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En route (1895)

blue  Première partie.
Chapitre I-V.
Chapitre VI-X.

blue  Deuxième partie.
Chapitre I-V.
Chapitre VI-IX.

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CHAPITRE VI

Plusieurs mois s’écoulèrent ; Durtal continua son train-train d’idées libertines et d’idées pieuses. Sans force pour réagir, il se regardait couler. Ce n’est pas clair, tout cela, s’écria-t-il rageusement, un jour, où, moins apathique, il s’efforçait d’apurer ses comptes. — Voyons, Monsieur l’abbé, qu’est-ce que cela signifie ? chaque fois que mes hantises sensuelles fléchissent, mes obsessions religieuses se débilitent.

— Cela signifie, répondit le prêtre, que votre adversaire vous tend le plus sournois de ses pièges. Il cherche à vous persuader que vous n’arriverez à rien, tant que vous ne vous livrerez pas aux plus répugnantes des débauches. Il tâche de vous convaincre que c’est la satiété et le dégoût seuls de ces actes qui vous ramèneront à Dieu ; il vous incite à les commettre pour soi-disant hâter votre délivrance ; il vous induit au péché sous prétexte de vous en préserver. Ayez donc un peu d’énergie, méprisez ces sophismes et repoussez-le.

Il allait voir l’abbé Gévresin, chaque semaine. Il aimait la patiente discrétion de ce vieux prêtre qui le laissait aller lorsqu’il était en humeur de confidence, l’écoutait avec soin, ne témoignait aucune surprise de ses réduplications charnelles et de ses chutes. Seulement, l’abbé en revenait toujours à ses premiers conseils, insistait pour que Durtal priât régulièrement et se rendît autant que possible, chaque jour, dans les églises. Il ajoutait même maintenant : « l’heure n’est pas indifférente à la réussite de ces pratiques. Si vous voulez que les chapelles vous soient propices, levez-vous à temps pour assister, dès l’aube, à la première messe, à la messe des servantes et ne négligez pas non plus de fréquenter les sanctuaires, quand la nuit tombe. »

Ce prêtre s’était évidemment tracé un plan ; Durtal ne le pénétrait pas encore en son entier, mais il devait constater que ce régime de temporisation et que cette alerte de pensées toujours ramenées vers Dieu par des visites quotidiennes dans les églises, agissaient à la longue sur lui et lui malaxaient peu à peu l’âme. Un fait le prouvait ; lui qui n’avait pu pendant si longtemps se recueillir, le matin, il priait maintenant dès son réveil. Dans l’après-midi même, il se sentait, certains jours, envahi par le besoin de causer humblement avec Dieu, par un irrésistible désir de lui demander pardon, d’implorer son aide.

Il semblait alors que le Seigneur lui frappât l’âme de petites touches, qu’il voulût attirer ainsi son attention et se rappeler à lui ; — mais quand, attendri, gêné, Durtal voulait descendre en lui-même pour le chercher, il errait, vagabondant, ne savait plus ce qu’il disait, pensait à autre chose, en lui parlant.

Il se plaignait de ces égarements, de ces distractions, au prêtre qui lui répondait :

— Vous êtes sur le seuil de la vie purgative ; vous ne pouvez éprouver encore la douce et la familière amitié des oraisons ; ne vous attristez pas parce que vous ne pouvez refermer sur vous la porte de vos sens ; veillez en attendant ; priez mal, si vous ne pouvez faire autrement, mais priez.

Mettez-vous bien dans la tête aussi que ces troubles qui vous affligent, tous les ont connus ; croyez bien surtout que nous ne marchons pas à l’aveuglette, que la mystique est une science absolument exacte. Elle peut annoncer d’avance la plupart des phénomènes qui se produisent dans une âme que le Seigneur destine à la vie parfaite ; elle suit aussi nettement les opérations spirituelles que la physiologie observe les états différents du corps.

De siècles en siècles, elle a divulgué la marche de la grâce et ses effets tantôt impétueux et tantôt lents ; elle a même précisé les modifications des organes matériels qui se transforment quand l’âme tout entière se fond en Dieu.

Saint Denys l’Aréopagite, Saint Bonaventure, Hugues et Richard de Saint-Victor, Saint Thomas D’Aquin, Saint Bernard, Ruysbroeck, Angèle de Foligno, les deux Eckhart, Tauler, Suso, Denys le Chartreux, Sainte Hildegarde, Sainte Catherine de Gênes, Sainte Catherine de Sienne, Sainte Madeleine de Pazzi, Sainte Gertrude, d’autres encore ont magistralement exposé les principes et les théories de la mystique ; elle a, enfin, trouvé, pour résumer ses exceptions et ses règles, une psychologue admirable, une sainte qui a vérifié sur elle-même les phases surnaturelles qu’elle a décrites, une femme dont la lucidité fut plus qu’humaine, Sainte Térèse. Vous avez lu sa vie et ses « châteaux de l’âme » ?

Durtal fit signe que oui.

— Alors, vous êtes renseigné ; vous devez savoir qu’avant d’aborder les plages de la béatitude, avant d’arriver à la cinquième demeure du château inférieur, à cette oraison d’union où l’âme est éveillée à l’égard de son Dieu et complètement endormie à toutes les choses de la terre et à elle-même, elle doit passer par les plus lamentables aridités, par les plus douloureuses épreintes ; consolez-vous donc ; dites-vous aussi que les sécheresses doivent être une source d’humilité et non une cause d’inquiétude ; faites enfin comme le veut Sainte Térèse, portez votre croix et ne la traînez pas !

— Elle m’épouvante cette magnifique et terrible sainte, soupira Durtal ; j’ai lu ses oeuvres, eh bien, savez-vous, elle me fait l’effet d’un lis immaculé, mais d’un lis métallique, d’un lis forgé de fer ; avouez que ceux qui souffrent n’ont que peu de consolations à attendre d’elle !

— Oui, en ce sens qu’elle ne s’occupe pas de la créature, hors de la voie mystique ! Elle suppose les champs déjà défrichés, l’âme déjà affranchie des plus fortes tentations et à l’abri des crises ; son point de départ est encore trop haut et trop éloigné pour vous, car elle s’adresse, en somme, à des religieuses, à des femmes cloîtrées, à des êtres qui vivent hors le monde, et qui sont par conséquent déjà avancés dans les routes ascétiques où Dieu les mène.

Mais, sautez, par l’esprit, au-dessous de vos boues ; rejetez pour quelques instants le souvenir de vos imperfections et de vos peines, et suivez-la. Voyez alors comme, dans le domaine du surnaturel, elle est experte ! Comme, malgré ses répétitions et ses longueurs, elle explique savamment, clairement, le mécanisme de l’âme évoluant dès que Dieu la touche. Dans des sujets où les mots se délitent, où les expressions s’émiettent, elle parvient à se faire comprendre, à montrer, à faire sentir, presque à faire voir cet inconcevable spectacle d’un Dieu tapi dans une âme et s’y plaisant.

Et elle va plus loin encore dans le mystère, elle va jusqu’au bout, bondit d’un dernier élan jusqu’à l’entrée du ciel, mais alors elle défaille d’adoration et, ne pouvant plus s’exprimer, elle s’essore, décrit des cercles telle qu’un oiseau affolé, plane hors d’elle-même, dans des cris d’amour !

— Oui, Monsieur l’abbé, je le reconnais, sainte Térèse a exploré plus à fond que tout autre les régions inconnues de l’âme ; elle en est, en quelque sorte, la géographe ; elle a surtout dressé la carte de ses pôles, marqué les latitudes contemplatives, les terres intérieures du ciel humain ; d’autres saints les avaient parcourues avant elle, mais ils ne nous en avaient laissé une topographie ni aussi méthodique, ni aussi exacte.

N’empêche que je lui préfère des mystiques qui ne s’analysent pas ainsi et raisonnent moins, mais qui font, tout le temps, dans leurs oeuvres, ce que Sainte Térèse fait à la fin des siennes, c’est-à-dire qui flambent de la première à la dernière page et se consument, éperdus, aux pieds du Christ ; Ruysbroeck est de ceux-là ; quel brasier que le petit volume qu’a traduit Hello ! Et tenez, pour citer une femme alors, prenons Sainte Angèle de Foligno, moins dans le livre de ses visions qui demeure parfois inerte, que dans la merveilleuse vie qu’elle dicta au frère Armand, son confesseur. Elle aussi explique, et bien avant sainte Térèse, les principes et les effets de la mystique, mais si elle est moins profonde, moins habile à fixer les nuances en revanche, quelles effusions et quelles tendresses ! Quelle chatte caressante d’âme ! Quelle bacchante de l’amour divin, quelle ménade de pureté ! Le Christ l’aime, l’entretient longuement et ses paroles qu’elle a retenues, dépassent toute littérature, s’affirment comme les plus belles qu’on ait écrites. Ce n’est plus le Christ farouche, le Christ espagnol qui commence par fouler sa créature pour l’assouplir, c’est le Christ si miséricordieux des Evangiles, c’est le Christ si doux de Saint François, et j’aime mieux le Christ des franciscains que celui des carmes !

— Que diriez-vous alors, reprit en souriant l’abbé, de Saint Jean de la Croix ? Vous compariez tout à l’heure Sainte Térèse à une fleur forgée de fer ; lui aussi en est une, mais il est le lis des tortures, la royale fleur que les bourreaux imprimaient jadis sur les chairs héraldiques des forçats. De même que le fer rouge, il est à la fois ardent et sombre. A certains tournants de pages, Sainte Térèse se penche sur nos misères et nous plaint ; lui, demeure imperméable, terré dans son abîme interne, occupé surtout à décrire les peines de l’âme qui, après avoir crucifié ses appétits, passe par « la Nuit obscure », c’est-à-dire par le renoncement de tout ce qui vient du sensible et du créé. Il veut que l’on éteigne son imagination, qu’on la léthargise de telle sorte qu’elle ne puisse plus former d’images, que l’on claquemure ses sens, que l’on anéantisse ses facultés.

Il veut que celui qui convoite de s’unir à Dieu se mette comme sous une cloche pneumatique et fasse le vide en lui, afin que, s’il le désire, le pèlerin puisse y descendre et achever lui-même de l’épurer, en arrachant les restes des péchés, en extirpant les derniers résidus des vices !

Et alors les souffrances que l’âme endure dépassent les limites du possible ; elle gît perdue en de pleines ténèbres, elle tombe de découragement et de fatigue, se croit pour toujours abandonnée de celui qu’elle implore et qui se cache maintenant et ne lui répond plus ; bien heureuse encore lorsqu’à cette agonie ne viennent pas se joindre les affres charnelles et cet esprit abominable qu’Isaïe appelle l’esprit de vertige et qui n’est autre que la maladie du scrupule poussé à l’état aigu !

Saint Jean vous fait frissonner quand il s’écrie que cette nuit de l’âme est amère et terrible, que l’être qui la subit est plongé vivant dans les enfers ! — mais quand le vieil homme est émondé, quand il est raclé sur toutes les coutures, sarclé sur toutes les faces, la lumière jaillit et Dieu paraît. Alors l’âme se jette, ainsi qu’une enfant, dans ses bras et l’incompréhensible fusion s’opère.

Vous le voyez, Saint Jean fore plus profondément que les autres le tréfonds du débat mystique. Lui aussi traite comme Sainte Térèse, comme Ruysbroeck, des noces spirituelles, de l’influx de la grâce et de ses dons, mais, le premier, il ose décrire minutieusement les phases douloureuses que l’on n’avait jusqu’alors signalées qu’en tremblant.

Puis, s’il est un théologien admirable, il est aussi un saint rigoureux et clair. Il n’a pas la faiblesse naturelle de la femme, il ne se perd point dans des digressions, ne revient pas continuellement sur ses pas ; il marche droit devant lui, mais souvent on l’aperçoit, au bout de la route, terrible et sanglant, et les yeux secs !

— Voyons, voyons, s’écria Durtal ; toutes les âmes que le Christ veut conduire dans les voies mystiques ne passent point par ces épreuves ?

— Si, plus ou moins, presque toujours.

— Je vous avouerai que je croyais la vie spirituelle moins aride et moins complexe ; je m’imaginais qu’en menant une existence chaste, en priant de son mieux, en communiant, l’on parvenait sans trop de peine, non pas à goûter les allégresses infinies réservées aux saints, mais enfin à posséder le Seigneur, à vivre au moins près de lui, à l’aise.

Et je me contenterais fort bien de cette liesse bourgeoise, moi ; le prix dont sont payées d’avance les exultations que nous décrit Saint Jean me déconcerte...

L’abbé qui souriait ne répondit pas.

— Mais savez-vous que s’il en est ainsi, reprit Durtal, nous sommes bien loin du catholicisme tel qu’on nous l’enseigne. Il est si pratique, si bénin, si doux, en comparaison de la Mystique ?

— Il est fait pour les âmes tièdes, c’est-à-dire pour presque toutes les âmes pieuses qui nous entourent ; il vit dans une atmosphère moyenne, sans trop de souffrances et sans trop de joies ; seul il est assimilable aux foules et les prêtres ont raison de le présenter ainsi car, sans cela, les fidèles ne comprendraient plus ou prendraient, épouvantés, la fuite.

Mais si Dieu juge que la religion tempérée suffit amplement aux masses, croyez bien qu’il exige de plus pénibles efforts de la part de ceux qu’il daigne initier aux suradorables mystères de sa personne ; il est nécessaire, il est juste qu’il les mortifie, avant de leur faire goûter l’ivresse essentielle de son union.

— En somme, le but de la mystique, c’est de rendre visible, sensible, presque palpable, ce Dieu qui reste muet et caché pour tous ?

— Et de nous précipiter au fond de lui, dans l’abîme silencieux des joies ! Mais enfin d’en parler proprement, il faudrait oublier l’usage séculaire des expressions souillées. Nous en sommes réduits, pour qualifier ce mystérieux amour, à chercher nos comparaisons dans les actes humains, à infliger au Seigneur la honte de nos mots. Il nous faut recourir aux termes « d’union », de « mariage », de « noces », à des vocables qui puent le suint ! Mais aussi, comment énoncer l’inexprimable, comment, dans la bassesse de notre langue, désigner l’ineffable immersion d’une âme en Dieu ?

— Le fait est, murmura Durtal..., mais, pour en revenir à Sainte Térèse...

— Elle aussi, interrompit l’abbé, a traité de cette « Nuit obscure » qui vous apeure ; seulement elle n’en a parlé qu’en quelques lignes ; elle l’a qualifiée d’agonie de l’âme, de tristesse si amère qu’elle essaierait en vain de la dépeindre.

— Sans doute, mais je l’aime mieux que Saint Jean de la Croix, car elle ne vous dérange pas comme cet inflexible saint. Avouez qu’il est vraiment par trop, celui-là, du pays des grands Christs qui saignent dans des caves !

— Et Sainte Térèse, de quelle nation est-elle donc ?

— Oui, je sais bien, elle est Espagnole, mais si compliquée, si étrange, que sa race, à elle, s’oblitère, semble moins nette.

Qu’elle soit une admirable psychologue, cela est sûr ; mais quel singulier mélange elle montre aussi, d’une mystique ardente et d’une femme d’affaires froide. Car enfin elle est à double fond ; elle est une contemplative hors le monde et elle est également un homme d’Etat ; elle est le Colbert féminin des cloîtres. En somme, jamais femme ne fut et une ouvrière de précision aussi parfaite et une organisatrice aussi puissante. Quand on songe que, malgré d’invraisemblables difficultés, elle a fondé trente-deux monastères, qu’elle les a mis sous l’obédience d’une règle qui est un modèle de sagesse, d’une règle qui prévoit, qui rectifie les méprises les mieux ignorées du coeur, on reste confondu de l’entendre traitée par les esprits forts d’hystérique et de folle !

— L’un des signes distinctifs des mystiques, répondit, en souriant, l’abbé, c’est justement l’équilibre absolu, l’entier bon sens.

Ces conversations remontaient Durtal ; elles déposaient en lui des germes de réflexions qui levaient quand il était seul ; elles l’encourageaient à se fier aux avis de ce prêtre, à suivre ses conseils et il se trouvait d’autant mieux de cette conduite, que ces fréquentations de chapelles, que ces prières, que ces lectures occupaient sa vie désoeuvrée et qu’il ne s’ennuyait plus.

J’y aurai toujours gagné des soirs pacifiques et des nuits calmes, se disait-il.

Il connaissait maintenant les attendrissantes aides des soirées pieuses.

Il visitait Saint-Sulpice, à ces heures où, sous la morne clarté des lampes, les piliers se dédoublent et couchent sur le sol de longs pans de nuit. Les chapelles qui restaient ouvertes étaient noires et devant le maître-autel, dans la nef, un seul bouquet de veilleuses s’épanouissait en l’air dans les ténèbres comme une touffe lumineuse de roses rouges.

L’on entendait, dans le silence, le bruit sourd d’une porte, le cri d’une chaise, le pas trottinant d’une femme, la marche hâtée d’un homme.

Durtal était presque isolé dans l’obscure chapelle qu’il avait choisie ; il se tenait alors si loin de tout, si loin de cette ville qui battait, à deux pas de lui, son plein. Il s’agenouillait et restait coi ; il s’apprêtait à parler et il n’avait plus rien à dire ; il se sentait emporté par un élan et rien ne sortait. Il finissait par tomber dans une langueur vague, par éprouver cette aise indolente, ce bien-être confus du corps qui se distend dans l’eau carbonatée d’un bain.

Il rêvait alors au sort de ces femmes éparses, autour de lui, çà et là, sur des chaises. Ah ! les pauvres petits châles noirs, les misérables bonnets à ruches, les tristes pèlerines et le dolent grénelis des chapelets qu’elles égouttaient dans l’ombre !

D’aucunes, en deuil, gémissaient, inconsolées encore ; d’autres, abattues, pliaient l’échine et penchaient, tout d’un côté, le cou ; d’autres priaient, les épaules secouées, la tête entre les mains.

La tâche du jour était terminée ; les excédées de la vie venaient crier grâce. Partout le malheur agenouillé ; car les riches, les biens portants, les heureux ne prient guère ; partout, dans l’église, des femmes veuves ou vieilles, sans affection, ou des femmes abandonnées ou des femmes torturées dans leur ménage, demandant que l’existence leur soit plus clémente, que les débordements de leurs maris s’apaisent, que les vices de leurs enfants s’amendent, que la santé des êtres qu’elles aiment se raffermisse.

C’était une véritable gerbe de douleurs dont le lamentable parfum encensait la Vierge.

Très peu d’hommes venaient à ce rendez-vous caché des peines ; encore moins de jeunes gens, car ceux-là n’ont pas assez souffert ; seulement quelques vieillards, quelques infirmes qui se traînaient, en s’appuyant sur le dos des chaises, et un petit bossu que Durtal voyait arriver tous les soirs, un déshérité qui ne pouvait être aimé que par celle qui ne voit même pas les corps !

Et une ardente pitié soulevait Durtal, à la vue de ces malheureux qui venaient réclamer au ciel un peu de cet amour que leur refusaient les hommes : il finissait, lui, qui ne pouvait prier pour son propre compte, par se joindre à leurs exorations, par prier pour eux !

Si indifférentes dans l’après-midi, les églises étaient, le soir, vraiment persuasives, vraiment douces ; elles semblaient s’émouvoir avec la nuit, compatir dans leur solitude aux souffrances de ces êtres malades dont elles entendaient les plaintes.

Et le matin, leur première messe, la messe des ouvrières et des bonnes était non moins touchante ; il n’y avait là ni bigotes, ni curieux, mais de pauvres femmes qui venaient chercher dans la communion la force de vivre leurs heures de besognes onéraires, d’exigences serviles. Elles savaient, en quittant l’église, qu’elles étaient la custode vivante d’un Dieu, que celui qui fut sur cette terre l’invariable indigent ne se plaisait que dans les âmes mansardées ; elles se savaient ses élues, ne doutaient pas qu’en leur confiant, sous la forme du pain, le mémorial de ses souffrances, il exigeait, en échange, qu’elles demeurassent douloureuses et humbles. Et que pouvaient leur faire alors les soucis d’une journée écoulée dans la bonne honte des bas emplois ?

« Je comprends pourquoi l’abbé tenait tant à ce que je visse les églises à ces heures matinales ou tardives, se disait Durtal ; ce sont les seules, en effet, où les âmes s’ouvrent. »

Mais il était trop paresseux pour assister souvent à la messe de l’aube ; il se contenta donc de faire escale, après son dîner, dans les chapelles. Il en sortait, même en priant mal, même en ne priant pas, apaisé, en somme. D’autres soirs, au contraire, il se sentait las de solitude, las de silence, las de ténèbres et alors il délaissait Saint-Sulpice et allait à Notre-Dame des Victoires.

Ce n’était plus, dans ce sanctuaire très éclairé, cet abattement, ce désespoir de pauvres hères qui se sont traînés jusqu’à l’église la plus proche et s’y sont affaissés dans l’ombre. Les pèlerins apportaient à Notre-Dame une confiance plus sûre et cette foi adoucissait leurs chagrins dont l’amertume se dissipait dans les explosions d’espoirs, dans les balbuties d’adoration, qui jaillissaient autour d’elle. Deux courants traversaient ce refuge, celui des gens qui sollicitaient des grâces et celui des gens qui, les ayant obtenues, s’épandaient en des remerciements, en des actes de gratitude. Aussi cette église avait-elle une physionomie spéciale, plus joyeuse que triste, moins mélancolique, plus ardente, en tout cas, que celle des autres églises.

Elle présentait enfin cette particularité d’être très fréquentée par les hommes ; mais elle abritait moins des cafards aux regards en fuite ou aux yeux blancs, que des gens de tous les monde dont une fausse piété n’avait pas avili les traits ; là, seulement, on voyait des visages clairs et des faces propres ; l’on n’y voyait point surtout l’horrible grimace de l’ouvrier des cercles catholiques, de l’affreux blousard dont l’haleine dément l’onction mal arrêtée des traits.

Dans cette église couverte d’ex-voto, plaquée jusqu’en haut de ses voûtes d’inscriptions de marbre célébrant la joie des prières accueillies et des bienfaits reçus, devant cet autel de la Vierge où des centaines de cierges dardaient dans l’air bleu des encens les fers dorés de leurs lances, la prière en commun avait lieu, à huit heures, tous les soirs. Un prêtre en chaire débitait le chapelet, puis quelquefois les litanies de Marie étaient chantées sur un air bizarre, sur une sorte de centon musical, fabriqué avec on ne savait quoi, très rythmé et changeant continuellement de ton ; tour à tour, preste et grave, amenant, pendant une seconde, une vague réminiscence de vieux airs du dix-septième siècle, puis tournant brusquement à un coude, en une mélodie d’orgue de barbarie, en une mélodie moderne, presque canaille.

Et il était quand même captivant ce salmis biscornu de sons ! Après le Kyrie eleison et les invocations du début, la Vierge entrait en scène comme une ballerine sur une mesure de danse, mais lorsque défilaient certaines de ses qualités, lorsque s’annonçaient certains de ses symboles, la musique devenait singulièrement respectueuse ; elle se ralentissait, s’attardait, solennelle, répétant, par trois fois, sur le même motif, quelques-uns de ses attributs, le Refugium Peccatorum entre autres, puis elle reprenait sa marche, et recommençait ses grâces en sautillant.

Et quand la chance voulait qu’il n’y eût point de sermon, le salut avait lieu aussitôt après.

On y célébrait, avec des raclures de maîtrise, avec une basse catarrhale et un ou deux enfants qui reniflaient, les chants liturgiques : l’Inviolata, cette prose languissante et plaintive, à la mélodie blanche et traînée, si convalescente, si débile qu’elle semblerait ne devoir être chantée que par des voix d’hospices, puis le Parce Domine, cette antienne si suppliante et si triste, enfin ce morceau détaché du Pange lingua, le Tantum ergo, humble et réfléchi, admiratif et lent.

Quand l’orgue plaquait ses premiers accords, quand cette mélodie de plain-chant commençait, la maîtrise n’avait plus qu’à se croiser les bras et à se taire. Ainsi que ces cierges que l’on allume par des fils de fulminate reliés entre eux, les fidèles prenaient feu et, conduits par l’orgue, ils entonnaient eux-mêmes l’humble et le glorieux chant. Ils étaient alors agenouillés sur les chaises, prosternés sur les dalles et, lorsque après l’échange des antiennes et des répons, après l’oremus, le prêtre montait à l’autel, les épaules et les mains enveloppées de l’écharpe de soie blanche, pour saisir l’ostensoir, alors, aux sons grêles et précipités des timbres, un vent passait qui fauchait d’un seul coup les têtes.

Et c’était dans ces groupes embrasés d’âmes une plénitude de recueillement, une réplétion de silence inouï, jusqu’à ce que les timbres retentissant encore invitassent la vie humaine interrompue à s’envelopper d’un grand signe de croix et à reprendre son cours.

Le Laudate n’était pas terminé que Durtal sortait, avant que la foule ne se fût écoulée de l’église.

— Vraiment, se disait-il, en rentrant chez lui, la ferveur de ces fidèles qui ne sont plus, ainsi que dans les autres paroisses, des clients de quartier, mais des pèlerins venus de partout et d’on ne sait où, détonne dans la goujaterie de ce sot temps.

Puis on écoute au moins à Notre-Dame des chants curieux ; et il resongeait à ces étranges litanies qu’il n’avait jamais entendues que là ; et il en avait pourtant subi de toutes les sortes, dans les églises ! A Saint-Sulpice, par exemple, elles se débitaient sur deux airs. Quand la maîtrise fonctionnait, elles se déroulaient sur une mélodie de plain-chant, mugie par le gong d’une basse auquel répondait le fifre pointu des gosses ; mais, pendant le mois du Rosaire, tous les jours, sauf le jeudi, l’on confiait à des demoiselles le soin de les égrener, le soir, et c’était alors, autour d’un harmonium enrhumé, une troupe de jeunes et de vieilles oies qui, dans une musique de foire, faisaient tourner la Vierge sur ses litanies comme sur des chevaux de bois.

Dans d’autres églises, à Saint-Thomas d’Aquin, par exemple, où elles étaient également égouttées par des femmes, les litanies étaient poudrées à frimas et parfumées à la bergamote et à l’ambre. Elles étaient, en effet, adaptées à un air de menuet et elles ne déparaient pas ainsi l’architecture d’opéra de cette église, en présentant une Vierge qui marchait à petits pas, en pinçant de deux doigts sa jupe, s’inclinait dans de belles révérences, se reculait dans de grands saluts. Cela n’avait évidemment rien à voir avec la musique religieuse, mais ce n’était pas au moins désagréable à entendre ; il eût seulement fallu, pour que l’accord fût complet, substituer un clavecin à l’orgue.

Mais ce qui était autrement intéressant que ces fredons laïques, c’était le plain-chant qu’on chantait plus ou moins mal, ainsi que partout ailleurs, mais enfin qu’on chantait, lorsqu’il n’y avait pas de cérémonie de gala, à Notre-Dame.

On ne s’y conduisait pas de même qu’à Saint-Sulpice et dans les autres églises, où, presque toujours, on habille le Tantum ergo de flons-flons imbéciles, de mélodies pour fanfare militaire et pour banquet.

L’Eglise ne permettait pas de toucher au texte même de Saint Thomas d’Aquin, mais elle laissait le premier maître de chapelle venu supprimer ce plain-chant qui l’avait enveloppé dès sa naissance, qui l’avait pénétré jusqu’aux moelles, qui adhérait à chacune de ses phrases, qui faisait corps et âme avec lui.

C’était monstrueux ; et il fallait réellement que les curés eussent perdu, non pas le sens de l’art, — puisqu’ils ne l’ont jamais eu, — mais le sens le plus élémentaire de la liturgie, pour accepter de semblables hérésies, pour supporter de pareils attentats dans leurs églises !

Ces souvenirs exaspéraient Durtal ; mais il revenait peu à peu à Notre-Dame-des-Victoires et se calmait. Celle-là, il avait beau l’examiner sur toutes ses faces, elle n’en restait pas moins mystérieuse, pas moins, à Paris, unique.

A la Salette, à Lourdes, il y avait eu des apparitions. — Qu’elles aient été authentiques ou controuvées, peu m’importe, se disait-il, car, en supposant que la Vierge n’y fut pas au moment où l’on proclamait sa venue, elle y fut attirée et elle y demeure maintenant, liée par l’afflux des prières, par les effluences jaillies de la foi des foules ; des miracles s’y sont produits ; il n’est pas étonnant, dès lors, que des masses pieuses s’y rendent ; mais, ici, à Notre-Dame-des-Victoires, il n’y eut aucune apparition ; aucune Mélanie, aucune Bernadette n’y ont vu et décrit l’apparence lumineuse d’une « belle Dame ». Il n’y a ni piscines, ni services médicaux, ni guérisons publiques, ni cimes de montagne, ni grotte ; il n’y a rien. En 1836, un beau jour, le curé de cette paroisse, l’abbé Dufriche Des Genettes, affirme que, pendant qu’il célébrait la messe, la Vierge lui a manifesté le désir que ce sanctuaire lui fût spécialement consacré et cela seul a suffi. Cette église qui était alors déserte n’a plus désempli depuis lors et des milliers d’ex-voto attestent les grâces que depuis cette époque la Madone accorde aux visiteurs !

Oui, mais en somme, conclut Durtal, tous ces quémandeurs ne sont pas des âmes bien extraordinaires, car enfin, la plupart sont semblables à moi ; ils y sont dans leur intérêt, pour eux, et non pour Elle.

Et il se rappela la réplique de l’abbé Gévresin auquel il avait déjà fait cette réflexion :

— Vous seriez singulièrement avancé dans la voie de la perfection, si vous n’y alliez que pour Elle.

Soudain, après tant d’heures passées dans les chapelles, une détente eut lieu ; la chair éteinte sous la cendre des prières se ralluma et l’incendie, jailli des bas-fonds, devint terrible.

Florence revint trouver Durtal, chez lui, dans les églises, dans la rue, partout ; et il resta constamment en vigie devant les appas réapparus de cette fille.

Le temps s’en mêla ; les firmaments pourrirent ; un été orageux sévit, charriant tous les énervements, affadissant toutes les volontés, décageant dans de fauves moiteurs la troupe réveillée des vices. Durtal blêmit devant l’horreur des soirées longues, devant l’abominable mélancolie des jours qui ne meurent point ; à huit heures du soir, le soleil n’était plus couché et à trois heures du matin, il semblait veiller encore ; la semaine ne faisait plus qu’une journée ininterrompue et la vie ne s’arrêtait point.

Accablé par l’ignominie des soleils en rage et des ciels bleus, dégoûté de baigner dans des Nils de sueur, las de sentir des Niagaras lui couler sous le chapeau, il ne sortit plus de chez lui ; mais alors, dans la solitude, les immondices l’envahirent.

Ce fut l’obsession, par la pensée, par l’image, par tout, la hantise d’autant plus terrible qu’elle se spécialisait, qu’elle ne s’égarait pas, qu’elle se concentrait toujours sur le même point ; la figure de Florence, le corps, le gîte même des ébats avoués s’effaçaient ; il ne restait plus devant lui que l’obscure région où cette créature transférait le siège de ses sens.

Durtal résistait, puis, affolé, prenait la fuite, essayait de se briser par de grandes marches, de se distraire par des promenades, mais l’ignoble régal le suivait quand même dans ses courses, s’installait devant lui au café, s’interposait entre ses yeux et le journal qu’il voulait lire, l’accompagnait à table, se précisait dans les taches de la nappe et dans les fruits. Il finissait, après des heures de luttes, par échouer, vaincu, chez cette fille, et il en partait, accablé, mourant de dégoût et de honte, sanglotant presque.

Et il n’éprouvait aucun allègement de ces fatigues ; c’était même le contraire ; loin de fuir, le charme exécré s’imposait plus violent encore et plus tenace. Alors, Durtal en arrivait à se proposer, à accepter de singuliers compromis. Si j’allais visiter, se disait-il, une autre femme que je connais et que les caresses régulières décident encore, peut-être arriverais-je à me briser les nerfs, à chasser cette possession, à m’assouvir, sans ces ennuis et ces remords ; et il le fit, tâchant de se persuader qu’il serait plus pardonnable, qu’il pécherait moins, en agissant ainsi.

Le résultat le plus clair de cette tentative fut de ramener, par la comparaison forcée des joutes, le souvenir de Florence et de proclamer l’excellence de ses vices.

Il continua donc de se vautrer chez elle, puis il eut, pendant quelques jours, une telle révolte de ce servage, qu’il se hissa hors de l’égout et reprit pied.

Alors il parvint à se récupérer, à se réunir, et il se vomit. Il avait un peu délaissé, pendant cette crise, l’abbé Gévresin auquel il n’osait avouer ces turpitudes ; mais, présageant, à certains indices, de nouvelles attaques, il s’apeura et s’en fut le voir.

Il lui expliqua ses crises, à mots couverts ; et il se sentait si désarmé, si triste, que les larmes lui venaient aux yeux.

— Eh bien ! êtes-vous sûr maintenant de l’avoir, ce repentir que vous m’assuriez ne pas éprouver jusqu’ici ? dit l’abbé.

— Oui, mais à quoi bon ? Lorsqu’on est si faible que, malgré tous ses efforts, l’on est certain d’être culbuté au premier assaut !

— Ceci, c’est une autre question. — Allons, je vois que vous vous êtes au moins défendu et qu’à l’heure actuelle vous vous trouvez, en effet, dans un état de fatigue qui exige une aide.

Rassurez-vous donc ; allez en paix et péchez moins ; la plus grande part de vos tentations va vous être remise ; vous pourrez, si vous le voulez bien, supporter le reste ; seulement, faites attention, si vous succombez désormais, vous serez sans excuse et je ne réponds pas alors qu’au lieu de s’améliorer, votre situation ne s’aggrave..

Et comme Durtal, stupéfié, balbutiait : vous croyez...

— Je crois, fit le prêtre, à la substitution mystique dont je vous ai parlé ; vous l’expérimenterez sur vous-même d’ailleurs ; des saintes vont, pour vous secourir, entrer en lice ; elles prendront le surplus des assauts que vous ne pouvez vaincre ; sans même qu’ils connaissent votre nom, du fond de leur province, des monastères de carmélites et de clarisses vont, sur une lettre de moi, prier pour vous.

Et le fait est qu’à partir de ce jour-là, les attaques les plus lancinantes cessèrent. Cette accalmie, cette trève, la dut-il à l’intercession des ordres cloîtrés ou au changement de temps qui se produisit, à la défaillance du soleil qui se submergea sous des flots de pluie ; il ne le sut ; une seule chose était certaine, c’est que les tentations s’espacèrent et qu’il put impunément les subir.

Cette idée de couvents le tirant par compassion de la bourbe où il s’enlisait, le ramenant par charité sur une berge, l’exalta. Il voulut aller, avenue de Saxe, prier chez les soeurs de celles qui souffraient pour lui.

Plus de lumières, plus de foules, comme ce matin où il avait assisté à une prise de voile ; plus d’odeur de cire et d’encens, plus de défilé de robe pourpre et de chape d’or ; c’était le désert et la nuit.

Il se tenait là, seul, dans cette chapelle sombre et humide, sentant l’eau qui dort ; et, sans dévider le tournebroche des chapelets ou répéter les oraisons apprises, il rêvassait, cherchant à voir un peu clair dans sa vie, à se rendre compte. Et tandis qu’il se colligeait, des voix lointaines arrivaient derrière la grille et elles s’approchaient peu à peu, passaient par le noir tamis du voile, tombaient brisées autour de l’autel dont la masse confuse se dressait dans l’ombre.

Ces voix des Carmélites aidaient Durtal à s’effondrer dans le désespoir.

Assis sur une chaise il se disait : Lorsqu’on est ainsi que moi incapable de désintéressement quand on lui parle, il est presque honteux de l’oser prier, car enfin si je songe à lui, c’est pour demander un peu de bonheur-et cela n’a aucun sens. Dans l’immédiat naufrage de la raison humaine voulant expliquer l’effrayante énigme du pourquoi de la vie, une seule idée surnage, au milieu des débris des pensées qui sombrent, l’idée d’une expiation que l’on sent et dont on ne comprend pas la cause, l’idée que le seul but assigné à la vie est la Douleur.

Chacun aurait un compte de souffrances physiques et morales à épuiser et alors quiconque ne le règle pas, ici-bas, le solde après la mort ; le bonheur ne serait qu’un emprunt qu’il faudrait rendre ; ses simulacres mêmes s’assimileraient à des avances d’hoirie sur une future succession de peines.

Qui sait, dans ce cas, si les anesthésiques qui suppriment la douleur corporelle n’endettent point ceux qui s’en servent ? Qui sait si le chloroforme n’est pas un agent de révolte et si cette lâcheté de la créature à souffrir n’est point une sédition, presque un attentat contre les volontés du ciel ? S’il en est ainsi, ces arriérés de tortures, ces débets de détresse, ces warrants de peines évitées, doivent produire de terribles intérêts, Là-Haut ; cela justifie le cri d’armes de sainte Térèse : « Seigneur, toujours souffrir ou mourir ! » cela explique pourquoi, dans leurs épreuves, les saints se réjouissent et supplient le Seigneur de ne les point épargner, car ils savent, ceux-là, qu’il faut payer la somme purificatrice des maux pour demeurer, après la mort, indemne.

Puis, soyons justes, sans la douleur, l’humanité serait trop ignoble, car elle seule peut, en les épurant, exhausser les âmes ! Mais tout ça, ce n’est rien moins que consolant, reprit-il. — Et quel accompagnement pour ses tristes songeries que les voix en deuil de ces nonnes ! Ah ! C’est vraiment affreux.

Et il finissait par fuir, par échouer, pour dissiper son navrement, dans le monastère voisin situé au fond de l’impasse de Saxe, dans une allée de banlieue, pleine de réduits qui précèdent des jardins où des serpents en cailloux de rivière se déroulent autour de pastilles d’herbes.

C’était là que résidaient les pauvres clarisses humiliées de l’Ave Maria, un ordre encore plus rigide que celui des carmélites, mais plus indigent, moins comme il faut, plus humble.

On pénétrait dans ce cloître par une petite porte poussée contre ; l’on montait, sans rencontrer personne, jusqu’au deuxième étage et l’on découvrait une chapelle dont les fenêtres laissaient voir des arbres qui se balançaient dans des pépiements de moineaux fous.

C’était encore une sépulture ; mais ce n’était plus, comme en face, la tombe, au fond d’un caveau noir ; c’était plutôt un cimetière avec des nids chantant, au soleil, dans des branches ; l’on se serait cru, à plus de vingt lieues de Paris, à la campagne.

Le décor de cette claire chapelle essayait pourtant d’être sombre ; il ressemblait à celui de ces boutiques de marchands de vins dont les cloisons simulent des murs de caves, avec de chimériques pierres peintes dans les raies imitées d’un faux ciment. Seulement, la hauteur de la nef sauvait l’enfantillage de cette imposture, relevait la vulgarité de ce trompe-l’oeil.

Au fond, se dressait au-dessus d’un parquet ciré à glace un autel, flanqué, de chaque côté, d’une grille de fer voilée de noir. Ainsi que le prescrit saint François, tous les ornements, le crucifix, les chandeliers, le tabernacle, étaient en bois ; il n’y avait aucun objet de métal exposé, aucune fleur ; le seul luxe de cette chapelle consistait en des vitraux modernes dont l’un représentait saint François d’Assise et l’autre sainte Claire.

Durtal jugeait ce sanctuaire aéré et charmant, mais il n’y séjournait que quelques minutes, car ce n’était point ainsi que dans le Carmel un isolement absolu, une paix noire ; là, toujours, deux ou trois clarisses trottinaient dans la chapelle, le regardaient en rangeant les chaises, semblaient étonnées par sa présence.

Elles le gênaient et il avait peur, lui aussi, de les gêner, si bien qu’il se retirait, mais cette courte halte suffisait pour effacer ou tout au moins pour amoindrir la funèbre impression du couvent voisin.

Et Durtal s’en revenait, à la fois très apaisé et très inquiet ; très apaisé au point de vue lubrique, très inquiet sur le parti qu’il devait prendre.

Il sentait monter, grandir, de plus en plus, en lui, ce souhait d’en finir avec ces litiges et avec ces transes et il pâlissait dès qu’il songeait à renverser sa vie, à renoncer à jamais aux femmes.

Mais s’il avait encore des hésitations et des craintes, il n’avait déjà plus la ferme intention de résister ; il acceptait en principe maintenant l’idée d’un changement d’existence, seulement il tâchait de retarder le jour, de reculer l’heure, il tentait de gagner du temps.

Puis, de même que les gens qui s’exaspèrent dans l’attente, il désirait, certains autres jours, ne plus différer l’inévitable instant et il se criait : que ça se termine ! Tout plutôt que de rester ainsi !

Et, ce souhait ne paraissant pas s’exaucer, il se décourageait aussitôt, voulait ne plus songer à rien, regrettait le temps passé, déplorait de se sentir charrié par un courant pareil !

Et quand il se ranimait un peu, il essayait encore de s’ausculter. Au fond, je ne sais plus du tout où j’en suis, se disait-il ; ce flux et reflux de voeux différents m’effarent ; mais comment en suis-je venu là et qu’est-ce que j’ai ? Ce qu’il ressentait, depuis que sa chair le laissait plus lucide, était si insensible, si indéfinissable, si continu pourtant, qu’il devait renoncer à comprendre. En somme, chaque fois qu’il voulait descendre en lui-même, un rideau de brume se levait qui masquait la marche invisible et silencieuse d’il ne savait quoi. La seule impression qu’il rapportait, en remontant, c’est que c’est bien moins lui qui s’avançait dans l’inconnu, que cet inconnu qui l’envahissait, le pénétrait, s’emparait peu à peu de lui.

Quand il entretenait l’abbé de cet état tout à la fois lâche et résigné, implorant et craintif, le prêtre se bornait à sourire.

— Terrez-vous dans la prière et baissez le dos, lui dit-il un jour.

— Mais je suis las de tendre l’échine, en piétinant toujours sur la même place, s’écria Durtal. J’en ai surtout assez de me sentir poussé par les épaules et conduit je ne sais où ; d’une façon ou d’une autre, il est vraiment temps que cette situation finisse.

— Evidemment. — Et, le regardant dans les yeux, l’abbé, debout, dit d’un ton grave :

— Cette marche vers Dieu que vous trouvez si obscure et si lente, elle est au contraire si lumineuse et si rapide qu’elle m’étonne ; seulement, comme vous ne bougez point, vous ne vous rendez point compte de la vitesse qui vous emporte.

Allez, avant qu’il ne soit longtemps, vous serez mûr et, sans qu’il soit besoin de secouer l’arbre, vous vous détacherez seul. La question qui reste maintenant à résoudre est celle de savoir dans quel réceptacle il faudra vous mettre, lorsque vous tomberez enfin de votre vie.




CHAPITRE VII

Mais... mais..., s’écria Durtal, il va pourtant falloir s’expliquer ; à la fin, avec ses sous-entendus tranquilles, l’abbé m’embête ! Son réceptacle où il devra me mettre ! — Il n’a pas, je présume, l’idée de faire de moi un séminariste ou un moine ; le séminaire est, à mon âge, dénué d’intérêt, et quant au couvent, il est séduisant au point de vue mystique et même capiteux au point de vue de l’art, mais je n’ai pas les aptitudes physiques et encore moins les prédispositions spirituelles pour m’interner à jamais dans un cloître ; laissons donc cela, mais alors que veut-il dire ?

D’autre part, il a tenu à me prêter les oeuvres de saint Jean de la Croix, à me les faire lire ; il a donc un but, car il n’est pas homme à marcher à tâtons et il sait ce qu’il veut et où il va ; s’imagine-t-il que je suis destiné à la vie parfaite et veut-il me mettre en garde par cette lecture contre les désillusions que, suivant lui, les débutants éprouvent ; son flair me semble s’égarer quand il en arrive là. J’ai bien l’horreur du bigotisme et des maniques pieuses, mais je ne me sens pas attiré, tout en les admirant, vers les phénomènes de la mystique. Non, cela m’intéresse à regarder chez les autres ; je veux bien voir cela de ma fenêtre, mais je me refuse à descendre ; je n’ai pas la prétention de devenir un saint ; tout ce que je désire, c’est atteindre l’état intermédiaire entre le bondieusardisme et la sainteté. C’est un idéal affreusement bas, mais, dans la pratique, c’est le seul que je me crois capable d’atteindre, et encore !

Puis, allez donc vous frotter à ces questions ! Si l’on se trompe, si l’on obéit à de fausses impulsions, on côtoie la folie, dès qu’on s’avance. Comment, à moins d’une grâce toute particulière, savoir si l’on est bien dans le chemin ou si l’on ne se dirige pas dans la nuit, vers les abîmes ? Voici, par exemple, les entretiens de Dieu avec l’âme qui sont si fréquents dans la vie mystique ; eh bien, comment être sûr que cette voix intérieure, que ces paroles distinctes que l’on n’entend pas avec les oreilles du corps et qui sont perçues par l’âme d’une façon beaucoup plus claire, beaucoup plus nette que si elles lui arrivaient par les conduites des sens, sont véridiques ? Comment s’assurer qu’elles émanent de Dieu et non de notre imagination ou du diable même ?

Je sais bien que sainte Térèse traite longuement cette matière dans ses Châteaux intérieurs et qu’elle indique les signes auxquels on peut reconnaître l’origine de ces paroles ; mais ses preuves ne me paraissent pas toujours si faciles qu’elle le croit à discerner.

Si ces phrases viennent de Dieu, dit-elle, elles sont toujours accompagnées d’effet et portent avec elles une autorité à laquelle rien ne résiste ; ainsi une âme est dans la peine et le Seigneur profère simplement en elle ces mots « ne t’afflige pas » et aussitôt la bourrasque dévie et la joie renaît. En second lieu, ces paroles laissent l’âme dans une indissoluble paix ; enfin elles se gravent dans la mémoire et souvent même ne s’effacent plus.

Dans le cas contraire, reprend-elle, si ces paroles proviennent de l’imagination ou du démon, aucun de ces effets ne se produit ; mais une sorte de malaise, d’angoisse, de doute vous torture ; de plus, ces phrases s’évaporent en partie, fatiguent l’âme qui s’efforce, en vain, de les reconstituer dans leur entier.

Malgré ces points de repère, l’on se tient, en somme, sur un terrain mouvant où l’on peut s’enfoncer à chaque pas ; mais saint Jean de la Croix intervient à son tour, et, lui, vous ordonne de ne pas bouger. Que faire alors ?

L’on ne doit pas, dit-il, aspirer à ces communications surnaturelles et s’y arrêter et cela pour deux motifs : d’abord, parce qu’il y a humilité, abnégation parfaite à se refuser d’y croire ; ensuite, parce qu’en agissant de la sorte, on se délivre du travail nécessaire pour s’assurer si ces visions vocales sont vraies ou fausses ; on se dispense ainsi d’un examen qui n’a d’autre profit pour l’âme que perte de temps et inquiétudes.

Bien — mais si ces paroles sont réellement prononcées par Dieu, on se rebelle contre sa volonté, en demeurant sourd ! Et puis, ainsi que l’affirme sainte Térèse, il n’est pas en notre pouvoir de ne point les écouter et l’âme ne peut penser qu’à ce qu’elle entend, quand Jésus lui parle ! — D’ailleurs tous les raisonnements sur cette question vacillent, car l’on n’entre pas, de son plein gré, dans la voie étroite, comme l’appelle l’Eglise ; on y est mené, projeté, malgré soi souvent, et la résistance est impossible ; les phénomènes se succèdent et rien au monde n’est de force à les enrayer, exemple sainte Térèse qui, bien qu’elle se défendît par humilité, tombait en extase sous le souffle divin et s’enlevait du sol.

Non, ces états surhumains m’effraient et je ne tiens pas, par expérience, à les connaître. Quant à saint Jean de la Croix, l’abbé n’a pas tort de le déclarer unique, mais bien qu’il taraude les couches les plus profondes de l’âme et atteigne là où jamais la tarière humaine n’a pénétré, il me gêne quand même, dans mon admiration, car son oeuvre est pleine de cauchemars qui m’interdisent ; je ne suis pas bien certain avec cela que ses géhennes soient exactes ; enfin certaines de ses affirmations ne me convainquent pas. Ce qu’il appelle « la Nuit obscure » est incompréhensible ; les souffrances de cette ténèbre dépassent le possible, s’écrie-t-il, à chaque page. Ici, je perds pied. Je m’imagine bien, pour les avoir ressentis, des douleurs morales, atroces, des décès de parents ou d’amis, des amours déçues, des espoirs effondrés, des misères spirituelles de toute sorte, mais ce martyre-là qu’il déclare supérieur aux autres m’échappe, car il est hors de nos intérêts humains, hors de nos affections ; il se meut dans une sphère inaccessible, dans un monde inconnu et si loin de nous !

J’ai décidément peur qu’il n’y ait abus de métaphores et gongorisme d’homme du Midi, chez ce terrible Saint !

Au reste, voici encore un point où l’abbé m’étonne. Lui qui est si doux, témoigne d’un certain penchant pour le pain sec de la mystique : les effusions de Ruysbroeck, de sainte Angèle, de sainte Catherine de Gênes, le touchent moins que les raisonnements des saints ergoteurs et durs ; et pourtant, à côté de ceux-là, il m’a recommandé la lecture de Marie d’Agréda qu’il ne devrait pas choyer, car elle n’a aucune des qualités que, dans les oeuvres de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix, l’on aime.

Ah ! il peut se flatter de m’avoir infligé une incomparable désillusion, en me prêtant sa Cité mystique !

Sur le renom de cette Espagnole, je m’attendais à des souffles prophétiques, à de formidables empans, à d’extraordinaires visions et pas du tout, c’est simplement bizarre et pompeux, pénible et froid. Puis la phraséologie de son livre est insoutenable. Toutes ces expressions dont ces tomes énormes fourmillent : « ma divine Princesse », « ma grande Reine », « ma grande Dame », alors qu’elle s’adresse à la Vierge qui la traite à son tour de « ma très chère » ; cette façon qu’a le Christ de l’appeler « mon épouse », ma « bien-aimée », de la citer continuellement comme « l’objet de ses complaisances et de ses délices » ; cette manière qu’elle adopte de nommer les anges « les courtisans du grand Roi », m’agacent et me lassent.

Ça sent les perruques et les jabots, les révérences et les ronds de jambes, ça se passe à Versailles, c’est une mystique de cour dans laquelle le Christ pontifie, affublé du costume de Louis XIV.

Sans compter, reprit-il, que Marie d’Agréda se répand en de bien extravagants détails. Elle nous entretient du lait de la Vierge qui ne pouvait tourner, des misères féminines dont elle fut exempte ; elle explique le mystère de la conception par trois gouttes de sang qui jaillirent du coeur de Marie dans sa matrice où le Saint-esprit s’en servit pour former l’enfant ; elle déclare enfin que saint Michel, que saint Gabriel remplirent les fonctions de sages-femmes et assistèrent, vivants, sous une forme humaine, aux couches de la Vierge !

C’est tout de même un peu fort ! — je sais bien ce que répond l’abbé, qu’il n’y a pas à tenir compte de ces étrangetés et de ces erreurs, mais qu’il faut lire la Cité mystique au point de vue de la vie intérieure de la Sainte Vierge. — Oui, mais alors le livre de M. Olier, qui traite le même sujet, me paraît autrement curieux, autrement sûr !

Ce prêtre forçait-il la note, jouait-il un rôle ? Durtal se le demandait, en voyant sa ténacité à ne pas s’écarter pendant un certain temps des mêmes questions. Il essayait quelquefois, pour le tâter, de détourner la conversation, mais doucement l’abbé souriait et la ramenait là où il voulait qu’elle fût.

Quand il crut avoir saturé Durtal d’oeuvres mystiques, il en parla moins et il parut ne plus s’éprendre que des ordres religieux, surtout de l’ordre de saint Benoît. Très habilement, il incita Durtal à s’intéresser à cet institut, à l’interroger, et, une fois bien installé sur ce terrain, il n’en démarra plus.

Cela commença un jour où Durtal causait avec lui du plain-chant.

— Vous avez raison de l’aimer, dit l’abbé, car même en dehors de la liturgie et de l’art, ce chant, si j’en crois saint Justin, apaise les attraits et les concupiscences de la chair, « affectiones et concupiscentias carnis sedat » ; mais laissez-moi vous l’assurer, vous ne le connaissez que par ouï-dire ; il n’y a plus maintenant de vrai plain-chant dans les églises ; ce sont, ainsi que pour les produits de la thérapeutique, des frelatages plus ou moins audacieux qu’on vous présente.

Aucun des chants à peu près respectés par les maîtrises — le Tantum ergo par exemple — n’est désormais exact. Il demeure presque fidèle jusqu’au verset Praestet fides et là il déraille ; il ne tient pas compte des nuances très perceptibles pourtant que la mélodie grégorienne impose à ce moment où le texte avoue l’impotence de la raison et l’aide toute-puissante de la foi ; ces adultérations sont plus sensibles encore si vous écoutez, après l’office des Complies, le Salve, Regina. Celui-là, on l’abrège de plus de moitié, on l’énerve, on le décolore, on l’ampute de ses neumes, on en fait un moignon de musique ignoble ; si vous aviez entendu ce chant magnifique dans les Trappes, vous pleureriez de dégoût, en l’écoutant braillé à Paris, dans les églises.

Mais en dehors même de l’altération du texte mélodique qui est maintenant acquise, la façon dont on beugle le plain-chant est partout absurde ! L’une des premières conditions pour le bien rendre, c’est que les voix marchent ensemble, qu’elles chantent toutes en même temps, syllabe pour syllabe et note pour note ; il faut l’unisson, en un mot.

Or, vous pouvez le vérifier, la mélodie grégorienne n’est pas ainsi traitée : chaque voix fait sa partie et s’isole ; ensuite, la musique plane n’admet pas d’accompagnement : elle doit se chanter, seule et sans orgue ; tout au plus, peut-elle tolérer que l’instrument donne l’intonation et accompagne, en sourdine, juste assez, s’il est besoin, pour maintenir la ligne tracée des voix ; est-ce ainsi qu’on l’admet dans les églises ?

— Oui, je sais bien, répondit Durtal. Quand je l’écoute à Saint-Sulpice, à Saint-Séverin, à Notre-Dame-des-Victoires, je n’ignore pas qu’elle est sophistiquée, mais avouez qu’elle est encore superbe ainsi ! Je ne défends pas la supercherie, l’adjonction des fioritures, la fausseté des césures musicales, l’accompagnement délictueux, le ton de concert profane qu’on lui inflige à Saint-Sulpice, mais que voulez-vous que je fasse ? à défaut de l’original, je dois bien me contenter d’une copie plus ou moins vile et, je le répète, même exécutée de la sorte, cette musique est encore si admirable qu’elle m’enchante !

— Mais, fit tranquillement l’abbé, rien ne vous oblige à écouter du faux plain-chant, alors que vous pouvez en entendre du vrai ; car, ne vous déplaise, à Paris même, il existe une chapelle où il est intact et servi d’après les règles dont j’ai parlé.

— Tiens ! et où ça ?

— Chez les Bénédictines du Saint-Sacrement, rue Monsieur.

— Et tout le monde peut s’introduire dans ce couvent et assister aux offices ?

— Tout le monde, — pendant la semaine, on y chante les vêpres à trois heures, tous les jours, et la grand’messe se célèbre, le dimanche, à neuf heures.

Ah ! si j’avais connu cette chapelle plus tôt, s’écria Durtal, la première fois qu’il en sortit.

Le fait est qu’elle réunissait toutes les conditions qu’il pouvait souhaiter ; située dans une rue solitaire, elle était d’une intimité pénétrante ; l’architecte qui l’avait construite n’avait rien innové et rien tenté ; il l’avait bâtie dans le style gothique, sans y ajouter aucune fantaisie de son cru.

Elle figurait une croix, mais l’un des bras était à peine étendu, faute de place, tandis que l’autre s’allongeait en une salle, séparée du choeur par une grille de fer, au dessus de laquelle un saint-sacrement était adoré par deux anges agenouillés dont les ailes lilas se repliaient sur des dos roses. Sauf ces deux statues, d’une exécution vraiment coupable, le reste était au moins éteint dans l’ombre et ne choquait pas par trop la vue. La chapelle était obscure et toujours, aux heures des offices, une jeune sacristine, longue et pâle, un peu voûtée, entrait, telle qu’une ombre, et chaque fois qu’elle passait devant l’autel, elle tombait, un genou par terre, et inclinait profondément la tête.

Elle était étrange, à peine humaine, glissait sur les dalles, sans bruit, le front baissé, le bandeau descendu jusqu’aux sourcils et elle semblait s’envoler comme une grande chauve-souris, alors que, vous tournant le dos, debout devant le tabernacle, elle levait les bras et remuait ses larges manches noires pour allumer les cierges. Durtal avait, un jour, aperçu ses traits maladifs et charmants, ses paupières enfumées, ses yeux d’un bleu las, et deviné un corps fuselé par les prières, sous la robe noire serrée par une ceinture de cuir, ornée d’un petit Saint-sacrement de métal doré, au-dessous de la guimpe, près du coeur.

La grille de clôture, située à gauche de l’autel était ample, très éclairée par derrière, de sorte que lorsque même les rideaux étaient fermés, l’on pouvait facilement entrevoir tout le chapitre, échelonné dans des stalles de chêne, surmontées, au fond, d’une stalle plus haute où se tenait l’abbesse. Un cierge allumé était planté au milieu de la salle et, jours et nuits, une religieuse priait devant lui, la corde au cou, pour réparer les insultes que, sous la forme eucharistique, Jésus subit.

La première fois qu’il avait visité cette chapelle, Durtal s’y était rendu, le dimanche, un peu avant l’heure de la messe et il avait pu assister ainsi à l’entrée des bénédictines, derrière la claire-voie de fer. Elles s’avançaient, deux par deux, s’arrêtaient au milieu de la grille, faisaient vis-à-vis à l’autel et le saluaient, puis se regardant elles s’inclinaient l’une devant l’autre ; et ce défilé de femmes noires où n’éclatait que la blancheur du bandeau et du col et la tache dorée du petit ostensoir placé sur la poitrine, se continuait jusqu’à ce qu’à la fin, les novices apparussent à leur tour, reconnaissables au voile blanc qui leur couvrait la tête.

Et quand un vieux prêtre, assisté d’un sacristain, commençait la messe, doucement, au fond du chapitre, un petit orgue donnait l’intonation aux voix.

Alors Durtal avait pu s’étonner, car il n’avait pas encore entendu une seule et unique voix faite d’une trentaine peut-être, d’un diapason aussi étrange, une voix supra-terrestre qui brûlait sur elle-même en l’air et se tordait en roucoulant.

Cela n’avait plus aucun rapport avec le lamento glacé, têtu des carmélites, et cela ne ressemblait pas davantage au timbre asexué, à la voix d’enfant, écachée, arrondie du bout, des franciscaines ; c’était autre chose.

A la Glacière, en effet, ces voix écrues, bien qu’adoucies et moirées par les prières, gardaient quand même un peu de l’inflexion traînante presque commune du peuple dont elles étaient issues ; elles étaient bien épurées, mais elles n’en restaient pas moins humaines. Ici, c’était une tendresse séraphisée de sons ; cette voix, sans origine définie, longuement blutée dans le tamis divin, patiemment modelée pour le chant liturgique, se dépliait en s’embrasant, flambait en des bouquets virginaux de sons blancs ; s’éteignait, s’effeuillait en des plaintes pâles, lointaines, vraiment angéliques, à la fin de certains chants.

Ainsi interprétée, la messe accentuait singulièrement le sens de ses proses.

Debout, derrière la grille, le monastère répondait au prêtre.

Durtal avait alors entendu, après un Kyrie eleison dolent et sourd, âpre, presque tragique, le cri décidé, si amoureux et si grave, du Gloria in excelsis du vrai plain-chant ; il avait écouté le Credo, lent et nu, solennel et pensif et il avait pu s’affirmer que ces chants différaient absolument de ceux que l’on entonnait partout, dans les églises. Saint-Séverin, Saint-Sulpice lui semblaient maintenant profanes ; à la place de ces molles ardeurs, de ces frisures et de ces boucles, de ces angles de mélodies limés, de ces terminaisons toutes modernes, de ces accompagnements incohérents rédigés pour l’orgue, il se trouvait en face d’un chant à la maigreur effilée et nerveuse des Primitifs ; il voyait la rigidité ascétique de ses lignes, la résonance de son coloris, l’éclat de son métal martelé avec l’art barbare et charmant des bijoux goths ; il entendait sous la robe plissée des sons palpiter l’âme naïve, l’amour ingénu des âges et il observait cette nuance curieuse chez les bénédictines : elles finissaient les cris d’adoration, les roucoulements de tendresse, en un murmure timide, coupé court, comme reculant par l’humilité, comme s’effaçant par modestie, comme demandant pardon à Dieu d’oser l’aimer.

Ah ! vous avez eu bien raison de m’envoyer là, dit Durtal à l’abbé quand il le vit.

— Je n’avais pas le choix, répondit, en souriant, le prêtre, car l’on ne respecte le plain-chant que dans les abbayes soumises à la règle bénédictine. Ce grand ordre de saint Benoît l’a restauré. Dom Pothier a fait pour lui ce que Dom Guéranger a fait pour la liturgie.

Au reste, en sus de l’authenticité du texte vocal et de la façon de le traduire, il existe encore deux conditions essentielles et qui ne se rencontrent guère que dans les cloîtres, pour restituer la vie spéciale de ces mélodies, c’est d’abord d’avoir la foi et ensuite de connaître le sens des mots qu’on chante.

— Mais, interrompit Durtal, je ne présume pas que les bénédictines sachent le latin.

— Pardon, parmi les moniales de saint Benoît, et même parmi les soeurs cloîtrées des autres ordres, il en est un certain nombre qui étudient assez cette langue pour comprendre le bréviaire et les psaumes. C’est un sérieux avantage qu’elles ont sur les maîtrises qui ne sont composées, la plupart, que d’artisans sans instruction et sans piété, que de simples ouvriers de voix.

Maintenant, sans vouloir rabaisser votre enthousiasme pour la probité musicale de ces religieuses, je dois vous dire que, pour bien saisir, dans son altitude, dans son ampleur, ce magnifique chant, il faut l’entendre non pas vanné par des bouches même désexuées de vierges, mais sorti sans apprêts, tout vif, des lèvres d’hommes. Malheureusement, s’il existe à Paris, rue Monsieur et rue Tournefort, deux communautés de bénédictines, il ne s’y trouve pas, en revanche, un véritable couvent de Bénédictins...

— Et, rue Monsieur, elles suivent la règle intégrale de saint Benoît ?

— Oui, mais en sus des voeux habituels de pauvreté, de chasteté, de stabilité en clôture, d’obéissance, elles prononcent encore le voeu de réparation et d’adoration du Saint-sacrement, tel que le formula sainte Mechtilde.

Aussi mènent-elles l’existence la plus austère qui soit parmi les nonnes. Presque jamais de viande ; lever à deux heures du matin pour chanter l’office de matines et les laudes, et, jours et nuits, étés et hivers, elles se relaient devant le cierge de la réparation et devant l’autel. Il n’y a pas à dire, reprit l’abbé, après un silence, la femme est plus courageuse et plus forte que l’homme ; aucun ascétère masculin ne pourrait, sans dépérir, supporter, dans l’air débilitant de Paris surtout, une vie pareille.

— Ce qui me stupéfie peut-être plus encore, fit Durtal, c’est lorsque je songe à la qualité d’obéissance qu’on doit exiger d’elles. Comment une créature douée de volonté peut-elle s’anéantir à un tel point ?

— Oh ! dit l’abbé, l’obéissance est la même dans tous les grands ordres ; elle est absolue, sans réticences ; la formule en a été excellemment résumée par saint Augustin. Ecoutez cette phrase que je me rappelle avoir lue dans un commentaire de sa règle :

« On doit entrer dans les sentiments d’une bête de charge et se laisser conduire comme un cheval et un mulet qui n’ont point d’entendement ou plutôt, afin que l’obéissance soit encore plus parfaite, parce que ces animaux regimbent sous l’éperon, il faut être, entre les mains du supérieur, comme une bûche et un tronc d’arbre qui n’a ni vie, ni mouvement, ni action, ni volonté, ni jugement. » Est-ce clair ?

— C’est surtout effarant ! — J’admets bien, reprit Durtal, qu’en échange de tant d’abnégation, les religieuses sont Là-Haut puissamment aidées, mais enfin n’y a-t-il pas des moments de défaillance, des accès de désespoir, des instants où elles regrettent l’existence naturelle au plein air, où elles pleurent cette vie de mortes qu’elles se sont faite ; n’y a-t-il pas enfin des jours où les sens réveillés crient ?

— Sans doute ; dans la vie en clôture, l’âge de vingt-neuf ans est, pour la plupart, à passer, terrible ; car c’est alors que la crise passionnelle surgit ; si la femme franchit ce cap — et presque toujours elle le franchit — elle est sauvée.

Mais la sédition charnelle n’est pas encore, à proprement parler, l’assaut le plus douloureux qu’elles supportent. Le véritable supplice qu’elles endurent, dans ces heures de trouble, c’est le regret ardent, fou, de cette maternité qu’elles ignorent ; les entrailles délaissées de la femme se révoltent et si plein qu’il soit de Dieu, son coeur éclate, l’enfant Jésus qu’elles ont tant aimé leur apparaît alors si inaccessible et si loin d’elles ! Puis sa vue même les consolerait à peine, car elles rêveraient de le tenir dans leurs bras, de l’emmaillotter, de le bercer, de lui donner le sein, de faire, en un mot, oeuvre de mère.

D’autres nonnes ne subissent, elles, aucune attaque précise, aucun siège que l’on connaisse ; seulement sans cause définie, elles languissent, meurent tout à coup comme un cierge sur lequel on souffle. C’est l’acedia des cloîtres qui les éteint.

— Mais savez-vous, Monsieur L’Abbé, que ces détails sont peu encourageants...

Le prêtre haussa les épaules. — C’est le médiocre revers d’un endroit sublime, dit-il ; les récompenses qui sont accordées, même sur cette terre, aux âmes conventuelles sont si supérieures !

— Enfin je ne suppose pas que lorsqu’une religieuse s’abat, frappée dans sa chair, on l’abandonne. Que fait alors une mère abbesse ?

— Elle agit suivant le tempérament corporel et suivant la complexion d’âme de la malade. Remarquez qu’elle a pu la suivre pendant les années de la probation ; qu’elle a forcément pris un ascendant sur elle ; elle doit donc, dans ces moments, surveiller de très près sa fille, s’efforcer de détourner le cours de ses idées, en la brisant par de pénibles travaux et en lui occupant l’esprit ; elle doit ne pas la laisser seule, diminuer au besoin ses prières, restreindre ses heures d’office, supprimer les jeûnes, la nourrir, s’il le faut, mieux. Dans d’autres cas, au contraire, elle peut recourir à de plus fréquentes communions, pratiquer la minution ou la saignée, lui faire ingérer des aliments auxquels sont mêlées des semences froides ; mais elle doit surtout prier, ainsi que toute la communauté, pour elle.

Une vieille abbesse de Bénédictines, que j’ai connue à Saint-Omer et qui était une incomparable régisseuse d’âmes, limitait surtout alors la durée des confessions. Aux moindres symptômes qu’elle voyait poindre, elle accordait deux minutes, montre en main, à la pénitente ; et quand ce temps était écoulé, elle la renvoyait du confessionnal et la mêlait à ses compagnes.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que, dans les cloîtres, même pour les âmes bien portantes, la confession est l’amollissement le plus dangereux ; c’est, en quelque sorte, un bain trop prolongé et trop chaud. Là, les moniales débordent, se déploient inutilement le coeur, s’appesantissent sur leurs maux, les exaspèrent en s’y complaisant ; elles en sortent plus débilitées, plus malades qu’auparavant. Deux minutes doivent, en effet, suffire à une religieuse pour énoncer ses peccadilles !

Puis... puis... il faut bien l’avouer, le confesseur est un péril pour le monastère — non que je suspecte son honnêteté, ce n’est point cela que je veux dire — mais comme il est généralement choisi parmi les protégés de l’évêque, il existe de nombreuses chances pour qu’il soit un homme qui ne sache rien et qui, ignorant absolument le maniement de telles âmes, achève de les détraquer, en les consolant. Ajoutez encore que si les attaques démoniaques, très fréquentes dans les cloîtres, se produisent, le malheureux reste bouche béante, conseille à tort et à travers, entrave l’énergie de l’abbesse qui est autrement forte que lui sur ces matières.

— Et, fit Durtal qui chercha ses mots, voyons, je présume que des histoires dans le genre de celles que Diderot raconte dans ce sot volume qu’est la Religieuse sont inexactes ?

— A moins qu’une communauté ne soit pourrie par une supérieure vouée au satanisme, — ce qui, Dieu merci, est rare, — les ordures narrées par cet écrivain sont fausses, et il y a, d’ailleurs, une bonne raison pour qu’il en soit ainsi, c’est qu’il existe un péché qui est l’antidote de celui-là, le péché de zèle.

— Hein ?

— Oui, le péché de zèle qui fait dénoncer sa voisine, qui satisfait les jalousies, qui crée l’espionnage pour contenter ses rancunes ; c’est là le vrai péché du cloître. Eh bien, je vous assure que si deux soeurs s’avisaient de perdre toute vergogne, elles seraient aussitôt dénoncées.

— Mais je croyais, Monsieur L’Abbé, que la dénonciation était permise par la plupart des règles d’ordres.

— Oui, mais peut-être serait-on porté à en abuser un peu, surtout dans les couvents de femmes, car vous pensez bien que si les cloîtres renferment de pures mystiques, de véritables saintes, ils tiennent aussi des religieuses moins avancées dans les voies de la perfection et qui conservent bien encore quelques défauts...

— Voyons, puisque nous sommes sur ce chapitre des détails intimes, oserai-je vous demander si la propreté n’est pas tant soit peu négligée par ces braves filles ?

Je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est que, dans les abbayes de bénédictines que j’ai connues, chaque moniale était libre d’agir comme bon lui semblait ; dans certaines constitutions d’augustines, le cas est au contraire prévu ; défense est faite de se laver, sinon tous les mois, le corps. En revanche, chez les carmélites, la propreté est exigée. Sainte Térèse haïssait la crasse et aimait le linge blanc ; ses filles ont même, je crois, le droit d’avoir une fiole d’eau de Cologne dans leurs cellules. Vous le voyez, cela dépend des ordres et probablement aussi, quand les règles n’en font pas expressément mention, des idées que la supérieure professe à ce sujet. J’ajouterai que cette question ne doit pas être seulement envisagée au point de vue mondain ; car la saleté corporelle est pour certaines âmes une souffrance, une mortification de plus qu’elles s’imposent. Voyez Benoît Labre !

— Celui qui ramassait sa vermine lorsqu’elle le quittait et la remettait pieusement dans sa manche ! Je préfère des mortifications d’un autre genre.

— Il en est de plus dures, croyez-le, et je doute que celles-là vous conviennent plus. Voudriez-vous imiter Suso qui, pour châtier ses sens, traîna pendant dix-huit ans, sur ses épaules nues, une énorme croix plantée de clous dont les pointes lui foraient les chairs ? Il s’était de plus emprisonné les mains dans des gantelets de cuir hérissés, eux aussi, de clous, de peur d’être tenté de panser ses plaies. Sainte Rose de Lima ne se traitait pas mieux ; elle s’était ceint le corps d’une chaîne si serrée qu’elle avait fini par entrer sous la peau, par disparaître sous le bourrelet saignant des chairs ; elle portait, en outre, un cilice de crin de cheval garni d’épingles et couchait sur des tessons de verres ; mais toutes ces épreuves ne sont rien en comparaison de celles que s’infligea une capucine, la vénérable mère Passidée de Sienne.

Celle-là se fustigeait à tour de bras avec des branches de genièvre et de houx, puis elle inondait ses blessures de vinaigre et les saupoudrait de sel ; elle dormait, l’hiver, dans la neige ; l’été sur des touffes d’orties, sur des noyaux, sur des balais ; se mettait des dragées de plomb chaud dans ses chaussures, s’agenouillait sur des chardons, sur des épines, sur des râpes. En janvier, elle rompait la glace d’un tonneau et se plongeait dedans ou bien elle s’asphyxiait à moitié, en se faisant pendre, la tête en bas, au tuyau d’une cheminée, dans laquelle on allumait de la paille humide, et j’en passe ; eh bien fit l’abbé, en riant, je crois que si vous aviez à choisir, vous aimeriez encore mieux les mortifications que s’imposait Benoît Labre.

— J’aimerais surtout mieux rien du tout, répondit Durtal.

Il y eut un instant de silence.

Durtal repensait aux Bénédictines ; — mais, reprit-il, pourquoi font-elles insérer dans la « Semaine religieuse » après leur titre de Bénédictines du Saint-sacrement, cette mention : « Monastère de Saint Louis du Temple ».

— Parce que, répliqua l’abbé, leur premier couvent a été fondé sur les ruines mêmes de la prison du Temple qui leur furent concédées par ordonnance royale, lorsque Louis XVIII revint en France.

Leur fondatrice et leur supérieure fut Louise Adélaïde de Bourbon Condé, une malheureuse et nomade princesse dont presque toute la vie s’était écoulée dans l’exil. Chassée de France par la Révolution et par l’Empire, traquée dans presque tous les pays de l’Europe, elle erra au hasard des monastères, cherchant abri, tantôt chez les annonciades de Turin et chez les capucines du Piémont, tantôt chez les trappistines de la Suisse et chez les soeurs de la visitation de Vienne, tantôt encore chez les bénédictines de la Lithuanie et de la Pologne. Elle avait fini par échouer chez les bénédictines du comté de Norfolk, lorsqu’elle put rentrer en France.

C’était une femme singulièrement aguerrie dans la science monastique et très experte à diriger les âmes.

Elle voulut que, dans son abbaye, chaque soeur s’offrit au ciel en réparation des crimes commis et qu’elle acceptât les plus pénibles privations pour racheter ceux qui pourraient se commettre ; elle y installa l’adoration perpétuelle et y introduisit également dans toute sa pureté et, à l’exclusion de tout autre, le plain-chant.

Il s’y est, vous avez pu l’entendre, conservé intact ; il est vrai que, depuis elle, ses religieuses ont reçu des leçons de Dom Schmitt, l’un des moines les plus doctes en cette matière.

Enfin, après la mort de la princesse, qui eut lieu en 1824, je crois, on reconnut que son cadavre exhalait l’odeur de sainteté et, bien qu’elle n’ait pas été canonisée, son intercession est invoquée par ses filles, dans certains cas. C’est ainsi, par exemple, que les bénédictines de la rue Monsieur s’adressent à elle lorsqu’elles ont perdu un objet et l’expérience démontre que leur prière n’est jamais vaine, que presque aussitôt l’objet égaré se retrouve.

Mais, continua l’abbé, puisque vous aimez tant ce monastère, allez-y, surtout lorsqu’il resplendit. Et le prêtre se leva et prit une Semaine religieuse qui traînait sur sa table.

Il la feuilleta. Tenez, dit-il, et il lut : « Dimanche, à trois heures, vêpres chantées ; cérémonie de vêture, présidée par le Révérendissime Père Dom Etienne, abbé de la Grande Trappe, et Salut. »

— Le fait est que voilà une cérémonie qui m’intéresse !

— J’irai probablement aussi.

— Alors, nous pourrions nous rejoindre dans la chapelle.

— Parfaitement.

— Les prises d’habits n’ont plus aujourd’hui la gaieté qu’elles avaient au dix-huitième siècle, dans certains instituts de bénédictines, entre autres dans l’abbaye de Bourbourg, en Flandre, reprit l’abbé, en souriant, après un silence.

Et comme Durtal l’interrogeait du regard.

— Mais oui, c’était sans tristesse ou c’était du moins d’une tristesse bien spéciale, jugez-en. La veille du jour où la postulante devait prendre l’habit, elle était présentée à l’abbesse du Bourbourg par le gouverneur de la ville. On lui offrait du pain et du vin et elle y goûtait dans l’église même. Le lendemain, elle se rendait, vêtue d’habits magnifiques, dans un bal où se tenait toute la communauté des religieuses et, là, elle dansait, puis elle demandait à ses parents de la bénir et elle était conduite, au son des violons, dans la chapelle où l’abbesse prenait possession d’elle. Elle avait, pour la dernière fois, vu, dans ce bal, les joies du monde, car elle était ensuite enfermée, pour le restant de ses jours, dans le cloître.

— C’est d’une allégresse macabre, fit Durtal ; il dut y avoir autrefois des coutumes monacales et des congrégations bizarres, reprit-il.

— Sans doute, mais cela se perd dans la nuit des temps. Il me revient à la mémoire pourtant qu’au quinzième siècle, il existait, sous l’obédience de saint Augustin, un ordre en effet étrange qui s’appelait l’ordre des filles de saint Magloire et habitait, dans la rue Saint-Denis, à Paris. Les conditions d’admission étaient au rebours de celles des autres chartes. La postulante devait jurer sur les saints evangiles qu’elle avait perdu sa virginité et l’on ne s’en rapportait pas à son serment ; on la visitait et si elle était sage, on la déclarait indigne d’être reçue. On s’assurait également qu’elle ne s’était pas fait déflorer exprès pour pénétrer dans le couvent, mais qu’elle s’était bel et bien livrée à la luxure, avant de venir solliciter l’abri du cloître.

C’était, en somme, une troupe de filles repenties et la règle qui les assujettissait était farouche. On y était fouetté, jeté au cachot, soumis aux jeûnes les plus durs ; à l’ordinaire, on pratiquait la coulpe trois fois par semaine ; on se levait à minuit ; on était surveillé sans relâche, accompagné même aux endroits les plus secrets ; les mortifications y étaient incessantes et la clôture absolue. Je n’ai pas besoin d’ajouter que cette nonnerie est morte.

— Et qu’elle n’est pas près de renaître, s’écria Durtal ; enfin, Monsieur L’Abbé, à dimanche, rue Monsieur, n’est-ce pas ?

Et, sur l’affirmation du prêtre, Durtal partit, ruminant, à propos des ordres monastiques, des idées baroques. Il faudrait, se disait-il, fonder une abbaye où l’on pourrait travailler dans une bonne bibliothèque, à l’aise ; on y serait quelques-uns, avec une nourriture possible, du tabac à volonté, la permission d’aller faire un tour sur le quai, de loin en loin. Et il rit ; mais ce ne serait pas un couvent alors ! Ou ce serait un couvent de dominicains, avec les dîners en ville et le flirt de la prédication en moins !




CHAPITRE VIII

En se dirigeant, le dimanche matin, vers la rue Monsieur, Durtal se remâchait des bribes de réflexions sur les monastères. Il n’y a pas à dire, ruminait-il, dans l’immondice accumulée des temps, eux seuls sont restés propres et ils sont vraiment en relations avec le ciel et servent de truchement à la terre pour lui parler. Oui, mais encore, faut-il s’entendre et spécifier qu’il s’agit seulement ici des ordres en clôture et demeurés autant que possible pauvres...

En resongeant aux communautés de femmes, il murmura, tout en pressant le pas : voici encore un fait surprenant et qui prouve, une fois de plus, l’inégalable génie dont est douée l’Eglise ; elle est arrivée à faire vivre, côte à côte, sans qu’elles s’assassinent, des ruches de femmes qui obéissent, sans regimber, aux volontés d’une autre femme ; ça c’est inouï !

Enfin m’y voici, — et Durtal qui se savait en retard se précipita dans la cour des bénédictines, gravit, quatre à quatre, le perron de la petite église et poussa la porte. Il demeura hésitant sur le seuil, ébloui par le brasier de cette chapelle en feu. Partout des lampes étaient allumées et, au-dessus des têtes, l’autel flamboyait dans sa futaie incendiée de cierges sur le fond de laquelle se détachait, comme sur l’or d’un iconostase, la face empourprée d’un évêque blanc.

Durtal se glissa dans la foule, joua des coudes, entrevit l’abbé Gévresin qui lui faisait signe ; il le rejoignit, s’installa sur la chaise que le prêtre lui avait réservée et il examina l’abbé de la Grande Trappe, entouré de prêtres en chasubles, d’enfants de choeur habillés, les uns en rouge et les autres en bleu, suivi par un trappiste au crâne ras, cerclé d’une couronne de cheveux, tenant la crosse de bois, dans le tournant de laquelle était sculpté un petit moine.

Vêtu de la coule blanche, à longues manches avec gland d’or au capuchon, la croix abbatiale sur la poitrine, la tête coiffée d’une mitre mérovingienne de forme basse, Dom Etienne, avec sa large carrure, sa barbe grisonnante et la joie de son teint, lui fit tout d’abord l’effet d’un vieux Bourguignon, cuit par le soleil dans les travaux des vignes ; il lui parut, de plus, être un brave homme, mal à l’aise sous la mitre, intimidé par ces honneurs.

Un parfum âcre qui brûlait l’odorat ainsi qu’un piment brûle la bouche, le parfum de la myrrhe flottait dans l’air ; il y eut un remous de foule ; derrière la grille dont le rideau noir fut tiré, le couvent, debout, entonna l’hymne de saint Ambroise, le Jesu corona Virginum, tandis que les cloches de l’abbaye sonnaient à toute volée ; dans la courte allée menant du parvis au choeur et bordée par une haie penchée de femmes, un crucifère et des porte-cierges entrèrent, puis, derrière eux, la novice, en costume de mariée, parut.

Elle était brune et légère, toute petite, et elle s’avançait confuse, les yeux baissés, entre sa mère et sa soeur ; d’un premier coup d’oeil, Durtal la jugea insignifiante, à peine jolie, vraiment quelconque ; et instinctivement il chercha l’autre, gêné quand même dans ses habitudes, par cette absence de l’homme dans un mariage.

Se roidissant contre son émotion, la postulante franchit la nef, pénétra dans le choeur, s’agenouilla à gauche, sur un prie-Dieu, devant un grand cierge, assistée de sa mère et de sa soeur, lui servant de paranymphes.

Dom Etienne salua l’autel, monta ses degrés, s’assit dans un fauteuil de velours rouge, installé sur la plus haute marche.

Alors, l’un des prêtres vint chercher la jeune fille et elle s’agenouilla, seule, devant le moine.

Dom Etienne gardait l’immobilité d’un Bouddha et il en eut le geste ; il leva un doigt et, doucement, il dit à la novice :

— Que demandez-vous ?

Elle parla si bas qu’on l’entendit à peine :

— Mon père, me sentant pressée d’un ardent désir de me sacrifier à Dieu, en qualité de victime en union avec Notre-seigneur Jésus-christ immolé sur nos autels et de consommer ma vie en adoration perpétuelle de son divin sacrement, sous l’observance de la règle de notre glorieux père saint Benoît, je vous demande humblement la grâce du saint habit.

— Je vous l’accorderai volontiers, si vous croyez pouvoir conformer votre vie à celle d’une victime vouée au Saint-sacrement.

Et elle répondit d’un ton plus assuré :

— Je l’espère, appuyée sur les infinies bontés de mon Sauveur Jésus-Christ.

— Dieu vous donne, ma fille, la persévérance, dit le prélat ; il se leva, fit face à l’autel, s’agenouilla, la tête découverte, et commença le chant du Veni creator que continuèrent, derrière la natte ajourée de fer, toutes les voix des nonnes.

Puis il remit sa mitre, pria, tandis que le chant des psaumes surgissait sous les voûtes. La novice, que l’on avait pendant ce temps reconduite à sa place, sur le prie-Dieu, se leva, salua l’autel, vint s’agenouiller, entre ses deux paranymphes, aux pieds de l’abbé de la Trappe qui s’était rassis.

Et ses deux compagnes défirent le voile de la fiancée, ôtèrent la couronne de fleurs d’oranger, déroulèrent les torsades des cheveux, tandis qu’un prêtre étendait une serviette sur les genoux du prélat et que le diacre lui présentait sur un plat de longs ciseaux.

Alors, devant le geste de ce moine s’apprêtant, tel qu’un bourreau, à tondre la condamnée dont l’heure de l’expiation est proche, l’effrayante beauté de l’innocence s’assimilant au crime, se substituant aux conséquences de fautes qu’elle ignorait, qu’elle ne pouvait même comprendre, apparut à ce public venu par curiosité dans la chapelle, et, consterné par l’apparent déni de cette justice plus qu’humaine, il trembla lorsque l’évêque saisit à pleine main, ramena sur le front, tira à lui la chevelure.

Et ce fut comme un éclair d’acier dans une pluie noire.

L’on entendit, dans le silence de mort de l’église, le cri des ciseaux peinant dans cette toison qui fuyait sous ses lames, puis tout se tut. Dom Etienne ouvrit la main et, sur ses genoux, en de longs fils noirs, cette pluie tomba.

Il y eut un soupir de soulagement lorsque les prêtres et les paranymphes emmenèrent la mariée, étrange dans sa robe à traîne, avec sa tête déparée et sa nuque nue.

Et presque aussitôt le cortège revint. Il n’y avait plus de fiancée en jupe blanche, mais une religieuse en robe noire.

Elle s’inclina devant le trappiste et se remit à genoux, entre sa mère et sa soeur.

Alors, tandis que l’abbé priait le Seigneur de bénir sa servante, le cérémoniaire et le diacre prirent sur une crédence, près de l’autel, une corbeille où, sous des pétales effeuillés de roses, étaient pliés une ceinture de cuir mort, symbole du terme de cette luxure que les pères de l’Eglise logeaient dans la région des reins, un scapulaire qui allégorise la vie crucifiée au monde, un voile qui signifie la solitude de la vie cachée en Dieu ; et le prélat énonçait le sens de ces images à la novice, saisissait enfin le cierge allumé dans le flambeau placé devant elle et il le lui tendait, divulguant en un mot l’acception de cet emblème : accipe, charissima soror, lumen Christi...

Puis Dom Etienne reçut le goupillon que lui présentait, en s’inclinant, un prêtre et, ainsi qu’à l’absoute des trépassés, il dessina une croix d’eau bénite sur la jeune fille ; ensuite, il se rassit et, doucement, tranquillement, sans même faire un geste, il parla.

Il s’adressait à la postulante seule et glorifiait devant elle l’auguste et l’humble vie des cloîtres : Ne regardez pas en arrière, dit-il, et ne regrettez rien, car, par ma voix, Jésus vous répète la promesse qu’il fit autrefois à Madeleine : « votre part est la meilleure et elle ne vous sera pas ôtée. » Dites-vous aussi, ma fille, qu’enlevée désormais à l’éternel enfantillage des labeurs vains, vous accomplirez, sur cette terre, une oeuvre utile ; vous pratiquerez la charité dans ce qu’elle a de plus élevé, vous expierez pour les autres, vous prierez pour ceux qui ne prient point, vous aiderez, dans la mesure de vos forces, à compenser la haine que le monde porte au Sauveur.

Souffrez et vous serez heureuse ; aimez votre époux et vous verrez combien il est faible pour ses élues ! Croyez-moi, son amour est tel qu’il n’attendra même pas que vous soyez purifiée par la mort, pour vous récompenser de vos misérables mortifications, de vos pauvres peines. Il vous comblera, avant l’heure, de ses grâces et vous le supplierez de vous laisser mourir, tant l’excès de ces joies dépassera vos forces !

Et, peu à peu, le vieux moine s’échauffait, revenait sur les paroles du Christ à la Madeleine, montrait qu’à propos d’elle, Jésus avait promulgué la préexcellence des ordres contemplatifs sur les autres ordres, et il donnait brièvement des conseils, appuyait sur la nécessité de l’humilité, de la pauvreté qui sont, ainsi que l’énonce sainte Claire, les deux grands murs de la vie claustrée. Il bénit enfin la novice qui vint lui baiser la main et lorsqu’elle fut retournée à sa place, il pria, les yeux au ciel, le Seigneur d’accepter cette vierge qui s’offrait, comme hostie, pour les péchés du monde, puis il entonna debout le Te Deum.

Tout le monde se leva et, précédé par la croix et les cierges, le cortège sortit de l’église et se tassa dans la cour.

Alors Durtal put se croire transporté loin de Paris, rejeté tout à coup dans le fond des âges.

La cour entourée de bâtiments était barrée, en face de la porte cochère, par une haute muraille au milieu de laquelle rentrait une porte à deux vantaux ; de chaque côté, six pins maigres balayaient l’air ; des chants s’entendaient derrière le mur.

La postulante, en avant, seule, près de la porte close, tenait, tête baissée, son cierge. L’abbé de la Trappe, appuyé sur sa crosse, se tenait immobile à quelques pas d’elle.

Durtal examinait les visages ; la petite si banale en costume de mariée était devenue charmante ; maintenant le corps s’effilait en une grâce timide ; les lignes trop loquaces sous la robe mondaine s’étaient tues ; sous le suaire religieux, les contours n’étaient plus qu’une naïve ébauche ; il y avait eu comme un recul d’années, comme un retour aux formes devinées de l’enfance.

Durtal s’approcha pour la mieux observer ; il tenta de scruter cette figure, mais dans le linceul glacé de sa coiffe, elle restait muette, semblait absente de la vie, avec ses yeux fermés, ne vivait plus que par le sourire des lèvres heureuses.

Et, vu de près, le moine, massif et rougeaud, dans la chapelle, était, lui aussi, changé ; la charpente demeurait robuste et le teint brûlait ; mais les yeux d’un bleu d’eau, jaillie de la craie, d’eau sans reflets et sans rides, les yeux incroyablement purs, changeaient la vulgaire expression des traits, lui enlevaient cette allure vigneronne qu’il avait au loin.

Il n’y a pas à dire, pensa Durtal, l’âme est tout dans ces gens-là et leurs physionomies sont modelées par elle. Il y a des clartés saintes dans ces prunelles, dans ces bouches, dans ces seules ouvertures au bord desquelles l’âme s’avance, regarde hors du corps, se montre presque.

Subitement, derrière le mur, les chants cessèrent ; la petite fit un pas, frappa avec ses doigts repliés la porte et, d’une voix qui défaillait, elle chanta :

« Aperite mihi portas Justitiae : Ingressa in eas, confitebor Domino. »

Et la porte s’ouvrit. Une autre grande cour, sablée de cailloux de rivière, apparut, limitée au fond par une bâtisse, et toute la communauté, formant une sorte de demi-cercle, des livres noirs à la main, clama :

« Haec porta Domini : Justi intrabunt in eam. »

La novice fit un pas encore jusqu’au seuil et elle reprit de sa voix lointaine :

« Ingrediar in locum tabernaculi admirabilis usque ad domum Dei. »

Et le choeur impassible des moniales répondit :

« Haec est domus Domini, firmiter aedificata : Bene fundata est supra firmam petram. »

Durtal contemplait à la hâte ces figures qui ne pouvaient être vues que pendant quelques minutes et à l’occasion d’une cérémonie pareille. C’était une rangée de cadavres, debout, dans des suaires noirs. Toutes étaient exsangues, avaient des joues blanches, des paupières lilas et des bouches grises ; toutes avaient des voix épuisées et tréfilées par les privations et les prières, et, la plupart se voûtaient, même les jeunes. Ah ! l’austère fatigue de ces pauvres corps ! se cria Durtal.

Mais il dut interrompre ses réflexions ; la mariée, maintenant agenouillée sur le seuil, se tournait vers Dom Etienne et chantait tout bas :

« Haec requies mea in saeculum saeculi : Hic habitabo quoniam elegi eam. »

Le moine déposa sa mitre et sa crosse et dit :

« Confirma hoc, Deus, quod operatus es in nobis. »

Et la postulante murmura :

« A templo sancto tuo quod est in Jerusalem. »

Alors, avant de se recoiffer et de reprendre sa crosse, le prélat pria le Dieu tout-puissant d’infondre la rosée de sa bénédiction sur sa servante, puis désignant la jeune fille à une moniale qui se détacha du groupe des soeurs et s’avança, elle aussi, jusqu’au seuil, il lui dit :

« Nous remettons entre vos mains, madame, cette nouvelle fiancée du Seigneur ; maintenez-la dans la sainte résolution qu’elle vient de témoigner solennellement, en demandant à se sacrifier à Dieu, en qualité de victime et à consommer sa vie en l’honneur de Notre-seigneur Jésus-christ, immolé sur nos autels. Conduisez-la dans la voie des divins commandements, dans la pratique des conseils du saint evangile et dans les observances de la règle monastique. Préparez-la pour l’union éternelle à laquelle le céleste époux la convie et, dans cet heureux accroissement du troupeau confié à vos soins, puisez un nouveau motif de sollicitude maternelle. Que la paix du Seigneur demeure avec vous ! »

Et ce fut tout ; les religieuses, une à une, se retournèrent et disparurent derrière le mur, tandis que la petite les suivait comme un pauvre chien qui accompagne, tête basse, à distance, un nouveau maître.

La porte replia ses battants.

Durtal restait abasourdi, regardait la silhouette de l’évêque blanc, le dos des prêtres qui remontaient pour célébrer le salut dans l’église ; et derrière eux venaient, pleurant, la figure dans leur mouchoir, la mère et la soeur de la novice.

— Eh bien ? Lui dit l’abbé, en glissant son bras sous le sien.

— Eh bien, cette scène est, à coup sûr, le plus émouvant alibi de la mort qui se puisse voir ; cette vivante qui s’enfouit elle-même dans la plus effrayante des tombes — car dans celle-là la chair souffre encore — est admirable !

Je me rappelle ce que vous m’avez vous-même raconté sur l’étreinte de cette observance et je frémis, en songeant à l’adoration perpétuelle, aux nuits d’hiver où une enfant, telle que celle-ci, est réveillée, au milieu de son premier sommeil, et jetée dans les ténèbres d’une chapelle où elle doit, sans s’évanouir de faiblesse et de peur, prier seule, pendant des heures glacées, à genoux sur une dalle.

Qu’est-ce qui se passe dans cet entretien avec l’inconnu, dans ce tête à tête avec l’ombre ? Parvient-elle à se quitter, à s’évader de la terre, à atteindre, sur le seuil de l’éternité, l’inconcevable époux, ou bien, impuissante à prendre son élan, demeure-t-elle l’âme rivée au sol ?

Evidemment, on se la figure, la face tendue, les mains jointes, s’appelant, se concentrant au fond d’elle-même, se réunissant pour mieux s’effuser et on se l’imagine aussi malade, à bout de forces, tentant dans un corps qui grelotte de s’allumer l’âme. Mais qui sait si, certaines nuits, elle y arrive ?

Ah ! Ces pauvres veilleuses aux huiles épuisées, aux flammes presque mortes qui tremblent dans l’obscurité du sanctuaire, qu’est-ce que le bon Dieu en fait ?

Enfin il y a la famille qui assistait à cette prise d’habit et si l’enfant m’enthousiasme, je ne puis m’empêcher de plaindre la mère. Songez donc, si sa fille mourait, elle l’embrasserait, elle lui parlerait peut-être ; ou bien alors, si elle ne la reconnaissait plus, ce ne serait pas de son plein gré du moins ; et, ici, ce n’est plus le corps, c’est l’âme même de sa fille qui meurt devant elle. Exprès, son enfant ne la reconnaît plus ; c’est la fin méprisante d’une affection. Avouez que pour une mère c’est tout de même dur !

— Oui, mais cette soi-disant ingratitude, acquise au prix de Dieu sait quelles luttes, n’est — la vocation divine mise à part — qu’une plus équitable répartition de l’amour humain. Pensez que cette élue devient le bouc émissaire des péchés commis ; ainsi qu’une lamentable Danaïde, intarissablement, elle versera l’offrande de ses mortifications et de ses prières, de ses veilles et de ses jeûnes, dans la tonne sans fond des offenses et des fautes ! Ah ! réparer les péchés du monde, si vous saviez ce que c’est ! — Tenez, je me rappelle, à ce propos, qu’un jour l’abbesse des bénédictines de la rue Tournefort me disait : comme nos larmes ne sont pas assez saintes, comme nos âmes ne sont pas encore assez pures, Dieu nous éprouve dans notre corps. Il y a, ici, des maladies longues et dont on ne guérit pas, des maladies que les médecins renoncent à comprendre ; nous expions pour les autres beaucoup ainsi.

Mais si vous recensez la cérémonie de tout à l’heure, il ne sied pas de vous attendrir devant elle outre mesure et de la comparer au spectacle connu des funérailles ; la postulante que vous avez vue n’a pas encore prononcé les voeux de sa profession ; elle peut donc, si elle le désire, se retirer du couvent et rentrer chez elle. A l’heure présente, pour la mère, elle est une fille exilée, une fille en pension, mais elle n’est pas une fille morte !

— Vous direz ce qui vous plaira, mais cette porte qui se referme sur elle est tragique !

— Aussi, chez les bénédictines de la rue Tournefort, la scène a-t-elle lieu dans l’intérieur du couvent et sans que la famille y assiste ; la mère est épargnée, mais ainsi mitigée, cette cérémonie n’est plus qu’une étiquette banale, qu’une formule presque penaude dans ce huis clos où la Foi se cache.

— Et elles sont également des bénédictines de l’adoration perpétuelle, ces nonnes-là ?

— Oui, connaissez-vous leur monastère ?

Et Durtal faisant signe que non, l’abbé reprit :

— Il est plus ancien, mais moins intéressant que celui de la rue Monsieur ; la chapelle y est mesquine, pleine de statuettes de plâtre, de fleurs en taffetas, de grappes de raisins, d’épis en papier d’or ; mais l’antique bâtisse qui abrite le cloître est curieuse. Elle tient, comment dirai-je, d’un réfectoire de pension et aussi d’un salon de maison de retraite ; elle sent en même temps la vieillesse et l’enfance...

— Je connais ce genre de couvents, fit Durtal ; j’en ai autrefois fréquenté un, alors que j’allais visiter, à Versailles, une vieille tante. Pour moi, il évoquait surtout l’idée d’une maison Vauquer tombée dans la dévotion, il fleurait tout à la fois la table d’hôte de la rue de la Clef et la sacristie de province.

— C’est bien cela, et l’abbé reprit, en souriant :

— J’ai eu, rue Tournefort, plusieurs entrevues avec l’abbesse ; on la devine plutôt qu’on ne la voit, car on est séparé d’elle par une herse de bois noir derrière laquelle s’étend un rideau qu’elle ouvre.

Je la vois très bien, moi, pensa Durtal qui, se rappelant le costume des bénédictines, aperçut, en une seconde, une petite face brouillée dans un jour neutre, puis, plus bas, sur le haut de la robe, l’éclat d’un Saint-sacrement de vermeil, émaillé de blanc.

Il se mit à rire et dit à l’abbé :

— Je ris, parce qu’ayant eu des affaires à régler avec cette tante religieuse dont je vous ai parlé et que je ne discernais, ainsi que votre abbesse, qu’au travers de la treille, j’avais découvert la façon de lire un peu dans ses pensées.

— Ah ! et comment ?

— Voici. Ne pouvant observer sa physionomie qui se reculait derrière le lattis de la cage et disparaissait sous son voile, ne pouvant non plus, si elle me répondait, me guider sur les inflexions de sa voix toujours circonspecte et toujours calme, j’avais fini par ne me fier qu’à ses grandes lunettes, rondes et cerclées de buffle, que presque toutes les nonnes portent ; eh bien, la vivacité réfrénée de la femme éclatait là ; subitement, dans un coin des verres, une flammèche s’allumait ; je comprenais alors que l’oeil avait pris feu et qu’il démentait l’indifférence de la voix, la quiétude voulue du ton.

L’abbé se mit, à son tour, à rire.

— Et la supérieure qui dirige les bénédictines de la rue Monsieur, vous la connaissez ? reprit Durtal.

— J’ai causé avec elle, une fois ou deux ; là, le parloir est monastique ; il n’a point le côté provincial et bourgeois de la rue Tournefort ; il se compose d’une loge sombre occupée dans toute la largeur, au fond par une grille enchevêtrée de fer ; derrière cette grille se dressent encore des barreaux de bois et un volet peint en noir. L’on est en pleine nuit et l’abbesse à peine éclairée, vous apparaît, telle qu’un fantôme...

— L’abbesse est cette religieuse, âgée, toute frêle, toute petite, à laquelle Dom Etienne a remis la novice ?

— Oui, elle est une remarquable bergère d’âmes et qui plus est, une femme fort instruite et d’une distinction de manières rare.

— Oh ! pensa Durtal, je me figure bien qu’elles sont d’exquises, mais aussi de terribles femmes, les abbesses ! Sainte Térèse était la bonté même, mais lorsque, dans son Chemin de la perfection, elle parle des nonnes qui se liguent pour discuter les volontés de leur mère, elle se décèle inexorable, car elle déclare qu’il faut leur infliger la prison perpétuelle et le plus tôt qu’il se peut et sans faiblir ; et, au fond, elle a raison, car toute soeur discole pourrirait le troupeau, donnerait la clavelée aux âmes !

Ils étaient arrivés, en causant, au bout de la rue de Sèvres ; l’abbé s’arrêta pour reposer ses jambes.

— Ah ! fit-il, comme se parlant à lui-même, si je n’avais pas eu, pendant toute mon existence, de si lourdes charges, d’abord un frère puis des neveux à soutenir, j’eusse fait, depuis bien des années, partie de la famille de saint Benoît. J’ai toujours eu l’attirance de ce grand ordre qui est l’ordre intellectuel de l’Eglise, en somme. Aussi, quand j’étais plus valide et plus jeune, était-ce dans l’un de ces monastères que j’allais faire mes retraites, tantôt chez les moines noirs de Solesmes ou de Ligugé qui ont conservé les savantes traditions de saint Maur, tantôt chez les Cisterciens, chez les moines blancs de la Trappe.

— C’est vrai, fit Durtal, la Trappe est une des grandes branches de l’arbre de saint Benoît ; mais pourtant est-ce que ses ordonnances ne diffèrent pas de celles que laissa le Patriarche ?

— C’est-à-dire que les trappistes interprètent la règle de saint Benoît qui est très souple et très large, moins dans son esprit que dans sa lettre, tandis que les bénédictins font le contraire.

En somme la Trappe est un rejeton de Cîteaux et elle est bien plus la fille de saint Bernard qui fut pendant quarante ans la sève même de cette tige, que la descendante de saint Benoît.

— Mais, autant que je puis me le rappeler, les Trappes sont elles-mêmes divisées et ne vivent point sous une discipline uniforme.

— Si, maintenant ; depuis qu’un bref pontifical daté du 17 mars 1893 a sanctionné les décisions du chapitre général des trappistes réunis à Rome et édicté la fusion en un seul ordre et sous la direction d’un seul supérieur des trois observances de Trappes qui étaient, en effet, régies par des constitutions en désaccord.

Et voyant que Durtal l’écoutait, attentif, l’abbé poursuivit :

— Parmi ces trois observances, une seule, celle des trappistes Cisterciens, à laquelle appartenait l’abbaye dont j’étais l’hôte, suivait intégralement les prescriptions du douzième siècle, menait l’existence monastique du temps de saint Bernard. Celle-là ne reconnaissait que la règle de saint Benoît, prise dans son acception la plus stricte et complétée par la charte de charité et les us et coutumes de Cîteaux ; les deux autres avaient adopté la même règle, mais revisée et modifiée au dix-septième siècle par l’abbé de Rancé ; et encore, l’une d’elles, la congrégation de Belgique, avait-elle dénaturé les statuts imposés par cet abbé.

Aujourd’hui, toutes les Trappes ne forment plus, je viens de vous le dire, qu’un seul et même institut placé sous le vocable « d’ordre des Cisterciens réformés de la bienheureuse Vierge Marie de la Trappe », et toutes reprennent les règlements de Cîteaux et revivent la vie des cénobites au Moyen Age.

— Mais si vous avez fréquenté ces ascétères, dit Durtal, vous devez alors connaître Dom Etienne ?

— Non, je n’ai jamais séjourné à la Grande Trappe ; j’ai préféré les pauvres et les petits couvents où l’on est mêlé avec les moines, aux imposants monastères qui vous isolent dans une hôtellerie et vous tiennent à l’écart, en somme.

Tenez, il en est une, celle où je m’enfermais, Notre-Dame de l’Atre, une petite Trappe à quelques lieues de Paris, qui est bien le plus séduisant des refuges. Outre que vraiment le Seigneur y réside, car elle a parmi ses enfants de véritables saints, elle est encore charmante avec ses étangs, ses arbres séculaires, sa lointaine solitude, au fond des bois.

— Oui mais, fit observer Durtal, l’existence doit y être quand même implacable, car la Trappe est l’ordre le plus rigide qui ait été imposé aux hommes.

Pour toute réponse, l’abbé lâcha le bras de Durtal et lui prit les mains.

— Savez-vous, lui dit-il, en le regardant bien en face, savez-vous, c’est là que vous devriez aller pour vous convertir.

— Parlez-vous sérieusement, monsieur l’abbé ?

Et comme le prêtre lui serrait les mains plus fort, Durtal s’écria :

— Ah ! non, par exemple ; d’abord, je n’ai pas la robustesse d’âme et j’ai encore moins, s’il est possible, la santé corporelle qu’exigerait un tel régime ; je tomberais malade en arrivant et puis... et puis...

— Et puis quoi ? Je ne vous propose pas de vous interner à jamais dans un cloître...

— J’aime à le croire, fit Durtal, d’un ton presque piqué.

— Mais bien d’y rester une huitaine, juste le temps nécessaire pour vous y curer. Or, huit jours sont bien vite passés ; ensuite, croyez-vous donc que si vous preniez une semblable résolution, Dieu ne vous soutiendrait point.

— C’est joli à dire, mais...

— Parlons hygiène, alors... — Et l’abbé eut un sourire de pitié un peu méprisante. — Je puis vous attester tout d’abord que vous ne serez pas tenu, en votre qualité de retraitant, de mener la vie du trappiste, dans ce qu’elle a de plus austère. Vous pourrez ne pas vous lever à deux heures du matin pour suivre l’office de matines, mais bien à trois ou même à quatre heures, selon les jours.

Et souriant devant la grimace de Durtal, l’abbé poursuivit : — quant à votre nourriture, elle sera meilleure que celle des moines ; vous n’aurez naturellement ni poisson, ni viande, mais l’on vous accordera certainement un oeuf par repas si les légumes ne vous suffisent point.

— Et les légumes sont cuits à l’eau et au sel, sans assaisonnement...

— Mais non, ils ne sont accommodés au sel et à l’eau que dans les temps de jeûne ; les autres jours vous les aurez cuits dans un lait coupé d’eau ou d’huile.

— Merci bien, s’écria Durtal.

— Mais tout cela est excellent pour la santé, continua le prêtre ; vous vous plaignez de gastralgies, de migraines, de maux d’entrailles ! Eh bien, ce régime-là, à la campagne, au plein air, vous guérira mieux que les drogues qu’on vous fait prendre.

Puis laissons, si vous le voulez bien, de côté, votre corps, car, en pareil cas, c’est à Dieu qu’il appartient de réagir contre ses défaillances ; je vous le dis, vous ne serez pas malade à la Trappe, car ce serait absurde ; ce serait le renvoi du pécheur pénitent et Jésus ne serait plus le Christ alors ! — mais parlons de votre âme. — Ayez donc le courage de la toiser, de la regarder bien en face ; la voyez-vous ? Reprit l’abbé, après un silence.

Durtal ne répondit pas.

— Avouez donc, s’écria le prêtre, qu’elle vous fait horreur !

Ils firent quelques pas dans la rue et l’abbé reprit :

— Vous affirmiez être soutenu par les foules de Notre-Dame-des-Victoires et les effluves de Saint-Séverin. Que sera-ce donc alors, dans l’humble chapelle où vous serez pêle-mêle, par terre, avec des saints ? Je vous garantis, au nom du Seigneur, une aide telle que jamais vous n’en eûtes et, poursuivit-il en riant, j’ajoute que l’Eglise se fera belle pour vous recevoir ; elle sortira ses parures maintenant omises : les authentiques liturgies du Moyen Age, le véritable plain-chant, sans solos, ni orgues.

— Ecoutez, vos propositions m’ahurissent, fit péniblement Durtal. Non, je vous assure, je ne suis pas du tout disposé à m’emprisonner dans un lieu pareil. Je sais bien qu’à Paris, je n’arriverai à rien ; je ne suis ni fier de ma vie, ni content de mon âme, je vous le jure, mais de là... à... ou alors, je ne sais pas, moi ; il me faudrait au moins un asile mitigé, un couvent doux. Il doit pourtant y avoir, dans ces conditions, des lazarets d’âmes ?

— Je ne pourrais que vous envoyer chez les jésuites qui ont la spécialité des retraites d’hommes ; mais, vous connaissant comme je crois vous connaître, je suis sûr que vous n’y resteriez pas deux jours. Vous vous trouveriez avec d’aimables et de très habiles prêtres, mais on vous assommerait de sermons, on voudrait se mêler à votre vie, s’immiscer dans votre art ; on surveillerait vos pensées à la loupe ; et puis, vous seriez là en traitement avec de bons jeunes gens dont l’inintelligente piété vous ferait horreur : vous fuiriez, exaspéré, de là !

A la Trappe, c’est le contraire. Vous y serez sans nul doute le seul retraitant et il ne viendra à l’idée de personne de s’occuper de vous ; vous serez libre ; vous pourrez, si vous le voulez, partir de ce monastère tel que vous y serez entré, sans vous être confessé, sans vous être approché des sacrements ; votre volonté y sera respectée et aucun moine ne tentera, sans votre autorisation, de la sonder. C’est à vous seul qu’il appartiendra de décider, si, oui ou non, vous voulez vous convertir...

Et je serai franc jusqu’au bout, n’est-ce pas ? Vous êtes, je vous l’ai déjà déclaré du reste, un homme sensitif et méfiant ; eh bien, le prêtre, tel qu’il se présente à Paris, le religieux même non cloîtré vous semblent... comment m’exprimerai-je ? Des âmes subalternes... pour ne pas dire plus...

Durtal protesta vaguement, d’un geste.

— Permettez-moi de poursuivre. Une arrière-pensée vous viendrait sur l’ecclésiastique auquel écherrait le soin de vous laver ; vous seriez trop sûr qu’il n’est pas un saint, — c’est peu théologique, car fût-il le dernier des prêtres que son absolution n’en serait pas moins valable, si vous la méritiez, — mais enfin, il y a là une question de sentiment que je respecte, — vous penseriez de lui, en somme : il vit ainsi que moi, il ne se prive pas plus que moi, rien ne me prouve que sa conscience soit bien supérieure à la mienne ; et, de là, à perdre toute confiance et à tout quitter, il n’y a qu’un pas. A la Trappe, je vous défie bien de raisonner ainsi, de ne point devenir humble. Quand vous verrez des hommes qui, après avoir tout abandonné pour servir Dieu, mènent une vie de privations et de pénitence telle qu’aucun gouvernement n’oserait l’infliger à ses forçats, vous serez bien obligé de vous avouer que vous n’êtes pas grand’chose à côté d’eux !

Durtal se taisait. Après la stupeur qu’il avait éprouvée à s’entendre proposer une issue pareille, il s’était sourdement irrité contre cet ami qui, si discret jusqu’alors, s’était subitement rué sur son être et l’avait violemment ouvert. Il en avait sorti la dégoûtante vision d’une existence dépareillée, usée, réduite à l’état de poussier, à l’état de loque ! — Et Durtal se reculait de lui-même, convenait que l’abbé avait raison, qu’il fallait pourtant bien étancher le pus de ses sens et expier leurs appétits inexigibles, leurs convoitises abominables, leurs goûts cariés ; et il était pris alors d’une peur irraisonnée, intense. Il avait le vertige du cloître, la transe attirante de cet abîme sur lequel Gévresin le faisait pencher.

Enervé par cette cérémonie d’une prise de vêture, étourdi par le coup que lui avait, en sortant, asséné le prêtre, il ressentait maintenant une angoisse presque physique dans laquelle tout finissait par se confondre. Il ne savait plus à quelles réflexions entendre, ne voyait surnager, dans ce remous d’idées troubles, qu’une pensée nette : que le moment tant redouté de prendre une résolution était venu.

L’abbé le regarda, s’aperçut qu’il souffrait réellement et sa pitié s’accrut pour cette âme si malhabile à supporter les luttes.

Il saisit le bras de Durtal et doucement dit :

— Mon enfant, croyez-moi, le jour où vous irez de vous-même chez Dieu, le jour où vous frapperez à sa porte, elle s’ouvrira à deux battants et les anges s’effaceront pour vous laisser passer. L’evangile ne ment pas, allez, lorsqu’il affirme qu’il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont que faire de pénitence. Vous serez d’autant mieux accueilli qu’on vous attend ; enfin, soyez assez mon ami pour penser que le vieux prêtre que vous laisserez ici ne demeurera pas inactif et que lui et que les couvents dont il dispose prieront de leur mieux pour vous.

— Je verrai, répondit Durtal, vraiment ému par l’accent attendri de l’abbé, je verrai... je ne puis me décider ainsi, à l’improviste, je réfléchirai... Ah ! ce n’est pas simple !

— Priez surtout, fit le prêtre qui était arrivé devant sa porte. J’ai, de mon côté, beaucoup supplié le Seigneur pour qu’il m’éclaire et je vous atteste que cette solution de la Trappe est la seule qu’il m’ait donnée. Implorez-le humblement à votre tour, et vous serez guidé. A bientôt, n’est-ce pas ?

Et il serra la main de Durtal qui, demeuré seul, finit par se reprendre. Alors, il se rappela les sourires stratégiques, les phrases ambiguës, les silences songeurs de l’abbé Gévresin ; il comprit la mansuétude de ses conseils, la patience de ses ménagements et, un peu dépité quand même d’avoir été, sans le vouloir, si savamment géré, il s’exclama, tout en maugréant : voilà donc le dessein que mûrissait, avec son air de n’y pas toucher, ce prêtre !




CHAPITRE IX

Il éprouvait ce réveil douloureux du malade qu’un médecin berne pendant des mois et qui apprend, un beau matin, qu’il n’a plus qu’à se faire transporter dans une maison de santé pour y subir une opération de chirurgie devenue pressante. — Mais on n’agit pas ainsi, se cria Durtal ; on prévient, peu à peu, les gens, on les accoutume par des précautions oratoires, à l’idée qu’il faudra se laisser découper sur l’étal, on ne les frappe pas de la sorte à l’improviste !

Oui, mais qu’importe, puisque je sens très bien, au fond de moi, que cet ecclésiastique a raison ; je dois, si je veux m’amender, quitter Paris ; c’est égal, le traitement qu’il m’inflige est vraiment dur à suivre, comment faire ?

Et il vécut, depuis ce moment, des jours hantés par les Trappes. Il rumina la pensée d’un départ, la retourna sur toutes ses faces ; il se remâcha le pour et le contre, finit par se dire : classons nos réflexions et ouvrons un compte ; établissons, pour nous y reconnaître, un Doit et Avoir.

Le Doit est terrible. — Ramasser sa vie et la jeter dans l’étuve d’un cloître ! Mais encore faudrait-il savoir si le corps est en état de supporter un remède pareil ; le mien est fragile et douillet, habitué à se lever tard ; il tombe en faiblesse quand il n’est pas réconforté par le sang des viandes et des névralgies surviennent, aussitôt que les heures des repas changent. Jamais je n’arriverai à tenir là-bas avec des légumes cuits dans de l’huile chaude ou dans du lait ; d’abord, je déteste la cuisine à l’huile et j’exècre d’autant plus le lait que je le digère mal.

Ensuite, je me vois à genoux, par terre, pendant des heures, moi qui ai tant souffert à la Glacière pour être resté dans cette posture pendant un quart d’heure à peine sur une marche.

Enfin, j’ai une telle habitude de la cigarette qu’il me serait absolument impossible d’y renoncer ; or, il est à peu près certain qu’on ne me laissera pas fumer dans un couvent.

Non, véritablement, au point de vue corporel, ce départ est insane ; dans l’état de santé où je suis, il n’y a pas un médecin qui ne me dissuaderait de tenter un semblable risque.

Si je me place maintenant au point de vue spirituel, je dois bien reconnaître aussi qu’une entrée à la Trappe est effrayante.

Il est à craindre, en effet, que ma sécheresse d’âme, que mon défaut d’amour ne persistent ; alors que deviendrai-je dans un tel milieu ? Puis il est également probable que, dans cette solitude, dans ce silence absolu, je m’ennuierai à mourir et, s’il en est ainsi, quelle existence que celle qui consistera à arpenter une cellule, en comptant les heures ! Non, il faudrait pour cela être certain d’être affermé par Dieu, d’être habité tout entier par lui.

Enfin, il existe deux redoutables questions sur lesquelles je ne me suis jamais appesanti, parce qu’il m’était pénible d’y songer, mais maintenant qu’elles se dressent devant moi, qu’elles me barrent la route, il sied que je les envisage : ce sont les questions de la confession et de la sainte Table.

Se confesser ? oui, j’y consens ; je suis si las de moi, si dégoûté de ma misérable vie que cette expiation m’apparaît comme méritée, comme nécessaire ; je désire m’humilier, je veux bien demander sincèrement pardon, mais encore faudrait-il que cette pénitence me fût assignée dans des conditions possibles ! — A la Trappe, si j’en crois l’abbé, personne ne s’occupera de moi ; autrement dit, personne ne m’encouragera, ne m’aidera à subir la douloureuse extraction des hontes ; je serai un peu ainsi qu’un malade qu’on opère à l’hôpital, loin de ses amis, loin des siens !

La confession, reprit-il, elle est une trouvaille admirable, car elle est la pierre de touche la plus sensible qui soit des âmes, l’acte le plus intolérable que l’Eglise ait imposé à la vanité de l’homme.

Est-ce étrange ! — On parle aisément de ses fredaines, de ses turpitudes à des amis, voire même, dans la conversation, à un prêtre ; cela ne paraît pas tirer à conséquence et peut-être qu’un peu de vantardise se mêle aux aveux des péchés faciles, mais raconter la même chose à genoux, en s’accusant, après avoir prié, cela diffère ; ce qui n’était qu’une amusette devient une humiliation vraiment pénible, car l’âme n’est pas dupe de ces faux semblants ; elle sait si bien, dans son for intérieur, que tout est changé, elle sent si bien la puissance terrible du sacrement, qu’elle, qui tout à l’heure souriait, tremble maintenant, dès qu’elle y pense.

Eh bien, si je me tiens en face d’un vieux moine qui sortira d’une éternité de silence pour m’écouter, d’un moine qui ne m’adjuvera, qui ne me comprendra peut-être point, ce sera affreux ! Jamais je n’arriverai au bout de mes peines, s’il ne me tend pas la perche, s’il me laisse étouffer sans me donner de l’air à l’âme, sans me porter secours !

Quant à l’Eucharistie, elle me semble, elle aussi, terrible. Oser s’avancer, oser lui offrir comme un tabernacle son égout à peine clarifié par le repentir, son égout drainé par l’absolution, mais encore à peine sec, c’est monstrueux ! Je n’ai pas du tout le courage d’imposer au Christ cette dernière insulte ; alors à quoi bon s’enfuir dans un monastère ?

Non, plus j’y réfléchis, plus je suis forcé de conclure que je serais fou si je m’aventurais dans une Trappe !

L’Avoir, maintenant. La seule oeuvre propre de ma vie serait justement de faire un paquet de mon passé et de l’apporter, pour le désinfecter, dans un cloître ; et si cela ne me coûtait pas d’ailleurs, où serait le mérite ?

Rien ne me démontre, d’autre part, que mon corps, si débilité qu’il soit, ne supportera pas le régime des Trappes. Sans croire, ou feindre de croire, avec l’abbé Gévresin, que ce genre de nourriture puisse m’être propice, je dois compter sur une allégeance surhumaine, admettre, en principe, que si je suis envoyé là, ce n’est point pour m’y aliter ou pour être obligé, dès mon arrivée, d’en partir. — A moins pourtant que ce ne soit le châtiment préparé, l’expiation voulue ; et encore non, car ce serait prêter à Dieu d’impitoyables ruses et c’est absurde !

Quant à la cuisine, peu importe qu’elle soit inhumaine si mon estomac la digère ; mal manger, se lever dans la nuit, ce n’est rien, pourvu que le corps l’endure ; je trouverai bien moyen aussi de fumer des cigarettes, en contrebande, au fond des bois.

Enfin huit jours sont bien vite écoulés et je ne suis même pas forcé, si je me sens défaillir, d’y résider huit jours !

Au point de vue spirituel, je dois bien encore tabler sur la miséricorde divine, croire qu’elle ne m’abandonnera pas, qu’elle me débridera les plaies, qu’elle me modifiera le fond de l’âme. Oui, je sais bien, ce sont des arguments qui ne reposent sur aucune certitude terrestre ; mais pourtant si j’ai des preuves que déjà la providence s’est immiscée dans mes affaires, je n’ai pas de raisons pour juger que ces arguments sont plus débiles que les motifs purement physiques qui servent à étayer mon autre thèse. Or, il faut se rappeler cette conversion si en dehors de ma volonté, il faut enfin tenir compte d’un fait qui devrait m’encourager, de la faiblesse des tentations que maintenant j’éprouve.

Il est difficile d’avoir été plus rapidement et plus complètement exaucé. Que je doive cette grâce à mes propres prières ou à celles des couvents qui m’ont défendu, sans me connaître, toujours est-il que, depuis quelque temps déjà, ma cervelle se tait et que ma chair est calme. Ce monstre de Florence m’apparaît bien encore, à certaines heures, mais elle ne s’approche plus, elle demeure dans la pénombre et la fin du Pater, leNe nos inducas in tentationem la met en fuite.

Voilà un fait insolite et précis pourtant ; pourquoi douter alors que je puisse être mieux soutenu à la Trappe, que je ne le suis à Paris même ?

Restent la confession et la communion.

La confession ? — Elle sera ce que le Seigneur voudra qu’elle soit ; c’est lui qui me choisira le moine ; moi, je ne peux que me laisser servir ; et puis, plus ce sera rêche et mieux ça vaudra ; si je souffre bien, je me croirai moins indigne de communier.

Le point le plus douloureux, reprenait-il, c’est celui-là : communier ! — Raisonnons pourtant ; il est certain que je serai turpide, en proposant au Christ de descendre ainsi qu’un puisatier dans ma fosse ; mais si j’attends qu’elle soit vide, jamais je ne serai en état de le recevoir, car mes cloisons ne sont pas étanches et toujours des péchés s’y infiltrent par des fissures !

Tout bien considéré, l’abbé était dans le vrai lorsqu’il me répondit un jour : mais, moi non plus, je ne suis pas digne de l’approcher ; Dieu merci, je n’ai pas ces cloaques dont vous me parlez, mais, le matin, quand je vais dire ma messe et que je songe aux poussières de la veille, pensez-vous donc que je n’aie point de honte ? Il convient, voyez-vous, de toujours se reporter aux evangiles, de se répéter qu’il est venu pour les infirmes et les malades, qu’il veut visiter les péagers et les lépreux ; enfin, il faut se convaincre que l’eucharistie est une vigie, est un secours, qu’elle est accordée comme il est écrit dans l’ordinaire de la messe : ad tutamentum mentis et corporis et ad medelam percipiendam; elle est, lâchons le mot, un médicament spirituel ; on va au sauveur de même qu’on se rend chez un médecin ; on lui apporte son âme à soigner et il la soigne !

Je suis en face de l’inconnu, poursuivait Durtal ; je me plains d’être sec, d’être extravagué, mais qui m’affirme que si je me déterminais à communier, je resterais ainsi ? Car enfin si j’ai la foi, je dois croire à l’occulte travail du Christ dans le sacrement ! Enfin, j’appréhende de m’ennuyer dans la solitude ; avec cela que je m’amuse ici ! Je n’aurai toujours plus, à la Trappe, ces tergiversations de toutes les minutes, ces continuelles transes ; j’aurai le bénéfice d’être assis en moi-même, au moins ; et puis... et puis... la solitude, mais je la connais ! Est-ce que depuis la mort de des Hermies et de Carhaix, je ne vis pas à l’écart ; car enfin je fréquente qui ? Quelques éditeurs, quelques hommes de lettres et les relations avec ces gens-là n’ont rien qui me plaisent ; quant au silence, c’est un bienfait ; je n’entendrai pas débiter de sottises dans une Trappe, je n’écouterai pas de minables homélies, d’indigents sermons ; mais je devrais exulter d’être enfin isolé loin de Paris, loin des hommes !

Il se tut et il se fit encore une sorte de revirement en lui ; et, mélancoliquement, il se dit : ce que ces litiges sont inutiles, ce que ces réflexions sont vaines ! Il n’y a pas à tenter de se faire le comptable de son âme, d’établir des doit et avoir, à tâcher de balancer ses comptes ; je sais, sans savoir comment, qu’il faut partir ; je suis poussé en dehors de moi par une impulsion qui me monte du fond de l’être et à laquelle je suis parfaitement certain qu’il faudra céder.

A ce moment-là, Durtal était décidé, mais, dix minutes après, cet essai de résolution s’effondrait ; il se sentais repris par sa lâcheté, il se remâchait, une fois de plus, des arguments pour ne pas bouger, concluait que ses preuves, pour demeurer à Paris, étaient palpables, humaines, sûres, tandis que les autres étaient intangibles, extranaturelles, par conséquent sujettes à des illusions, peut-être fausses.

Et il s’inventait la peur de ne pas obtenir une chose dont il avait peur, se disait que la Trappe ne l’accueillerait pas ou bien qu’elle lui refuserait la communion et alors il se proposait un moyen terme : se confesser à Paris et communier à la Trappe.

Mais alors il se passait en lui un fait incompréhensible ; toute son âme s’insurgeait à cette idée et l’ordre formel lui était vraiment insufflé de ne pas ruser ; et il se disait : non, le chicotin doit être bu jusqu’à la dernière goutte, c’est tout ou rien ; si je me confessais à l’abbé, ce serait une désobéissance à des prescriptions absolues et secrètes ; je serais capable de ne plus aller à Notre-Dame de l’Atre après !

Que faire ? — Et il s’accusait de défiance, appelait à son aide, une fois de plus, le souvenir des bienfaits reçus, ce dessillement des yeux, cette marche insensible vers la foi, la rencontre de ce prêtre unique, du seul peut-être qui pouvait le comprendre et le traiter d’une façon si bénigne et si souple ; mais il essayait vainement de se réconforter ; alors, il se suscitait le rêve de la vie monacale, la souveraine beauté du cloître ; il s’imaginait l’allégresse du renoncement, la paix des folles oraisons, l’ivresse intérieure de l’esprit, la joie de n’être plus chez soi dans son propre corps ! Quelques mots de l’abbé sur la Trappe servaient de tremplin à ses songeries et il apercevait une vieille abbaye, grise et tiède, d’immenses allées d’arbres, des ciels filants confus sous le chant des eaux, des promenades muettes dans les bois, à la tombée du jour ; il évoquait les solennelles liturgies du temps de saint Benoît, il voyait la moelle blanche des chants monastiques monter sous l’écorce à peine taillée des sons ! Il parvenait à s’emballer, se criait : tu as rêvé pendant des années, sur les cloîtres, réjouis-toi car tu vas enfin les connaître ! Et il eût voulu partir aussitôt, y habiter et, brusquement, d’un coup, il dégringolait dans la réalité et se disait : c’est facile de désirer vivre dans un monastère, de raconter à Dieu qu’on voudrait bien s’y abriter, quand l’existence de Paris vous pèse, mais lorsqu’il s’agit d’y émigrer pour tout de bon, c’est autre chose !

Il se ruminait ces pensées, partout, dans la rue, chez lui, dans les chapelles. Il faisait la navette d’une église à l’autre, espérant soulager ses transes, en les changeant de place, mais elles persistaient, lui rendaient tous les endroits insupportables.

Puis c’était toujours, dans les lieux consacrés, cette siccité d’âme, ce ressort cassé des élans, ce silence qui se faisait soudain en lui, alors qu’il eût voulu se consoler en lui parlant. Ses meilleurs moments, ses haltes dans ce boulevari, c’étaient certaines minutes de torpeur absolue ; il avait alors comme de la neige dans l’âme ; il n’y entendait plus rien.

Mais cet assoupissement de pensées ne durait guère, et la bourrasque soufflait à nouveau et les prières qui eussent pu l’apaiser se refusaient encore à sortir ; il sollicitait la musique religieuse, les proses désolées des psaumes, les crucifixions des primitifs pour s’exciter, mais les oraisons couraient, en se brouillant sur ses lèvres ; elles se dépouillaient de tout sens, devenaient des mots désemplis, des coques vides.

A Notre-Dame-des-Victoires où il se traînait dans l’espérance qu’il se dégèlerait au feu des prières voisines, il se dégourdissait, en effet, un peu ; il lui semblait alors qu’il se lézardait, fuyait goutte à goutte en des douleurs informulées qui se résumaient dans une plainte d’enfant malade où il disait tout bas à la Vierge : ce que j’ai mal à l’âme !

Puis, de là, il retournait à Saint-Séverin, s’installait sous cette voûte tannée par la patine des prières, et, hanté par son idée fixe, il se plaidait les circonstances atténuantes, s’exagérait les austérités de la Trappe, tâchait presque d’exaspérer sa peur pour excuser, dans un vague appel à la Madone, ses défaillances.

Il faut pourtant que j’aille voir l’abbé Gévresin, murmurait-il, mais le courage lui manquait pour aller prononcer ce « oui » que lui demanderait sûrement le prêtre. Il finit par découvrir un joint pour le visiter, sans se croire obligé à s’engager encore.

Après tout, pensa-t-il, je ne possède aucun renseignement précis sur cette Trappe ; je ne sais même pas s’il ne serait point nécessaire, pour s’y rendre, de faire un voyage coûteux et long ; l’abbé raconte bien qu’elle n’est pas éloignée de Paris, mais enfin je ne puis, sur cette simple affirmation, me décider ; il serait bien utile aussi de connaître les moeurs de ces cénobites, avant que d’aller séjourner chez eux.

L’abbé sourit quand Durtal lui soumit ces objections.

— Le voyage est bref, répondit-il ; vous prenez à la gare du Nord, à 8 heures du matin, un billet pour Saint-Landry ; le train vous y dépose à 11 heures trois quarts, vous déjeunez dans une auberge près de la gare ; là, tandis que vous buvez votre café, on vous prépare une voiture et, après quatre heures de galop, vous arrivez à Notre-Dame de l’Atre pour dîner ; est-ce difficile ?

Quant au prix, il est modique. Autant que je puis me le rappeler, le chemin de fer coûte une quinzaine de francs ; ajoutez deux ou trois francs pour le repas et six ou sept francs pour la voiture...

Et Durtal se taisant, l’abbé reprit : — eh bien ?

— Ah ! tout ça, tout ça..., si vous saviez... — je suis dans un état à faire pitié ; je veux et je ne veux pas ; je voudrais gagner du temps, retarder l’heure du départ.

Et il continua : — J’ai l’âme détraquée ; dès que je veux prier, mes sens s’épandent au dehors, je ne puis me recueillir et, du reste, si je parviens à me rassembler, cinq minutes ne s’écoulent point que je me désagrège ; non, je n’ai ni ferveur, ni contrition véritables ; je ne l’aime pas assez, là, s’il faut vous le dire.

Enfin, depuis deux jours, une affreuse certitude s’est implantée en moi ; je suis sûr que, malgré ma bonace charnelle, si je me trouvais en face de certaine femme dont la vue m’affole, je céderais ; j’enverrais la religion au diable ; je reboirais mon vomis à plaine bouche ; je ne tiens que parce que je ne suis pas tenté ; je ne vaux pas mieux que lorsque je péchais. Avouez que je suis dans un bien misérable état pour me retirer dans une Trappe.

— Vos raisons sont pour le moins fragiles, répondit l’abbé :

Vous me dites d’abord que vous êtes distrait dans vos prières, inapte à ne point disperser vos sens ; mais vous êtes comme tout le monde, en somme ! Sainte Térèse, elle-même, déclare que bien souvent elle ne pouvait réciter le Credo sans s’évaguer : c’est là une faiblesse dont il sied de prendre humblement son parti ; il convient surtout de ne pas s’appesantir sur ces maux, car la crainte de les voir revenir en assure l’assiduité ; on se distrait de ses oraisons par la peur même de ces distractions et par le regret de les avoir eues ; allez plus de l’avant, cherchez le large, priez du mieux que vous pourrez et ne vous inquiétez pas !

Vous m’affirmez, d’autre part, que si vous rencontriez une personne dont les attraits vous troublent, vous succomberiez ; qu’en savez-vous ? Pourquoi prendre souci de séductions que Dieu ne vous inflige pas encore et qu’il vous épargnera peut-être ? Pourquoi douter de sa miséricorde ? Pourquoi ne pas croire au contraire, que s’il jugeait la tentation utile, il vous aiderait assez pour vous empêcher de sombrer ?

Dans tous les cas, vous n’avez pas à appréhender par anticipation le dégoût de votre faiblesse ; l’Imitation l’atteste : « quoi de plus insensé et de plus vain que de s’affliger de choses futures qui n’arriveront peut-être jamais. » Non, c’est assez de s’occuper du présent, car, à chaque jour suffit sa peine : « sufficit diei malitia sua. »

Vous prétendez enfin que vous n’avez pas l’amour de Dieu, je vous répondrai encore : qu’en savez-vous ? — vous l’avez cet amour, par cela seul que vous désirez l’avoir, que vous regrettez de ne pas l’avoir ; vous aimez Notre-seigneur par ce seul fait que vous voulez l’aimer !

Oh ! C’est spécieux, murmura Durtal. — Enfin, reprit-il, et si, à la Trappe, le moine, révolté par l’outrage prolongé de mes fautes, me refuse l’absolution et m’empêche de communier ?

Du coup, l’abbé se mit à rire.

— Vous êtes fou ! Ah ça, mais quelle idée vous faites-vous du Christ ?

— Du Christ, non, mais de son médiateur, de l’être humain qui le remplace...

— Vous ne pouvez échoir qu’à l’homme désigné d’avance, Là-Haut, pour vous juger ; vous avez d’ailleurs, à Notre-Dame de l’Atre, toutes les chances pour vous agenouiller aux pieds d’un saint ; dès lors, Dieu l’inspirera, sera là ; vous n’avez rien à craindre.

Quant à la communion, la perspective d’en être écarté vous effraie ; mais n’est-ce pas encore une preuve de plus que, contrairement à votre opinion, Dieu ne vous laisse pas insensible ?

— Oui, mais l’idée de communier ne m’effraie pas moins !

— Je vous répéterai encore : si Jésus vous était indifférent, il vous serait bien égal de consommer ou de ne pas consommer les Espèces Saintes !

— Tout cela ne me convainc guère, soupira Durtal ; je ne sais plus où j’en suis ; j’ai peur du confesseur, des autres, de moi-même ; c’est insensé, mais c’est plus fort que moi ; je ne parviens pas à prendre le dessus !

— L’eau vous épouvante ; imitez Gribouille, jetez-vous bravement dedans ; voyons, si j’écrivais à la Trappe aujourd’hui même que vous y arrivez ; quand ?

— Oh ! s’écria Durtal, attendez encore.

— Le temps d’avoir une réponse, comptons deux fois vingt-quatre heures ; voulez-vous vous y rendre dans cinq jours ?

Et comme Durtal, abasourdi, se taisait.

— Est-ce entendu ?

Alors Durtal éprouva, dans ce moment, une chose étrange ; ce fut, ainsi que plusieurs fois à Saint-Séverin, une sorte de touche caressante, de poussée douce ; il sentit une volonté s’insinuer dans la sienne, et il recula, inquiet de se voir ainsi géminé, de ne plus se trouver seul dans ses propres aîtres ; puis il fut inexplicablement rassuré, s’abandonna, et dès qu’il eut prononcé ce « oui », un immense allègement lui vint ; et, sautant alors d’un excès à un autre, il s’ébroua à l’idée que ce départ n’aurait pas lieu tout de suite et il regretta de passer encore à Paris cinq jours.

L’abbé se mit à rire. — Mais encore faut-il que les trappistes soient prévenus ; c’est une simple formalité, car avec un mot de moi, vous serez aussitôt reçu, mais attendez au moins que je l’envoie, ce mot ! Je le mettrai à la poste ce soir, n’ayez donc aucune inquiétude et dormez en paix.

Durtal rit, à son tour, de son impatience. — Avouez, dit-il, que je deviens bien ridicule !

Le prêtre haussa les épaules. — Voyons, vous m’avez questionné sur ma petite Trappe ; je vais m’efforcer de vous satisfaire. Elle est minuscule si on la compare à la grande Trappe de Soligny ou aux établissements de Sept-fonds, de Meilleray ou d’Aiguebelle, car elle ne se compose que d’une dizaine de pères de choeur et d’une trentaine de frères-lais ou convers. Il y a aussi avec eux un certain nombre de paysans qui travaillent à leurs côtés et les aident à cultiver la terre ou à fabriquer leur chocolat.

— Ils font du chocolat !

— Cela vous étonne ? et avec quoi voulez-vous qu’ils vivent ? Ah dame ! Je vous préviens, ce n’est pas dans un somptueux monastère que vous irez !

— J’aime mieux cela. — Mais, à propos des légendes sur les Trappes, je suppose que les moines ne se saluent pas d’un « frère, il faut mourir » et qu’ils ne creusent pas, chaque matin, leur tombe ?

— Ce sont des histoires à dormir debout. Ils ne s’occupent nullement de leur tombe et ils se saluent silencieusement, puisqu’il leur est interdit de parler.

— Mais alors, comment ferai-je, moi, si j’ai besoin de quelque chose ?

— L’abbé, le confesseur, le père hôtelier ont le droit de converser avec les hôtes ; vous n’aurez affaire qu’à eux seuls ; les autres s’inclineront devant vous lorsqu’ils vous rencontreront, mais si vous les interrogez, ils ne vous répondront pas !

— C’est toujours bon à savoir. — Et comment sont-ils habillés ?

— Avant la fondation des Cîteaux, les bénédictins portaient, on le croit du moins, le costume noir de saint Benoît ; les bénédictins proprement dits s’en revêtent encore ; mais à Cîteaux la couleur fut changée et les Trappes, qui sont un rejeton de cette branche, ont adopté la robe blanche de saint Bernard.

— Vous me pardonnez, n’est-ce pas, toutes ces questions qui doivent vous paraître puériles ? Mais puisque je suis sur le point de fréquenter ces religieux, encore faut-il que je sois un peu renseigné sur les coutumes de leur ordre.

— Je suis à votre entière disposition, répliqua l’abbé.

Et Durtal le questionnant sur la situation de l’abbaye même, il reprit :

— Le monastère actuel date du dix-huitième siècle, mais vous verrez dans ses jardins les débris de l’ancien cloître qui fut érigé du temps de saint Bernard. Il y eut, au Moyen Age, une succession de bienheureux dans ce couvent ; c’est une terre vraiment bénie, apte aux méditations et aux regrets.

L’abbaye est située dans le fond d’une vallée, suivant les prescriptions de saint Bernard, car vous savez que si saint Benoît aimait les collines, saint Bernard recherchait les plaines basses et humides pour y fonder ses cénobies. Un vieux vers latin nous a conservé les goûts différents de ces deux saints :

« Benedictus colles, valles Bernardus amabat. »

— Etait-ce par attrait personnel ou dans un but pieux que saint Bernard bâtissait ses ermitages dans des lieux malsains et plats ?

— C’était pour que ses moines, dont la santé se débilitait dans les brumes, eussent constamment sous les yeux la salutaire image de la mort.

— Diantre !

— J’ajoute tout de suite que le val où s’élève Notre-Dame de l’Atre est maintenant sans marécage et que l’air y est très pur ; vous y longerez de délicieux étangs et je vous recommande, à la lisière de la clôture, une allée de noyers séculaires où vous pourrez faire d’émollientes promenades, au point du jour.

Et, après un silence, l’abbé Gévresin reprit :

— Marchez beaucoup là-bas, parcourez les bois dans tous les sens ; les forêts vous instruiront mieux sur votre âme que les livres, « aliquid amplius invenies in sylvis quam in libris, » a écrit saint Bernard ; priez et les journées seront courtes.

Durtal partit, réconforté, presque joyeux, de chez ce prêtre ; il se sentait au moins l’allègement d’une situation tranchée, d’une résolution enfin prise. Il ne s’agit plus maintenant que de se préparer de son mieux à cette retraite, se dit-il ; et il pria, se coucha, pour la première fois depuis des mois, l’esprit tranquille.

Mais, le lendemain, dès son réveil, il déchanta ; toutes ses préoccupations, toutes ses transes revinrent ; il se demanda si sa conversion était mûre pour la brancher et la porter dans une Trappe ; la peur du confesseur, l’appréhension de l’inconnu l’assaillirent à nouveau. J’ai eu tort de répondre si vite, et il s’arrêta :

Pourquoi ai-je dit oui ? Le souvenir de ce mot prononcé par sa bouche, pensé par une volonté qui était encore la sienne et qui était cependant autre, se rappelait à sa mémoire. Ce n’est pas la première fois que pareil fait m’arrive, rumina-t-il, j’ai déjà subi, seul, dans les églises, des conseils inattendus, des ordres muets, et il faut avouer que c’est vraiment atterrant de sentir cette infusion d’un être invisible en soi, et de savoir qu’il peut presque vous exproprier, s’il lui plaît, du domaine de votre personne.

— Eh non, ce n’est point cela ; il n’y a point substitution d’une volonté extérieure à la sienne, car l’on conserve absolument intact son franc arbitre ; ce n’est pas davantage une de ces impulsions irrésistibles qu’endurent certains malades, puisque rien n’est plus facile que d’y résister et c’est moins encore une suggestion puisqu’il ne s’agit, dans ce cas, ni de passes magnétiques, ni de somnambulisme provoqué, ni d’hypnose ; non, c’est l’irrésistible entrée d’une velléité étrangère en soi ; c’est la soudaine intrusion d’un désir net et discret, et c’est une poussée d’âme tout à la fois ferme et douce. Ah ! je suis encore inexact, je bafouille, mais rien ne peut rendre cette attentive pression qu’un mouvement d’impatience ferait évanouir ; on le sent et c’est inexprimable !

Toujours est-il que l’on écoute avec surprise, presque avec angoisse cette induction, qui n’emprunte pour se faire entendre aucune voix même intérieure, qui se formule sans l’assistance des mots — et tout s’efface, le souffle qui vous pénétra disparaît. L’on voudrait que cette incitation vous fût confirmée, que le phénomène se renouvelât pour l’observer de plus près, pour tenter de l’analyser, de la comprendre, et c’est fini ; vous restez seul avec vous-même, vous êtes libre de ne pas obéir, votre volonté est sauve, vous le savez, mais vous savez aussi que, si vous repoussez ces invites, vous assumez pour l’avenir d’indiscutables risques.

En somme, poursuivit Durtal, il y a là influx angélique, touche divine ; il y a là quelque chose d’analogue à la voix interne si connue des mystiques, mais c’est moins complet, moins précis, et pourtant c’est aussi sûr.

Et, songeur, il conclut : ce que je me serais rongé, ce que je me serais colleté avec moi-même, avant de pouvoir répondre à ce prêtre dont les arguments ne me persuadaient guère, si je n’avais eu ce secours imprévu, cette aide !

Mais alors, puisque je suis mené par la main, qu’ai-je à craindre ?

Et il craignait quand même, ne parvenait pas à se pacifier ; puis, s’il avait profité du bien-être d’une décision, il était miné pour l’instant par l’attente d’un départ.

Il essayait de tuer les journées dans des lectures, mais il devait constater, une fois de plus, qu’il n’y avait de consolations à attendre d’aucun livre. Nul ne se rapprochait, même de loin, de son état d’âme. La haute mystique était si peu humaine, planait à de telles altitudes, loin de nos fanges, qu’on ne pouvait espérer d’elle un souverain appui. Il finissait par se rejeter sur l’imitation, dont la mystique, mise à la portée des foules, était une tremblante et plaintive amie qui vous pansait dans les cellules de ses chapitres, priait et pleurait avec vous, compatissait, en tout cas, au veuvage éploré des âmes.

Malheureusement, Durtal l’avait tant lue et il était si saturé des évangiles, qu’il en avait temporairement épuisé les vertus parégoriques et les calmants. Las de lectures, il recommença ses courses dans les églises. Et si les trappistes ne veulent pas de moi ? se disait-il, que deviendrai-je ?

— Mais puisque je vous affirme qu’ils vous accueilleront, répliquait l’abbé qu’il allait voir. Il ne fut tranquille que le jour où le prêtre lui tendit la réponse de la Trappe.

Il lut :

« Nous recevrons très volontiers, pour huit jours, à notre hôtellerie, le retraitant que vous voulez bien nous recommander ; je ne vois, pour le moment, aucun empêchement à ce que cette retraite commence mardi prochain. »

« Dans l’espoir, monsieur l’abbé, que nous aurons également bientôt le plaisir de vous revoir dans notre solitude, je vous prie d’agréer l’assurance de mes sentiments les plus respectueux. »

F. M. Etienne,
Hôtelier. »

Il la lut et la relut, enchanté et terrifié à la fois. Il n’y a plus à douter, c’est irrévocable, fit-il. Et il s’en fut en hâte à Saint-Séverin, ayant moins, peut-être, le besoin de prier que de se rendre près de la vierge, de se montrer à elle, de lui faire une sorte de visite de remerciement, de lui exprimer, rien que par sa présence, sa gratitude.

Et il fut pris par le charme de cette église, par son silence, par l’ombre qui tombait dans l’abside, du haut de ses palmiers de pierre, et il finit par s’anonchalir, par s’acagnarder sur une chaise, par n’avoir plus qu’un désir, celui de ne pas rentrer dans la vie de la rue, de ne pas sortir de son refuge, de ne plus bouger.

Et le lendemain, qui était un dimanche, il s’arrêta chez les bénédictines pour entendre la grand’messe. Un moine noir la célébrait ; il reconnut un bénédictin, quand ce prêtre chanta : Dominous vobiscoum, car l’abbé Gévresin lui avait appris que les bénédictins prononçaient le latin à l’italienne.

Bien qu’il n’aimât guère cette prononciation qui enlevait au latin la sonorité de ses mots et faisait, en quelque sorte, des phrases de cette langue, des attelages de cloches dont on aurait cotonné les battants ou étoupé les vases, il se laissait aller, poigné par l’onction, par l’humble piété de ce moine qui tremblait presque de respect et de joie, alors qu’il baisait l’autel ; et il avait une voix foncée à laquelle répondaient, derrière la grille, les claires envolées des nonnes.

Durtal haletait, écoutant ces tableaux fluides de primitifs se dessiner, se former, se peindre dans l’air ; il était saisi aux moelles ainsi qu’il l’avait été jadis pendant la grand’messe de Saint-Séverin. Perdue dans cette église où la fleur des mélodies se fanait pour lui depuis qu’il connaissait le plain-chant des bénédictines, il la retrouvait, cette émotion, ou plutôt il la rapportait avec lui, de Saint-Séverin dans cette chapelle.

Et pour la première fois, il eut un désir fou, un désir si violent qu’il lui fondit le coeur.

Ce fut au moment de la communion. Le moine, levant l’hostie, proférait le Domine, non sum dignus. Pâle et les traits tirés, les yeux dolents, la bouche grave, il semblait échappé d’un moutier du Moyen Age, découpé dans un de ces tableaux flamands où les religieux se tiennent debout au fond, alors que, devant eux, des moniales agenouillées prient, les mains jointes, près des donateurs, l’enfant Jésus auquel la vierge sourit, en baissant, sous un front bombé, de longs cils.

Et lorsqu’il descendit les marches et communia deux femmes, Durtal frémit, jaillit en un élan vers le ciboire.

Il lui parut que s’il était alimenté avec ce pain, tout serait fini, ses sécheresses et ses peurs ; il lui sembla que ce mur de péchés qui avait monté, d’années en années, et lui barrait la vue, s’écroulerait et qu’enfin il verrait ! Et il eut hâte de partir pour la Trappe, de recevoir, lui aussi, le corps sacré des mains d’un moine.

Cette messe le renforça comme un tonique ; il sortit de cette chapelle, joyeux et plus ferme, et quand l’impression s’affaiblit un peu avec les heures, il demeura moins attendri peut-être, mais aussi résolu, plaisantant avec une douce mélancolie, le soir, sur sa situation ; se disant : il y a bien des gens qui vont à Barèges ou à Vichy faire des cures de corps, pourquoi n’irais-je pas, moi, faire une cure d’âme dans une Trappe ?




CHAPITRE X

Je me constituerai prisonnier dans deux jours, soupira Durtal ; il serait temps de songer aux préparatifs du départ. Quels livres emporterai-je, pour m’aider là-bas à vivre ?

Et il fouillait sa bibliothèque, feuilletait les ouvrages mystiques qui avaient peu à peu remplacé les oeuvres profanes sur ses rayons.

Sainte Térèse, je n’en parle pas, se dit-il ; ni elle, ni saint Jean de la croix ne me seraient assez indulgents, dans la solitude ; j’ai vraiment besoin de plus de pardon et de réconfort.

Saint Denys l’aréopagite ou l’apocryphe désigné sous ce nom ? Il est le premier des mystiques, celui qui, dans ses délinéations théologiques, s’est peut-être avancé le plus loin. Il vit dans l’air irrespirable des cimes, au-dessus des gouffres, au seuil de l’autre monde qu’il entrevoit dans les éclairs de la grâce ; et il reste lucide, inébloui, dans ces coups de lumière qui l’environnent.

Il semble que, dans ses « Hiérarchies Célestes » où il fait défiler les armées du ciel et démontre le sens des attributs angéliques et des symboles, il ait déjà dépassé la frontière où s’arrête l’homme et pourtant, dans son opuscule des « Noms divins, » il hasarde un pas de plus en avant et alors il s’élève dans la superessence d’une métaphysique tout à la fois calme et hagarde !

Il surchauffe le verbe humain à le faire éclater, mais lorsque à bout d’efforts il veut définir l’infigurable, préciser les immiscibles personnes de la Trinité qui se pluralise et ne sort point de son unité, les mots défaillent sur ses lèvres et la langue se paralyse sous sa plume ; alors, tranquillement, sans s’étonner, il se refait enfant, redescend de ses sommets parmi nous et, pour tâcher de nous élucider ce qu’il comprit, il recourt aux comparaisons de la vie intime ; il en vient, afin d’expliquer cette triade unique, à citer plusieurs flambeaux allumés dans une même salle et dont les lueurs, bien que distinctes, se fondent en une seule, ne sont plus qu’une.

Saint Denys, rêvassait Durtal, il est un des plus hardis explorateurs de ces régions éternelles... oui, mais quelle lecture aride il me fournirait à la Trappe !

Ruysbroeck ? reprit-il, peut-être et encore cela dépend ; je puis serrer dans ma trousse, ainsi qu’un cordial, le petit recueil qu’à distillé Hello ; quant aux Noces spirituelles, si bien traduites par Maeterlinck, elles sont décousues et sans clarté ; l’on y étouffe ; ce Ruysbroeck-là m’emballe moins. Il est curieux tout de même, cet ermite, car il ne s’enferme pas au-dedans de nous, mais il parcourt plutôt les dehors ; il s’efforce, comme saint Denys, d’atteindre Dieu, plus dans le ciel que dans l’âme ; mais à vouloir voler si haut, il se fausse les ailes et balbutie on ne sait quoi, quand il descend.

Laissons-le donc. Voyons maintenant. — Sainte Catherine de Gênes ? Ses débats entre l’âme, le corps et l’amour-propre sont anodins et confus, et lorsque, dans ses Dialogues, elle traite des opérations de la vie interne, elle est si au-dessous de sainte Térèse et de sainte Angèle ! En revanche, son Traité du purgatoire est décisif. Il avère que, seule, elle a pénétré dans les espaces des douleurs inconnues et qu’elle en a dégagé et saisi les joies ; elle parvient, en effet, à accorder ces deux contraires qui paraissent à jamais inalliables ; la souffrance de l’âme se purifiant de ses péchés et l’allégresse de cette même âme qui, au moment où elle endure d’affreuses peines, éprouve un immense bonheur, car elle se rapproche petit à petit de Dieu et elle sent ses rayons l’attirer de plus en plus et son amour l’inonder avec de tels excès qu’il semble que le Sauveur ne veuille plus que s’occuper d’elle.

Sainte Catherine expose aussi que Jésus n’interdit le ciel à personne, que c’est l’âme même qui, s’estimant indigne d’y pénétrer, se précipite, de son propre mouvement, dans le purgatoire, pour s’y modifier, car elle n’a plus qu’un but, se rétablir dans sa pureté primitive ; qu’un désir, atteindre à ses fins dernières, en s’anéantissant, en s’annihilant, en s’écoulant en Dieu.

C’est une lecture probante, grogna Durtal, mais ce n’est pas celle-là qui me referait à la Trappe, passons.

Et il atteignit d’autres livres dans ses casiers.

En voici un, par exemple, dont l’usage est tout indiqué, poursuivit-il, en prenant la Théologie séraphique de saint Bonaventure, car il condense en une sorte d’of meat des modes d’études pour se scruter, pour méditer sur la communion, pour sonder la mort ; puis il y a, dans ce selectae, un traité sur le « Mépris du monde, » dont les phrases comprimées sont admirables ; c’est de la véritable essence de Saint-Esprit et c’est aussi une gelée d’onction vraiment ferme. Mettons-le à part, celui-là.

Je ne trouverai pas, pour remédier aux probables détresses des solitudes, de meilleur adjuvant, murmurait Durtal, tout en bousculant de nouvelles rangées de volumes. Il regardait des titres : La vie de la Sainte-Vierge, par M. Olier.

Il hésitait, se disant : il y a pourtant sous l’eau à peine dégourdie du style d’intéressantes observations, de savoureuses gloses ; M. Olier a, en quelque sorte, traversé les mystérieux territoires des desseins cachés et il y a relevé ces inimaginables vérités que parfois le Seigneur se plaît à révéler aux saints. Il s’est constitué l’homme lige de la vierge, et, vivant près d’elle, il s’est fait aussi le héraut de ses attributs, le légat de ses grâces. Sa vie de Marie est, à coup sûr, la seule qui paraisse réellement inspirée, qui se puisse lire. Là où l’abbesse d’Agréda divague, lui demeure rigoureux et reste clair. Il nous montre la vierge existant de toute éternité en Dieu, engendrant sans cesser d’être immaculée « comme le cristal qui reçoit et renvoie hors de lui les rayons du soleil, sans rien perdre de son lustre et qui n’en brille, au contraire, qu’avec plus d’éclat », accouchant sans douleurs, mais souffrant, à la mort de son fils, la peine qu’elle eût dû supporter à sa naissance. Il s’étend enfin en de doctes analyses sur celle qu’il nomme la trésorière de tout bien, la médiatrice d’amour et d’impétration. — oui, mais pour s’entretenir avec elle, rien ne vaut l’officium parvum beatae Virginis que je déposerai avec mon paroissien dans ma valise, conclut Durtal ; ne dérangeons donc point le livre de M. Olier.

Mon fonds commence à s’épuiser, reprit-il. Angèle de Foligno ? Certes, car elle est un brasier autour duquel on peut se chauffer l’âme. Je l’emmène avec moi ; — puis quoi encore ? Les Sermons de Tauler ? C’est tentant, — car jamais on n’a mieux que ce moine traité les sujets les plus abstrus avec un esprit plus lucide. À l’aide d’images familières, d’humbles rapprochements, il parvient à rendre accessibles les plus hautes spéculations de la mystique. Il est et bonhomme et profond ; puis il verse un peu dans le quiétisme, et ce ne serait peut-être pas mauvais d’absorber, là-bas, quelques gouttes de ce looch. Au fait, non, j’aurai surtout besoin de tétaniques. Quant à Suso, c’est un succédané bien inférieur à saint Bonaventure ou à une sainte Angèle, — je l’écarte ainsi que sainte Brigitte de Suède, car celle-là me semble, dans ses entretiens avec le ciel, assistée par un Dieu morose et fatigué, qui ne lui décèle rien d’imprévu, rien de neuf.

Il y a bien encore sainte Madeleine de Pazzi, cette carmélite volubile qui procède dans toute son oeuvre par apostrophes. C’est une exclamative, habile aux analogies, experte en concordances, une sainte affolée de métaphores et d’hyperboles. Elle converse directement avec le père, et bégaie, dans l’extase, les applications des mystères que lui divulgua l’ancien des jours. Ses livres contiennent une page souveraine sur la circoncision, une autre magnifique, construite toute en antithèses, sur le Saint-Esprit, d’autres étranges sur la déification de l’âme humaine, sur son union avec le ciel, sur le rôle assigné dans cette opération aux plaies du Verbe.

Elles sont des nids habités ; l’aigle qui représente la foi gîte dans l’aire du pied gauche ; dans le trou du pied droit réside la gémissante douceur des tourterelles ; dans la blessure de la main gauche, niche la colombe, symbole de l’abandon ; dans la cavité de la main droite, repose l’emblème de l’amour, le pélican.

Et ces oiseaux sortent de leurs nids, viennent chercher l’âme pour la conduire dans la chambre nuptiale de la plaie qui saigne au côté du Christ.

N’est-ce pas aussi cette carmélite qui, ravie par la puissance de la grâce, méprise assez la certitude acquise par la voie des sens pour dire au Seigneur : « Si je vous voyais avec mes yeux, je n’aurais plus la foi, parce que la foi cesse là où se trouve l’évidence ».

— Tout bien considéré, fit-il, avec ses dialogues et ses contemplations, Madeleine de Pazzi ouvre d’éloquents horizons, mais l’âme, lutée par la cire des péchés, ne peut la suivre. Non, ce ne serait pas cette sainte-là qui me rassurerait dans un cloître !

Tiens, poursuivit-il en secouant la poussière qui couvrait un volume à couverture grise, tiens, c’est vrai, je possède le Précieux sang du père Faber ; et il rêva, en feuilletant, debout, les pages.

Il se remémorait l’impression oubliée de cette lecture. L’oeuvre de cet oratorien était pour le moins bizarre. Les pages bouillonnaient, coulaient en tumulte, charriant de grandioses visions telles qu’en conçut Hugo, développant des perspectives d’époques, telles que Michelet en voulut peindre. Dans ce volume, s’avançait la solennelle procession du précieux sang, partie des confins de l’humanité, de l’origine même des âges, et elle franchissait les mondes, débordait sur les peuples, submergeait l’histoire.

Le père Faber était moins un mystique proprement dit qu’un visionnaire et qu’un poète ; malgré l’abus des procédés oratoires transférés de la chaire dans le livre, il déracinait les âmes, les emportait au fil de ses eaux, mais lorsqu’on reprenait pied, lorsqu’on cherchait à se souvenir de ce qu’on avait entendu et vu, l’on ne se rappelait plus rien ; l’on finissait, en réfléchissant, par se rendre compte que l’idée mélodique de l’oeuvre était bien filiforme, bien mince pour être exécutée par un aussi fracassant orchestre ; puis il restait de cette lecture quelque chose d’intempérant et de fiévreux qui vous mettait mal à l’aise et faisait songer que ce genre d’ouvrages n’avait que de bien lointains rapports avec la céleste plénitude des grands mystiques !

Non ! pas celui-là, fit Durtal. Voyons, rentrons notre récolte : je retiens le petit recueil de Ruysbroeck, la Vie d’Angèle de Foligno et saint Bonaventure, et le meilleur de tous pour mon état d’âme, reprit-il en se frappant le front. Il retourna à sa bibliothèque et saisit un petit livre qui gisait seul en un coin.

Il s’assit et le parcourut, disant : voilà le tonique, le stimulant des faiblesses, la strychnine des défaillances de la foi, le coup d’aiguillon qui vous jetterait en larmes aux pieds du Christ. Ah ! la Douloureuse Passion de la soeur Emmerich !

Celle-là n’était point un chimiste de l’être spirituel, comme sainte Térèse ; elle ne s’occupait pas de notre vie intérieure ; dans son livre, elle s’oubliait et nous omettait, car elle ne voyait que Jésus crucifié et voulait seulement montrer les étapes de son agonie, laisser, ainsi que sur le voile de Véronique, l’empreinte, marquée sur ses pages, de la Sainte Face.

Bien qu’il fût moderne, — car Catherine Emmerich était morte en 1824, — ce chef-d’oeuvre datait du Moyen Age. C’était une peinture qui semblait appartenir aux écoles primitives de la Franconie et de la Souabe. Cette femme était la soeur des Zeitblom et des Grünewald ; elle avait leurs âpres visions, leurs couleurs emportées, leur odeur fauve ; mais elle paraissait relever aussi, par son souci du détail exact, par sa notation précise des milieux, des vieux maîtres flamands, des Roger Van Der Weyden et des Bouts ; elle avait réuni en elle les deux courants issus, l’un de l’Allemagne, l’autre des Flandres ; et cette peinture, brossée avec du sang et vernie par des larmes, elle la transposait en une prose qui n’avait aucun rapport avec la littérature connue, une prose dont on ne pouvait, par analogie, retrouver les antécédents que dans les panneaux du quinzième siècle.

Elle était d’ailleurs complètement illettrée, n’avait lu aucun livre, n’avait vu aucune toile ; elle racontait tout bonnement ce qu’elle distinguait dans ses extases.

Les tableaux de la passion se déroulaient devant elle, tandis que, couchée sur un lit, broyée par les souffrances, saignant par les trous de ses stigmates, elle gémissait et pleurait, anéantie d’amour et de pitié, devant les tortures du Christ.

A sa parole qu’un scribe consignait, le Calvaire se dressait et toute une fripouille de corps de garde se ruait sur le Sauveur et crachait dessus ; d’effrayants épisodes surgissaient de Jésus, enchaîné à une colonne, se tordant tel qu’un ver, sous les coups de fouets, puis tombant, regardant de ses yeux défaits des prostituées qui se tenaient par la main et reculaient, dégoûtées, de son corps meurtri, de sa face couverte, ainsi que d’une résille rouge, par des filets de sang.

Et lentement, patiemment, ne s’arrêtant que pour sangloter, que pour crier grâce, elle peignait les soldats arrachant l’étoffe collée aux plaies, la vierge pleurant, la figure livide et la bouche bleue ; elle relatait l’agonie du portement de croix, les chutes sur les genoux, s’affaissait, exténuée, lorsque arrivait la mort.

C’était un épouvantable spectacle, narré par le menu et formant un ensemble sublime, affreux. Le rédempteur était étendu sur la croix couchée par terre ; l’un des bourreaux lui enfonçait un genou dans les côtes, tandis qu’un autre lui écartait les doigts, qu’un troisième frappait sur un clou à tête plate, de la largeur d’un écu et si long que la pointe ressortait derrière le bois. Et quand la main droite était rivée, les tortionnaires s’apercevaient que la gauche ne parvenait pas jusqu’au trou qu’ils voulaient percer ; alors ils attachaient une corde au bras, tiraient dessus de toutes leurs forces, disloquaient l’épaule, et l’on entendait, à travers les coups de marteaux, les plaintes du seigneur, l’on apercevait sa poitrine qui se soulevait et remontait un ventre traversé par des remous, sillonné par de grands frissons.

Et la même scène se reproduisait pour arrêter les pieds. Eux aussi n’atteignaient pas la place que les exécuteurs avaient marquée. Il fallut lier le torse, ligotter les bras pour ne pas arracher les mains du bois, se pendre après les jambes, les allonger jusqu’au tasseau sur lequel ils devaient porter ; du coup, le corps entier craqua ; les côtes coururent sous la peau, la secousse fut si atroce que les bourreaux craignirent que les os n’éclatassent en crevant les chairs ; et ils se hâtèrent de maintenir le pied gauche sur le pied droit ; mais les difficultés recommencèrent, les pieds se révulsaient ; on dut les forer avec une tarière pour les fixer.

Et cela continuait ainsi jusqu’à ce que Jésus mourût et alors la soeur Emmerich, terrifiée, perdait connaissance ; ses stigmates ruisselaient, sa tête crucifiée pleuvait du sang.

Dans ce livre, l’on regardait grouiller la meute des juifs, l’on écoutait les imprécations et les huées de la foule, l’on contemplait une vierge qui tremblait la fièvre, une Madeleine hors d’elle-même, devenue effrayante avec ses cris, et, dominant le lamentable groupe, un Christ hâve et enflé, s’empêtrant les jambes dans sa robe, alors qu’il monte au Golgotha, crispant ses ongles cassés sur la croix qui glisse.

Voyante extraordinaire, Catherine Emmerich avait également décrit les alentours de ces scènes, des paysages de Judée qu’elle n’avait jamais visités et qui avaient été reconnus exacts ; sans le savoir, sans le vouloir, cette illettrée était devenue une solitaire, une puissante artiste !

Ah ! l’admirable visionnaire et l’admirable peintre ! s’écria Durtal, et aussi quelle admirable sainte ! ajouta-t-il en parcourant la vie de cette religieuse qui figurait en tête du livre.

Elle était née, en 1774, dans l’évêché de Munster, de paysans pauvres. Dès son enfance, elle s’entretient avec la Vierge, et elle possède le don qu’eurent également sainte Sibylline de Pavie, Ida de Louvain et plus récemment Louise Lateau, de discerner, en les considérant, en les touchant, les objets bénits de ceux qui ne le furent point. Elle entre, comme novice, chez les augustines de Dulmen, prononce, à vingt-neuf ans, ses voeux ; sa santé est ruinée, d’incessantes douleurs la torturent ; elle les aggrave, car de même que la bienheureuse Lydwine, elle obtient du ciel la permission de souffrir pour les autres, d’alléger les malades en prenant leurs maux. En 1811, sous le gouvernement de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, le couvent est supprimé et les nonnes dispersées. Infirme, sans le sou, elle est transportée dans une chambre d’auberge, où elle endure toutes les curiosités, toutes les insultes. Le Christ ajoute à son martyre, en lui accordant les stigmates qu’elle implore ; elle ne peut plus ni se lever, ni marcher, ni s’asseoir, ne se nourrit plus que du jus d’une cerise, mais elle est ravie dans de longues extases. Elle voyage ainsi en Palestine, suit pas à pas le sauveur, dicte, en gémissant, cette oeuvre affolante, puis râle : « laissez-moi mourir dans l’ignominie avec Jésus sur la croix », et meurt, éperdue d’allégresse, remerciant le ciel de cette vie de supplices qu’elle a subie !

Ah ! oui, j’emporte la Douloureuse Passion ! s’écria Durtal.

— Emportez aussi les Evangiles, fit l’abbé qui arriva sur ces entrefaites ; ce seront les célestes ampoules où vous puiserez l’huile nécessaire pour panser vos plaies.

— Ce qui serait également bien utile et vraiment en accord avec l’atmosphère d’une Trappe, ce serait de pouvoir lire, dans l’abbaye même, les oeuvres de saint Bernard, mais elles se composent d’immaniables in-folios et les réductions et les extraits que l’on inséra dans des tomes de format commode sont si mal choisis, que jamais je n’eus le courage de les acquérir.

— Ils ont saint Bernard à la Trappe ; on vous prêtera ses volumes si vous les demandez ; mais où en êtes-vous au point de vue âme, comment allez-vous ?

— Je suis mélancolique, mal attendri et résigné. J’ignore si la lassitude m’est venue de tourner toujours ainsi qu’un cheval de manège sur la même piste, mais enfin, à l’heure actuelle, je ne souffre pas ; je suis persuadé que ce déplacement est nécessaire et qu’il serait inutile de ronchonner. — C’est égal, reprit-il après un silence, c’est tout de même drôle, quand je pense que je vais m’incarcérer dans un cloître, non, vrai, j’ai beau faire, cela m’étonne !

— Je vous avouerai, moi aussi, fit l’abbé, en riant, que je ne me doutais guère, la première fois que je vous rencontrai chez Tocane, que j’étais indiqué pour vous diriger sur un couvent ; — ah ! voilà, je devais évidemment appartenir à cette catégorie de gens que j’appellerai volontiers les gens-passerelles ; ce sont, en quelque sorte, des courtiers involontaires d’âmes qui vous sont imposés dans un but que l’on ne soupçonne pas et qu’eux-mêmes ignorent.

— Permettez, si quelqu’un servit de passerelle en cette circonstance, ce fut Tocane, répondit Durtal, car c’est lui qui nous abouta et que nous repoussâmes du pied quand il eut accompli son inconsciente tâche ; nous étions évidemment désignés pour nous connaître.

— C’est juste, fit l’abbé qui sourit ; allons, je ne sais si je vous reverrai avant votre départ, car je serai demain, à Mâcon, où je resterai cinq jours, le temps de revoir mes neveux et de donner des signatures exigées par un notaire ; en tout cas, bon courage, ne négligez point de m’envoyer de vos nouvelles, n’est-ce pas ? écrivez-moi, sans trop tarder, pour que je reçoive, en rentrant à Paris, votre lettre.

Et comme Durtal le remerciait de sa diligente affection, il prit sa main et la retint dans les siennes.

— Laissons cela, fit-il ; vous ne devez remercier que celui dont la paternelle impatience a interrompu le sommeil têtu de votre foi ; vous ne devez de reconnaissance qu’à Dieu seul.

Rendez-lui grâce en déguerpissant le plus tôt possible de votre nature, en lui laissant le logis de votre conscience vide. Plus vous mourrez à vous-même, et mieux il vivra en vous. La prière est le moyen ascétique le plus puissant pour vous renoncer, pour vous évacuer, pour vous rendre à ce point humble ; priez donc sans relâche à la Trappe. Implorez la madone surtout, car, semblable à la myrrhe qui consume la pourriture des plaies, elle guérit les ulcères d’âmes ; de mon côté, je la prierai de mon mieux pour vous ; vous pourrez ainsi, dans votre faiblesse, vous appuyer pour ne point tomber sur cette ferme, sur cette tutélaire colonne de l’oraison dont sainte Térèse parle. Allons, encore une fois, bon voyage et à bientôt, mon enfant, adieu.

Durtal demeura inquiet. C’est embêtant, se dit-il, que ce prêtre s’en aille de Paris avant moi, car enfin si j’avais besoin d’un subside spirituel, d’une assistance, à qui m’adresserai-je ? Il est décidément écrit que je finirai, tel que j’ai commencé, seul ; mais... mais... la solitude, dans ces conditions, c’est consternant ! Ah ! je ne suis pas gâté ! Bien que l’abbé en dise.

Le lendemain matin, Durtal se réveilla malade ; une névralgie furieuse lui vrillait les tempes ; il tenta de la réduire avec de l’antipyrine, mais ce médicament, pris à haute dose, lui détraqua l’estomac sans amortir les coups de vilebrequin qui lui térébraient le crâne. Il erra chez lui, déambulant d’une chaise à l’autre, s’affalant dans un fauteuil, se relevant pour se recoucher, sautant du lit dans des hauts de coeur, chavirant par moments le long des meubles.

Il ne pouvait assigner aucune cause précise à cette attaque ; il avait dormi son saoul, ne s’était livré, la veille, à aucun excès.

La tête dans les mains, il se dit : encore deux jours, en comptant aujourd’hui, avant de quitter Paris ; eh bien ! Je suis propre ! Jamais je ne serai en état de prendre un train ; et si je le prends, avec la nourriture de la Trappe, je suis sûr de mon affaire !

Il eut presque une minute de soulagement, à l’idée que, sans qu’il y eût de sa faute, il allait peut-être éviter la pénible oblation et rester chez lui ; mais la réaction fut immédiate ; il comprit que, s’il ne bougeait pas, il était perdu ; c’était, à l’état permanent, le tangage d’âme, la crise du dégoût de soi-même, le regret lancinant d’un effort péniblement consenti et soudain raté ; c’était enfin la certitude que ce ne serait que partie remise, qu’il faudrait repasser par ces alternances de révolte et d’effroi, recommencer à se battre pour se convaincre !

En admettant que je ne sois pas en état de voyager, j’aurai toujours la ressource de me confesser à l’abbé quand il reviendra et de communier à Paris, pensa-t-il, mais il hochait la tête, s’affirmait encore et toujours qu’il sentait, qu’il savait que ce n’était point cela qu’il devait faire. — Mais alors, disait-il à Dieu, puisque vous m’enfoncez cette idée si violemment que je ne puis même la discuter, malgré son parfait bon sens, — car, après tout, il n’est pas indispensable pour se réconcilier avec vous de se claquemurer dans une Trappe ! — alors, laissez-moi partir !

Et doucement, il Lui parlait :

Mon âme est un mauvais lieu ; elle est sordide et mal famée ; elle n’a aimé jusqu’ici que les perversions ; elle a exigé de mon malheureux corps la dîme des délices illicites et des joies indues ; elle ne vaut pas cher, elle ne vaut rien ; et, cependant, près de vous, là-bas, si vous me secouriez, je crois bien que je la materais ; mais mon corps, s’il est malade, je ne puis le forcer à m’obéir ! C’est pis que tout, cela ! Je suis désarmé, si vous ne me venez en aide.

Tenez compte de ceci, Seigneur, je sais, par expérience, que, dès que je suis mal nourri, je névralgise ; humainement, logiquement, je suis assuré d’être horriblement souffrant à Notre-Dame de l’Atre et néanmoins, si je suis à peu près sur pied, après-demain, j’irai quand même.

A défaut d’amour, c’est la seule preuve que je puisse vous fournir que vraiment je vous désire, que vraiment j’espère et que je crois en vous ; mais alors, Seigneur, assistez-moi !

Et, mélancoliquement, il ajouta : ah ! Dame, je ne suis pas Lydwine ou Catherine Emmerich qui, lorsque vous les frappiez, criaient : encore ! vous me touchez à peine et je réclame ; mais que voulez-vous, vous le savez mieux que moi, la douleur physique m’abat, me désespère !

Il finit par s’endormir, par tuer la journée dans son lit, sommeillant, se réveillant en sursaut d’affreux cauchemars.

Le lendemain, il avait la tête vague, le coeur chancelant, mais les névralgies étaient moins fortes. Il se leva, se dit que, bien qu’il n’eût pas faim, il fallait à tout prix manger, de peur de voir se raviver ses maux. Il sortit, erra dans le Luxembourg, se disant : il s’agit de régler l’emploi de notre temps ; je visiterai après le déjeuner Saint-Séverin, je rentrerai ensuite chez moi pour préparer mes malles ; après quoi je finirai la journée à Notre-Dame des Victoires.

La promenade le remit ; la tête était plus dégagée et le coeur libre. Il entra dans un restaurant où, à cause de l’heure matinale, rien n’était prêt ; il s’usa devant un journal sur une banquette. Ce qu’il en avait tenu des journaux ainsi, sans jamais les lire ! Que de soirs il s’était attardé dans des cafés, en pensant à autre chose, le nez sur un article ! C’était au temps surtout où il se colletait avec ses vices ; Florence apparaissait et il hennissait car, malgré l’émeute ininterrompue de sa vie, elle gardait le clair sourire d’une gamine qui s’en va, les yeux baissés, les mains dans les poches de son tablier, à l’école.

Et soudain, l’enfant se changeait en une goule qui tournait furieusement autour de lui, le mordait, lui faisait silencieusement comprendre, en se tordant, l’horreur de ses souhaits...

Elles lui coulaient dans tout le corps, cette langueur affreuse de la tentation, cette dissolution de la volonté qui se traduisaient par une sorte de malaise au bout des doigts ; et il cédait, suivant l’image de Florence, allait la rejoindre chez elle.

Que tout cela était loin ! Presque du jour au lendemain le charme s’était rompu ; sans luttes réelles, sans efforts véritables, sans rixes intérieures, il s’était abstenu de la revoir, et maintenant, quand elle relançait sa mémoire, elle n’était plus, en somme, qu’un souvenir odieux et doux.

C’est égal, murmura Durtal, en découpant son bifteck, je me demande ce que celle-là doit penser de moi ; elle me croit évidemment mort ou perdu ; heureusement que je ne l’ai jamais croisée et qu’elle ignore mon adresse !

Allons, reprit-il, il est inutile de remuer ma boue ; il sera temps de la touiller quand je serai dans une Trappe ; — et il frémit, car l’idée du confesseur s’implantait à nouveau en lui ; il avait beau se répéter, pour la vingtième fois, que rien n’arrive comme on le pense, s’affirmer qu’il trouverait un brave homme de moine pour l’écouter, il s’effara, mettant les choses au pire, se voyant, de même qu’un chien lépreux, jeté dehors.

Il expédia son déjeuner et s’en fut à Saint-Séverin ; là, la crise se décida ; ce fut la fin de tout ; l’âme surmenée s’éboula, frappée par une congestion de tristesse.

Il gisait sur une chaise, dans un tel état d’accablement, qu’il ne songeait plus ; il restait inerte, sans force pour souffrir ; puis, peu à peu, l’âme, anesthésiée, revint à elle et les larmes coulèrent.

Ces larmes le soulagèrent ; il pleura sur son sort, s’estima si malheureux, si digne de pitié qu’il espéra davantage en une aide ; et il n’osait cependant s’adresser au Christ qu’il jugeait moins accessible, mais il parlait tout bas à la vierge, la priant d’intercéder pour lui, murmurant cette oraison où saint Bernard rappelle à la mère du Christ que, de mémoire humaine, l’on a jamais ouï dire qu’elle abandonne aucun de ceux qui implorent son assistance.

Il quitta Saint-Séverin, consolé, plus résolu et, rentré chez lui, il fut distrait par les préparatifs du départ. Appréhendant de manquer de tout, là-bas, il se déterminait à bourrer sa valise ; il tassait dans les coins du sucre, des paquets de chocolat, pour essayer de tromper, s’il était besoin, les angoisses de l’estomac à jeun ; emportait des serviettes, pensant qu’à la Trappe elles seraient rares ; préparait des provisions de tabac, d’allumettes ; et c’était, en sus des livres, du papier, des crayons, de l’encre, des paquets d’antipyrine, une fiole de laudanum qu’il glissait sous les mouchoirs, qu’il calait dans des chaussettes.

Quand il eut bouclé sa malle, il se dit, regardant la pendule : à cette heure-ci, demain, je cahoterai dans une voiture et mon internement sera proche ; c’est égal, je ferai bien, en prévision d’une défaillance corporelle, d’appeler, dès mon arrivée, le confesseur ; en supposant que ça s’annonce mal, j’aurai ainsi le temps de parer au nécessaire et je reprendrai aussitôt le train.

N’empêche qu’il y aura tout de même un fichu moment à passer, murmurait-il, en entrant à Notre-Dame-des-Victoires, le soir ; mais ses soucis, ses émois s’effacèrent, quand l’heure du salut vint. Il fut pris par le vertige de cette église et il se roula, s’immergea, se perdit dans la prière qui montait de toutes les âmes dans le chant qui s’élevait de toutes les bouches et, lorsque l’ostensoir s’avança, en signant l’air, il sentit un immense apaisement descendre en lui.

Et le soir, en se déshabillant, il soupira : demain, je coucherai dans une cellule ; c’est quand même étonnant, lorsqu’on y songe ! Ce que j’aurais traité de fou celui qui m’aurait prédit, il y a quelques années, que je me réfugierais dans une Trappe ! Si encore je m’y rendais de mon plein gré, mais non, j’y vais, poussé par une force inconnue, j’y vais ainsi qu’un chien qu’on fouette !

Au fond, quel symptôme d’un temps ! reprit-il. Il faut que, décidément, la société soit bien immonde, pour que Dieu n’ait plus le droit de se montrer difficile, pour qu’il en soit réduit à ramasser ce qu’il rencontre, à se contenter, pour les ramener à lui, de gens comme moi !