer, dans un espace aussi restreint ; mais ce qui est pis, c’est qu’au-dessus de nous se dresse une imposante et une très belle abbaye belge, l’abbaye de Maredsous. Elle est célèbre et prospère et elle est dirigée par l’abbé Primat de l’Ordre.

Forcément nous serons écrasés par elle, car il est bien évident — même en tenant compte de la prédilection qu’un Français éprouvera toujours à vivre plutôt dans un milieu français que dans un milieu belge — que l’intérêt de tout postulant sera de faire sa probation dans une véritable abbaye, plutôt que dans le je ne sais quoi où nous allons, pêle-mêle, nous entasser. Il ne faut pas se le dissimuler, l’ambiance des lieux et le décor sont indispensables pour soutenir une vocation ; là, où il n’y a point de cloître, d’église véritable, de noviciat séparé, de cellules réelles, il y a déchet pour les âmes. Or, savez-vous qu’il est question de nous fabriquer là-bas une vague chapelle dans un petit salon ; c’est la mort des cérémonies solennelles, la dispersion de la liturgie privée de son cadre et c’est notre but, notre raison d’être même qui disparaît... Pourvu, mon Dieu, si l’exil dure, que nous ne finissions pas par nous effriter, par tomber de nous-mêmes, en poudre, dans la nostalgie, dans le marasme !

Durtal n’eut pas le courage de protester, car il n’augurait rien de bon du séjour de ses Bénédictins à l’étranger.

Le silence devenait pénible. Ce fut un soulagement quand, impatientée, Mme Bavoil vint dans le jardin leur rappeler qu’il était l’heure de s’en aller, chacun, dîner.




CHAPITRE XIV


M’expliquerez-vous à la fin ce que cela veut dire, s’exclama Mme Bavoil qui brandissait des journaux au-dessus de la tête de Durtal, assis, après déjeuner, devant une tasse de café.

Car enfin, reprit-elle, ou c’est moi qui suis démente ou ce sont les autres qui sont fous. Voilà toutes les Carmélites qui, ne voulant pas demander l’autorisation au gouvernement, se sauvent. C’est une véritable débandade ; sauf le carmel de Dijon et de quelques autres villes, tous, et il y en a une vraie ribambelle, — tenez, regardez, — bouclent leurs malles ; comprenez-vous cela ?

— Je ne comprends pas plus que vous, répondit Durtal en rendant à Mme Bavoil, son journal. Les Carmels ont reçu une lettre de leur supérieur à Rome, le cardinal Gotti, leur prescrivant de filer, et la presse maintenant, sur la déclaration du P. Grégoire, définiteur de l’ordre pour la France, spécifie, formellement, que cette lettre du cardinal est un faux. Que croire ? je l’ignore.

— Faux ou pas, la question n’est point là. Les Carmels sont des maisons d’expiation et de pénitence ; ils doivent appeler la persécution et non la fuir ; est-ce que les Carmélites de Compiègne n’ont pas été envoyées par le tribunal révolutionnaire de Paris à l’échafaud ? Ont-elles eu peur, ont-elles décampé, celles-là ?

— Vous devenez belliqueuse, madame Bavoil ; qu’est-ce qui vous prend ?

Mais sans répliquer, Mme Bavoil s’assit sur une chaise et continua :

— Je suis exaspérée par ce que je lis. Ah ! Jeanne de Matel avait raison de dire que l’on gagne Dieu en se perdant. Si ces moniales s’étaient perdues en lui, elles attendraient, impassiblement, qu’on les chassât.

Celles-là détalent, vos Bénédictins aussi ; et les Chartreux, les Dominicains, les franciscains, les trappistes, les Bénédictins de la pierre-qui-vire, sollicitent l’autorisation. Pourquoi ces différences ?

— Je n’en sais rien. Le Pape a permis, sous certaines réserves, de se conformer à la loi ; les instituts qui s’y soumettent ne peuvent donc avoir tort, mais je m’imagine aussi que ceux qui refusent d’obéir à d’iniques édits ont raison.

— C’est une réponse de Normand, notre ami ; puisque Rome consent, pourquoi des ordres se montrent-ils plus papalins que le Pape ?

— Allez le leur demander ; mais puisque vous désirez savoir mon opinion très franche, la voici : je pense que, sauf pour des oeuvres de bienfaisance que le gouvernement est incapable de remplacer, les pétitions des couvents seront rejetées en bloc par les chambres et je ne vois pas dès lors qu’il y ait lieu pour des moines de s’infliger de vaines et d’humiliantes démarches...

— Mais, sapristi, un moine, c’est fait pour être humilié ! s’il n’accepte pas humblement, joyeusement, les camouflets, voulez-vous dire en quoi il est supérieur aux autres hommes ; ah ! Je vais vous vider le fond de mon sac, car j’étouffe, à la fin ; eh bien, il y a un affaissement de l’esprit religieux ; les monastères sont en pleine décadence ; vous me racontiez, un jour, que si des catastrophes telles que l’incendie du bazar de la charité, avaient pu se produire, cela venait de ce qu’il n’existait pas assez de cloîtres de réparation, de refuges de pénitence ; l’équilibre était rompu ; les paratonnerres étaient insuffisants.

— Oui.

— Eh bien, êtes-vous sûr que ceux qui subsistent ne soient pas, voyons, comment dire...

— Rouillés, désaimantés, si vous aimez mieux.

— C’est cela ; eh bien, êtes-vous sûr que si le seigneur a sévi, c’est parce que la quantité manquait ; ne croyez-vous pas que ce fut surtout parce que la qualité faisait défaut ? Moi, j’ai grand’peur que les réservoirs d’expiation, bouleversés par le souffle démoniaque, ne se relâchent.

— Je l’ignore.

— Si ce que je présume est exact, il faut s’attendre à ce que le bon Dieu tombe sur nous et nous oblige à lui donner un coup de main, pour remettre les choses en place, et vous savez comment il procède, dans ces cas-là, il vous accable d’infirmités et d’épreuves. Les catholiques qui regardent tranquillement partir en exil leurs quelques défenseurs, vont subir toutes les maladies, toutes les tribulations, tous les maux ; bon gré, mal gré, ils écoperont ; car la canaillerie de la France va se trouver sans contre-poids.

— Le fait est que c’est une triste aventure que cette fuite des Carmels ! Et, en effet, en supposant même que les ordres durs aient autant besoin que les autres de réformes, ils n’en étaient pas moins d’utiles parafoudres ; mais il ne sied pas de s’en prendre aux cloîtres qui s’acquittent plus ou moins bien de leur mission, de l’état de décomposition où nous sommes ; prenez-vous-en surtout aux évêques, au clergé, aux fidèles, à tous les catholiques, en un mot.

Les Evêques, je n’en parle pas ; à part les anciens, promus en des temps meilleurs, les autres ont été, pour la plupart, apprivoisés et chaponnés dans les cages des cultes ; quant au clergé, il tourne au rationalisme ou alors il se révèle d’une ignorance et d’un laisser-aller qui désolent. La vérité est qu’il est le produit de méthodes obsolètes et futiles, de méthodes mortes. L’éducation des séminaires est à jeter à bas ; on étouffe dans ces classes où l’on n’a jamais ouvert une fenêtre, depuis la mort de M. Olier. L’instruction y est surannée et les études nulles. Mais qui aura le courage de casser les vitres, de chasser un peu d’air frais l’humide touffeur de ces pièces ?

Les fidèles, eux, ils ont poussé à la roue et aidé à faire du catholicisme ce qu’il est devenu, ce quelque chose d’émasculé, d’hybride, de mol, cette espèce de courtage de prières et de mercuriale d’oraisons, cette sorte de sainte tombola où l’on brocante des grâces, en insérant des papiers et des sous dans des troncs scellés sous des statues de saint !

Mais, à dire vrai, la question est plus haute et elle remonte plus loin que ces dévotions d’origine récente ; depuis de longues années déjà, en France, la religion macère dans une mixture de ce vieux suint janséniste que nous n’avons jamais pu éliminer et de ce suc tiède que les jésuites nous injectèrent, dans l’espoir de nous guérir. Hélas ! Le remède n’a pas agi et ils ont ajouté à un desséchant, un déprimant. Le bégueulisme imbécile, la peur de notre ombre, la haine de l’art, l’incompréhension de tout, l’inindulgence pour les idées des autres, nous les devons aux disciples de Jansénius, aux appelants. La passion des dévotionnettes, la prière sans liturgie, la suppression des offices soi-disant compensés par de grands saluts en musique, le manque de nourriture substantielle, le régime lacté des âmes, c’est des pères de la compagnie de Jésus que nous les tenons. Les idées de ces irréconciliables ennemis ont fini par se fondre dans nos âmes, en cet étrange amalgame d’intolérance sectaire et de pieusarderie féminine dans lequel nous nous désagrégeons.

Certes, maintenant qu’on les traite en parias, je plains les jésuites qui sont de braves et de saintes gens et comptent parmi eux des conducteurs d’âme et des savants fort supérieurs, entre nous, à ceux des autres ordres. Mais quoi ? Quel a été le résultat de leur éducation ? Des trouillot, des monis ou alors de fades jeunes gens qui se cachent plus que les autres pour courir la gueuse, mais qui seraient incapables de risquer une torgnole pour protéger leurs maîtres ou défendre l’Eglise.

L’expérience est acquise. Aucun homme de surprenante valeur n’est sorti de ces manutentions ; elles vont disparaître ainsi que celles des autres instituts qui n’ont pas mieux réussi que les jésuites, d’ailleurs ; qu’y perdrons-nous ?

— Ce n’est pas leur faute, opina Mme Bavoil ; l’on ne saurait avec de mauvais draps façonner de bons habits.

— Sans doute, mais laissons cela et avouons qu’en thèse générale, les revendications que nous formulons sont plutôt hypocrites. Nous réclamons aujourd’hui la liberté et nous ne l’avons jamais accordée aux autres ! Si demain le vent tournait, si c’était un des tristes légumes récoltés dans nos potagers catholiques, qui supplantait Waldeck, nous serions encore plus intolérants que lui et nous le rendrions presque sympathique ! Nous avons embêté tout le monde, madame Bavoil, alors que nous disposions d’un soupçon d’autorité, on nous le rend ; tout se paie ; le moment de l’échéance est venu.

Remarquez bien d’ailleurs que les jacobins qui nous oppriment ne sont pas issus d’un germe momentané ; ils sont la résultante d’un état spécial ; ils ont été engendrés par la faiblesse de notre foi, par l’anémie de nos prières, par la veulerie de nos instincts, par l’égoïsme de nos goûts.

Ah oui ! Les catholiques ont tout mérité ; nous devrions nous répéter cette phrase, chaque matin et chaque soir, à genoux, devant Dieu et devant les hommes !

— Comment nous tirerons-nous de ce pétrin, notre ami ?

— Je ne sais, mais je suis cependant certain que Notre Seigneur extraira le bien du mal ; s’il permet que son église soit suppliciée, c’est qu’il entend la préparer par la persécution à de nécessaires réformes ; le glas des ordres sonne, les cloîtres vont disparaître. Il les remplacera par autre chose. Pas plus que l’Eglise, l’idée monastique ne peut périr, mais elle peut se modifier. Ou il créera des instituts nouveaux plus en accord avec les données de notre temps, ou il greffera sur les anciens de nouvelles branches ; nous verrons sans doute un développement des affiliations et des tiers-ordres qui, par leur devanture laïque, échappent aux contraintes des lois. Je ne suis point inquiet, à ce point de vue, la sainte vierge saura bien, quand elle le voudra, grouper les gens.

Là-dessus, je vous souhaite le bonsoir et je m’en vais à l’abbaye dire adieu au P. de Fonneuve qui part, ce soir, pour la Belgique et assister à la dernière prise de coule qui aura lieu, après les Vêpres.

— Qui prend la coule ?

— Un jeune séminariste novice, le frère Cholet.

— Vous le connaissez ?

— Non, je sais seulement qu’il est poitevin, ce qui n’est pas précisément une recommandation, car s’il a les vices de son pays d’origine, il sera singulièrement musard et sournois ; enfin, espérons que celui-ci, en n’étant pas un propre à rien, fera exception à la règle de sa race.

Lorsque Durtal pénétra dans le cloître, il fut assourdi par les coups de marteaux qui frappaient de toutes parts. Leur vacarme sortait, à tous les étages, par toutes les fenêtres. L’on clouait partout des caisses. La salle des hôtes dans laquelle il entra était bourrée, du plancher au plafond, de tables de bois blanc, les pieds en l’air, de bureaux d’écoliers peints en noir, de tabourets raccommodés, de chaises de paille ; c’était pitié que de voir la misère de ce mobilier dont le plus indigent des ouvriers n’eut pas voulu !

Et dans une autre pièce, il aperçut, en tas, des cheminées à la prussienne, des seaux de coke rouillés, des gerbes de pincettes et de pelles, des amas de tuyaux de poêle, des coudes de tôle, des chaises percées pour les malades, des cuvettes et des pots, fêlés, égueulés, privés d’anses.

— Pourquoi, diable, emportez-vous ce fourbi qui ne vaut pas la paille dont on l’enveloppe ? Demanda-t-il, au p. Ramondoux, le préchantre, en train de dresser l’inventaire de ces pauvretés que des convers et des novices emportaient, à mesure qu’elles étaient inscrites.

Et de la voix de tonneau, il s’échappa une réponse touchante :

— Evidemment, au point de vue pécuniaire, il serait préférable d’abandonner tout ce bric-à-brac dont la valeur sera dépassée par les frais de transport ; mais l’exil sera moins pénible avec les choses dont on a l’habitude ; on se retrouvera plus vite chez soi, là-bas, avec ces vieux ustensiles qu’avec des neufs.

Et, comme Durtal s’enquérait de Dom de Fonneuve.

— Il est à la bibliothèque, répartit le père ; c’est lui qui surveille l’emballage des livres.

Dans les corridors qu’il traversa, Durtal se heurta contre de nouvelles barricades de débarras. Des lits de fer étaient pliés, ainsi que des casiers de bouteilles, le long des murs, des matelas en galette s’empilaient près de seaux de toilette, de cruches de grès, de thomas de faïence et de jules de zinc ; de la vaisselle traînait dans du foin. Il croisait des moines auxquels il serrait, silencieusement, la main ; c’était une solitude de gens dans une confusion d’objets ; chacun, livré à ses tristesses, se taisait.

Il gagna l’escalier à vis du quinzième siècle et monta dans le tapage des marteaux, jusqu’au second étage ; la porte de la bibliothèque était ouverte ; l’on plongeait du palier dans une enfilade de pièces, très élevées de plafond, pleines, du haut en bas, de volumes. Le long des rayons en bois blanc, des échelles à roulettes couraient, chargées de novices parmi lesquels Durtal reconnut le frère Gèdre et le frère Blanche.

Dans un angle, le P. de Fonneuve, le visage décomposé, était assis. D’un geste, il désigna à Durtal toutes les rangées du bas, remplies de vieux in-folios et les larmes lui vinrent aux yeux.

Ces casiers qu’il montrait contenaient les grandes collections de l’abbaye ; c’étaient les enfants chéris du prieur, ces bouquins poudreux, reliés en parchemin, en veau fauve aux ors effaçés et aux titres éteints.

Il promenait Durtal devant, le forçait à se baisser pour les voir de plus près, tirait un tome des rayons.

Celui-là est rare, soupirait-il, indiquant les antiques volumes des « Annales minorum » de Wadding ; et Durtal passait, en une brève revue, le « monasticon anglicanum », l’histoire littéraire de la France des Bénédictins de saint Maur, « le recueil des historiens des Gaules », « la Gallia christiana », les « Acta sanctorum », en l’ancienne édition, le « de antiquis ecclesiae ritibus » de Martène, les « Annales de Mabillon », le Bulteau, les collections des le nain de Tillemont, de Dom Ceillier, de Muratori, la collection des conciles de Mansi.

— Tenez, mon cher enfant, regardez si nos quarante-deux in-folios de Baronius sont beaux. C’est l’édition de 1738 à laquelle sont joints les « Annales sacri » de Tornielli ; c’est la meilleure édition, car celle de Bar-le-duc ne renferme pas les indices.

Et voici la patrologie et toute la série des Migne, le répertoire des sources historiques au Moyen-Age, du chanoine Ulysse Chevalier, les glossaires de Du Cange, le dictionnaire de Lacurne de Sainte-palaye, les solides outils des travaux des cloîtres.

Le P. De Fonneuve parlait à voix basse et ses mains tremblaient, en écoutant sonner les marteaux. Il semblait, à chaque caisse, que l’on clouait, qu’on ensevelissait dans un cercueil, l’un des siens.

Qu’est-ce que tout cela va devenir à l’étranger, dans un château où il n’y a pas de place pour les loger, où aucune bibliothèque ne sera prête pour les recevoir ? murmurait-il.

Oui, prenez, dit-il, au petit frère Blanche qui se présentait avec sa bonne figure souriante, pour le prévenir qu’il allait déménager les in-folios.

Il saisit le bras de Durtal ; descendons, fit-il. Ils enfilèrent une autre pièce ; celle-là n’était déjà plus qu’à moitié pleine. Des vides s’allongeaient dans les casiers, des livres qui n’étaient plus calés par les autres gisaient, étalés dans des amas de poussière, sur les planches.

Il hâta le pas et emmena Durtal, en bas, dans le cloître, mais là encore, il se cogna contre des casiers, contre des pyramides d’objets hétéroclites descendus des greniers et déposés sous les arcades, en attendant qu’on les emballât.

— Allons dans le jardin, loin de ce tohu-bohu ; — ils se dirigeaient vers la porte quand ils rencontrèrent M. Lampre. Lui, sortait de chez le P. Abbé ; il paraissait abattu et sa barbe sanglière semblait tirée, comme tourmentée par un fourragement fiévreux de mains.

— Eh bien, demanda-t-il, l’empaquetage de bouquins avance ?

— Oui, répondit le père, avec un soupir.

— Et vous partez toujours, ce soir, pour la Belgique ?

— Oui, mais je n’y séjournerai guère et rejoindrai sans tarder le Val des Saints, car je tiens à surveiller, moi-même, la mise des étiquettes sur les caisses. Ah ! Il s’en écoulera du temps avant que l’on n’ait réinstallé et classé cette bibliothèque dans un grenier, Dieu sait où !

Il y eut un silence, puis, se parlant plus à lui-même qu’à ses deux compagnons, le vieux religieux reprit :

— Pour nous autres, enfermés dans un monastère, peu au courant des incidents qui se produisent depuis des années, au dehors, quel réveil ! — mais lorsqu’on marche sur sa soixante-treizième année et que le sommeil devient, de jours en jours, plus rare, l’on est bien forcé, la nuit, de méditer son examen de conscience et alors on se pose la question de savoir si le seigneur, mécontent de ses ordres, ne tolère pas cette persécution pour les punir.

Oui, cette idée me hante, pendant mes insomnies, et je commence à croire que nous n’avons pas volé le châtiment que le sauveur nous inflige.

Voyez-vous, continua Dom De Fonneuve, après un silence, certainement on aime bien le bon Dieu, dans cette abbaye ; je puis assurer, sans mentir, qu’elle ne détient aucun mauvais moine, mais est-ce suffisant ?

Un mot a été prononcé, il y a quelques années, par un postulant venu du monde et que nous avons d’ailleurs congédié, pour motif de non vocation ; ce mot je n’ai pu l’oublier et il m’obsède, le voici : « on ne mange pas mal dans ce cloître, on y dort suffisamment, on n’y travaille pas et l’on y fait son salut, c’est mon affaire. »

L’exagération est manifeste, mais...

— Voyons, père, fit Durtal, on ne mange pas si bien que cela, chez vous !

— On ne mange pas bien !

— C’est mangeable, soyons juste, mais ce n’est pas un régal ; le péché de gourmandise est sauf.

Le père tombait de son haut.

— Vous êtes difficile, dit-il, moi je trouve que c’est bon, trop bon ; au reste, cette question de la cuisine n’est que subsidiaire ; mais elle se rattache à tout un ensemble de choses qui m’inquiète.

Je suppose, en effet, que je ne sois pas entré au cloître, que je sois resté dans le monde, ainsi que vous. J’aurais eu certainement bien des épreuves, bien des peines que j’ai évitées, en étant en clôture. Il m’aurait fallu gagner ma vie, payer mon terme, élever des enfants si je m’étais marié, soigner peut-être une femme malade ; d’autre part, admettons que, n’étant point demeuré laïque, je sois curé ou vicaire dans une campagne, j’aurais alors charge d’âmes, je devrais courir dans les hameaux de ma paroisse pour dispenser des secours, me débattre avec mon évêque et des municipalités souvent hostiles, mener une vie de chien, en un mot.

Au lieu de cela, je suis tel qu’un coq en pâte, qu’un rentier. Je n’ai à m’occuper ni de ma nourriture, ni de mon loyer, ni d’enfants ; je n’ai pas à porter, la nuit, le viatique, souvent au loin ; j’ignore les arias de l’existence ; et je pense qu’en échange de tant de tracas supprimés, je n’ai pas donné grand’chose à Dieu...

Il me semble, pour tout dire, que j’ai tiré mon épingle des holocaustes.

— Oh ! père, vous biaisez, s’exclama Durtal ; vous avez travaillé, toute votre vie, sans jamais prendre aucun repos. Et l’existence en commun si pénible et que tous les autres évitent, et les levers à quatre heures, l’hiver, et les longs offices dans une église froide, et le manque de liberté, et les mortifications dont vous ne parlez pas !

— Mais c’est l’enfance de l’art du seigneur, mon cher ami ; moi, je vois clair, je me suis, personnellement, beaucoup trop écouté ; quand je me sentais un peu souffrant, je m’imaginais de faciles excuses pour ne pas descendre à Matines !

— Vous, fit M. Lampre, c’est le P. Abbé qui à dû vous interdire, à certains moments, d’être présent à l’office de nuit ; vous défailliez de faiblesse dans le choeur et l’on était obligé de vous remonter dans votre cellule.

— Il est évident, reprit le moine qui ne les écoutait pas, que nous manquons de vie intérieure dans nos cloîtres ; nous nous figurons que lorsque nous avons récité l’office, nous sommes quittes avec Dieu ; c’est là une sérieuse erreur ; il faut aussi travailler et souffrir et nous paressons et nous ne nous immolons pas. Où est dans tout cela la sainte folie de la croix ?

— Ah çà, père, répliqua M. Lampre, sauf votre respect, vous vous moquez de nous. Vous êtes couvert d’infirmités ; il y a des mois où vous ne pouvez mettre un pied devant l’autre, où vous vous traînez pour atteindre la chapelle, le long des murs. Des immolations ? Mais en voilà ! que voulez-vous de plus.

Qu’il n’y ait pas dans les monastères assez de religieux arrivés à la vie unitive et fondus en Dieu, d’accord et il y a assez longtemps que je me tue à vous le crier ! Mais enfin, voyons, au Val des Saints, vous l’attestiez tout à l’heure, il n’y a pas de mauvais moines ; c’est déjà un point ; d’un autre côté, la situation spirituelle y est meilleure que dans bien des abbayes plus riches où l’argent, comme partout, poursuit son oeuvre de détraquement et les démoralise. Vous êtes heureusement pauvres et n’êtes pas par conséquent agités de la monomanie de bâtir des palais et d’acheter des parcs.

Le noviciat est rempli de petites âmes blanches ; il me semble que vous allez pâtir et réparer plus pour les autres que pour vous-même.

Durtal souriait devant ce renversement des rôles. C’était M. Lampre qui défendait maintenant les Bénédictins, alors que c’était lui qui d’habitude les attaquait.

— Nous avons aussi l’orgueil de notre robe à expier, reprit, d’une voix plus basse, le P. De Fonneuve ; nous vivons sur une antique réputation dont nous ne sommes plus dignes ; il est temps de faire notre mea culpa, maintenant que le bon Dieu nous frappe.

Durtal le regardait. Le vieillard avait les yeux pleins de larmes ; il parlait si humblement, d’un ton si convaincu.

Durtal qui l’admirait et l’aimait pour sa grande science et sa grande bonté ne put s’empêcher de l’embrasser ; et le vieil homme se mit alors à sangloter contre l’épaule de son ami.

Puis il regimba.

— Voyez, le beau moine ! s’exclama-t-il, en tâchant de sourire ; une femmelette ne serait pas plus faible ; ah ! Je peux dire que je n’ai pas volé, moi, ce qui m’arrive ! Au fond, c’est parce que j’ai vu emballer des livres auxquels je m’étais trop attaché, que je me suis attendri de la sorte ; cela t’apprendra, sotte bête, à ne pas suivre ta règle qui te défend de tenir à quoi que ce soit !

Adieu, je vais boucler ma valise ; je serai de retour dans quelques jours. Vous assisterez à notre prise de coule, n’est-ce pas ?

— Bien entendu, père.

Le vieux prieur s’éloigna.

— Vous avez causé avec le révérendissime ? demanda Durtal à M. Lampre.

— Oui, sa décision est prise. Aucun religieux, sauf le P. Paton, ne restera au Val des Saints ; c’est l’écroulement définitif de notre projet d’offices. Le père abbé désire d’ailleurs vous en parler lui-même, car il a, en même temps, quelque chose à vous proposer.

— Quoi ?

— Il ne me l’a pas conté.

Les cloches sonnèrent les coups de vêpres ; tous deux se rendirent à l’église. Après l’office qui n’eut rien de particulier, car c’était celui d’un simple confesseur pontife, coté sous le rite double, l’abbé revêtit une étole blanche et, à la suite des pères marchant en tête, et précédé par le frère Blanche qui portait sa crosse et par le frère Gèdre sa mitre, il regagna, à travers la grande allée de l’église, le cloître.

M. Lampre et Durtal emboîtèrent le pas derrière lui sous les galeries et entrèrent, à leur tour, dans la salle du chapitre, une vaste pièce, plafonnée de poutres, garnie, le long de ses murs, de simples bancs, occupée au bout par la cathedra élevée de quelques marches et au-dessus de laquelle était cloué un crucifix. Deux tabourets étaient placés de chaque côté de ce trône et, à droite, se dressait une table sur laquelle étaient posés, un bassin, une aiguière et des serviettes.

Au milieu de la salle, en face du siège abbatial, il y avait un tapis, deux flambeaux allumés, deux chaises, une pour le novice, l’autre pour le P. Felletin et devant celle destinée au novice, un escabeau et un coussin de velours rouge.

Lorsque tous furent assis, le P. Felletin s’avança vers le P. Abbé, le salua et dit, en latin :

— Révérendissime père, la règle a été lue déjà, pour une première fois, à notre frère Baptistin Cholet ; vous plaît-il de le revêtir de la coule des novices ?

— Allez et amenez-le.

Le P. Felletin sortit et revint, quelques minutes après, avec le frère Cholet qui baissait, intimidé, les yeux.

Il se prosterna, étendu à plat ventre sur le plancher.

— Quid petis ? que demandez-vous ?

— La miséricorde de Dieu et la confraternité avec vous.

Et l’Abbé répondit :

— Que le seigneur vous associe à ses élus !

— Amen.

L’Abbé reprit :

— Surge in nomine Domini ; levez-vous, au nom du Seigneur.

Le frère se leva et se mit à genoux ; l’abbé lui montra la règle de saint Benoît, s’enquit de savoir s’il voulait l’observer et, sur sa réponse affirmative, il répliqua « que Dieu achève ce qu’il a commencé en vous » puis il parla, remerciant le sauveur qui lui donnait, dans les moments si douloureux qu’il traversait, la consolation de voir persévérer une vocation dans son abbaye, et lorsqu’il eut fini son allocution, il se coiffa de la mitre simple, en toile d’argent, entonna l’antienne « mandatum novum do vobis » et les versets, les mêmes que ceux chantés au lavement des pieds du jeudi saint, alternaient, échangés par les deux choeurs des moines.

Dès le début de l’antienne, le postulant, après avoir salué l’officiant, était allé s’asseoir sur la chaise préparée à son usage, en face du trône et il avait défait ses bas et ses chaussures et tendu ses pieds nus sur l’escabeau.

Et l’abbé, la taille ceinte d’un linge, suivi des assistants et du P. Emonot, remplaçant le cérémoniaire, le P. d’Auberoche, parti à Paris pour dénicher de l’argent, s’agenouilla sur le coussin de velours. L’un des assistants tint le bassin, un autre versa de l’aiguière de l’eau tiède parfumée de plantes aromatiques, et le révérendissime lava les deux pieds du frère, les essuya, avec une serviette dont il se servit ensuite pour couvrir seulement les doigts, en laissant le reste des pieds à nu, puis il les baisa, et, chacun vint à son tour s’agenouiller et les baiser.

A la façon dont s’appliquait la bouche, l’on pouvait se rendre compte du plus ou du moins de ferveur et d’affection des pères et des frères ; les uns appuyaient les lèvres, embrassaient réellement, voyant en ce nouveau venu, ainsi que dans tout hôte, l’image du Christ ; les autres embrassaient aussi fortement, par affection fraternelle ; d’autres, au contraire, frôlaient seulement, se bornaient à remplir un devoir, sans y attribuer plus d’importance. Durtal, lui, rêvait à cette coutume, issue des premiers âges, perpétuée par l’église, à cette leçon d’humilité que saint Benoît infligeait à tous ses moines... et, soudain, il ne put s’empêcher de sourire ; le père Philogone Miné, assis, la tête perdue, dans un coin, la recouvrait subitement, ainsi que d’habitude, alors qu’il s’agissait d’un office. Il se démenait et, soutenu par deux frères, se traînait jusqu’au coussin, déposait, en souriant, un bon gros baiser sur les pieds du petit Cholet et était ramassé avec peine et reconduit à son banc.

Quand tous eurent ainsi défilé, sur un signe du maître des cérémonies et tandis que le choeur chantait le cantique : « Ubi charitas », le novice se rechaussa et vint se mettre à genoux, au milieu du chapitre ; les religieux en firent autant, devant leurs bancs.

L’abbé ôta sa mitre et chanta, tourné vers son siège, une série de versets, récita le Kyrie Eleison et le pater et termina par trois oraisons dont la dernière empruntée à l’office du patriarche : « renouvelez, Seigneur, dans votre église, l’esprit qui animait à votre service le bienheureux Benoît, abbé, afin qu’en étant remplis, nous aimions ce qu’il a aimé et accomplissions les oeuvres qu’il a prescrites. Par J.-C. N.-S. »

Tous les moines ayant répondu Amen, le révérendissime, en tête du chapitre, se retira.

Cette cérémonie devait se compléter, le lendemain matin, à la grand’messe où, après l’antienne de la communion, suivie du veni creator, l’abbé imposait la coule au novice qui allait ensuite accoler ses frères les novices, et s’installer à la place qu’il devait désormais occuper au choeur.

Cette solennité préliminaire du « mandatum » était toujours touchante par cette prosternation d’un abbé aux pieds de l’enfant qu’il accueillait, parmi les siens ; Durtal y avait assisté, nombre de fois, mais dans les circonstances où celle-ci se produisait, la veille d’un départ pour l’exil, elle devenait singulièrement émouvante.

Il ruminait ces réflexions sous les arcades du cloître, quand le P. Ramondoux vint l’aviser que l’abbé l’attendait pour l’entretenir.

Il monta au premier étage où était située la chambre du révérendissime. Elle ne différait de celles des autres que parce qu’elle possédait, en sus, un petit cabinet à peu près noir, dans lequel était un lit de fer semblable à tous ceux de la communauté ; le reste était aussi minable : murailles badigeonnées au lait de chaux, bureau peint en noir, chaises et fauteuil de paille, armoire de bois blanc et sur la cloison, une croix de chêne sans Christ, et la vierge en couleur de beuron sous passe-partout.

Dom Anthime Bernard serra la main de Durtal qui baisa son anneau et il lui dit, lorsqu’ils furent assis :

— Mon cher enfant, voici près de deux années que vous vivez près de nous et avec nous ; tous vous aiment et vous estiment ; dans quelques jours, nous allons vous quitter puisque le P. Felletin m’affirme que vous n’avez point l’intention de nous accompagner en Belgique ; je n’ose vous donner tort, car je ne sais même pas comment nous allons être organisés dans ce pays de Waes dont les habitants ne parlent que le flamand, mais, une fois débrouillés, je vous avertirai et vous allez me promettre que, dès que votre chambre sera prête, vous viendrez nous voir ; c’est convenu, n’est-ce pas ?

Durtal s’inclina.

— Maintenant, autre question. M. Lampre aurait été heureux et, vous aussi, je crois, que je pusse conserver un certain nombre de pères, ici, pour garder le monastère et continuer l’office. Cela n’est pas possible. Outre les ennuis que cela nous attirerait de la part du gouvernement auquel nous fournirions peut-être un prétexte pour mettre la mainmise sur l’abbaye, j’ai besoin de tout mon personnel là-bas et il va être bien réduit par les permissions que je suis forcé d’accorder à beaucoup de mes moines, désireux d’aller visiter leur famille, avant de s’acheminer vers l’exil.

Je tenais à vous dire cela, moi-même, pour que vous sussiez bien que je ne pouvais me conduire autrement ; il me reste maintenant une demande à vous adresser.

Vous n’ignorez pas qu’il est de notre devoir strict d’empêcher, à tout prix, une interruption de l’office ; il faut donc que le service liturgique persiste ici, jusqu’au moment où nous pourrons le reprendre en Belgique.

En sus du P. Paton, qui à cause de nos vignobles, ne peut s’éloigner du Val des Saints, je laisserai, pendant les quelques jours nécessaires, le père sacristain et un novice, le frère Blanche. Cela fait trois. Je n’ai pas le quatrième indispensable pour composer le choeur ; les quelques-uns auxquels j’avais songé, ayant justement sollicité un congé, durant ce temps. Or, j’ai pensé que vous consentiriez à faire ce quatrième. Vous connaissez l’office aussi bien que nous, depuis deux ans que vous le pratiquez. Vous êtes oblat, Bénédictin comme nous, il n’y a donc point de difficultés.

— Cela dépend ; s’il ne s’agit que de réciter l’office, je puis, en effet, m’en tirer. s’il s’agit au contraire, de le chanter ou de servir la messe, j’en suis absolument incapable.

— Il ne s’agit de rien de cela ; les convers adjoints au père Paton serviront les messes et, en admettant même qu’ils doivent être tous retenus, en même temps, dans le vignoble, le frère Blanche que je délègue justement comme aide des deux pères s’en chargera. Quant au chant, il n’y en aura point, les deux pères étant totalement dénués de voix. On se bornera donc à psalmodier.

— Alors c’est convenu.

— Je vous remercie. L’existence, seul, ici, va devenir bien lourde pour vous, reprit l’abbé, après un silence. N’avez-vous pas l’intention d’évacuer, après notre départ, le Val des Saints ?

— Certes, je n’ai jamais été un fervent de la campagne et si j’y suis venu, c’est à cause de l’abbaye. L’abbaye disparue, rien ne m’intéresse ici. Après bien des réflexions, il me semble que le plus sage serait d’abandonner la province qui m’horripile, d’ailleurs, et de retourner à Paris. Je tâcherai de choisir un quartier tranquille, d’y dénicher un logis clair et sec, à bon compte, près d’une chapelle, s’il y a moyen.

— Pourquoi n’iriez-vous pas près de nos amies, les Bénédictines de la rue monsieur. Elles ont grand’messe et vêpres chantées, chaque jour ; ce sont de saintes filles ; vous pourriez dans leur sanctuaire suivre vos offices.

— C’est une idée, en effet ; mais à propos, permettez-moi, mon révérendissime, de vous interroger, car j’ai besoin, moi-même, d’être fixé sur le moment où je pourrai arranger mes affaires ; quand a lieu l’exode de vos religieux ?

— La semaine prochaine ; le noviciat partira en bloc avec les convers, sous la direction du P. Felletin. Ils feront, en arrivant, le plus gros de l’ouvrage et prépareront l’oratoire et les chambres. Une équipe de pères, avec Dom de Fonneuve, nous quittera ensuite et lorsque ceux-là seront déjà tassés, j’emmènerai avec moi le reste de l’abbaye. Je tiens à demeurer, le dernier, à bord.

— Bien, alors, moi, je prendrai le train pour Paris, aussitôt que le service liturgique sera recommencé en Belgique.

— C’est entendu.

Durtal rebaisa l’anneau du P. Abbé et, une fois hors du couvent, il se heurta contre le curé qui s’y rendait.

Celui-ci se mit aussitôt à geindre sur la situation politique et à déplorer le bannissement des moines.

Il parlait, intarissable.

Mon Dieu, pensa Durtal, lorsqu’il fut débarrassé de cet importun, il sied d’être équitable. Je pardonnerai difficilement à ce prêtre d’avoir aboli le plain-chant et embrené nos oreilles de ses fredons, mais, si, contrairement à son avantage qui est de posséder l’église du Val des Saints à lui seul, il regrettait sincèrement, comme il l’assure, l’émigration des pères, eh, bien vrai ! Je lui serrerais de bon coeur la main, car cela prouverait qu’en dépit de toutes ses manigances, il est véritablement un brave homme ! Sur ce, allons dîner, et, le soir, à table, alors que Mme Bavoil, un peu calme, s’enquérait du départ des Bénédictins, Durtal lui raconta son entrevue avec le père abbé.

— Qui est-ce, dit-elle, ce père sacristain qui doit rester avec Dom Paton ?

— Je le connais peu. Dom Beaudequin est un gros Normand ; il a la réputation d’être un finassier et un cogne-fêtu. L’abbé le prête probablement parce qu’il est très bien avec le curé. Il l’a d’abord roulé par sa force d’inertie et ses faux-fuyants ; puis on ne sait pourquoi, par un besoin de domesticité naturel, peut-être, il est devenu son homme-lige et son meilleur ami. Mais cela m’est égal ; je le verrai juste aux heures des offices et, sorti de là, bonsoir.

Quant au P. Paton, lui, c’est le contraire, un moine franc, d’une seule pièce, solide et sûr, un saint religieux, paraît-il ; seulement il travaille constamment dans sa vigne et je ne l’ai guère fréquenté, jusqu’à ce jour.

— Bah, vous serez bientôt liés ; — à propos, Mlle de Garambois est venue pour vous voir ; elle ne cesse de pleurer et répète que si elle n’avait pas son oncle, elle filerait, elle aussi, en Belgique.

— Lorsqu’on y réfléchit, répondit Durtal, les personnes les plus à plaindre dans cette aventure, c’est encore nous. En effet, après l’instant douloureux de l’arrachage de leur ancien cloître, les pères retrouveront, une fois installés à Moerbeke, leurs cellules et leurs offices. Un vrai moine n’a qu’une patrie, son couvent. Qu’il soit en France ou à l’étranger, peu importe, puisqu’il ne devrait pas sortir de sa clôture ; l’exil ne le changera donc pas ; sauf qu’il boira de la bière au lieu de vin, à table, sa vie sera la même ; les novices, eux, se consolent à l’idée de voir du pays ; ce sont des enfants que les voyages amusent, mais nous, c’est notre existence par terre ; avec le carambolage de cette sacrée loi, c’est le déménagement, le chambard...

— Oui, on peut s’apprêter à manger de la vache enragée d’âme, conclut Mme Bavoil, en soupirant.




CHAPITRE XV


Les tristes journées et les plus tristes nuits commencèrent. Les stalles des religieux au choeur se vidaient, chaque jour. Tous décampaient, avant la déportation, dans leurs familles et devaient rejoindre l’Abbé à Paris pour se diriger de cette ville, sur la Belgique.

Faute des éléments nécessaires, les messes n’avaient plus maintenant qu’un seul servant ; le degré du rit n’était plus reconnaissable qu’au nombre allumé des cierges.

Les commentaires des journaux allaient leur train. L’on ne parlait plus que du retour en son empire de ce czar qui semblait n’être venu en France que pour détourner l’intérêt du public et occuper le rôle du joueur d’orgue couvrant les cris de la victime, dans l’affaire de Fualdès ; et l’exode des deux abbayes de Solesmes était, avec la visite finie de l’empereur Russe, le sujet de tous les entretiens du cloître.

Les novices admiraient cette façon de se retirer, à grand spectacle, et regrettaient qu’il ne pût en être de même au Val des Saints, où l’on se disséminait en de petits paquets ; les moines rassis, hochaient la tête disant : la population de Solesmes vaut mieux que la nôtre, et encore faudra-t-il s’assurer, une fois que les Bénédictins auront le dos tourné, si ces gens ne s’allieront pas avec leurs adversaires ! L’on causait aussi de l’embarquement pour l’île de Wight des moniales de sainte Cécile : c’était l’abandon complet de ce Solesmes que Dom Guéranger avait tant aimé !

Et sans espoir de retour, pensait Durtal, car avant qu’il ne soit longtemps l’abbaye de saint Pierre sera vendue par le gouvernement et prise.

Le moment du départ du noviciat, au Val des Saints, approchait. L’on résolut de célébrer au moins, avant que cette avant-garde n’eût quitté le cloître, un dernier office pontifical ; le curé offrait l’église pour la veille même de la mise en route des novices, pour le dimanche, fête de Notre-Dame des Sept Douleurs ; et cette festivité de tristesse semblait bien choisie pour dire à jamais adieu à l’église, car, à partir du lendemain, les pères, trop peu nombreux pour tenir le choeur, devaient rester chez eux et oeuvrer les offices dans l’oratoire.

Ce dimanche, les paysans des environs arrivèrent. Presque tous étaient socialistes et n’avaient cessé de réclamer la suppression des congrégations ; mais ils sentaient que la fermeture du monastère était la ruine du pays et des alentours. Tous vivaient de ces frocs détestés, les pauvres, surtout, qui déposaient leurs paniers à la porterie, les remportaient pleins et avaient ainsi leur nourriture assurée de chaque jour.

Ces gens étaient, à la fois, marris et furieux ; leur opinion était que les Bénédictins auraient dû se soumettre à la loi et continuer à se laisser gruger par eux.

La difficulté était d’organiser, pour cette dernière fête, une grande cérémonie ; car le personnel était restreint. L’on y parvint cependant ; le tapis de smyrne, le prie-Dieu vert, les draperies tendues d’habitude derrière le siège abbatial et de chaque côté de l’autel, étaient déjà emballés. On les compensa par des caisses d’arbustes et des fleurs. Le trône abbatial se détacha sur un fond de verdures et les reliques qui n’étaient pas encore serrées étincelèrent aux feux des cierges. Le père Emonot fut promu maître des cérémonies, Dom Paton et un autre moine assistèrent comme diacre et sous-diacre l’abbé ; le porte-crosse, le porte-mitre, le porte-bougeoir furent triés parmi les jeunes novices et le porte-queue fut un convers. Le rôle de céroféraires fut confié à des enfants de choeur et il demeura entendu que les frères Gèdre et Blanche qui avaient de jolies voix remplaceraient deux des chantres absents et se tiendraient, habillés, au choeur.

Et la cérémonie se déroula avec les vestiges de son ancienne splendeur, l’abbé, en cappa-magna, bénissant les fidèles, à son entrée, avant que de célébrer, lui-même, la messe.

La messe était belle, d’une liturgie singultueuse, dressant, à son entrée, la croix, entre la sainte vierge et saint Jean et le chant du stabat ouvrait, au bout du graduel, une échappée sur la colline du Calvaire. Il n’était pas de séquence plus touchante, car celle-là était, en quelque sorte, la Madeleine des proses ; elle arrosait de ses larmes les pieds de la mère, ainsi que la Madeleine avait arrosé avec les siennes les pieds du fils ; et le tremblement même des voix claires des frères Gèdre et Blanche qui avaient peur de chanter devant tout le monde, au choeur, ajoutait encore à l’émotion de ces strophes réclamant de Marie la grâce de pleurer et de compatir avec elle.

La messe, ainsi ingénûment et craintivement traitée, avait une autre tendresse, un autre accent d’adoration que celle qu’aurait vociférée, s’il avait été présent, le préchantre Ramondoux qui écrasait, de parti-pris, avec les mugissements de son marteau-pilon, les autres voix.

Quelle chance qu’il ait obtenu congé, celui-là ! se disait Durtal ; et il ajouta mélancoliquement : hélas ! C’est la dernière bouteille de plain-chant que je bois, car dès demain, le cellier des mélodies grégoriennes sera vide !

Après l’évangile, le curé monta en chaire, demanda la bénédiction au P. Abbé, fit l’éloge des moines et exprima, au nom de la paroisse, le regret de les voir partir.

Il parla net et bien.

Cela rachète tout, même la haine du plain-chant, pensa Durtal et il lui pressa la main et le félicita, à la fin de la messe ; puis s’en fut trouver le P. Felletin dans sa cellule.

Il voulait se confesser, une dernière fois, à son ami, mais il n’y avait plus ni prie-dieu, ni chaise ; tout était ôté jusqu’au crucifix et à la gravure en couleur de la vierge ; une paillasse sans draps gisait, seule, étendue, pour y passer la nuit, sur le carreau.

Le père s’assit sur le rebord de la fenêtre et comme le sol était couvert par la poussière du déménagement, Durtal déploya un vieux journal et s’agenouilla dessus.

Quand il se fut relevé, ils s’entretinrent.

Dom Felletin essayait de réagir contre la tristesse qui l’accablait ; il causait de l’avenir en lequel il avait foi, des desseins providentiels qui tendaient certainement à épurer l’église, du rôle inconscient que jouaient les énergumènes des deux chambres, destinés, sans le savoir, à accomplir peut-être une besogne utile, et il disait :

— Demain, nous décamperons, au petit jour et nous coucherons, le soir, à Paris chez les Bénédictines qui nous ont préparé un dortoir.

J’emmènerai, le matin, après la messe, tous les novices et les convers à Notre-Dame des Victoires et, dans l’après-midi, nous ferons, si nous avons le temps, un pèlerinage à la basilique de Saint-denys, et, en tout cas, à saint Germain-des-Près, car il est juste que nous allions saluer la vierge que l’on y révère et qui est nôtre et que nous rendions aussi une visite à nos grands ancêtres, Mabillon et Monfaucon dont les dalles funéraires sont scellées dans le mur de la chapelle récemment attribué à Benoît Labre. — Saint-Germain-des-Prés est la basilique de Paris qui est la plus remplie de souvenirs pour nous. Outre qu’elle fut l’abbatiale du monastère, elle recèle maintenant Notre-Dame la blanche, consolatrice des affligés. Sa statue, située à droite de la grande porte d’entrée, fut offerte, au quatorzième siècle, à notre abbaye de saint Denys par la reine Jeanne d’Evreux et, après avoir séjourné pendant la révolution au musée des petits Augustins, elle est revenue se fixer à Saint-Germain-des-Près, dans une ancienne église de notre observance. Elle est donc une relique Bénédictine, bien oubliée, hélas ! Car personne, même dans nos cloîtres, ne la connaît.

— La pauvre église ! s’exclama Durtal, a-t-elle été assez saccagée ! D’abord, avouons-le, par nos frères de saint Maur, qui, au dix-septième siècle, se plurent à la travestir à la mode du jour ; depuis, ç’a été le comble ; l’on a, si l’on peut dire, sulpicié ses murs en les recouvrant avec les banales images de cette pieuse leucorrhée de la peinture que fut Flandrin ! L’on a remanié la nef, du haut en bas, remplacé ses chapiteaux du onzième siècle par de grossiers reliefs revêtus d’or, peinturluré les colonnes, les voûtes, en d’affreuses nuances, des rouges de tripoli mêlés à des bruns de terre, des gris de poivre, des verts défraîchis de laitues cuites.

Mais, tout de même, je pense à une chose, père. Si défigurée, si souillée qu’elle soit, elle est admirable, si nous la comparons aux sanctuaires bâtis par les culs-de-jatte d’âme de notre temps ; avec son choeur du douzième siècle dont les contours ont été presque ménagés par des architectes distraits, elle vaut même qu’on l’explore, au point de vue de l’art. Eh bien, si, comme tout l’annonce, j’échoue à Paris, ne serait-ce pas le cas d’y réciter souvent mon office et d’y dire la prière à notre père saint Benoît et l’hymne brève le « Te decet Laus » que, seuls, nous possédons dans notre bréviaire. Depuis plus de deux siècles, le patriarche ne les entend plus sous ces voûtes ; je lui montrerai ainsi qu’il existe encore à Paris quelqu’un qui parle sa liturgie et se souvient et de lui et des siens.

J’irai-cela va de soi-voir aussi la vierge Bénédictine ; à défaut de moines, elle se contentera d’un laïque de l’Ordre qui la priera, en sachant au moins qui elle est et d’où elle vient ; je serai tout de suite, en pays de connaissance, avec elle.

— Oui, faites cela, mon cher enfant, et ne m’oubliez pas auprès de la madone dans vos prières, ah ! J’en aurai grand besoin car l’on a beau être religieux, l’on n’en est pas moins homme et c’est affreusement dur que de s’arracher à tout cela, murmura le religieux, en montrant par la croisée, l’église, les bâtiments et les jardins.

Durtal qui s’approcha de la fenêtre regarda les allées qui s’étendaient devant lui, celle des charmilles réservée aux pères et celle couverte d’un berceau de vignes, aux novices.

Elles étaient désertes ; tout le monde était accaparé par les derniers préparatifs. La vie s’était retirée déjà des jardins ; la solitude y commençait avant la fuite.

— Et les corbeaux de saint Benoît et les colombes de sainte Scholastique ? Interrogea Durtal, qui apercevait, au fond de l’allée des raisins, la grotte grillagée surmontée d’une statue de saint Joseph.

— Le P. Paton les soignera. Que voulez-vous, nous ne pouvons nous charger, dans un tel déménagement, de ces pauvres bêtes.

Un petit coup discret retentit à la porte et la tête du frère Gèdre parut.

— Père, on va procéder à l’emballage des reliques.

— Venez-vous, dit le moine qui se revêtit de la coule.

Ils montèrent dans la salle d’étude du noviciat ; des reliquaires de vermeil et de bronze doré, de toutes formes, églisettes ou donjons, médaillons ronds ou ovales, s’entassaient sur des tables. Deux novices tenaient des cierges allumés. Dom Emonot enveloppait chacun des phylactères dans une bande de lin blanc et les déposait dans le foin des caisses.

Quand le travail fut achevé, l’on salua, avant de les fermer, les caisses et l’on éteignit les cierges.

Durtal fit ses adieux à chacun, car l’on ne devait plus se revoir et, rentré avec le p. Felletin, dans sa cellule, ils s’embrassèrent longuement.

— Je vous donne rendez-vous à Paris, dit le père maître ; je serai bien forcé d’y aller de temps en temps, pour les affaires de mon noviciat. J’irai vous demander à dîner ; ayez confiance, tout s’arrangera mieux que nous ne le croyons.

— Que Dieu vous entende ! soupira Durtal.

Et la même scène des adieux se renouvela, quelques jours après, avec le p. De Fonneuve. Durtal l’avait vainement cherché dans les corridors, à la bibliothèque, dans sa cellule ; il avait fini par pénétrer dans l’oratoire où il l’avait découvert, pleurant, la tête dans ses mains, devant l’autel.

Le vieillard semblait harassé par de sombres pressentiments. Nous nous retrouverons, là-haut, disait-il, mélancoliquement.

— Et avant, à Moerbeke quand j’irai vous y visiter ou à Paris lorsque vous vous y rendrez, tâchait de répondre gaiement Durtal.

— Venez vite là-bas, si vous voulez revoir encore votre vieux prieur, répliqua le moine, et il serra son ami dans ses bras et le bénit.

C’est la fin de tout, pensa Durtal, lorsque ces deux religieux qu’il avait le plus aimés furent partis. Une fois disparus, il s’effondra, découragé, tuant les heures, en errant d’une pièce dans une autre, parcourant les allées du jardin, mal partout, incapable de tout travail.

Et un dégoût absolu d’essayer quoi que ce fût, de bouger de chez lui, l’accablait. s’il était enfin décidé à regagner Paris, c’est qu’il n’avait pas l’embarras du choix. Du moment qu’il ne voulait pas résider sans les Bénédictins au Val des Saints, il n’y avait plus qu’à cingler sur Paris, car le moyen terme d’un séjour dans une ville de province, où il n’eut plus eu alors ni les agréments de la campagne, ni les avantages d’une capitale, eut été absurde. Non, c’était l’un ou l’autre.

La résolution une fois prise, l’idée de s’embarquer dans un train, de chercher un logement et de déménager, l’affolait ; il vaudrait mieux s’enterrer ici plutôt que de recommencer encore une nouvelle vie, plutôt que d’en revenir où j’en étais, il y a quelques années, gémissait-il.

Paris, Dieu sait pourtant si je l’avais quitté, sans esprit de retour ! Et je suis acculé à y rentrer, car enfin, c’est idiot de songer, même pendant une seconde, à demeurer ici. Ah non, j’ai assez vu les décevants museaux des courges armoriées et des paysans de ce bourg ; tout, mais pas ça !

Et il tentait de se stimuler, de s’exciter sur Paris.

Il y aura une mauvaise passe à franchir, celle du déménagement, mais après, lorsque je serai installé, il sera très possible de s’organiser une existence quasi conventuelle, vraiment douce.

Paris est plein d’églises, saturées de prières, plus pieuses que ne sont toutes les églises réunies de la province ; et ses chapelles de la vierge à Notre-Dame des victoires, à Saint-séverin, à Saint-Sulpice, à l’abbaye aux bois, chez les dames Saint-thomas de Villeneuve ne sont-elles point d’accueillants dispensaires où la madone cicatrise, en souriant, les plaies ?

L’été, il pourrait se promener, en bouquinant, sur le quai, faire escale à Saint-germain-l’auxerrois, dans cette chapelle des âmes du purgatoire, si solitaire, si recueillie, au fond de son abside sombre ; d’autres fois, il pousserait jusqu’à saint Séverin et Notre-Dame ou s’attarderait, au retour, à Saint-germain-des-prés ; n’y avait-il pas à Paris des sanctuaires pour tous les épisodes d’âme ?

Ajoutons, comme distraction, entre la visite de deux églises, les musées du louvre ou de cluny. Enfin, au point de vue Bénédictin, maintenant que tous les cloîtres de l’ordre allaient disparaître du territoire, Paris n’était-il point le dernier refuge ?

Si les moniales de la rue monsieur étaient autorisées depuis des années, ainsi que l’affirmait le P. de Fonneuve, il devenait possible de suivre des offices et d’entendre encore du plain-chant, et, d’autre part, Saint-germain-des-prés, avec sa vierge, ses tombeaux de religieux de saint Maur, son choeur où avaient prié, pendant tant d’années, des moines, était apte aux souvenirs, et aux oraisons, propice. Que peux-tu désirer de plus ? se disait-il.

Et il s’incitait sur ces promenades des quais, s’éperonnait sur ces églises ; il essayait de les souhaiter et il écoutait en lui s’il ne surgissait point un assentiment qui répondît à ces exhortations. Et il n’entendait rien ; la perspective de rejoindre Paris ne le séduisait pas.

Il regardait alors le jardin qui était, à ce moment de l’automne, en pleine floraison. Les oiseaux pépiaient dans les taillis ; les basilics et les mélisses s’étoilaient de fleurettes blanches. Les asters, les menthes et les sauges étaient peuplés d’abeilles qui les piétinaient et pompaient leurs sucs, les ailes levées, en se cassant ; les feuillages des marronniers se cuivraient et ceux des érables muaient leur rouge sang en bronze ; les épingles du cèdre bleuissaient et ses branches se couvraient de petites gousses brunes ; et dès qu’on y touchait, il en sortait une poussière d’un jaune soufre qui vous saponifiait, ainsi que de la poudre de lycopode, les doigts.

Etait-ce l’ombre parfumée de ce jardin, ses sentes d’arbres tranquilles, ses massifs de fleurs qui le détournaient de convoiter Paris ? Non, car il ne se sentait aucune attache à cette terre et à ces bois ; aucun regret ne sourdait à la pensée de se séparer de cette campagne où il avait pourtant bien cru finir ses jours. Il n’aspirait ni à réhabiter Paris, ni à résider au Val des Saints ; alors quoi ?

Ce que je voudrais, ce serait de demeurer ici, mais avec les offices et avec les moines ! s’écriait-il ; et il rêvait subitement à un renversement de ministère arrivant en coup de foudre pour rétablir les choses et lui permettre à lui de rester et aux religieux partis de revenir. C’était fou ! — mais ces débauches d’imagination ne servaient qu’à renforcer son découragement car il retombait de son haut, après chaque évasion, et souffrait plus.

Ces démences n’étaient que douloureuses pendant le jour, mais elles devenaient vraiment effrayantes avec la nuit.

Aussitôt que la bougie était éteinte, les ennuis se désordonnaient ; l’ombre agissait sur l’esprit, comme un miroir grossissant de phantasmes, comme un microscope qui changeait les fêtus en poutres. Toutes les difficultés s’exagéraient. Ce déménagement, mais il allait falloir ramener une voiture capitonnée de Paris, une ? Deux, car ses cinquante paniers de livres composaient, à eux seuls, le chargement d’un wagon. À quel prix monterait alors cette expédition !

Et puis arrêter un appartement, c’est facile à dire. Où ? Comment d’ailleurs loger autant de bibelots et de volumes ? Il n’y avait pas à compter sur une maison neuve où en fait de murs, il n’existe que des cloisons vitrées et des portes à double battant, le tout tapissé de boiseries crème et surmonté de plafonds bleutés. Ces appartements-là sont bâtis pour des gens qui n’ont pas de meubles et encore moins de livres !

Il sera donc nécessaire de découvrir sa niche dans un vieil immeuble, mais alors c’est l’humidité, le manque de jour, l’incommodité de pièces mal distribuées, difficiles à chauffer ; c’est la glacière et c’est le cabanon.

Ensuite mes recherches sont circonscrites dans le VIe et le VIIe arrondissement, près de la rue monsieur, s’il est possible. Trouverai-je, à un prix raisonnable, le havre envié, dans ces parages ?

Et si, en ruminant ces réflexions, il parvenait à s’assoupir, il somnolait d’un sommeil concassé et se réveillait, brisé, vers les trois heures ; il se forçait à ne pas ouvrir les yeux, pour essayer de se rendormir, pour ne pas rentrer encore dans l’odieuse réalité, pour oublier ; mais c’était peine perdue ; le rappel de la vie sonnait la diane de ses maux et le jetait, éperdu, sur son séant. Il allumait au plus vite pour chasser les idées noires, mais la panique des futures épreuves soufflait en tempête ; le déclic était parti, la mécanique de l’imagination se déroulait à toute vapeur. Il tentait, pour se ressaisir, de réciter un chapelet, mais les grains coulaient entre ses doigts, sans que la pensée, pivotant sur la même piste, pût les écouter.

Quatre heures sonnaient et c’était affreux. L’on n’entendait plus rien, après le dernier coup. Les cloches de l’abbaye ne volaient plus depuis le départ du noviciat et les cent tintements, qui annonçaient la descente à l’église, se taisaient ; l’angelus restait muet aussi ; c’était la mort de l’air.

Et quand il s’était bien remâché ses ennuis et ses craintes, Durtal s’exaspérait contre ces catholiques qui continuaient de s’amuser, de vivre comme si de rien n’était, alors que l’on chassait les moines ! Les journaux, tels que le Gaulois, qui racontaient les dîners, les réceptions, les bals, ne permettaient de garder aucun doute sur la navrante inconscience de ces gens.

Les pauvres religieux, qui s’en occupait ? Sinon, pour les exterminer, les soldés du panama et les mis à prix des chambres.

J’ai bien peur, soupirait Durtal, que la mère Bavoil n’ait raison lorsqu’elle prédit d’épouvantables châtiments ; ce que la patience de Dieu doit être à bout ! D’ailleurs, rien ne tient plus ; tout s’écroule ; c’est la faillite dans tous les camps, faillite de la science matérialiste et faillite de l’éducation des grands séminaires et des ordres, en attendant la banqueroute générale qui ne peut tarder ! Les anarchistes ont peut-être raison. L’édifice social est si lézardé, si vermoulu, qu’il vaudrait mieux qu’il s’effondrât ; on verrait à le reconstruire, à neuf, après.

En attendant, il est fort à craindre que le seigneur ne nous laisse mijoter dans notre jus et n’intervienne que lorsque nous serons tout à fait cuits ; si seulement nous étions cet or dans la fournaise dont parle la bible, mais va te faire fiche, nous ne sommes que de la râclure de plomb dans une cocote de cuisine ; nous fondrons sans nous épurer.

Voyons, si je me levais ; il est enfin cinq heures ! Et il s’habillait et descendait assister à la messe du cloître.

Comme les autres offices, cette messe matutinale était singulièrement mélancolique dans l’oratoire qui n’était éclairé que par des cierges. Le père abbé ne la célébrait plus avec les deux assistants et le bougeoir des prélats. Un seul convers la lui servait, ainsi qu’aux autres moines.

Durtal agenouillé par terre, dans cette pièce voûtée en cul-de-four, simplement garnie de stalles et de bancs, se sentait envahi par une telle détresse qu’il pouvait à peine prier ; son unique consolation était de communier avec les religieux qui n’étaient pas prêtres et les convers. Il se prosternait avec eux aux pieds du père abbé, tandis que l’un d’eux récitait le « confiteor » et elle était très douce cette réfection des proscrits se repassant fraternellement le linge de la communion. Et c’était alors un grand silence ; chacun accroupi dans l’ombre, demandant au seigneur la force d’endurer l’épreuve et, après la messe, chacun s’en allait, sans échanger un mot.

Mon Dieu, se disait Durtal, en revenant chez lui, n’aurait-il pas mieux valu trancher l’amarre d’un coup, plutôt que de se traîner et de s’émietter, les uns et les autres, ainsi.

Enfin le départ du père abbé et du dernier groupe de ses pères fut fixé. La veille, aux vêpres, Durtal considérait, angoissé, le vieillard qui tenait la tête dans ses mains, sans bouger. Il la retira et, dans son visage contracté, les lèvres tremblaient. Il donna le signal de l’office, en frappant avec son petit marteau, sur le pupitre.

Et tandis qu’on psalmodiait d’abord none, Durtal se disait, en écoutant le psaume « In Convertendo », quelle ironie se dégagerait de ce psaume qui chante la joie du retour, s’il n’y avait point ce verset affirmant « que celui qui sème dans les larmes récoltera dans l’allégresse ». L’allégresse, la reverrons-nous jamais, ici ?

Et après les Vêpres, à ce moment où, avant de sortir de l’oratoire, chacun se recueillait, le front dans le scapulaire ramené sur la face, Durtal ne put s’empêcher de refouler ses larmes et de se crier, en lui-même : ah ! Bonne mère la vierge, et vous pauvre saint Benoît, c’est fini, la lampe s’éteint !

Il rentra, le coeur chaviré, à la maison. Mme Bavoil qui lisait un vieux bouquin près de son fourneau était, elle-même, assaillie par une crue de tristesse. Ils se regardèrent, en hochant la tête.

Mme Bavoil reprit son livre et lut à mi-voix :

« Pourquoi pensez-vous que si peu arrivent à la perfection ? C’est que peu se résolvent d’embrasser les privations qui contrarient leur nature, qui la font souffrir et que personne ne veut être crucifié. Notre vie se passe en théorie spirituelle peu pratiquée. La providence a plus de soin de ceux à qui elle fournit de plus belles occasions de souffrir ; mais Dieu ne fait ses faveurs qu’à ses meilleurs amis, de leur donner tout ensemble et l’occasion et la grâce de bien souffrir. »

— Sans doute, soupira Durtal qui vérifia le volume. Il reconnut un ouvrage de mystique, très rare, provenant de la bibliothèque de l’abbé Gévresin : les oeuvres spirituelles de M. De Bernières-louvigny.

— Mon Dieu, dit Mme Bavoil en déposant son livre, qui nous délivrera de ces ouvriers d’iniquités, de ces possédés des Synagogues et des Loges ?

— Personne. Il y a deux prétendants au trône, madame Bavoil, mais ils attendent qu’on leur apporte la France sur une assiette.

— Chaude peut-être ?

— Non, car ils auraient peur de se brûler. Il n’y a plus d’hommes. Humainement parlant, il n’y a rien à espérer. Le pays ressemble à l’un de ces vignobles de nos alentours dont m’entretenait le père Paton. Il est infecté de ce qu’on appelle le pourridié ; c’est une des maladies les plus anciennes de la vigne, en Bourgogne ; ce n’est pas le phylloxéra, mais ça ne vaut guère mieux. Le pourridié est un champignon qui pourrit les ceps. Ils s’affaiblissent, penchent peu à peu leurs rameaux en forme de tête de saule ; enfin, ils meurent et leurs racines sont tellement putréfiées qu’il suffit de tirer légèrement la souche avec ses doigts pour l’arracher.

A l’heure actuelle, l’on n’a encore découvert aucun remède qui soit efficace contre les ravages de ce parasite ; l’on n’en connaît pas non plus qui puisse enrayer les dégâts de ce pourridié des chambres dont nous sommes, nous aussi, atteints.

Celui-là ne laisse, comme l’autre, après lui, que des fétidités et des caries. Il gruge la France et la décompose : c’est la dissolution de tout ce qui fut honnête, de tout ce qui fut propre. Ce pourridié a fait de notre pays un vignoble de consciences inanimées, un clos d’âmes mortes !

— La vendange des démons ! Notre ami ; mais voyons, à quelle heure s’en va, demain, le père abbé ?

— A cinq heures.

— Nous irons à la gare ?

— Bien entendu.

Le lendemain, en effet, ils se rendirent au chemin de fer et furent rejoints en route par M. Lampre et Mlle de Garambois et, si mélancolique qu’il fût, Durtal ne put s’empêcher de sourire, en considérant sa soeur l’oblate, car, malgré son chagrin et ses yeux gros de larmes, elle n’avait pu omettre sa chère liturgie. Elle était pavoisée de la couleur du jour, le blanc des vierges, mais elle s’était permis, vu la circonstance, de donner un accroc au rite, en joignant une pointe de deuil au blanc, en arborant une cravate violette.

Quand ils pénétrèrent dans la salle d’attente, ils y virent le baron des Atours, sa femme, sa fille, d’autres hobereaux issus des châteaux des environs qui causaient avec le curé, dans un coin.

Durtal serra la main du prêtre, salua les gentilhommes et, pour la première fois, l’on se mêla. L’affliction commune fit oublier les bisbilles et les noises et rapprocha les deux camps.

Il n’y avait pas à douter de la sincérité de ces gens, ils étaient de bons catholiques et, bien qu’ils n’aimassent point, pour de petites raisons de clocher, les cloîtres, ils ne pouvaient en de telles circonstances, s’empêcher de déplorer cette odieuse persécution et de regretter le départ des moines.

Ils en parlaient tristement et pas plus que Durtal, ils ne croyaient à leur prompt retour dans le pays. Pour interrompre le deuil de ces propos, le curé annonça la grande nouvelle qu’il avait apprise, la démission de mgr Triaurault enfin remise et acceptée et la nomination de son successeur, l’abbé Le Nordez, maintenant signée.

— Je le connais, cet églisier, dit M. Lampre, à voix basse à Durtal ; et je vous assure que nous allons avoir avec lui l’ardélion des cultes ; ce que mgr Triaurault, si à plat ventre pourtant devant le gouvernement, va apparaître tel qu’un évêque indépendant, en comparaison de celui-là ! Les Bénédictins font bien de partir et je leur conseille de ne pas rentrer dans le diocèse, car il serait capable de leur interdire d’y célébrer la messe.

— Les voici ! s’exclama Durtal.

La porte s’ouvrit et l’abbé, en tête de ses religieux, parut. Il était pâle et sa grande taille semblait cassée. Derrière lui se pressaient les pères, charriant des valises et des sacs. On les reconnaissait à peine sous leurs chapeaux de prêtres, tant on avait l’habitude de ne les voir que têtes nues. Le P. Titourne perdait un peu, de la sorte, son allure de long pierrot noir, mais il était plus blême que de coutume et s’agitait auprès de deux religieux, l’infirmier et le sous-infirmier qui traînaient, en le tenant sous les bras, le père Philigone Miné. Lui voulait ôter le chapeau dont on l’avait coiffé et qui le gênait.

Le baron des Atours s’avança à la rencontre de l’abbé ; il excusa son fils absent, parti pour passer ses examens de l’école navale, puis il présenta, au nom de son groupe, les compliments de condoléance des châtelains.

Dom Bernard s’inclina et remercia plus particulièrement la baronne et sa fille d’avoir fait deux lieues, de si matin, pour venir de leur château à la gare, lui apporter le témoignage de leur pieuse sympathie ; et il fut, à cet instant, repoussé loin d’elles par un flot de foule qui envahit la salle. Des paysannes, arrivées des hameaux voisins l’entouraient, en geignant. — Ayez confiance, espérez, disait-il, cherchant à se dégager, souriant à Mlle de Garambois et Mme Bavoil qui s’étaient agenouillées pour baiser son anneau.

Des sifflets lacérèrent la gare, le train arrivait et il y eut une minute d’affolement. Le père Titourne se démenait, à la recherche de la valise du révérendissime qu’il avait déposée, il ne savait plus où ; Dom Paton et le petit frère Blanche embrassaient à la suite, tous les pères et, profitant du désarroi, le sacristain Dom Baudequin se glissait dans le cercle du curé, pour faire sa cour aux nobles.

Tous se jetèrent à genoux. A ce moment où il bénissait les siens, l’abbé si maître pourtant de lui, frémit et des larmes jaillirent de ses yeux. Ce fut un soulagement pour la pauvre Mlle de Garambois qui étouffait ; elle se prit à sangloter avec Mme Bavoil.

Le chef de gare pressait les religieux de monter. Ce fut alors lamentable. On dut hisser le père Philigone Miné dans le wagon. Il gémissait et refusait de partir. Il ne se calma que lorsque son abbé se fut placé sur la banquette près de lui.

— Adieu, mes enfants, dit le révérendissime, en retenant par la portière les mains de Durtal et de M. Lampre ; du courage, nous nous reverrons.

Le train s’ébranla ; ils s’agenouillèrent sur le quai et il les enveloppa, une dernière fois, d’un grand signe de croix, et dans des nuages de fumée, dans des vacarmes de ferrailles, tout disparut.

Durtal se releva et, malade de tristesse, aperçut le petit frère Blanche qui pleurait si fort qu’il lui tombait des yeux sur le sol, comme des gouttes d’orage.

Le père Paton vint l’étreindre et le consoler.

Incapable d’en supporter plus, Durtal, de peur d’éclater rentra, en avant des autres, à pas accélérés, chez lui.




CHAPITRE XVI


La vie au Val des Saints devint sinistre. L’horloge avait été arrêtée au moment même où le P. Abbé franchissait le seuil de son abbaye pour se rendre à la gare. Il n’y avait plus d’heures, plus de sonneries, plus de cloches. L’impression funéraire que dégagea ce bourg fut telle qu’instinctivement les paysans se mirent, ainsi que dans une chambre de malade, à parler bas.

Les auberges dont la meilleure clientèle était composée par tous ces gens qui venaient de Dijon et des alentours visiter le cloître, se désemplirent d’un coup ; le coiffeur que sustentaient les grandes tonsures des moines et les barbes des retraitants put fermer, tous les jours, sauf le samedi soir, sa boutique ; mais les commerçants les plus directement et les plus promptement atteints furent le boulanger et surtout le boucher qui, faute d’un débit suffisant, conserva ses carnes mortes ou ne les tua plus. Ce fut, dans le village, un mécontentement général ; le maire et les conseillers municipaux l’exploitèrent habilement contre le monastère. Aux plaintes des habitants leur reprochant d’avoir par leur politique anticléricale ruiné la commune, ils répondirent : nous n’avons pas chassé les moines ; s’ils avaient demandé l’autorisation, nous aurions appuyé leur requête auprès du préfet. Ils se sont révoltés contre la loi ; nous n’y sommes pour rien ; prenez-vous-en à eux.

Et les paysans s’indignèrent, en effet, contre les Bénédictins, voire même contre le curé qui, faute d’argent, ne pouvait secourir les malheureux ; mais leur bête noire fut le P. Paton qui supprima leurs derniers bénéfices, en refusant aux étrangers la permission d’explorer la solitude du cloître ; lui, était peu facile à émouvoir ; il usa cependant d’advertance, en affublant les trois convers qui devaient rester à demeure avec lui dans les bâtiments vides, de costumes civils. Ils dissimulaient, ainsi que Durtal, le grand scapulaire de l’ordre sous les vêtements ; l’un d’eux gardait la porterie et préparait la cuisine du petit camp ; les deux autres travaillaient, en tant qu’ouvriers loués, à la vigne et logeaient dans une dépendance de la maison de M. Lampre. De son côté, Dom Beaudequin habitait chez son ami le curé et le petit frère Blanche avait été recueilli par Durtal.

Mlle de Garambois donnait un coup de main à Mme Bavoil pour les apprêts du déménagement et elles ficelaient les paquets ensemble ; quant à M. Lampre, il faisait la navette entre Dijon et le Val-des-Saints ; il consultait les avoués, les hommes d’affaires, organisait des travaux de défense autour de l’abbaye, la bastionnait de procédure, accumulait les précautions en vue d’une attaque possible.

Les gendarmes ne tardèrent pas, en effet, à arriver ; mais ils constatèrent que les papiers étaient en règle, qu’un seul religieux était domicilié, avec un concierge laïque, au monastère et ils s’en furent.

Telle était la situation, quelques jours après le départ du père abbé.

Durtal gisait, démâté, et s’il n’avait pas eu auprès de lui cet être angélique qu’était le frère Blanche, il aurait sûrement sombré dans le découragement. Jamais il n’aurait cru que ses moines lui tenaient autant au coeur ; un mirage se produisait. Il ne voyait plus les défauts, les ridicules, les tares, tout le côté trop humain du couvent ; la partie honnête mais médiocre du milieu s’enfonçait dans l’ombre, tandis que les deux extrémités, la vieillesse et l’enfance, s’avançaient en pleine lumière : les vieux religieux et ceux formés d’après l’ancien module, vraiment imposants et vraiment pieux et les petits novices dans toute la première ferveur de leur vocation. Grâce à ces deux éléments, il sortait une vertu de ce monastère et il en était de cette vertu de même que de la force liturgique ; le courant continu devenait par accoutumance presque insensible, mais l’on se rendait compte de sa très réelle puissance, par sa propre faiblesse à soi, aussitôt qu’il se trouvait interrompu.

A se rappeler le P. Abbé, si indulgent et si bon, le P. de Fonneuve, le P. Felletin, le P. d’Auberoche, tous ces pères qu’il avait et fréquentés et aimés, Durtal attisait ses regrets et stimulait aussi son aversion pour ces paysans qu’il savait le détester autant que ces Bénédictins dont il était l’ami.

Des inscriptions tracées au charbon et à la craie sur les murs de l’abbaye et sur les siens : « à bas les moines, à bas les ratichons, à bas les calotins », certifiaient l’animosité sans cause de ces gueux.

Ah ! se disait-il, si je n’avais pas promis au révérendissime de séjourner ici, jusqu’à la reprise des offices à Moerbeke, ce que je filerais d’une traite sur Paris et secouerais la poussière de mes souliers sur cet affreux pays !

Et cependant, il n’avait guère le loisir de ruminer ses ennuis, car il ne disposait pas d’une minute de libre. Il lui fallait d’abord descendre à l’oratoire, après avoir soigneusement scruté ses offices de peur de se tromper et, quand il était de retour chez lui, il enveloppait, avec le petit Blanche, de couvertures en papier, ses reliures les plus fragiles, classait dans des cartons ses notes, emballait ses bibelots, ordonnait tout pour que les déménageurs n’eussent plus qu’à bourrer les paniers qu’ils apporteraient et les charger.

Forcément, les services avaient été réduits. Le P. Paton était accablé de besogne ; aussi disait-il ses matines et ses laudes, seul, en allant au vignoble et il revenait, à six heures, célébrer la messe à laquelle tous assistaient. Elle était précédée de prime et de tierce et suivie de sexte psalmodiés en commun. Ce après quoi, chacun se rendait à ses affaires et l’on retournait à la petite chapelle, à cinq heures, pour psalmodier none et vêpres et l’on récitait les complies avant de se coucher, chez soi.

Les offices étaient annoncés par le frère Blanche qui agitait une sonnette de marchand de coco sous le cloître ; les moines revêtaient leur coule et l’on entrait, deux par deux, en rang, dans l’églisette, les deux pères en tête et le novice et l’oblat en queue.

Là, on se divisait et, après une génuflexion devant l’autel, on se saluait. Durtal s’installait près du père Paton dans les stalles et Dom Beaudequin et le frère Blanche leur faisaient vis à vis, de l’autre côté du choeur.

La mélancolie des offices ânonnés dans le déconfort de cette cave obscure ! Durtal ôtait de sa poche un tronçon de bougie qu’il allumait et posait sur le rebord du pupitre ; et il s’écarquillait les yeux à lire son diurnal dont les caractères turbulaient, en dansant une saltarelle de pattes de mouches, de pattes rouges et noires.

Les petites heures se dévidaient sans difficultés ; il savait d’ailleurs par choeur les hymnes et les psaumes de la semaine, invariables du mardi au samedi. Il n’avait à étudier que celles du dimanche et du lundi qui diffèrent ; mais les vêpres se compliquaient ; elles étaient faciles à débiter, alors même qu’elles se coupaient à partir du capitule et passaient d’un saint à un autre, mais à la fin, c’était l’embrouillamini de la bobine ; il y avait parfois trois commémoraisons et il fallait se souvenir des numéros de la série, sauter d’un bout du livre à l’autre afin de piquer les antiennes, et de détacher les suppliques. En dépit de tous les signets, de toutes les images insérées entre les pages en guise de marques, c’était, à chaque saint qui défilait, une chance de se leurrer. Ah ! Avec ses perpétuels renvois et ses erreurs de pagination quel instrument défectueux, quel outil absurde, que celui de ce Diurnal !

Si seulement on avait eu le temps de chercher, de se ré1cupérer, mais non ; sous peine de gâcher l’office, il convenait que l’antienne fut prête et lancée à temps ; et, dans la fatigue des courbettes exigées par la doxologie, dans le trémoussement continuel du texte, aux lueurs incertaines d’un lumignon, les exercices liturgiques étaient pénibles.

Enfin, Durtal s’en tirait tant bien que mal ; mais la préoccupation de ne pas gaffer l’empêchait de se recueillir, de comprendre le sens même des versets qu’il psalmodiait. Il ne se reprenait qu’à cette minute où, avant de sortir de la chapelle, la prière individuelle est permise.

Il y avait pourtant, après sexte, un moment douloureux où l’oraison commune ramenait chacun à la réalité des alentours, le moment où le p. Paton, pour clore l’office, disait à voix basse :

— Divinum auxilium maneat semper nobiscum-que l’aide de Dieu demeure toujours avec nous.

— Et cum fratribus nostris absentibus, amen — et avec nos frères absents, ainsi soit-il — répliquaient les trois autres, en baissant aussi le ton.

Cette exoration, à des époques moins troublées, se référait simplement aux frères en voyage ; aujourd’hui, elle s’appliquait à tous les moines partis pour toujours peut-être de leur résidence ; et il y avait un silence après le répons, un rappel de la scène de l’embarquement au train, et de l’abandon où tous les quatre se trouvaient dans l’abbaye vide ; et l’on se quittait sans avoir le courage de se confier la tristesse de ses pensées.

Souvent, Durtal errait, le matin, quand sexte était terminée, dans les jardins de l’abbaye et il y fumait de mélancoliques cigarettes.

Délaissé même avant la fuite, car tous les convers avaient été employés aux empaquetages, le jardin devenait déjà un peu fou ; les herbes couraient dans les allées ; des tomates écrasées jonchaient la terre ; des poires se talaient sur le sol. Les pauvres fleurettes jaunes des plantes de rebut, des moutardes, des benoîtes et des potentilles, celles surtout de l’herbe de sainte Barbe, de ce vélar, d’aspect si indigent avec ses tiges grêles qui se croisent et ressemblent à de minuscules perchoirs de perroquets, envahissaient les massifs où pointaient les ronces. La nature, qui cessait d’être surveillée, commençait à faire des siennes.

Quelquefois, avec le frère Blanche, il se promenait sous le berceau de vigne des novices.

Au bout de l’allée, ils s’approchaient de la grotte qui abritait, dans ses deux compartiments grillés, les colombes et les corbeaux.

Les corbeaux étaient bêtes fort vénérables, car ils provenaient d’une lignée rapportée du mont cassin où l’on en élevait des couples, en l’honneur du patriarche ; et les colombes possédaient, elles, le privilège, le jour de la sainte Scholastique, d’être lâchées, à la fin du repas, dans le réfectoire où elles picoraient près des moines, sur les tables, les miettes.

Ces volatiles, qui ne voyaient plus devant eux qu’un chemin silencieux et désert, paraissaient ahuris. Les corbeaux se renfrognaient, les uns contre les autres, sans bouger ; mais les colombes reconnaissant le petit frère qui les gâtait d’habitude, se précipitaient sur la grille, au-devant de lui ; et il ouvrait la cage, les prenait, une à une, leur donnait à manger des grains, les embrassait, les assurait qu’il ne les oublierait pas et il les remettait dans leur logette presque en pleurant.

Ah ! disait-il, si je ne devais pas voyager avec le père Beaudequin qui a l’horreur des animaux, je les aurais bien amenées avec moi et je suis certain que le révérendissime ne m’aurait pas trop grondé ; heureusement que Dom Paton ne les laissera pas jeûner.

D’autres fois, lorsque ce père ne retournait pas à sa vigne, après l’office, tous deux demeuraient avec lui et l’aidaient à nettoyer un peu le fouillis des salles ; le plancher était encombré de copeaux, de papiers, de paille, et ils balayaient le tout et l’on en chargeait une brouette que l’on vidait dans le trou au fumier, au fond du clos.

Quand les cellules et les couloirs furent un peu rappropriés, le moine les conduisit dans le grenier ; il avait formé le dessein de le ranger, mais le courage leur manqua pour monter à l’assaut des barricades d’objets hétéroclites qui l’emplissaient.

Les déchets accumulés, depuis des années, d’un couvent étaient là. Le cellerier avait la manie de ne rien jeter et il déposait dans ce capharnaüm tous les engins hors d’usage, tous les ustensiles brisés. Il y avait des literies malades et des arrosoirs qui avaient perdu leurs pommes et qui fuyaient par le bas, des bidons de pétrole crevés et des lampes mortes ; il y avait des tables sans pieds, des tabourets cassés, des marmites infidèles ; il y avait même des statues décapitées de saints, le tout enchevêtré, pêle-mêle, sous une couche de poussière traversée par des caravanes de rats.

Dom Paton tira du tas une chaise par la patte qui lui restait et ce fut un écroulement d’on ne sait quoi. L’on entendit des bruits de ferrailles et de vitres qu’on brise et ils furent couverts et aveuglés par un nuage de poudre. Ils s’en tinrent là. Il faudrait une escouade de sapeurs du génie pour nous frayer un chemin dans le maquis de ce rancart, disait le religieux, en s’époussetant. Et ils redescendaient et devisaient, en ambulant sous les arcades du cloître. Ce moine plaisait à Durtal par sa dignité et sa bonté simple ; avec sa haute taille, son visage basané par le soleil des vignes, ses yeux en eau couleur d’acier que barraient de grandes lunettes aux cercles de corne, il était d’aspect plutôt noueux et dur ; mais une douceur très timide se cachait sous cette enveloppe d’ermite. Durtal se confessait à lui et admirait sa discrétion, sa sagesse, son besoin de s’effacer, son amour vraiment ingénu pour la vierge ; il admirait aussi cette affection toute paternelle qu’il témoignait au petit Blanche. Il eût été son véritable enfant qu’il ne l’eût pas plus attentivement choyé.

Il est juste de dire qu’il eût été difficile de ne pas aimer ce moinillon si naïf, si candide, avec son avenante figure, ses yeux limpides, son rire frais, son allégresse toujours renouvelée de servir le seigneur et d’être Bénédictin ; mais la parfaite innocence de cet enfant, sa piété foncière et tranquille n’excluaient pas une vision très claire des alentours, une observation placide de la vie qu’il exprimait avec une franchise absolue, sans jamais s’inquiéter des ennuis qu’il pourrait avoir.

Et il s’en était attiré du côté du père Emonot qu’il révérait et qu’il approuvait lorsqu’il lui infligeait de longues coulpes pour avoir trop librement parlé.

— Il est très juste, affirmait-il ; il me tombe souvent dessus sans que je sache pourquoi. Il me l’explique et je ne comprends pas toujours bien la gravité de la faute que j’ai commise ; mais du moment que, lui, est sûr que je suis coupable, c’est que je le suis. Ah ! Il ne badine pas, notre père zélateur, mais s’il est si sévère, c’est qu’il veut nous épurer et, vous savez, si l’on écoutait avec soin ses conseils, si l’on consentait très réellement à se mortifier, l’on finirait par devenir un vrai moine.

— Mais il me semble, petit frère, que vous les suivez, ses conseils.

— Mal ; quand je me crois innocent et qu’il me punit, j’ai, tout au fond de moi, un premier mouvement de révolte. Je le réprime après, mais je ne l’ai pas moins eu. Je subis mais je n’envie pas l’humiliation ; ce qui vous montre combien j’ai peu tué le vieil homme et combien je suis loin des préceptes de Notre Sainte règle qui dit dans le Chapitre V sur l’obéissance, que si « le disciple se soumet de mauvaise grâce, s’il murmure non pas seulement de bouche mais même seulement dans son coeur, son oeuvre ne sera pas agréée de Dieu qui voit dans son coeur le murmure. »

Et, après réflexion, il ajoutait : je n’ai pas l’impatience de la servitude, je ne suis rien.

Puis, voyez-vous, reprenait-il, j’ai un cousin qui était très instruit et qui est entré dans une trappe ; eh bien, lui, n’a voulu être que convers. C’est là, entre nous, la pierre de touche des deux branches Bénédictines ; chez les moines blancs, personne ne veut, par humilité, être père, et chez les moines noirs, aucun de nous ne veut être convers.

— Mais... mais... s’écria Durtal, il y a vocation pour tout ; vous serez plus utile ici, comme religieux de choeur que comme frère !

— Sans doute ; n’empêche que si j’étais vraiment humble, je n’aurais pas désiré m’élever au rang de profès !

— Avec ce système-là, il n’y aurait plus d’offices ! Certes, si quelqu’un est enthousiaste des trappes, c’est moi qui ai connu dans l’une d’elles, à Notre-Dame de l’âtre, une sainteté que je retrouve difficilement autre part ; mais enfin la filiation de Cîteaux a une mission spéciale différente de la vôtre. Il y a place pour tous dans l’église ; les ordres se complètent ; prenons-les donc pour ce qu’ils sont et défions-nous, petit frère, n’ayons pas trop l’ambition de l’humilité car elle ne serait peut-être pas si éloignée qu’elle en a l’air, de l’orgueil !

Un autre jour, en ficelant ensemble des liasses de brochures, Durtal lui parlait de ce novice rationaliste, que l’on avait fini par caser dans un séminaire en quête de sujets, et le petit expliquait très lucidement l’état d’âme de ce malheureux.

— Le frère Sourche, disait-il, a le coeur vrai et l’esprit faux ; il lisait... il lisait... et il ne digérait rien ; c’était dans sa pauvre tête, une salade, un pêle-mêle de scrupules et de doutes ; alors, il étouffait, se ruait dans les couloirs, les poings au corps et le front en avant, ainsi qu’un boeuf, ou bien il s’enfermait pour sangloter dans les lieux ; c’était une pitié, mais on ne pouvait le garder car l’agitation pleuvait autour de lui. Il aimait bien le bon Dieu mais, de peur de perdre complètement la foi, il s’était fabriqué une religion presque protestante, sans s’apercevoir qu’en lésinant sur le surnaturel, il s’exposait à ne plus croire à rien du tout.

Pauvre frère Sourche, si la cervelle était folle, ce que le coeur était excellent ! Il n’y avait pas d’être plus affectueux, plus charitable ; nous étions bien amis ensemble ; aussi, lorsqu’il est parti, nous avons échangé nos disciplines.

Au fait, pensa Durtal un peu interloqué par ce genre de cadeau, les novices ne possèdent que cela à eux ; ils ne peuvent donc se donner, en signe de souvenir, autre chose.

— Et votre petit frère Gèdre ?

— Oh lui ! il est un modèle de sagesse et de raison ; le frère « trotte menu », ainsi que nous l’appelons, est avec notre vieux saint, le frère de Chambéon, le plus avancé de tout le noviciat, dans la voie de l’oubli de soi-même et de l’abandon en Dieu ; et vous rappelez-vous sa jolie voix ! Je n’ai jamais ouï chanter par personne la deuxième phrase du graduel de la messe de la sainte Vierge, le « Virgo Dei genitrix » comme par lui. Ce qu’il priait bien, en chantant ainsi !

Et lui-même se mettait à la chanter et, en l’entendant, Mlle de Garambois qui hennissait telle qu’un cheval de trompette, aussitôt qu’elle écoutait du plain-chant, montait d’en bas où elle travaillait avec Mme Bavoil.

L’excellente créature aussi que celle-là ! et toujours aimable et toujours prête à rendre service. Durtal regrettait de quitter ce Val des Saints si odieux pourtant, à cause d’elle et de son oncle. M. Lampre ne pouvait évidemment habiter Paris, mais, elle, qui avait constamment séjourné dans les parages de couvents, pourquoi ne s’y fixerait-elle point ? Et Durtal essayait de la décider à venir y passer au moins l’hiver.

Mais elle répondait, à la grande joie du petit Blanche :

— Vous m’avez assez fréquentée pourtant pour savoir que je m’acoquinerais, des heures entières, chez les pâtissiers ; ici, je ne puis trop pécher par gourmandise parce que je n’en ai pas l’occasion, mais à Paris !

— C’est donc bien bon les gâteaux ? Questionnait l’enfant qui n’en avait guère mangé dans sa vie.

— Si c’est bon ! Elle levait les yeux au ciel et ajoutait : « et avec un doigt de porto après », puis se reprenait, en rougissant un peu et s’écriait : c’est mal ce que vous faites là, vous me déconfessez ! Je sors du tribunal de la pénitence, je ne pensais à rien et vous me remettez l’eau à la bouche, en m’entretenant de ma gourmandise !

Non, poursuivait-elle, plus calme. Moi, je suis clouée, ici. Si je déménageais ce serait pour revivre dans les alentours d’une abbaye, et comprenons-nous, près d’une abbaye d’hommes, car chez les religieuses, il n’y a pas de cérémonial, pas de galas pontificaux, pas tout ce que j’aime. Il me faudrait pour l’obtenir m’exiler à l’étranger et encore je serais volée, car il n’y aurait très probablement point, comme ici, comme dans tous nos monastères de France, une église située hors de la clôture et, par conséquent, accessible aux femmes.

Et alors, me voyez-vous dans un pays où je ne connaîtrais pas un chat et où je ne pourrais suivre les offices.

Et puis d’ailleurs mon oncle est vieux et ce n’est pas le moment, alors qu’il aurait besoin de moi, de le lâcher !

— Vous viendrez bien au moins, de temps en temps à Paris ?

— Ah ! pour cela, oui.

— Et quitte à l’induire à tentation, je lui cuisinerai de joyeux fricots, disait Mme Bavoil qui était montée la chercher.

Les journées s’écoulaient et le télégramme du p. Abbé annonçant la reprise définitive des offices en commun, à Moerbeke, n’arrivait pas.

Durtal était prêt ; son plan de départ arrêté. Il était résolu, aussitôt que Dom Beaudequin et le petit Blanche auraient reçu l’ordre de rejoindre leur corps en Belgique, de filer sur Paris. Une fois débarqué, en supposant qu’il eût la chance de dénicher sans retard un appartement convenable, il s’aboucherait avec le déménageur ; l’on pouvait compter trois jours pour l’envoi des wagons au Val des Saints ; pendant ces trois jours, il ferait coller, s’il était nécessaire, du papier neuf dans les pièces et il attendrait patiemment, en les laissant sécher, les quatre ou cinq autres jours indispensables pour amener les meubles à Paris.

Il ne retournerait donc pas au Val des Saints — ce qui lui éviterait les frais d’un voyage-et Mme Bavoil prendrait, de son côté, le train, dès que les voitures seraient en route. La serviable Mlle de Garambois se chargeait d’ailleurs de l’hospitaliser chez elle, lorsque les lits seraient emballés.

Et, mélancoliquement, dans le jardin, regardant les massifs en fleur et les arbres, il disait au frère Blanche :

— Je ne sais pas si jamais, les uns ou les autres, nous reviendrons ici ; mais quels changements nous y découvrirons ! Tel de ces vieux arbres sera mort et tel autre de ces jeunes sera devenu énorme ; tout sera méconnaissable ; mon successeur sera sans doute moins miséricordieux que moi pour les pauvres plantes que j’ai conservées parce qu’elles étaient vouées à des saints ; et il les énumérait, en les indiquant à l’enfant : la primevère dédiée à saint Pierre, la valériane à saint Georges ; le tussilage ou pas-d’âne à saint Quirin ; le seneçon Jacobée à saint Jacques ; le velar à sainte Barbe ; l’armoise à saint Jean-Baptiste ; l’inule à saint Roch, combien d’autres !

Sauf la valériane, poussée dans la muraille et dont les fleurs d’un rose de papier buvard, désalourdi de son blanc qui semble reporté dans le vert de ses feuilles, sont jolies, les autres qui exhibent, pour la plupart, comme toutes les plantes proscrites des massifs, des fleurettes d’un jaune vulgaire, sont laides ; et le monsieur qui louera la maison ne comprendra jamais pourquoi je les ai tolérées !

— Quitter cela, c’est quand même pénible, murmurait le frère Blanche, car vous êtes si confortablement installé ; mais, moi, ce qui me chagrinerait le plus à votre place, ce serait de ne plus voir Notre-Dame de bon espoir, à Dijon.

— Elle existe, sous un autre vocable, à Paris, la Vierge noire, répliquait Durtal ; et elle est entourée, dans sa chapelle de la rue de Sèvres, d’un culte autrement vivace que celui de notre mère de Dijon ; quant aux madones blanches, il n’y a pas en Bourgogne l’équivalent de Notre-Dame des Victoires, de Notre-Dame de l’Espérance de saint Séverin, de Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame la Blanche de Saint-Germain, de la Madone de l’abbaye aux Bois, pour en citer cinq !

— Le fait est que vous ne serez pas, à ce point de vue-là, à plaindre, opinait le novice.

Enfin, un matin, alors qu’ils arrivèrent, tous les deux, à l’oratoire, le P. Paton leur montra le télégramme qu’il venait de recevoir. Il les avisait de la reprise des offices et prescrivait le départ des deux moines.

Encore qu’il s’y attendît, ce fut un gros crève-coeur pour Durtal que de se séparer de son petit frère ; ils avaient vécu, une semaine ensemble, et si l’atmosphère n’avait pas été si surchargée de tristesse et de regrets, l’existence eût été vraiment confinée en Dieu et vraiment douce.

— Ah ! fit Durtal agenouillé à la chapelle, alors que se termina, sur les vêpres du jour, le dernier office-mon père saint Benoît, la lampe est rallumée en Belgique, il ne nous reste plus qu’à souffler notre pauvre lumignon ; — et il éteignit, en effet, son bout de bougie, symbole très exact de la misère de ces heures canoniales, psalmodiées à quatre !

Et après avoir, le lendemain, reconduit et embrassé l’enfant à la gare, il s’en fut chez M. Lampre qui avait voulu lui offrir un déjeuner d’adieu ; mais le repas fut lugubre ; malgré les grands crus, tous étaient silencieux et absorbés. La débâcle de l’abbaye s’achevait avec celle de l’oblature ; la dispersion allait rompre tous les liens ; chacun comprenait qu’on ne se reverrait guère.

Et cette sensation, Durtal l’éprouva, tenace, obsédante, à Dijon, alors qu’il monta dans le rapide ; ses amis l’avaient accompagné sur le quai de la gare ; on se serrait les mains, on se promettait de revenir en villégiature au Val des Saints et de se visiter à Paris et quand le train détala, Durtal, sur sa banquette, n’eut aucune illusion et se sentit vraiment, à jamais loin de ces braves gens, seul.

Et il se disait :

L’expérience est close ; le Val des Saints est mort ; j’ai assisté à l’ensevelissement du monastère et j’ai été l’aide-fossoyeur de ses offices. C’est à cela que s’est borné mon rôle d’oblat ; il est fini maintenant car il n’a plus, aujourd’hui que je suis arraché de mon cloître, de raison d’être.

Il sied d’avouer tout de même que la vie est singulière ! La providence m’a fait passer deux ans, ici, pour me renvoyer ensuite gros-jean comme devant, à Paris. Pourquoi ? Je l’ignore, mais je le saurai sans doute, un jour. Je ne puis néanmoins m’empêcher de croire qu’il y a eu maldonne en cette affaire, que je suis descendu à une station intermédiaire, au lieu de ne m’arrêter qu’au point terminus, qu’à la tête de ligne.

Je me suis peut-être trompé, moi-même, en présumant.

En tout cas, mon seigneur, ce n’est pas bien ce que je vais vous dire, mais je commence à me méfier un peu de vous. Il semblait que vous deviez me diriger sur un havre sûr. J’arrive — après quelles fatigues ! — je m’assieds enfin et la chaise se casse ! Est-ce que l’improbité du travail terrestre se répercuterait dans les ateliers de l’au-delà ? Est-ce que les ébénistes célestes fabriqueraient, eux aussi, des sièges à bon marché qui s’effondrent dès qu’on se pose dessus ?

Je ris et je n’en ai guère envie, car ces tunnels dont je ne vois pas le bout m’effarent. Que vous agissiez, au mieux de mes intérêts, il ne m’est pas permis d’en douter et je suis très assuré aussi que vous m’aimez et que vous ne me délaisserez point ; mais, daignez, en excusant l’inconvenance de la proposition, vous mettre une toute petite minute à ma place, et avouez mon cher Jésus, que je ne divague pas, en vous attestant que je ne sais plus à quoi m’en tenir.

Ai-je obéi à votre volonté ou ne lui ai-je pas obéi ? Je vous connus grand veneur d’âmes, les chassant et les rabattant ainsi que la mienne, dans une trappe. Ah là, il n’y avait point d’erreur ; en me réfugiant dans un ascétère, j’étais certain de vous contenter ; les indications étaient nettes et les réponses précises. Aujourd’hui, vous ne me forlancez plus ; je n’entends plus le frisson de vos ordres et je suis réduit à me conduire, de moi-même, selon les données de la raison humaine. Et ce que je m’en fiche de celle-là ! Ce que je ne l’écoute, que faute de mieux !

Songez aussi que je ne suis pas seul, que j’ai à remorquer la mère Bavoil et que nous ne savons, ni l’un ni l’autre, où nous allons ; c’est la parabole des aveugles ; le fossé est peut-être proche.

Dans quelques jours, si les choses vous agréent de la sorte, nous serons réinstallés dans ce Paris que nous pensions bien ne plus réhabiter. Qu’est-ce qui va nous arriver là ? Les sièges y seront-ils plus solides qu’au Val des Saints, ou ne sera-ce encore qu’une étape ?

C’est égal, reprit-il, après un silence de pensée, quel désastre de tranquillité, d’argent, de piété liturgique, d’amitiés, de tout, que ce départ ! Je geins et ce n’est cependant pas moi qui suis le plus à plaindre. Songeons aux autres, à ceux qui restent, à la pauvre Mlle de Garambois, isolée, sans offices ; à M. Lampre qui se débat dans des affaires de chicane pour sauver ses moines ; à ce malheureux père Paton surtout, abandonné, loin des siens, sans existence monastique possible, dans ce trou.

Mais leur infortune n’allège pas la mienne ; elle ne fait, hélas ! Que l’aggraver et je tremble à l’idée de rentrer à Paris, dans la bagarre ; quelle tristesse !

Au lieu d’une propriété paisible, je vais retrouver les boîtes à dominos d’une maison commune, avec menace en dessus et en dessous, de femmes s’hystérisant sur des pianos et de mioches roulant avec fracas des chaises pendant l’après-midi et hurlant, sans qu’on se résolve à les étrangler, pendant la nuit ; l’été, ce sera la chambre de chauffe, l’étouffoir ; l’hiver, en place de mes belles flambées de pins, je considérerai par un guichet de mica du feu en prison qui pue. En fait d’horizons, j’aurai sans doute un paysage de cheminées. Bah ! Je m’étais jadis habitué aux futaies des tuyaux de tôle poussées dans le zinc des toits sur le fond saumâtre des temps gris. Je m’y raccoutumerai ; c’est un courant à reprendre.

Et puis... et puis on a bien des choses à expier. Si la schlague divine s’apprête, tendons le dos ; montrons au moins un peu de bonne volonté. On ne peut pourtant pas toujours être dans la vie spirituelle ce qu’est, dans la vie matérielle, le mari de la blanchisseuse ou de la sage-femme, le monsieur qui regarde, en se tournant les pouces !

Ah ! mon cher Seigneur, donnez-nous la grâce de ne pas nous marchander ainsi, de nous omettre une fois pour toutes, de vivre enfin, n’importe où, pourvu que ce soit loin de nous-mêmes et près de Vous !