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Pages Catholique (1900)


blue  Préface.

blue  En Route.

blue  La Cathédrale.

blue  Préface de la 15e édition d’En Route.

blue  Préface du Petit Catéchisme liturgique de l’abbé Henri Dutilliet.



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LA CATHÉDRALE

Nous avons laissé Durtal, au sortir de la Trappe. Il vit quelque temps à Paris dans une anomie d’âme affreuse, suivant son expression, puis, sur les instances de l’abbé Gévresin, nommé chanoine à Chartres, il va habiter auprès de lui, dans cette ville.

Là, il souffre de sécheresses et, aspirant à se rapprocher encore de Dieu, il finit, au terme du livre, par partir pour un monastère de Bénédictins où il espère être reçu comme oblat.

Mais l’histoire de Durtal dans ce volume n’est qu’accessoire. Ce volume est en quelque sorte un volume d’attente, un pont destiné à rejoindre En Route et L’Oblat, le dernier livre à paraître de cette trilogie. Le sujet principal de cet ouvrage, celui qui domine tout, est, ainsi que l’indique son titre, La Cathédrale, la fameuse Cathédrale de Chartres que Durtal parcourt du haut on bas, scrute sous toutes ses faces et dont il nous donne des descriptions d’ensemble et de détails, merveilleusement colorées et exactes.

L’on peut ajouter que La Cathédrale complète la partie d’En Route relative à la mystique et à la musique grégorienne, en traitant, à son tour, de la symbolique sous toutes ses formes (architecture, faune et flore, couleurs et pierreries, parfums et nombres) et de l’art religieux, peinture, sculpture et architecture du Moyen Age.




1

LEVER DE SOLEIL DANS LA CATHÉDRALE DE CHARTRES

A CHARTRES, au sortir de cette petite place que balaye, par tous les temps, le vent hargneux des plaines, une bouffée de cave très douce, alanguie par une senteur molle et presque étouffée d’huile, vous souffle au visage lorsquon pénètre dans les solennelles ténèbres de la forêt tiède.

Durtal le connaissait ce moment délicieux où l’on reprend haleine, encore abasourdi par ce brusque passage d’une bise cinglante à une caresse veloutée d’air. Tous les matins, à cinq heures, il quittait son logis et pour atteindre les dessous de l’étrange bois, il devait traverser cette place; et toujours les mêmes gens paraissaient au débouché des mêmes rues; des religieuses courbant la tête, penchées toutes en avant, la coiffe retroussée, battant de l’aile, le vent s’engouffrant dans les jupes tenues à grand’peine; puis repliées en deux, des femmes ratatinées dans leurs vêtements, les serrant contre elles, s’avançaient, le dos incliné, fouettées par les rafales.

Jamais, il n’avait encore vu, à cette heure, une personne qui se tînt d’aplomb et marchât, sans tendre le cou et baisser le front; et toutes ces femmes disséminées finissaient par se réunir en deux files, l’une tournant à gauche et disparaissant sous un porche éclairé, ouvert en contre-bas sur la place; l’autre, cheminant, droit en face d’elles, s’enfonçant dans la nuit d’un invisible mur.

Et fermant la marche, quelques ecclésiastiques en retard se hâtaient, saisissant d’une main leurs robes qui s’enflaient comme des ballons, comprimant de l’autre leurs chapeaux, s’interrompant pour rattraper le bréviaire qui glissait sous le bras, s’effaçant la figure, la rentrant dans la poitrine, s’élançant, la nuque la première, pour fendre la bise, les oreilles rouges, les yeux aveuglés par les larmes, s’accrochant désespérément, lorsqu’il pleuvait, à des parapluies qui houlaient au-dessus d’eux, menaçaient de les enlever, les secouaient dans tous les sens.

Ce matin-là, la traversée avait été plus que de coutume pénible; les bourrasques, qui parcourent, sans que rien les puisse arrêter, la Beauce, hurlaient sans interruption, depuis des heures; il avait plu et l’on clapotait dans des mares; l’on voyait à peine devant soi et Durtal avait cru qu’il ne parviendrait jamais à franchir la masse brouillée du mur qui barrait la place, en poussant une porte derrière laquelle s’ouvrait cette bizarre forêt qui fleurait la veilleuse et la tombe, à l’abri du vent.

Il eut un soupir de satisfaction et suivit l’immense allée qui filait dans les ténèbres. Bien qu’il connût la route, il s’avançait avec précaution, dans cette avenue que bordaient d’énormes arbres dont les cimes se perdaient dans l’ombre. L’on pouvait se croire dans une serre coiffée d’un dôme de verre noir, car l’on marchait sur des dalles et nul ciel n’apparaissait et nulle brise ne passait au-dessus de vous. Les quelques étoiles même dont les lueurs clignaient au loin n’appartenaient à aucun firmament, car elles tremblotaient presque au ras des pavés, s’allumaient sur la terre, en somme.

L’on n’entendait, dans cette obscurité, que des bruits légers de pas; l’on n’apercevait que des ombres silencieuses, modelées ainsi que sur un fond de crépuscule avec des lignes plus foncées de nuit.

Et Durtal finissait par aboutir à une autre grande avenue coupant l’allée qu’il avait quittée. Là, il trouvait un banc accoté contre le tronc d’un arbre et il s’y appuyait, attendant que la Mère s’éveillât, que les douces audiences interrompues depuis la veille, par la chute du jour, reprissent.

Il songeait à la Vierge, dont les vigilantes attentions l’avaient tant de fois préservé des risques imprévus, des faciles faux pas, des amples chutes. N’était-elle pas le Puits de la Bonté sans fond, la Collatrice des dons de la bonne Patience, la Tourière des coeurs secs et clos; n’était-elle pas surtout l’active et la benoîte Mère?

Toujours penchée sur le grabat des âmes, Elle lavait les plaies, pansait les blessures, réconfortait les défaillantes langueurs des conversions. Par delà les âges, Elle demeurait l’éternelle orante et l’éternelle suppliée; miséricordieuse et reconnaissante, à la fois; miséricordieuse pour ces infortunes qu’Elle allégeait et reconnaissante envers elles. Elle était en effet l’obligée de nos fautes, car sans le péché de l’homme, Jésus ne serait point né sous l’aspect peccamineux de notre ressemblance et Elle n’aurait pu dès lors être la génitrice immaculée d’un Dieu. Notre malheur avait donc été la cause initiale de ses joies et c’était, à coup sûr, le plus déconcertant des mystères que ce Bien suprême issu de l’intempérance même du Mal, que ce lien touchant et surérogatoire néanmoins qui nous nouait à Elle, car sa gratitude pouvait paraître superflue puisque son inépuisable miséricorde suffisait pour l’attacher à jamais à nous.

Avec l’aube qui commençait à poindre, elle devenait vraiment incohérente la forêt de cette église sous les arbres de laquelle il était assis. Les formes parvenues à s’ébaucher se faussaient dans cette obscurité qui fondait toutes les lignes, en s’éteignant. En bas, dans une nuée qui se dissipait, jaillissaient, plantés comme en des puits les étreignant dans les cols serrés de leurs margelles, les troncs séculaires de fabuleux arbres blancs; puis la nuit, presque diaphane au ras du sol, s’épaississait, en montant, et les coupait à la naissance de leurs branches que l’on ne voyait point.

En levant la tête au ciel, Durtal plongeait dans une ombre profonde que n’éclairait aucune étoile, aucune lune.

En regardant, en l’air, encore, mais alors juste devant lui, il apercevait, au travers des fumées d’un crépuscule, des lames d’épées déjà claires, des lames, énormes, sans poignées et sans gardes, s’amenuisant à mesure qu’elles allaient vers la pointe; et, ces lames debout à des hauteurs démesurées semblaient, dans la brume qu’elles tranchaient, gravées de nébuleuses entailles ou d’hésitants reliefs.

Et s’il scrutait, à sa gauche et à sa droite, l’espace, il contemplait, à des altitudes immenses, de chaque côté, une gigantesque panoplie accrochée sur des pans de nuit et composée d’un bouclier, colossal, criblé de creux, surmontant cinq larges épées sans coquilles et sans pommeaux, damasquinées sur leurs plats, de vagues dessins, de confuses nielles.

Peu à peu, le soleil tâtonnant d’un incertain hiver perça la brume qui s’évapora, en bleuissant; et la panoplie pendue à la gauche de Durtal, au nord, s’anima, la première; des braises roses, et des flammes de punch s’allumèrent dans les fossettes du bouclier, tandis qu’au-dessous, dans la lame du milieu, surgit, en l’ogive d’acier, la figure géante d’une négresse, vêtue d’une robe verte et d’un manteau brun. La tête, enveloppée d’un foulard bleu, était entourée d’une auréole d’or et elle regardait, hiératique, farouche, devant elle, avec des yeux écarquillés, tout blancs.

Et cette énigmatique moricaude tenait sur ses genoux une négrillonne dont les prunelles saillaient, ainsi que deux boules de neige, sur une face noire.

Autour d’elle, lentement, les autres épées encore troubles s’éclaircirent et du sang ruissela de leurs pointes rougies comme par de frais carnages; et ces coulées de pourpre cernèrent les contours d’êtres sans doute issus des bords lointains d’un Gange: d’un côté, un roi jouant d’une harpe d’or; de l’autre, un monarque érigeant un sceptre que terminaient les pétales en turquoises d’un improbable lis.

Puis, à gauche du royal musicien, se dressa un autre homme barbu, le visage peint au brou de noix’ les orbites des yeux vides, couvertes par les verres de lunettes rondes, le chef ceint d’un diadème et d’une tiare, les mains chargées d’un calice et d’une patène, d’un encensoir et d’un pain; et, à la droite de l’autre prince, arborant un sceptre, une figure, plus déconcertante encore, se détacha sur le corps bleuâtre du glaive, une espèce de malandrin, probablement évadé des ergastules d’une Persépolis ou d’une Suse, une sorte de bandit, coiffé d’un petit chapeau vermillon, en forme de pot à confiture renversé, bordé de jaune, habillé d’une robe couleur tannée, barrée dans le bas de blanc; et cette figure gauche et féroce portait un rameau vert et un livre.

Durtal se détourna et sonda les ténèbres, devant lui; et, à des hauteurs vertigineuses, à l’horizon, les épées luirent. Les esquisses que l’on pouvait prendre, dans l’obscurité, pour des gravures en saillie ou en creux sur le parcours de l’acier, se muèrent en des personnages drapés dans des robes à longs plis; et, au point le plus élevé du firmament, plana, dans un pétillement de rubis et de saphirs, une femme couronnée, au teint pâle, vêtue de même que la Mauresque de l’allée Nord, de brun carmélite et de vert; et, à son tour, elle présentait un enfant issu comme elle de la race blanche, serrant un globe dans une main et bénissant de l’autre.

Enfin, le côté encore sombre, le côté en retard du ciel, situé à la droite de Durtal, au bout de l’allée Sud, toujours brouillée par la bruine mal évaporée de l’aube, s’éclaira; le bouclier, qui faisait face à celui du Septentrion, prit feu et, au-dessous, dans le champ buriné du glaive, dressé en vis-à-vis de l’épée contenant la royale Maugrabine, une femme aux joues un peu bistrées, une vacue mulâtresse, parut, habillée de même que les autres, de vert myrte et de brun, tenant un sceptre et accompagnée, elle aussi, d’un enfant.

Et, autour d’elle, émergeaient des figures d’hommes, encore indécises, paraissant chevaucher, les unes sur les autres, semblant se bousculer dans l’espace restreint qu’elles occupaient.

Un quart d’heure se passa sans que rien se définît; puis les formes vraies s’avérèrent. Au centre des épées qui étaient, en réalité, des lames de verre, des personnages se levèrent dans le grand jour; partout, au mitan de chaque fenêtre allongée en ogive, des visages poilus flambèrent, immobiles, dans des brasiers et, ainsi que dans le buisson ardent de l’Horeb où Dieu resplendit devant Moïse, partout, dans les taillis de flammes, surgit, en une immuable attitude de douceur impérieuse et de grâce triste, la Vierge, muette et rigide, au chef couronné d’or.

Elle se multipliait, descendait des empyrées, à des étages inférieurs, pour se rapprocher de ses ouailles, finissait par s’installer à un endroit où l’on pouvait presque lui baiser les pieds, au tournant d’une galerie à jamais sombre; et là, Elle revêtait un nouvel aspect.

Elle se découpait, au milieu d’une croisée, semblable à une grande plante bleue, et ses illusoires feuillages grenat étaient *soutenus par des tuteurs de fer noirs.

Sa physionomie un tantinet cuivrée, presque chinoise, avec son long nez, ses yeux légèrement bridés, sa tête couverte d’un bonnet noir, nimbé d’azur, regardait fixement devant elle; et le bas du visage, au menton court, à la bouche tirée par deux graves rides, lui donnait une apparence de femme souffrante, un peu morose. Et là encore, sous l’immémorial nom de Notre-Dame de la belle Verrière, Elle assistait un bambin vêtu d’une robe couleur de raisin sec, un bambin à peine visible dans le fouillis des tons foncés qui l’entouraient.

Celle que tous invoquaient était là, enfin. Partout, sous la futaie de cette cathédrale, la Vierge était présente. Elle paraissait être arrivée de tous les points du monde, sous l’extérieur des diverses races connues du moyen âge: noire, telle qu’une femme d’Afrique, jaune ainsi qu’une Mongole, teintée de café au lait comme une métisse, blanche enfin de même qu’une Européenne, certifiant de la sorte que Médiatrice de l’humanité tout entière, Elle était toute à chacun et toute à tous, assurant par la présence de ce Fils, dont le visage empruntait à chaque famille son caractère, que le Messie était venu pour rédimer indifféremment tous les hommes.

Et il semblait que, dans son ascension, le jour suivit la croissance de la Vierge et voulût naître dans le vitrail où Elle était encore enfant, dans cette allée du transept septentrional où gîtait sainte Anne, sa mère, à la face noire, flanquée de David, le roi à la harpe d’or, et de Salomon, le monarque à la fleur de lis bleu se détachant tous les deux, sur des fonds de pourpre préfigurant, l’un et l’autre, la royauté du Fils; de Melchissédec, l’homme tiaré, tenant l’encensoir et le pain, et d’Aaron coiffé de l’étrange chapeau rouge, ourlé de jaune citron, représentant, par avance, ensemble, le sacerdoce du Christ.

Et, au bout de l’abside, tout en haut, c’était encore Marie triomphale, dominant le bois sacré, longée de personnages du Vieux Testament et de saint Pierre. C’était Elle aussi à l’extrémité du transept Sud, faisant vis-à-vis à sainte Anne, Elle, grandie, devenue Mère à son tour, environnée de quatre figures énormes portant, ainsi qu’au jeu du cheval fondu, quatre petits personnages sur leurs épaules: les quatre grands prophètes qui. avaient annoncé la venue du Messie, Isaîe, Jérémie, Daniel et Ezéchiel, soulevant les quatre Évangélistes, exprimant naïvement ainsi le parallélisme des deux Testaments, l’appui que prête à la Nouvelle Loi, l’Ancienne.

Puis, comme si sa présence n’était pas assez fréquente, assez certaine; comme si Elle eût désiré qu’en se tournant dans n’importe quelle direction, ses fidèles la vissent, la Vierge se posait encore, diminuée, à de moins importantes places, trônait dans l’umbo des boucliers, dans le coeur des grandes rosaces, finissait par ne plus rester à l’état d’image, par prendre corps, par se matérialiser en une statue de bois noir, par s’exhiber, vêtue d’une robe évasée, telle qu’une cloche d’argent, sur un pilier.

La forêt tiède avait disparu avec la nuit; les troncs d’arbres subsistaient mais jaillissaient, vertigineux, du sol, s’élançaient d’un seul trait dans le ciel, se rejoignant à des hauteurs démesurées, sous la voûte des nefs; la forêt était devenue une immense basilique, fleurie de roses en feu, trouée de verrières en ignition, foisonnant de Vierges et d’Apôtres, de Patriarches et de Saints.

Le génie du moyen âge avait combiné l’adroit et le pieux éclairage de cette église, réglé, en quelque sorte, la marche ascendante de l’aube, dans ses vitres. Très sombre, au parvis et dans les avenues de la nef, la lumière fluait mystérieuse et sans cesse atténuée le long de ce parcours. Elle s’éteignait dans les vitraux, arrêtée par d’obscurs évêques, par d’illucides saints qui remplissaient en entier les fenêtres aux bordures enfumées, aux teintes sourdes des tapis persans; tous ces carreaux absorbaient les lueurs du soleil, sans les réfracter, détenaient l’or en poudre des rayons dans leur violet noir d’aubergine, dans leur brun d’amadou et de tan, dans leur vert trop chargé de bleu, dans leur rouge de vin, mêlé de suie, pareil au jus épais des mûres.

Puis, arrivé au choeur, le jour filtrait dans les couleurs moins pesantes et plus vives, dans l’azur des clairs saphirs, dans des rubis pâles, dans des jaunes légers, dans des blancs de sel. L’obscurité se dissipait, après le transept, devant l’autel; au centre de la croix même, le soleil entrait dans des verres plus minces, moins encombrés de personnes, lisérés d’une marge presque incolore, traversée sans peine.

Enfin, dans l’abside figurant le haut de la croix, ruisselait de toutes parts, symbolisant la lumière qui inonde le monde, du sommet de l’arbre; et alors ces tableaux demeuraient diaphanes, tout juste couverts de teintes souples, de nuances aériennes, encadrant d’une simple gerbe d’étincelles l’image d’une Madone moins hiératique, moins barbare que les autres, et d’un Enfant blanc qui bénissait, de ses doigts levés, la terre.

C’était partout maintenant, dans la cathédrale de Chartres, des bruits de sabots, des va-et-vient de jupes, des sonneries de messes.

Durtal quitta le coin du transept où il était assis, le dos appuyé à une colonne, et se dirigea sur la droite, vers un renfoncement où flambait une herse allumée de cires, devant la statue de la Vierge.

Et des pensions de petites filles, conduites par des religieuses, des troupes de paysannes, des hommes de la campagne débouchaient de toutes les avenues, se prosternaient devant la statue, puis s’approchaient du pilier pour le baiser.

La vue de ces gens suggérait à Durtal cette réflexion que leurs suppliques différaient de ces prières qui sanglotent dans l’ombre des soirs, de ces exorations des femmes éprouvées, consternées par les heures vécues du jour. Ces paysannes priaient moins pour se plaindre que pour aimer; ces gens, agenouillés sur les dalles, venaient moins pour eux que pour Elle. Il y avait à ce moment une sorte de relais dans les gémissements, une espèce de grève des pleurs, et cette attitude concordait avec l’aspect spécial adopté par Marie, dans cette cathédrale; Elle s’y présentait, en effet, surtout sous les traits d’une enfant et d’une jeune mère; elle y était beaucoup plus la Vierge de la Nativité que la Notre-Dame des Sept-Douleurs. Les vieux artistes du moyen âge paraissaient avoir craint de la contrister en lui rappelant de trop pénibles souvenirs et avoir voulu témoigner, par cette discrétion, leur gratitude à Celle qui s’était constamment révélée, dans ce sanctuaire, la Dispensatrice des bienfaits, la Châtelaine des graces.

Durtal sentait vibrer en lui l’écho des oraisons tintées autour de lui par ces âmes éprises et il se l’ondait en la douceur caressante d’hymnes, ne réclamant plus rien, taisant ses désirs inexaucés, célant — ses secrètes doléances, ne songeant qu’à souhaiter un affectueux bonjour à sa Mère auprès de laquelle il était revenu, après de si lointaines pérégrinations dans les pays du péché, après de si longs voyages.

Puis maintenant qu’il L’avait vue, qu’il Lui avait parlé, il se retiiait, laissant la place à d’autres; il retournait chez lui, afin de prendre un peu de nourriture et, embrassant, d’un dernier coup doeil, l’admirable église, récapitulant les simulacres guerriers des apparences: les formes de boucliers des rosaces, de lames d’épée des vitres, les contours de casques et de heaumes des ogives, la ressemblance de certaines verrières en grisaille résillées de plomb avec les chemises treillissées de fer des combattants, et, au dehors, contemplant l’un des deux clochers découpé en lamelles comme une pomme de pin, comme une cotte de mailles, il se disait qu’il semblait vraiment que les "Logeurs du bon Dieu" eussent emprunté leurs modèles aux belliqueux atours des chevaliers; qu’ils eussent voulu perpétuer ainsi le souvenir de leurs exploits, en figurant partout l’image agrandie des armes dont les Croisés se ceignirent, lorsqu’ils s’embarquèrent pour aller reconquérir le Saint-Sépulcre.

Et l’intérieur même de la basilique paraissait exprimer, dans son ensemble, la même idée et compléter les symboliques effigies des détails, en arquant sa nef dont la voûte en fond de barque imitait la quille retournée d’un bateau, rappelait le galbe de ces navires qui firent voile vers la Palestine.

Seulement, à l’heure actuelle, ces souvenances d’un temps héroïque étaient vaines. Dans cette ville de Chartres où saint Bernard prêcha la seconde Croisade, le vaisseau demeurait pour jamais immobile, la carène renversée, à l’ancre.

Et au-dessus de la ville indifférente, la cathédrale seule veillait, demandait grâce, pour l’indésir de souffrances, pour l’inertie de la foi que révélaient maintenant ses fils, en tendant au ciel ses deux tours ainsi que deux bras, simulant avec la forme de ses clochers les deux mains jointes, les dix doigts appliqués, debout, les uns contre les autres, en ce geste que les imagiers d’antan donnèrent aux saints et aux guerriers morts, sculptés sur des tombeaux.




II

INSTALLATION DE DURTAL A CHARTRES

DEPUIS trois mois déjà, Durtal habitait Chartres. Revenu de la Trappe à Paris, il vécut dans un état d’anémie spirituelle affreux. L’âme gardait la chambre, se levait à peine, trainait sur une chaise longue, somnolait dans la tépidité d’une langueur que berçait encore le ronronnement de prières toutes labiales, d’oraisons se dévidant comme une machine détraquée dont le déclic part seul et qui tourne d’elle-même dans le vide, sans qu’on y touche.

Quelquefois cependant, pris de révolte, il parvenait à se tenir, à arrêter l’horlogerie déréglée de ses suppliques et il essayait alors de s’examiner, de se voir d’un peu haut, d’embrasser, d’un coup d’oeil, les perspectives confuses de son être.

Et devant ses demeures d’âme perdues dans les brumes, il songeait à une étrange association des révélations de sainte Térèse et des contes d’Edgar Poe.

Les salles de son château interne étaient vides et froides, cernées, de même que les chambres de la maison Usher, par un étang dont les brouillards finissaient par pénétrer, par fêler la coque usée des murs. Et il rôdait, solitaire et inquiet, dans ces réduits délabrés dont les portes closes n’ouvraient plus; ses promenades en lui-même étaient donc circonscrites et le panorama qu’il pouvait contempler s’étendait, singulièrement rétréci, se rapprochait, presque nul. Il savait bien, d’ailleurs, que les pièces qui entouraient la cellule située au centre, celle réservée au Maître, étaient verrouillées, scellées par d’indévissables écrous, maintenues par de triples barres, inaccessibles. Il se bornait donc à errer dans les vestibules et dans les alentours.

A Notre-Dame de l’Atre, il était allé plus loin, s’était hasardé jusqu’aux enclos qui environnent la résidence du Christ; il avait aperçu, à l’horizon, les frontières de la mystique et, sans force pour continuer sa route, il était tombé; maintenant c’était lamentable car, ainsi que le remarque sainte Térèse, "dans la vie spirituelle, ne pas avancer, c’est reculer". Et il était, en effet, revenu sur ses pas, gisait à moitié paralysé, non plus même dans les antichambres de ses domaines, mais dans leurs cours.

Jusque-là les phénomènes décrits par l’inégalable abbesse restaient exacts. Chez Durtal, les châteaux de l’âme étaient inhabités comme après un long deuil; mais dans les pièces encore ouvertes, circulait, ainsi que la soeur de l’inquiétant Usher, le fantôme des péchés avoués, des fautes mortes.

Semblable au déplorable malade d’Edgar Poe, Durtal entendait avec terreur des frôlements de pas dans les escaliers, des cris plaintifs derrière les portes.

Et pourtant les revenants des vieux forfaits ne se formulaient qu’en des figures indécises, ne parvenaient pas à se coaguler, à prendre corps. Le méfait le plus obsédant de tous, celui qui l’avait tant torturé, le méfait des sens, se taisait enfin, le laissait calme. La Trappe avait déraciné les souches des anciennes luxures; leur souvenir le hantait bien parfois, dans ce qu’il avait de plus affligeant, de plus ignoble, mais il les regardait passer, le coeur sur les lèvres, s’étonnant d’avoir été si longtemps la dupe de ces malpropres manigances, ne comprenant même plus la puissance de ces mirages, l’illusion de ces oasis charnelles, rencontrées dans le désert d’une existence, confinée à l’écart, dans la solitude et dans les livres.

Son imagination pouvait le supplicier, mais, sans mérite, sans lutte, par une grâce toute divine, il avait pu ne pas mésavenir depuis son retour du cloître,

Par contre, s’il était en quelque sorte éviré, s’il était absous du plus gros de ses peines, il voyait s’épanouir en lui une nouvelle ivraie dont la croissance s’était jusqu’alors dissimulée derrière les végétations plus touffues des autres vices. Au premier abord, il s’était jugé moins sous la dépendance des péchés, et moins vil; et il était cependant aussi étroitement attaché au mal; seulement la nature et la qualité des liens différaient, n’étaient plus les mêmes.

Outre cet état de siccité qui faisait que, dès qu’il entrait dans une église ou s’agenouillait chez lui, il sentait le froid lui geler ses prières et lui glacer l’âme, il discernait les attaques sourdes, les assauts muets d’un ridicule orgueil.

Il avait beau se tenir sur ses gardes, chaque fois il était surpris sans même avoir le temps de se reconnaître.

Cela commençait sous le couvert des réflexions les plus modérées, les plus bénignes.

A supposer, par exemple, qu’il eùt, en se privant, rendu à son prochain service, ou qu’il n’eût pas nui à une personne contre laquelle il se croyait des griefs, une personne qu’il n’aimait point, aussitôt se glissait, s’insinuait en lui une certaine satisfaction, une certaine gloriole, aboutissant à cette inepte conclusion qu’il était supérieur à bien d’autres; et, sur ces sentiments de basse vanité, se greffait encore l’orgueil d’une vertu qu’il n’avait même pas conquise au prix d’efforts, la superbe de la chasteté, si insidieuse, celle-là, que la plupart des gens qui la pratiquent ne s’en doutent même pas.

Et il ne se rendait compte du but de ces agressions que trop tard, lorsqu’elles s’étaient précisées, lorsqu’il s’était oublié à les subir; et il se désespérait de trébucher toujours dans le même piège, se disant que le peu de bien qu’il pouvait acquérir était rayé du bilan de sa vie par les insolentes dépenses de son vice.

Il s’exaspérait, se ratiocinait les vieilles démences, se criait, à bout de forces:

La Trappe m’a brisé; elle m’a sauvé de la concupiscence, mais pour m’encombrer de maladies que j’ignorais avant d’avoir été opéré chez elle! Elle qui est si humble, elle m’a augmenté la vanité et décuplé l’orgueil; puis elle m’a laissé partir, si faible et si las, que jamais, depuis, je n’ai pu surmonter cette exinanition, jamais je n’ai pu prendre goût à la Réfection mystique qui m’est nécessaire, si je ne veux pas mourir à Dieu, pourtant!

Et pour la centième fois, il se questionnait: suis-je plus heureux qu’avant ma conversion? et il devait cependant bien, pour ne pas se mentir, répondre oui; il menait une vie chrétienne en somme, priait mal, mais priait sans relâche au moins; seulement... seulement... Ah! ses pauvres demeures d’âme étaient-elles assez vermoulues et assez arides! Et il se demandait avec angoisse si elles ne finiraient pas, comme le manoir d’Edgar Poe, par s’effondrer subitement, en un jour de crise, dans les eaux noires de cet étang de péchés qui minait les murs!

Arrivé à ce point de ses rabâchages, forcément il déviait sur l’abbé Gévresin qui l’obligeait, malgré ses indésirs, à communier. Depuis son retour de Notre-Dame de l’Atre, ses relations avec ce prêtre s’étaient resserrées, étaient devenues tout intimes.

Il connaissait maintenant l’intérieur de cet ecclésiastique, émigré en plein moyen âge, loin de la vie moderne. Autrefois, quand il sonnait chez lui, il ne prêtait aucune attention à la servante, une femme âgée qui saluait, silencieuse, en ouvrant la porte.

Maintenant il fréquentait la singulière et l’affectueuse bonne.

La première entrevue eut lieu, un jour qu’il était allé voir l’abbé souffrant. Installée près du lit, elle avait des lunettes en vigie sur le bout de son nez et elle baisait, une a une, des images de piété ins’rées dans un livre vêtu de drap noir. Elle l’avait invité à s’asseoir, puis, fermant le volume et remontant ses lunettes, elle avait pris part à la conversation et il était sorti de cette chambre abasourdi par cette personne qui appelait l’abbé "père" et parlait, très simplement, ainsi que d’une chose naturelle, de son commerce avec jésus et avec les saints; elle paraissait vivre en parfaite amitié avec eux, en causait ainsi que de compagnons avec lesquels on bavarde sans aucune gêne.

Puis la physionomie de cette femme, que le prêtre lui présenta sous le nom de Mme Céleste Bavoil, était pour le moins étrange. Elle était maigre, élancée et néanmoins petite. De profil, avec le nez busqué, la bouche dure, elle avait le masque désempâté d’un César mort, mais de face, la rigidité du profil s’émoussait dans une familiarité de paysanne, se fondait dans une mansuétude de placide nonne, en complet désaccord avec la solennelle énergie des traits.

Il semblait qu’avec le nez impérieux, le visage régulier, les dents blanches et menues, l’oeil noir, tout en lumières, trottinant, fureteur, tel que celui d’une souris, sous de magnifiques cils, cette femme dût, malgré son âge, rester belle; il semblait au moins que l’union de pareils éléments dût marquer ce visage d’une étampe de distinction, d’une empreinte vraiment noble; et pas du tout, la conclusion démentait les prémisses; l’ensemble leurrait l’adhésion réunie des détails. Évidemment, ce déni provient, pensait-il, d’autres particularités qui contredisent l’entente des principales lignes; d’abord, de la maigreur de ces joues couleur de vieux bois, semées, çà et là, de gouttes d’éphélides, de taches paisibles d’ancien son; puis de ces bandeaux de cheveux blancs, couchés à plat sous un bonnet à ruches, enfin de cette modeste tenue, de cette robe noire mai fagotée, ondant sur la gorge et laissant voir l’armature du corset imprimée, au dos, en relief sur l’étoffe.

Il y a peut-être aussi, en elle, moins une mésalliance des traits qu’un contraste résolu entre la toilette et la mine, entre la figure et le corps, se disait-il.

En somme, en essayant de la condenser, elle sentait et la chapelle et les champs. Elle tenait donc de la soeur et de la paysanne. Oui, c’est presque exact, mais ce n’est cependant pas encore cela, reprenait-il; car elle est moins digne et moins vulgaire, moins bien et mieux. Vue de derrière, elle est plus loueuse de chaises dans une église que nonne; vue de devant, elle est beaucoup au-dessus de la terrienne. Il faut bien noter aussi que lorsqu’elle célèbre les saints, elle s’élève et diffère; alors elle s’exhausse dans une flambée d’âme; mais, toutes ces suppositions sont vaines, conclut-il, car je ne puis la définir sur une brève impression, sur un rapide aspect. Ce qui s’atteste certain, c’est que, tout en ne ressemblant pas à l’abbé, elle se dimidie, elle aussi, et se dédouble. Lui, a l’oeil ingénu, des prunelles de première communiante et la bouche parfois amère d’un vieil homme; elle, est hautaine d’apparence et humble d’âme; et par des signes opposés, par des traits autres, ils obtiennent le même résultat, un identique ensemble d’indulgence paternelle et de bonté mûre.

Et Durtal était retourné bien souvent les voir. L’accueil ne variait point, Mme Bavoil le saluait par l’invariable formule: "Voilà notre ami", tandis que le prêtre riait des yeux et lui pressait la main. Toujours, lorsqu’il voyait Mme Bavoil, elle priait; devant ses fourneaux, lorsqu’elle ravaudait, lorsqu’elle époussetait le ménage, lorsqu’elle ouvrait la porte, partout, elle égrenait son rosaire, sans trêve.

La joie de cette servante, plutôt taciturne, consistait à glorifier la Vierge pour laquelle elle professait un culte; et, d’autre part, elle citait, de mémoire, des morceaux d’une mystique un peu bizarre de la fin du seizième siècle, Jeanne Chézard de Matel, la fondatrice de l’ordre du Verbe Incarné, de cet institut où les moniales arborent un voyant costume, une robe blanche serrée par une ceinture de cuir écarlate à la taille, un manteau rouge et un scapulaire couleur de sang portant, brodé en soie bleue, dans une couronne d’épines, le nom de Jésus qu’accompagnent, avec un coeur en flammes percé de trois clous, ces mots: amor meus.

Durtal jugeait tout d’abord Mme Bavoil un peu toquée, regardait, tandis qu’elle débitait un passage de Jeanne de Matel sur saint Joseph, le prêtre qui ne bronchait point.

— Mais alors, Mme Bavoil est une sainte? lui dit-il, un matin qu’ils étaient seuls.

— La chère Mme Bavoil est une colonne de prières, répondit gravement l’abbé.

Et, une après-midi, alors que Gévresin était à son tour absent, Durtal interrogea cette femme.

Elle raconta ses longs pèlerinages à travers l’Europe, des pèlerinages où elle s’était rendue pendant des années, à pied, en demandant l’aumône, le long des routes.

Partout où la Vierge possédait un sanctuaire, elle s’y transféra, un paquet de linge dans une main, un parapluie dans l’autre, une croix de fer-blanc sur la poitrine, un chapelet pendu à la ceinture. D’après un carnet qu’elle avait tenu à jour, elle avait fait ainsi dix mille cinq cents lieues à pied.

Puis l’âge était venu et elle avait, suivant son expression, "perdu de ses anciennes valeurs". Le Ciel, qui lui fixait jadis, par des voix internes, l’époque de ces excursions, n’ordonnait plus maintenant ces déplacements. Il l’avait envoyée près de l’abbé Gévresin pour se reposer; mais sa manière de vivre lui avait été indiquée une fois pour toutes; en tant que coucher, une paillasse étendue sur des ais de bois; en guise de nourriture, un régime champêtre et monacal comme elle, du lait, du miel et du pain — et encore, par les temps de pénitence, devait-elle substituer de l’eau au lait.

— Et vous ne consommez jamais d’autres aliments?

— Jamais.

Et elle reprenait

— Ah! notre ami, c’est que l’on me met en pénitence, Là-Haut, et gaiement elle se moquait d’elle-même et de son allure.

— Si vous m’aviez vue, lorsque j e revenais d’Espagne où j’étais allé visiter Notre-Dame del Pilar, à Saragosse, j’étais une négresse; avec mon grand crucifix sur la poitrine, ma robe qui ressemblait à celle d’une religieuse, on se disait de tous les côtés: "Qu’est-ce que cette bigote-là?" J’avais l’air d’une charbonnière endimanchée; on n’apercevait que du blanc de bonnet, de manchettes et de col; le reste, la figure, les mains, les jupes, tout était noir.

— Mais vous deviez vous ennuyer à voyager ainsi seule?

— Que non, notre ami, les saints ne me quittaient pas le long de la route; ils me désignaient la maison où je recevais, pour la nuit, un gîte; et j’étais sûre d’être bien accueillie.

— Jamais on ne vous a refusé l’hospitalité?

— Jamais; il est vrai que j’étais peu exigeante; en voyage, je sollicitais simplement un morceau de pain et un verre d’eau — et, pour reposer, une botte de paille, dans l’étable.

— Et le père, comment l’avez-vous connu?

— C’est toute une histoire; imaginez que le Ciel me priva, par pénitence, de la communion, pendant un an et trois mois, jours pour jours. Lorsque je me confessais à un abbé, je lui avouais mes relations avec NotreSeigneur, avec la Vierge, avec les Anges; aussitôt il me traitait de folle quand il ne m’accusait pas d’être possédée par le démon; en fin de compte, il refusait de m’absoudre; bien heureuse encore lorsqu’il ne me fermait pas brutalement, dès les premiers mots, le guichet du confessionnal, au nez.

Je crois bien que je serais morte de chagrin, si le Sauveur n’avait fini par avoir pitié de moi. Un samedi que j’étais à Paris, Il m’envoya à Notre-Dame-des-Victoires où le père était prêtre habitué. Lui, m’écouta, me soumit à de rudes et à de longues épreuves, puis il me permit de communier. Je retournai souvent le voir, en qualité de pénitente, puis la nièce qui tenait son ménage étant entrée en religion, je l’ai remplacée et voilà déjà près de dix ans que je suis sa gouvernante...

A plusieurs reprises, elle avait complété ces renseignements. Depuis qu’elle ne vagabondait plus à l’étranger et en province, elle fréquentait à Paris les pèlerinages qui avaient lieu en l’honneur de la Sainte Vierge et elle nommait les sanctuaires achalandés: Notre-Dame-des-Victoires, Notre-Dame de Paris, Notre-Dame de BonneEspérance à Saint-Séverin; de Toute Aide à l’Abbaye aux Bois; de Paix, chez les religieuses de la rue Picpus; des Malades à l’église Saint-Laurent; de Bonne Délivrance, une Vierge noire provenant de l’église Saint-Étienne des Grès, chez les dames Saint-Thomas de Villeneuve, rue de Sèvres; et hors Paris, les madones de banlieue: Notre-Dame des Miracles à Saint-Maur; des Anges à Bondy; des Vertus à Aubervilliers; de Bonne Garde à Longpont; Notre-Dame de Spire, de Pontoise, etc. Une autre fois encore, comme il doutait de la sévérité des règlements que lui imposait le Christ, elle répliqua:

— Rappelez-vous, notre ami, ce qui advint à une grande servante du Seigneur, à Marie d’Agréda; étant bien malade, elle céda aux instances de ses filles spirituelles et suça une bouchée de volaille; mais elle en fut aussitôt réprimandée par Jésus qui lui dit: "Je n’aime pas que mes épouses soient délicates."

Eh bien, je risquerais de m’attirer de pareils reproches, si j’essayais de toucher à un morceau de viande ou de boire une goutte de café ou de vin!

Il est pourtant bien évident, pensait Durtal, que cette femme n’est pas folle. Elle n’a rien, ni d’une hystérique, ni d’une démente; elle est bien frêle et sèche, mais à peine nerveuse et, en dépit du laconisme de ses repas, elle se porte très bien, n’est même jamais souffrante; elle est, de plus, femme de bon sens et ménagère admirable. Levée dès l’aube, après s’être approchée du Sacrement, elle savonne et blanchit elle-même le linge, fabrique les draps et les chemises, raccommode les soutanes, vit avec une économie incroyable, tout en veillant à ce que son maître ne manque de rien. Cette sagace entente de la vie pratique n’a aucun rapport avec les vésanies et les délires. Il savait encore qu’elle n’avait jamais voulu accepter de gages. Il est vrai qu’aux yeux d’un monde qui ne rêve que de larcins permis, le désintéressement de cette femme pouvait suffire pour attester sa déraison; mais, contrairement à toutes les idées reçues, Durtal ne pensait pas que le mépris de l’argent impliquât nécessairement la folie et plus il y réfléchissait, plus il demeurait convaincu qu’elle était une sainte, une sainte pas bégueule, indulgente et gaie!

Ce qu’il pouvait constater aussi, c’est qu’elle était très complaisante pour lui; dès sa rentrée de la Trappe, elle l’avait, de toutes les manières, aidé, lui raccordant le moral quand elle le voyait triste, allant, malgré ses protestations, passer en revue ses vêtements lorsqu’elle soupçonnait qu’il y avait des sutures à opérer, des boutons à coudre.

Cette intimité était devenue encore plus complète, depuis l’existence mitoyenne qu’ils avaient, tous les trois, menée en voyage, alors que Durtal les avait, sur leurs instances, accompagnés à la Salette. Et subitement, cet affectueux train-train faillit cesser. L’abbé s’éloignait de Paris.

L’évêque de Chartres venait de mourir et son successeur était l’un des plus vieux amis de Gévresin. Le jour où l’abbé Le Tilloy des Mofflaines fut promu à l’épiscopat, il supplia Gévresin de le suivre. Ce fut, pour le vieux prêtre, un rude débat. Il se sentait malade, fatigué, propre à rien, désirait, au fond, ne plus bouger, et, d’un autre côté, il manquait de courage pour refuser à Mgr des Mofflaines son pauvre concours. Il tenta d’attendrir, sur sa vieillesse, le prélat qui ne voulut rien entendre, concéda seulement qu’il ne le nommerait pas vicaire général, mais simple chanoine. Gévresin secouait toujours doucement la tête. Enfin l’évêque eut le dessus, en faisant appel à la charité de son ami, en affirmant qu’il devait accepter, au besoin, ce poste, ainsi qu’une mortification, qu’une pénitence.

Et quand le départ fut résolu, ce fut au tour de l’abbé à investir Durtal, à le décider de quitter Paris pour aller s’installer auprès de lui, à Chartres.

Encore qu’il fut navré de ce départ qu’il avait d’ailleurs combattu de son mieux, Durtal regimbait, refusait de s’ensevelir dans cette ville.

— Mais voyons, notre ami, fit Mme Bavoil, je me demande pourquoi vous vous entêtez à vouloir vous terrer ici; vous y vivez en pleine solitude, dans vos livres. Vous vivrez de même avec nous.

Et, comme à bout d’arguments, après une charge à fond de train contre la province, Durtal répliquait:

— Mais à Paris, il y a les quais, il y a Saint-Séverin, Notre-Dame, il y a de délicieux couvents...

L’abbé riposta:

— Vous trouverez aussi bien à Chartres; vous y aurez la plus belle cathédrale qui soit au monde, des monastères tels que vous les aimez et, quant aux livres, votre bibliothèque est si bien fournie, qu’il me paraît difficile que vous puissiez, en flânant sur les quais, l’accroître. D’ailleurs, vous le savez mieux que moi, l’on ne déniche aucun livre de la catégorie de ceux que vous cherchez, dans les boîtes. Ces volumes-là ne figurent que sur des catalogues de librairie et, dès lors, rien n’empêche qu’on vous les envoie partout où vous serez.

— Je ne vous dis pas... mais il y a autre chose sur les quais que des bouquins; il y a des bibelots à regarder, la Seine, il y a un paysage...

— Et bien! si la nostalgie vous vient de cette promenade, vous prendrez le train et longerez, pendant toute une après-midi, les parapets du fleuve; il est facile d’aller de Chartres à Paris; vous avez, soir et matin, des express qui effectuent le trajet en moins de deux heures.

— Et puis, s’écria Mme Bavoil, il s’agit bien de cela! Ce dont il s’agit, c’est d’abandonner une ville semblable à une autre pour habiter le territoire même de la Vierge. Songez que Notre-Dame de Sous Terre est la plus antique chapelle que Marie ait en France; songez que l’on vit près d’Elle, chez Elle et qu’Elle vous comble de grâces!

— Enfin, reprit l’abbé, cet exil ne peut contrarier en rien vos projets d’art. Vous voulez écrire des vies de saints; ne les travaillerez-vous pas mieux dans le silence de la province que dans le brouhaha de Paris?

-La province... la province! d’avance, elle m’accable, s’écria Durtal. Si vous vous doutiez de l’impression qu’elle me suggère et sous quelle apparence d’atmosphère et sous quel aspect d’odorat elle se présente! Tenez, vous connaissez, dans les vieilles maisons, ces grands placards à deux battants dont l’intérieur est tendu de papier bleu toujours humide. Eh bien! je m’imagine, au seul mot de province, en ouvrir un et recevoir en plein visage la bouffée de renfermé qui en sort! — et si je veux parachever cette évocation, par la saveur, par le flair, je n’ai qu’à mâcher ces biscuits que l’on fabrique maintenant avec je ne sais quoi et qui sentent la colle de poisson et le plâtre sur lequel il a plu, dès qu’on y goûte! que je mange de cette pâte fade et froide en reniflant un relent d’armoire et aussitôt la cinéraire image d’un district perdu me hante! Évidemment votre Chartres pue ça!

— Oh! oh! s’exclama Mme Bavoil — mais vous n’en savez rien puisque vous n’avez jamais visité cette ville!

— Laissez-le dire, fit l’abbé qui riait. Il reviendra de ces préventions. Et il ajouta:

— Expliquez ces inconséquences; voici un Parisien qui aime si peu sa cité qu’il choisit, pour y habiter, le coin le moins bruyant, le plus obscur, celui qui ressemble le plus à un quartier de province. Il a horreur des boulevards, des promenades fréquentées, des théâtres; il se confine en un trou et se bouche les oreilles pour ne pas entendre les rumeurs qui l’entourent; et alors qu’il convient de perfectionner ce système d’existence, de mûrir dans un silence authentique, loin des foules, alors qu’il importe de renverser les termes de sa vie, de devenir, au lieu d’un provincial de Paris, un Parisien de province, il s’ébaubit et s’indigne!

— Le fait est, pensait Durtal une fois seul, le fait est que la capitale m’est sans profit. Je n’y vois plus personne et je serai réduit à une solitude encore plus absolue quand mes amis l’auront quittée. Au fond, je serais tout aussi bien à Chartres; j’y étudierais à l’aise, dans un milieu paisible, dans les parages d’une cathédrale autrement intéressante que Notre-Dame de Paris et puis... et puis... une autre question dont l’abbé Gévresin ne parle pas mais qui m’inquiète, moi, se pose. Si je demeure seul, ici, il me faudra chercher un nouveau confesseur, errer dans les églises, de même que j’erre dans la vie matérielle, à la recherche des restaurants et des tables d’hôte. Ah! non! j’ai assez à la fin de ces au jour le jour de nourritures corporelles et morales! j’ai mis mon âme dans une pension qui lui plaît, qu’elle y reste!

Enfin il y a encore un argument. Je vivrai à meilleur compte à Chartres et là, en ne dépensant pas plus qu’ici, je pourrai m’installer confortablement, manger les pieds sur mes chenêts, être servi!

Et il avait fini par se résoudre à suivre ses deux amis, avait arrêté un assez vaste logement en face de la cathédrale — et lui, qui avait toujours été si à l’étroit dans de minuscules pièces, il savourait enfin la joie provinciale des vastes chambres, des livres étalés sur les murs, à l’aise.

De son côté, Mme Bavoil lui avait découvert une servante familière et bavarde, mais brave femme au fond et pieuse. Et il avait commencé sa nouvelle existence dans l’étonnement continu de cette extraordinaire basilique, la seule qu’il ne connût point, sans doute parce qu’elle était située près de Paris et que semblable à tous les Parisiens, il ne se dérangeait guère que pour effectuer de plus longs voyages. Quant à la ville même, elle lui parut dénuée d’intérêt, ne possédant qu’une promenade intime, un petit quai où, dans le bas des faubourgs, près de la porte Guillaume, des lavandières chantent, en savonnant, devant un cours d’eau qu’elles fleurissent avec des touffés irisées de bulles.

Aussi, prit-il la décision de ne sortir que le matin dès l’aube ou le soir; alors, il pouvait rêvasser, seul, dans une ville qui était, l’après-midi déjà, à peu près morte.

L’abbé et sa gouvernante étaient, eux, installés dans l’évêché même, à l’ombre de l’abside de la cathédrale. Ils occupaient, au-dessus d’écuries abandonnées, un premier et unique étage, composé d’une série de pièces froides et carrelées que l’évêque avait fait remettre à neuf.




III

ORIGINE DU ROMAN ET DU GOTHIQUE. — INTÉRIEURE DE L’ABBÉ GÉVRESIN. — MADAME BAVOIL. — APERÇU SUR LA CATHÉDRALE DE CHARTRES

Au fond, se disait Durtal qui rêvait sur la petite place, au fond, personne ne connaît au juste l’origine des formes gothiques d’une cathédrale. Les archéologues et les architectes ont vainement épuisé toutes les suppositions, tous les systèmes; qu’ils soient d’accord pour assigner une filiation orientale au roman, cela peut, en effet, se prouver. Que le roman procède de l’art latin et byzantin, qu’il soit, suivant une définition de Quicherat, "le style qui a cessé d’être romain, quoiqu’il tienne beaucoup du romain, et qui n’est pas encore gothique, bien qu’il ait déjà quelque chose du gothique", j’y consens; et encore, si l’on examine les chapiteaux, si l’on scrute leurs contours et leurs dessins, s’aperçoit-on qu’ils sont beaucoup plus assyriens et persans que romains et byzantins et gothiques; mais quant à avérer la paternité même du style ogival, c’est autre chose. Les uns prétendent que l’arc tiers-point existait en Égypte, en Syrie, en Perse; les autres le considèrent ainsi qu’un dérivé de l’art sarrasin et de l’art arabe; et rien n’est moins démontré, à coup sûr.

Puis, il faut bien le dire tout de suite, l’ogive ou plutôt l’arc tiers-point que l’on s’imagine encore être le signe distinctif d’une ère en architecture, ne l’est pas en réalité, comme l’ont très nettement expliqué Quicherat et, après lui, Lecoy de la Marche. L’École des Chartes a, sur ce point, culbuté les rengaines des architectes et démoli les lieux communs des bonzes. Du reste, les preuves de l’ogive employée en même temps que le plein-cintre, d’une façon systématique, dans la construction d’un grand nombre d’églises romanes, abondent: à la cathédrale d’Avignon, de Fréjus, à Notre-Dame d’Arles, à Saint-Front de Périgueux, à Saint-Martin d’Ainay à Lyon, à Saint-Martin-des-Champs à Paris, à Saint-Étienne de Beauvais, à la cathédrale du Mans et en Bourgogne, à Vézelay, à Beaune, à Saint-Philibert de Dijon, à la Charité-sur-Loire, à Saint-Ladre d’Autun, dans la plupart des basiliques issues de l’école monastique de Cluny.

Mais tout cela ne renseigne point sur le lignage du gothique qui demeure obscur, peut-être parce qu’il est très clair. Sans se gausser de la théorie qui consiste à ne voir dans cette question qu’une question matérielle, technique, de stabilité et de résistance, qu’une invention de moines ayant découvert un beau jour que la solidité de leurs voûtes serait mieux assurée par la forme en mitre de l’ogive que par la forme en demilune du plein cintre, ne semble-t-il pas que la doctrine romantique, que la doctrine de Chateaubriand dont on s’est beaucoup moqué et qui est de toutes la moins compliquée, la plus naturelle, soit, en effet, la plus évidente et la plus juste?

Il est à peu près certain pour moi, poursuivit Durtal, que l’homme a trouvé dans les bois l’aspect si discuté des nefs et de l’ogive. La plus étonnante cathédrale que la nature ait, elle-même, bêtie, en y prodiguant l’arc brisé de ses branches, est à Jumièges. Là, près des ruines magnifiques de l’abbaye qui a gardé intactes ses deux tours et dont le vaisseau décoiffé et pavé de fleurs rejoint un choeur de frondaisons cerclé par une abside d’arbres, trois immenses allées, plantées de troncs séculaires, s’étendent en ligne droite; l’une, celle du milieu, très large, les deux autres, qui la longent, plus étroites; elles dessinent la très exacte image d’une nef et de ses bas-côtés, soutenus par des piliers noirs et voûtés par des faisceaux de feuilles. L’ogive y est nettement feinte par les ramures qui se rejoignent, de même que les colonnes qui la supportent sont imitées par les grands troncs. Il faut voir cela, l’hiver, avec la voûte arquée et poudrée de neige, les piliers blancs tels que des fûts de bouleaux, pour comprendre l’idée première, la semence d’art qu’a pu faire lever le spectacle de semblables avenues, dans l’âme des architectes qui dégrossirent, peu à peu, le roman et finirent par substituer complètement l’arc pointu à l’arche ronde du plein-cintre.

Et il n’est point de parcs, qu’ils soient plus ou moins anciens que le bois de Jumièges, qui ne reproduisent avec autant d’exactitude les mêmes contours; mais ce que la nature ne pouvait donner, c’était l’art prodigieux, la science symbolique profonde, la mystique éperdue et placide des croyants qui édifièrent les cathédrales. — Sans eux, l’église restée à l’état brut, telle que la nature la conçut, n’était qu’une ébauche sans âme, un rudiment; elle était l’embryon d’une basilique, se métamorphosant, suivant les saisons et suivant les jours, inerte et vivante à la fois, ne s’animant qu’aux orgues mugissantes des vents, déformant le toit mouvant de ses branches, au moindre souffle; elle était inconsistante et souvent taciturne, sujette absolue des brises, serve résignée des pluies; elle n’était éclairée, en somme, que par un soleil qu’elle tamisait dans les losanges et les coeurs de ses feuilles, ainsi qu’entre des mailles de carreaux verts. L’homme, en son génie, recueillit ces lueurs éparses, les condensa dans des rosaces et dans des lames, les reversa dans les allées des futaies blanches; et même par les temps les plus sombres, les verrières resplendirent, emprisonnèrent jusqu’aux dernières clartés des couchants, habillèrent des plus fabuleuses splendeurs le Christ et la Vierge, réalisèrent presque sur cette terre la seule parure qui pût convenir aux corps glorieux, des robes variées de flammes!

Elles sont surhumaines, vraiment divines, quand on y songe, les cathédrales!

Parties, dans nos régions, de la crypte romane, de la voûte tassée comme l’âme par l’humilité et par la peur, se courbant devant l’immense Majesté dont elles osaient à peine chanter les louanges, elles se sont familiarisées, les basiliques, elles ont faussé d’un élan le demi-cercle du cintre, l’ont allongé en ovale d’amande, ont jailli, soulevant les toits, exhaussant les nefs, babillant en mille sculptures autour du choeur, lançant au ciel, ainsi que des prières, les jets fous de leurs piles! Elles ont symbolisé l’amicale tendresse des oraisons; elles sont devenues plus confiantes, plus légères, plus audacieuses envers Dieu.

Toutes se mettent à sourire dès qu’elles quittent leur ossature chagrine et s’effilent.

Le roman, je me figure qu’il est né vieux, poursuivit Durtal, après un silence. Il demeure, en tout cas, à jamais ténébreux et craintif.

Encore qu’il ait atteint, à Jumièges, par exemple, avec son énorme arc doubleau qui s’ouvre en un porche géant dans le ciel, une admirable ampleur, il reste quand même triste. Le plein-cintre est en effet incliné vers le sol, car il n’a pas cette pointe qui monte en l’air, de l’ogive.

Ah! les larmes et les dolents murmures de ces épaisses cloisons, de ces fumeuses voûtes, de ces arches basses pesant sur de lourds piliers, de ces blocs de pierre presque tacites, de ces ornements sobres racontant en peu de mots leurs symboles! le Roman, il est la Trappe de l’architecture; on le voit abriter des ordres austères, des couvents sombres, agenouillés dans de la cendre, chantant, la tête baissée, d’une voix plaintive, des psaumes de pénitence. Il y a de la peur du péché dans ces caves massives et il y a aussi la crainte d’un Dieu dont les rigueurs ne s’apaisèrent qu’à la venue du Fils. De son origine asiatique, le roman a gardé quelque chose d’antérieur à la Nativité du Christ; on y prie plus l’implacable Adonaï que le charitable Enfant, que la douce Mère. Le gothique, au contraire, est moins craintif, plus épris des deux autres Personnes et de la Vierge; on le voit abritant des ordres moins rigoureux et plus artistes; chez lui, les dos terrassés se redressent, les yeux baissés se relèvent, les voix sépulcrales se séraphisent.

Il est, en un mot, le déploiement de l’âme dont l’architecture romane énonce le repliement. C’est là, pour moi, du moins, la signification précise de ces styles, s’affirma Durtal.

Ce n’est pas tout, reprit-il; l’on peut encore déduire de ces remarques une autre définition:

Le roman allégorise l’Ancien Testament, comme le gothique le Neuf.

Leur similitude est, en effet, exacte, quand on y réfléchit. La Bible, le livre inflexible de Jéhovah, le code terrible du Père, n’est-il pas traduit par le roman dur et contrit et les Évangiles si consolants et si doux, par le gothique plein d’effusions et de cêlineries, plein d’humbles espoirs?

Si tels sont ces symboles, il semble alors que ce soit bien souvent le temps qui se substitue à la pensée de l’homme pour réaliser l’idée complète, pour joindre les deux styles, ainsi que le sont, dans l’Écriture Sainte, les deux Livres; et certaines cathédrales nous offrent encore un spectacle curieux. Quelques-unes, austères, dès leur naissance, s’égaient, se prennent à sourire dès qu’elles s’achèvent. Ce qui subsiste de la vieille église abbatiale de Cluny est, à ce point de vue, typique. Elle est à coup sûr, avec celle de Paray-leMonial restée entière, l’un des plus magnifiques spécimens de ce style roman bourguignon qui décèle malheureusement, avec ses pilastres cannelés, l’affligeante survie d’un art grec, importé par les Romains en France. Mais, en admettant que ces basiliques, dont l’origine peut se placer entre 1000 et 1200, soient, en suivant les théories de Quicherat qui les cite, purement romanes, leurs contours se mélangent déjà et les liesses de l’ogive, en tout cas, y naissent.

Là, ce n’est plus ainsi qu’à Notre-Dame la Grande de Poitiers la façade romane, minuscule et festonnée, flanquée, à chaque aile, d’une courte tour surmontée d’un cône pesant de pierre, taillé à facettes comme un ananas. A Paray, la puérile décoration et la lourde richesse de Poitiers ne sont plus. La robe barbare de ce petit joujou d’église qu’est Notre-Dame la Grande est remplacée par le suaire d’une muraille plane; mais l’extérieur ne s’atteste pas moins singulièrement imposant, avec la simplesse solennelle de ses formes. Ne sont-elles pas admirables ces deux tours carrées, percées d’étroites fenêtres, dominées par une tour ronde qui pose si placidement, si fermement, sur une galerie ajourée de colonnes unies par la faucille d’un cintre, un clocher tout à la fois noble et agreste, allègre et fort?

Et l’auguste simplicité de cet extérieur d’église se répercute dans l’intérieur de ses nefs.

Là pourtant, le roman a déjà perdu son allure souffrante de crypte, son obscure physionomie de cellier persan. La puissante armature est la même; les chapiteaux gardent encore l’enroulement des flores musulmanes, le fabuleux alibi des contours assyriens, le rappel des arts asiatiques transférés sur notre sol, mais déjà le mariage des baies différentes s’opère, les colonnes s’efforcent, les piliers se haussent, les grands ares s’assouplissent, décrivent une trajectoire plus rapide et moins brève; et les murs droits, énormes et déjà légers, ouvrent, à des altitudes prodigieuses, des trous ménagés de jour.

A Paray, le plein-cintre s’harmonise déjà avec l’ogive qui s’affirme dans les cimes de l’édifice et annonce, en somme, une ère d’âme moins plaintive, une conception plus affectueuse, moins rêche du Christ, qui prépare, qui révèle déjà le sourire indulgent de la Mère.

Mais, se dit tout à coup Durtal, si mes théories sont justes, l’architecture qui symboliserait, seule, le catholicisme en son entier, qui représenterait la Bible complète, les deux Testaments, ce serait ou le roman ogival ou l’architecture de transition, mi-romane et mi— gothique.

Diantre, fit-il, amené à une conclusion qu’il n’avait pas prévue; il est vrai qu’il n’est peut-être point indispensable que le parallélisme ait lieu dans l’église même, que les Saintes Écritures soient réunies en un seul tome; ainsi, ici même, à Chartres, l’ouvrage est intégral, bien que contenu en deux volumes séparés, puisque la crypte sur laquelle la cathédrale gothique repose est romane.

C’est même, de la sorte, plus symbolique; et cela confirme l’idée des vitraux dans lesquels les prophètes soutiennent sur leurs épaules les quatre écrivains des Évangiles; l’Ancien Testament sert, une fois de plus, de socle, de base, au Neuf.

Ce Roman, quel tremplin de rêves! reprenait Durtal; n’est-il pas également la chêsse enfumée, l’écrin sombre destiné aux Vierges noires? cela paraît d’autant moins indécis que les Madones de couleur sont toutes grosses et trapues, qu’elles ne se joncent point telles que les Vierges blanches des gothiques. L’École de Byzance ne comprenait Marie que basanée, "couleur d’ébeine grise luysante", ainsi que l’écrivent ses vieux historiens; seulement elle la sculptait ou la peignait, contrairement au texte du Cantique, noire mais peu belle. Ainsi conçue, Elle est bien une Vierge morose, éternellement triste, en accord avec les caves qu’Elle habite. Aussi sa présence est-elle toute naturelle dans la crypte de Chartres, mais dans la cathédrale même, sur le pilier où Elle se dresse encore, n’est-elle pas étrange, car Elle n’est point dans son véritable milieu, sous la blanche envolée des voûtes?

— Eh bien, notre ami, vous rêvassez?

Durtal eut la secousse d’un homme qu’on réveille.

— Tiens, c’est vous, madame Bavoil.

— Mais oui, je viens du marché et aussi de votre domicile.

— De mon domicile?

— Oui, pour vous inviter à déjeuner. L’abbé Plomb est privé de sa gouvernante qui s’absente, cette aprèsmidi, et il prend son repas, chez nous; alors le Père a pensé que ce serait une occasion pour vous de le connaître.

— Je le remercie, mais voyons, il faut que j’aille prévenir la mère Mesurat pour qu’elle ne mette pas ma côtelette au feu.

— C’est inutile, j’ai prévenu Mme Mesurat. A propos, vous êtes toujours content d’elle?

— Dans le temps, dit-il en riant, j’avais pour soigner mon ménage, à Paris, un sieur Rateau, pochard de haute lice, qui bousculait tout et menait militairement les meubles; maintenant j’ai cette brave femme dont la façon de travailler différe; mais les résultats sont identiques. Elle agit par la persuasion, par la douceur; elle ne renverse pas le mobilier, ne rugit point en terrassant les matelas, ne se lance pas à la baïonnette avec un balai contre les murs; non, elle recueille tranquillement la poussière, la mijote, finit par l’amasser en de petits tas qu’elle cache dans les angles des murs; elle ne saccage point le lit, mais elle se borne à le caresser du bout des doigts, à déplisser les draps avec sa main, à peloter les oreillers, à les engager à combler leurs creux; l’autre chambardait tout, celle-ci ne remue rien!

— Eh là mais! c’est une digne femme!

— Oui, aussi malgré tout, suis-je heureux de l’avoir.

Ils étaient arrivés, en causant, devant la grille de l’évêché. Ils passèrent par une petite porte donnant sur la loge de la concierge et débouchèrent dans une grande cour, sablée de cailloux de rivière, au fond de laquelle s’étendait une vaste construction du dixseptième siècle. Il n’y avait ni flore de pierre, ni sculptures, aucun porche animé, rien, sinon une façade de briques et de moellons usés, un bêtiment nu et glacé, laissé à l’abandon avec ses hautes fenêtres derrière lesquelles on distinguait des volets repliés, peints en gris. L’entrée était à la hauteur d’un premier étage; on y accédait par un perron avec un escalier de chaque côté; en bas, dans la niche de ce perron, s’ouvrait une porte vitrée au travers de laquelle on apercevait, coupés par le cadre, des pieds d’arbres.

Dans cette cour s’alignaient de longs peupliers que l’ancien évêque, qui avait fréquenté les Tuileries avant la guerre, appelait, en souriant, sa haie de cent gardes.

Mme Bavoil et Durtal traversèrent cette cour, se dirigeant, à droite, vers une aile de la bêtisse, toiturée d’ardoises.

C’était là, au premier, sous un grenier qu’éclairaient des oeils-de-boeuf, que résidait l’abbé Gévresin.

Ils gravirent un escalier étroit, bordé d’une rampe rouillée de fer. Les murs ruisselaient d’humidité, sécrétaient des roupies, distillaient des gouttes de café noir; les marches étaient creusées, s’amincissaient du bout ainsi que des cuillers; elles conduisaient à une porte badigeonnée d’ocre dans laquelle était planté un bouton de fonte, couleur d’encre. Un cordon de sonnette balançait un anneau de cuivre qui se cognait remué par le vent, contre le plêtre éraillé du mur. Une indéfinissable odeur de vieille pomme et d’eau qui croupit s’échappait de la cage de l’escalier, précédé d’un court vestibule que pavaient des rangées de briques, couchées sur le flanc, rongées à la façon des madrépores, que plafonnait une sorte de carte de géographie, sillonnée de mers dessinées comme avec de l’urine par des infiltrations de pluie.

Et le petit appartement de l’abbé, tendu d’un méchant papier neuf et carrelé de rouge, fleurait la tombe; on se rendait compte que, dans l’ombre de la cathédrale qui couvrait cette aile, aucun soleil ne venait sécher les cloisons s’effritant dans le bas des plinthes en une poudre de cassonade, s’émiettant lentement sur le vernis glacé du sol.

Quelle misère! voir un vieillard ravagé par les rhumatismes habiter là! pensait Durtal.

Il est vrai que lorsqu’il pénétra dans la chambre de l’abbé, il la trouva un peu dégourdie par un grand feu de coke; le prêtre lisait son bréviaire, enveloppé d’une douillette, près de la fenêtre dont il avait retroussé le rideau, pour voir un peu clair.

Cette pièce était meublée d’un petit lit de fer, muni de rideaux en calicot blanc, avec embrasses de cretonne rouge; en face de la couche, une table couverte d’un tapis et d’une écritoire, et un prie-Dieu au-dessus duquel était cloué un Christ; le reste de la chambre était occupé par des rayons de livres étagés jusqu’au plafond et trois fauteuils, tels que l’on n’en découvre plus que dans les communautés religieuses et dans les séminaires, des fauteuils de noyer, tressés de paille de même que des chaises d’église, étaient placés l’un, devant la table, les deux autres, devant des ronds de sparterie, à gauche et à droite de la cheminée que surmontait une pendule Empire entre deux vases dans le ventre desquels se dressaient, maintenues par du sable, des tiges décolorées de roseaux secs.

— Approchez-vous donc, fit l’abbé, car, malgré ce brasier, on gèle.

Et, écoutant Durtal qui lui parlait de rhumatismes, il eut un geste de résignation.

— Tout l’évêché est ainsi, dit-il. Monseigneur qui, lui, est presque perclus, n’a pu rencontrer, dans tout le palais, une salle qui soit saine. Dieu me pardonne, mais je crois que son logis est encore plus humide que le mien; la vérité, c’est qu’il faudrait installer partout des calorifères et que jamais on ne s’y résoudra, faute d’argent.

— Monseigneur pourrait bien disposer au moins, çà et là, dans les pièces du palais, des poêles.

— Lui! s’exclama en riant l’abbé, mais il ne possède aucune fortune; il touche en tout et pour tout un traitement annuel de dix mille francs, car il n’y a pas de qiense à Chartres et le produit de la taxe des actes de la chancellerie est nul; dans cette ville sans piété riche, il ne peut attendre aucune aide, et il a à sa charge le jardinier et le concierge; par économie il est obligé de distraire d’un couvent la cuisinière et la lingère. Ajoutez que, n’ayant pas le moyen d’entretenir des chevaux et de conserver une voiture, il doit louer une berline pour les tournées pastorales. Combien croyez-vous donc qu’il lui reste pour vivre, si vous défalquez encore ses aumônes; allez, il est plus pauvre que vous et moi!

— Mais alors c’est la panne du sacerdoce, un radeau de la Méduse pieux que Chartres!

— Vous l’avez dit, évêque, chanoines, prêtres, tout le monde est dans l’indigence ici!

La sonnette tinta; et Mme Bavoil introduisit l’abbé Plomb; Durtal le reconnaissait; il avait l’air encore plus effaré que de coutume; il saluait à reculons, paraissait gêné par ses mains qu’il fourra dans ses manches.

Et, au bout d’une demi-heure de conversation, lorsqu’il se sentit plus à l’aise, il s’évada en des sourires et finit par causer; et Durtal, surpris, constata que l’abbé Gévresin avait raison. Ce prêtre était très intelligent et très instruit et, ce qui plaisait peut-être plus encore, il n’était nullement asservi par ce manque d’éducation, par ces idées étroites, par ces futiles bondieuseries, qui rendent l’accès des ecclésiastiques dans le monde des lettrés si difficile.

Ils étaient assis dans la salle à manger, aussi maussade que les autres pièces, mais plus chaude, car un poêle de faïence y ronflait, soufflant, par ses bouches de chaleur, des trombes.

Après qu’ils eurent mangé leurs oeufs à la coque, la conversation, qui s’était jusqu’alors éparpillée au hasard des sujets, se concentra sur la cathédrale.

— Elle est la cinquième édifiée sur la grotte des Druides, dit l’abbé Plomb; son histoire est étrange.

La première, érigée du temps des Apôtres, par l’évêque Aventin, fut rasée jusqu’au niveau du sol. Rebêtie par un autre prélat du nom de Castor, elle fut brûlée, en partie, par Hunald duc d’Aquitaine, restaurée par Godessald, incendiée à nouveau par Hastings, chef des Normands, réparée, une fois de plus, par Gislebert et enfin complètement détruite par Richard, due de Normandie, lors du siège de la ville qu’il mit à sac.

Nous ne détenons pas de bien véridiques documents sur ces deux basiliques; tout au plus, savons-nous que le gouverneur romain du pays de Chartres démolit de fond en comble la première, égorgea un grand nombre de chrétiens, au nombre desquels sa fille Modeste, et fit jeter leurs cadavres dans un puits creusé près de la grotte et qui a reçu le nom de puits des Saints-Forts.

Un troisième sanctuaire, construit par l’évêque Vulphard, fut consumé en 1020, sous l’épiscopat de saint Fulbert qui fonda une quatrième cathédrale; celle— ci fut calcinée, en 1194, par la foudre, qui ne laissa debout que les deux clochers et la crypte.

La cinquième enfin, élevée sous le règne de Philippe Auguste, alors que Régnault de Mouçon était évêque de Chartres, est celle que nous voyons aujourd’hui et qui fut consacrée le 17 octobre 1260, en présence de saint Louis; elle n’a cessé de passer par la fournaise. En 1506, le tonnerre tombe sur la flèche du nord dont la carcasse était en bois revêtue de plomb; une épouvantable tempête, qui dure de six heures du soir jusqu’à quatre heures du matin, attise le feu dont la violence devient telle qu’il fond comme des pains de cire les six cloches. L’on parvient à limiter les ravages des flammes et l’on ravitaille l’église. Dès lors, le fléau ne cesse plus. En 1539, en 1573, en 1589, la foudre croule sur le clocher neuf. Plus d’un siècle s’écoule, et tout recommence; en 1701 et en 1740, la même flèche est encore atteinte.

Elle demeure indemne jusqu’en 1825, année pendant laquelle le tonnerre la bat et l’ébranle, le lundi de la Pentecôte, tandis que l’on chante le Magnificat, aux Vêpres.

Enfin, le 4 juin 1836, un formidable incendie, déterminé par l’imprudence de deux plombiers qui travaillent dans les faîtes, éclate. Il persiste pendant onze heures et ruine toute la charpente, la forêt entière de la toiture; c’est miracle que l’église n’ait pas complètement disparu dans cette tourmente.

Avouez, monsieur, que cette continuité de catastrophes est surprenante.

— Oui, et ce qui est aussi bizarre, fit l’abbé Gévresin, c’est l’acharnement que met à la renverser le feu du ciel.

— Comment expliquer cela? demanda Durtal.

— L’auteur de Parthénie, Sébastien Rouillard, pense que c’est en expiation de certains péchés, que ces désastres furent permis et il insinue que la combustion de la troisième cathédrale fut peut-être légitimée par l’inconduite de certains pèlerins, qui couchaient en ce temps, hommes et femmes, pêle-mêle, dans la nef. D’autres croient que le Démon, qui peut mésuser de la foudre, en certains cas, a voulu supprimer à tout prix ce sanctuaire.

— Mais alors, pourquoi la Vierge ne l’a-t-elle pas mieux défendu?

— Remarquez bien qu’Elle l’a, nombre de fois, empêché d’être intégralement réduit en cendres, mais cela n’est pas, en effet, moins singulier. Songez que Chartres est le premier oratoire que Notre-Dame ait eu en France. Il se relie aux temps messianiques, car bien avant que la fille de Joachim ne fût née, les Druides avaient instauré, dans la grotte qui est devenue notre crypte, un autel à la "Vierge qui devait enfanter, Virgini Pariturae". Ils ont eu, par une sorte de grêce, l’intuition d’un Sauveur dont la Mère serait sans tache; il semble donc qu’à Chartres, plus que dans tout autre lieu, il y ait de très vieux liens d’amitié avec Marie; l’on comprend dès lors que Satan se soit entété à les rompre.

— Savez-vous, fit Durtal, que cette grotte a été préfigurée dans une annexe, humaine, quasi officieuse, de l’Ancien Testament. Dans sa Vie de Notre-Seigneur, l’admirable voyante que fut Catherine Emmerich nous signale, à proximité du mont Carmel, une grotte et un puits près desquels Élie aperçut une Vierge; c’est à cet endroit, dit-elle, que les juifs, qui attendaient l’arrivée d’un Rédempteur, se rendaient, plusieurs fois par an, en pèlerinage.

N’est-ce pas l’image de la grotte de Chartres et du puits des Saints-Forts?

Remarquez, d’autre part, cette tendance du tonnerre à choir non sur le clocher vieux, mais sur le clocher neuf; je crois qu’aucune raison météorologique ne saurait justifier cette préférence; et si je considère attentivement les deux flèches, je suis frappé de la délicatesse des végétations courant sous des dentelles, de tout le côté gracile et coquet du clocher neuf. L’autre, au contraire, n’a ni un ornement, ni une guipure; il est simplement papelonné comme un homme d’armes d’écailles; il est sobre et sévère, altier et robuste. L’on dirait vraiment que l’un est féminin et que l’autre appartient au sexe mêle. Ne peut-on, dès lors, leur faire symboliser au premier la Vierge et au second le Fils? Dans ce cas, ma conclusion ne diffère point de celle que vient de nous exposer monsieur l’abbé; les incendies seraient attribuables à Satan qui s’acharnerait sur l’image de Celle qui a le pouvoir de lui écraser le chef.

— Prenez donc un peu de filet, notre ami, fit Mme Bavoil qui entra, tenant entre ses bras une bouteille.

— Non, merci.

— Et vous, monsieur l’abbé?

L’abbé Plomb s’inclina en refusant.

— Mais vous ne mangez pas!

— Comment, je ne mange pas! je vous avouerai même que j’ai un peu honte d’avoir si bien déjeuné, alors que j’ai lu, ce matin, la vie de saint Laurent, archevêque de Dublin, qui, en guise de repas, se contentait de tremper son pain dans la lessive.

— Pourquoi?

— Mais pour dire avec le Roi Prophète qu’il se nourrissait de cendre — puisqu’il y a de la poudre de charbon dans la lessive; — c’est le festin de la pénitence qui ne ressemble guère à celui que nous venons de nous ingérer, ajouta, en riant, l’abbé.

— Eh bien, voilà qui vous confond, ma chère madame Bavoil, dit l’abbé Gévresin. Vous n’êtes pas encore hantée par la concupiscence de ces pauvres galas; quelle fine bouche vous êtes! il vous faut du lait ou de l’eau pour humecter vos mouillettes!

— Mon Dieu, fit à son tour sérieusement Durtal, en tant que bombances, il y a mieux. Je me rappelle avoir lu, dans un vieux livre, l’histoire de la bienheureuse Catherine de Cardone qui, sans s’aider de ses mains, broutait, à genoux, des herbes avec les ênes.

Mme Bavoil ne parut pas se douter que ses amis plaisantaient et, humblement, elle répondit:

— Le bon Dieu ne m’a jamais demandé de saupoudrer mes tartines de cendre ou de paître des herbes ... s’il veut m’en intimer l’ordre, bien sûr que je le ferai ... mais c’est égal...

Elle se montrait si peu enthousiaste que tous rirent.

— En somme, reprit l’abbé Gévresin, après un silence, la cathédrale actuelle est du douzième et du treizième siècle, sauf, bien entendu, le clocher neuf et de nombreux détails.

— Oui.

— Et l’on ignore le nom des architectes qui l’édifièrent?

— Comme celui de presque tous les constructeurs de basiliques, répliqua l’abbé Plomb. L’on peut admettre cependant qu’au douzième et au treizième siècle, ce furent les bénédictins de l’abbaye de Tiron qui dirigèrent les travaux de notre église; ce monastère avait, en effet, établi, en 1117, un couvent à Chartres; nous savons également que ce cloître contenait plus de cinq cents religieux de tous arts et que les sculpteurs et les imagiers, les maçons-carriers ou maîtres de pierre vive y abondaient. Il serait donc assez naturel de croire que ce furent ces moines, détachés à Chartres, qui tracèrent les plans de Notre-Dame et employèrent ces troupes d’artistes dont nous voyons l’image dans l’un des anciens vitraux de l’abside, des hommes au bonnet pelucheux, en forme de chausse à filtrer, qui taillent et rabotent des statues de rois.

Leur oeuvre a été complétée, au commencement du seizième siècle, par Jehan Le Texier, dit Jehan de Beauce, qui est l’auteur du clocher Nord, dit clocher neuf, et de la partie décorative, abritant dans l’intérieur de l’église les groupes du pourtour cernant le choeur.

— Et jamais, en somme, l’on n’a découvert le nom de l’un des premiers architectes, de l’un des sculpteurs, de l’un des verriers de cette cathédrale?

— L’on a entrepris bien des recherches et, personnellement, je puis avouer que je n’y ai épargné ni mon temps, ni mes peines, mais cela en pure perte.

Voici ce que nous connaissons: en haut du clocher du Midi, dit clocher vieux, près de la baie qui s’ouvre en face de la flèche neuve, on a démêlé cette inscription: "Harman, 1164." Est-ce le nom d’un architecte, d’un ouvrier ou d’un guetteur de nuit posté, à cette époque, dans la tour? on erre. De son côté, Didron a déchiffré sur le pilastre du portail Occidental, au-dessus de la tête brisée d’un boucher assommant un boeuf, ce mot: "Rogerus", gravé en caractères du douzième siècle. Est-ce l’architecte, le statuaire, le bienfaiteur de cette façade ou le boucher? Une autre signature: "Robir", est également incrustée sur le support d’une statue du porche Septentrional. Qu’est— ce que Robir? personne ne peut répondre.

D’autre part, Langlois cite un verrier du treizième siècle, Clément de Chartres, dont il a relevé l’inscription, Clemens vitrearius Carnutensis, sur une verrière de la cathédrale de Rouen; bien, mais, de là, à admettre, ainsi que d’aucuns l’insinuent, que ce Clément, par ce seul fait qu’il est originaire de Chartres, ait peint un ou plusieurs des tableaux vitrés de Notre-Dame, il y a loin. En tout cas, nous ne possédons aucun indice ni sur sa vie, ni sur ses travaux, dans cette ville. Nous pouvons noter encore que, sur l’un des carreaux de notre église, on lit: Petrus Bal... Est-ce la désignation abrégée ou complète d’un donateur ou d’un peintre? une fois de plus, nous devons attester notre ignorance.

Si nous ajoutons enfin que l’on a retrouvé deux des compagnons de Jehan de Beauce, Thomas Le Vasseur qui lui fut adjoint pour la construction de la flèche neuve et un sieur Bernier dont le nom est écrit sur d’anciens comptes; si, par de vieux marchés que déterra M. Lecoq, nous savons que Jehan Soulas, imagier de Paris, a sculpté les plus beaux des groupes qui magnifient la clôture du choeur; si nous remarquons encore, après cet admirable sculpteur, d’autres statuaires déjà moins intéressants, car avec eux l’art pa:ien reparaît et la médiocrité commence: François Marchant, imagier d’Orléans, Nicolas Guybert de Chartres, nous avons à peu près tous les renseignements qui méritent d’être conservés sur les véritables artistes qui travaillèrent du douzième jusqu’à la fin de la première moitié du seizième siècle, à Chartres.

— Oui, et à partir de cette époque, les noms des artisans qui nous sont parvenus ne sont plus qu’à honnir. C’est Thomas Boudin, Legros, Jean de Dieu, Berruer, Tuby, Simon Mazières, qui osent continuer l’oeuvre de Soulas! c’est Louis, l’architecte du duc d’Orléans, qui avilit et saccage le choeur; c’est cet infême Bridan qui installe, à la misérable joie de quelques chanoines, son emphatique et indigent bloc de lAssomption!

— Hélas! fit l’abbé Gévresin, ce sont aussi des chanoines qui ont jugé utile de briser deux anciennes verrières du choeur et de les remplacer par des carreaux blancs pour mieux éclairer le groupe de ce Bridan!

— Vous ne mangez plus? demanda Mme Bavoil qui, sur le signe négatif des convives, ôta le fromage et les confitures et apporta le café.

— Puisque cette cathédrale vous plaît tant, je serais heureux de vous aider à la parcourir dans ses détails, proposa l’abbé Plomb à Durtal.

— J’accepte bien volontiers, monsieur l’abbé, car elle m’obsède, en effet, et elle m’affole, cette NotreDame! — vous, connaissez, n’est-ce pas, les théories de Quicherat sur, le gothique?

— Oui et je les crois exactes. Je suis, comme lui, convaincu que si la particularité, que si l’essence du roman est surtout la voûte substituée aux lambris des toits, l’origine et le caractère distinct du gothique est l’arc-boutant et non l’ogive.

Je fais bien quelques réserves sur la justesse de cette boutade de Quicherat "que l’histoire de l’archi. tecture au moyen êge n’est que l’histoire de la lutte des architectes contre la poussée et la pesanteur des voûtes", car il y a autre chose, en cet art, qu’une industrie matérielle et qu’une question pratique, mais n’empêche qu’il a certainement raison sur presque tous les points.

Maintenant, nous pouvons poser en principe qu’en nous servant des termes d’ogive et de gothique, nous employons des vocables que l’on a détournés de leur vrai sens, car les Goths n’ont rien à voir avec l’architecture qui s’empara de leur nom et le mot ogive, qui signifie justement la forme du plein-cintre, est absolument inapte à désigner cet arc brisé que l’on a pris pendant tant d’années pour la base, pour la personnalité même d’un style.

En somme, poursuivit l’abbé, après un silence, comment juger les oeuvres d’antan, en dehors même de cette aide d’ares plantés dans des contreforts ou de voûtes en anses de panier ou en cul de four, car toutes sont adultérées par les siècles ou inachevées. Notre— Dame, à Chartres, devait avoir neuf clochers et elle n’en a que deux; les basiliques de Reims, de Paris, de Laon, d’autres, étaient destinées à porter des flèches sur leurs tours, où sont-elles? nous ne pouvons donc nous rendre un compte exact de l’effet que voulurent produire leurs architectes. D’autre part, les cathédrales étaient faites pour être vues dans un cadre que l’on a détruit, dans un milieu qui n’est plus; elles étaient entourées de maisons dont l’allure s’accordait avec la leur; aujourd’hui, elles sont ceinturées de casernes à cinq étages, de pénitenciers mornes, ignobles; — et partout, on les dégage, alors qu’elles n’ont jamais été bêties pour se dresser, isolées sur des places; c’est, de tous les côtés, l’insens le plus parfait de l’ambiance dans laquelle elles furent élevées, de l’atmosphère dans laquelle elles vécurent; certains détails, qui nous semblent inexplicables dans quelques— uns de ces édifices, étaient sans doute nécessités par la forme, par les besoins des alentours; au fond, nous trébuchons, nous avançons au hasard, nous ne savons rien,... rien.

— En tout cas, dit Durtal, l’archéologie et l’archîtecture n’ont exécuté que des besognes secondaires; elles nous ont révélé simplement l’organisme, le corps des cathédrales; qui nous en dira l’âme?

— Qu’entendez-vous par ce mot? demanda l’abbé Gévresin.

— Je ne parle pas de l’âme du monument, au moment où, avec l’assistance divine, l’homme la créa; cette âme, nous l’ignorons et encore pas pour Chartres, puisque de précieux documents nous la racontent; mais de l’âme qu’ont gardée les autres églises, de l’acirc;me qu’elles ont maintenant et que nous contribuons à entretenir par notre présence plus ou moins assidue, par nos communions plus ou moins fréquentes, par nos prières plus ou moins vives?




IV

LA MESSE DU MATIN DANS LA CRYPTE DE LA CATHÉDRALE. — LE JARDIN DE L’ÉVÉCHÉ

ELLE avait raison, Mme Bavoil; pour apprécier l’accueil que la Vierge pouvait réserver à ses visiteurs, il fallait assister à la première messe dans la crypte; il fallait surtout y communier.

Durtal l’expérimenta; un jour que l’abbé Gévresin lui prescrivit d’aborder le Sacrement, il suivit le conseil de la gouvernante et s’engagea dans ce souterrain, dès l’aube.

On y descendait par un escalier de cave qu’éclairait une petite lampe dont la mèche grésillait, emplissant de fumée son verre; une fois parvenu au bas des marches, on avançait, en inclinant sur la gauche, dans les ténèbres, puis, à certains tournants, quelques quinquets rougeoyaient indiquant le circuit que l’on décrivait dans ces atermoiements de lumière et d’ombre, et l’on finissait par se rendre à peu près compte de la forme de cette crypte.

Elle figurait assez bien la moitié d’un moyeu de roue d’où s’emboîtaient des rais filant dans tous les sens, pour rejoindre la circonférence même de la roue. Dans l’allée circulaire où l’on cheminait, rayonnaient, en lames dépliées d’éventail, des corridors au bout desquels l’on discernait des vitres en brouillard qui paraissaient presque claires dans la nuit opaque des murs.

Et Durtal aboutit, en longeant la courbe du couloir, à un tambour vert qu’il poussa. Il entrait dans le flanc d’une avenue se terminant en une sorte d’hémicycle que meublait un maître— autel. A sa gauche et à sa droite, deux minuscules galeries dessinaient les bras de croix d’un petit transept. La grande avenue, qui était une nef, était bordée, de chaque côté, de chaises laissant entre elles un étroit passage pour gagner l’autel.

L’on y voyait à peine, le sanctuaire n’étant éclairé que par des veilleuses pendues au plafond, des veilleuses couleur d’orange sanguine et d’or trouble. Une tiédeur extraordinaire soufflait dans ce caveau qui répandait aussi un singulier parfum où revenait, dans un souvenir de terre humide, un relent de cire chaude; mais c’était là, si l’on peut dire, le fond, le canevas même de la senteur, car elle disparaissait sous les broderies odorantes qui la couvraient, sous la dorure éteinte d’une huile en laquelle on aurait fait macérer d’anciens aromates, dissoudre de très vieux encens. C’était une exhalaison mystérieuse et confuse, comme la crypte même qui, avec ses lueurs furtives et ses pans d’ombre, était à la fois pénitentielle et douillette, étrange.

Durtal se dirigea par la grande allée vers le croisillon de droite et s’assit; ce bras exigu du transept était muni d’un autel estampé d’une croix grecque en relief sur une sphère de pourpre. Partout, en l’air, la voùte énorme et cambrée plombait, si basse que le bras levé d’un homme pouvait l’atteindre; et elle était noire, telle qu’un fond de cheminée, calcinée ainsi que par les incendies qui consumèrent les cathédrales bêties au-dessus d’elle.

Peu à peu, des claquements de sabots s’entendirent, puis des pas étouffés de religieuses; il y eut un silence, lluquel succédèrent des salves de nez comprimés par des mouchoirs et tout se tut.

Un sacristain s’introduisit par une petite porte ouverte dans l’autre aile du transept, alluma les cierges du maître-autel et des chapelets de coeurs en vermeil étincelèrent dans la demi-lune, tout le long des murs, auréolant, avec le feu des cierges qu’ils réverbéraient, une statue de Vierge, rigide et obscure, assise avec un enfant sur ses genoux. C’était la fameuse Notre-Dame de Sous-Terre ou plutôt sa copie, car l’original avait été brûlé en 1793, devant le grand portail de l’église, au milieu d’une ronde en délire de sans-culottes.

Un enfant de choeur parut, précédant un vieux prêtre et, pour la première fois, Durtal vit servir réellement une messe, comprit l’incroyable beauté que peut dégager l’observance méditée du sacrifice.

Cet enfant agenouillé, l’âme tendue et les mains jointes, parlait, à haute voix, lentement, débitait avec tant d’attention, avec tant de respect, les répons du psaume, que le sens de cette admirable liturgie, qui ne nous étonne plus, parce que nous ne la percevons depuis longtemps, que bredouillée et expédiée, tout bas, en hête, se révéla subitement à Durtal.

Et le prêtre, même inconsciemment, qu’il le voulût ou non, suivait le ton de l’enfant, se modelait sur lui, récitait avec lenteur, ne proférant plus simplement les versets du bout des lèvres, mais il se pénétrait des paroles qu’il devait dire, haletait, saisi, comme à sa première messe, par la grandeur de l’acte qu’il allait accomplir.

Durtal sentait, en effet, frémir la voix de l’officiant, debout devant l’autel, ainsi que le Fils même qu’il représentait devant le Père, demandant grêce pour tous les péchés du monde qu’il apportait, secouru, dans son affliction et dans son espoir, par l’innocence de l’enfant dont l’amoureuse crainte était moins réfléchie que la sienne et moins vive.

Et lorsqu’il prononçait cette phrase désolée: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi mon âme est-elle triste et pourquoi me troublez-vous?" le prêtre était bien la figure de Jésus souffrant sur le Calvaire, mais l’homme restait aussi dans le célébrant, l’homme faisant retour sur lui-même et s’appliquant naturellement, en raison de ses délits personnels, de ses propres fautes, les impressions de détresse notées par le texte inspiré du psaume.

Et le petit servant le réconfortait, l’incitait à espérer et, après avoir murmuré le Confiteor devant le peuple qui se purifiait à son tour, par une identique ablution d’aveux, l’officiant, plus rassuré, gravissait les marches de l’autel et commençait la messe.

Vraiment, dans cette atmosphère de prières rabattues par le lourd plafond, dans ce milieu de soeurs et de femmes agenouillées, Durtal eut l’idée d’un premier christianisme enfoui dans les catacombes; c’était la même tendresse éperdue, la même foi; et l’on pouvait se suggérer un peu de l’appréhension d’être surpris et du désir d’affirmer devant un tel péril ses croyances. Ainsi qu’en une confuse empreinte, l’on retrouvait, dans ce divin cellier, un vague tableau des néophytes jadis assemblés dans les souterrains de Rome.

Et la messe continuait devant Durtal, émerveillé par l’enfant qui baisait, les yeux presque fermés, dans le petit recul d’un discret émoi, les burettes de vin et d’eau, avant que de les offrir au prêtre.

Durtal ne voulait plus rien voir, essayait de se recueillir, alors que le célébrant s’essuyait les mains, car les versets récités à voix basse étaient les seules prières qu’il pût adresser honnêtement à Dieu.

Il n’avait que cela pour lui, mais il l’avait au moins, l’amour passionné de la mystique et de la liturgie’ du plain-chant et des cathédrales! Sans mentir et sans se leurrer aussi, il pouvait, en toute sécurité, s’écrier: "Seigneur, j’ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où habite votre gloire." C’était la seule compensation qu’il pût proposer au Père, de ses contumélies et de ses mésaises, de ses écarts et de ses chutes. Ah! pensait-il, comment ressasser ces prières toutes faites dont les paroissiens débordent, dire à Dieu, en le qualifiant "d’aimable Jésus", qu’Il est le bien-aimé de mon coeur, que je prends la ferme résolution de n’aimer jamais que Lui, que je veux mourir plutôt que de jamais lui déplaire. N’aimer jamais que Lui! quand on est moine et solitaire, peut-être, mais dans la vie du monde! puis, sauf les Saints, qui préfère la mort à la plus légère des offenses? alors pourquoi vouloir le berner avec ces simagrées et ces frimes? Non, fit Durtal, en dehors des exorations personnelles, des entretiens intimes où l’on se risque à lui raconter tout ce qui passe par la tête, seules les prières de la liturgie peuvent être empruntées impunément par chacun de nous, car le propre de leur inspiration, c’est de s’adapter, à travers les temps, à tous les états d’âme, à tous les êges. Si nous exceptons encore les prières consacrées de quelques saints qui sont, en somme, des adjurations de pitié et d’aide, des appels à la miséricorde, des plaintes, les autres suppliques issues des froides et fades sacristies du dix-septième siècle ou, ce qui est encore pis, imaginées à notre époque par des marchands de piété qui transfèrent dans les paroissiens les bondieuseries de la rue Bonaparte, toutes ces mensongères et prétentieuses oraisons sont à fuir pour les pécheurs qui, à défaut d’autres qualités, veulent se montrer au moins sincères!

Il n’y a que cet extraordinaire enfant qui pourrait peut-être entretenir, sans hypocrisie, le Seigneur de la sorte, reprit-il, regardant le petit servant, comprenant vraiment, pour la première fois, ce qu’était l’enfance innocente, la petite âme sans péchés, toute blanche. L’Église qui cherche, pour l’assister devant l’autel, des êtres absolument ingénus, absolument purs, était enfin arrivée, à Chartres, à façonner des âmes, à muer, dès l’entrée dans le sanctuaire, en d’exquis angelots, d’ordinaires mômes. Il fallait réellement qu’en sus même d’une culture spéciale, il y eût une grêce, une volonté de Notre-Dame, de modeler ces gamins voués à son service, en ne les rendant pas semblables aux autres, en les ramenant, en plein dix-neuvième siècle, à l’ardente chasteté, à la première ferveur du moyen êge.

L’office se poursuivait, lent, absorbé dans le silence terre à terre des assistants et l’enfant, plus attentif, plus déférent encore, sonna; ce fut comme une gerbe d’étincelles crépitant sous la fumée des voûtes; et le silence devint plus profond derrière le servant agenouillé, soutenant d’une main la chasuble du prêtre courbé sur l’autel; et l’hostie se leva, dans les fusées argentines des sons; puis, au-dessus des têtes abattues, jaillit, dans le pétillement clair des clochettes, la tulipe dorée d’un calice et, sur une dernière sonnerie précipitée, la fleur de vermeil tomba et les prosternés se redressèrent.

Durtal songeait:

Si encore Celui auquel nous refusêmes un abri, alors que la Mère qui le portait fut en gésine, trouvait en nos âmes, maintenant, un affectueux asile! Mais, hélas! à part ces religieuses, ces enfants, ces ecclésiastiques, à part ces paysannes qui l’aiment tant, ici, combien sont sans doute, ainsi que moi, gênés par sa venue, inaptes, en tout cas, à préparer le logis qu’Il attend, à Le recevoir dans une pièce propre, dans une chambre faite?

Ah! dire que rien ne diffère et que tout se recommence! nos âmes sont toujours les rusées synagogues qui le trahirent et l’abominable Caïphe qui est en nous hurle au moment où nous voudrions être un peu humbles et, en priant, l’aimer! Mon Dieu, mon Dieu, ne vaudrait-il pas mieux m’éloigner plutôt que de me traîner d’aussi mauvaise grêce au-devant de vous? car enfin, il a beau me répéter que je dois communier, il n’est pas moi, l’abbé Gévresin, il n’est pas en moi; il ne sait point ce qui se démène dans mes repaires, ce qui s’agite dans mes ruines! Il s’imagine qu’il y a simplement atonie, paresse; hélas! il y a plus que cela; il y a une aridité, une froideur qui ne vont même point sans un peu d’irritation, sans un peu de révolte, contre les exigences qu’il m’impose.

Le moment de la communion approchait; l’enfant avait doucement rejeté la nappe de l’autre côté de la table, et des nonnes, de pauvres femmes, des paysans arrivaient, tout ce monde croisant les mains, baissant la tête; et l’enfant prit un flambeau et il précéda le prêtre, les yeux clos, de peur de voir l’hostie.

Il y avait une telle surgie d’amour et de respect chez ce petit être que Durtal béa d’admiration et gémit de peur. Sans pouvoir rien expliquer, dans l’obscurité qui descendait en lui, en ces velléités, en ces ondes d’émotions qui vous parcourent sans qu’aucun mot les puissent exprimer, il eut un élan vers Notre-Seigneur et un recul.

Forcément la comparaison s’imposait entre l’âme de cet enfant et la sienne. Mais c’est à lui et pas à moi à communier, se cria-t-il; et il gisait inerte, les mains jointes, ne sachant à quoi se résoudre, dans un état tout à la fois implorant et craintif, quand il se sentit doucement poussé vers cette table et il y communia. Et cela en têchant de se reconnaître, de prier, à la même minute, en même temps, dans ces malaises de frissons qui boulent au dedans de vous, qui se traduisent corporellement par un manque d’air, dans cet état si particulier où il semble que la tête soit vide, que le cerveau ne fonctionne plus, que la vie soit réfugiée dans le coeur qui gonfle et vous étouffe, où il semble, spirituellement aussi, lorsqu’on reprend assez d’énergie pour se ressaisir, pour regarder au dedans de soi, que l’on se penche, dans un silence effrayant, sur un trou noir.

Péniblement, il se releva et regagna, en trébuchant, sa place. Ah! certes, il n’avait jamais pu, même à Chartres, s’évader de cette torpeur qui l’accablait, au inoment de communier. Il y avait engourdissement des puissances, arrêt des facultés. — A Paris, tout au fond de l’âme roulée sur elle-même, telle qu’une chrysalide datis son cocon, il subsistait une contrainte, une gêne d’attendre et d’aborder le Christ et aussi une langueur que rien ne pouvait secouer.

Et cette situation persistait dans une sorte de brume froide environnante ou plutôt de vide autour de soi, d’abandon de l’âme évanouie sur sa couche.

A Chartres, cette phase d’anéantissement existait encore, mais une indulgente tendresse finissait par vous envelopper et par vous réchauffer; l’âme ne revenait plus à elle toute seule; elle était aidée, évidemment assistée par la Vierge qui la ranimait; et cette impression personnelle à cette crypte se communiquait au corps; ce n’était plus l’étouffement causé par le manque d’air, mais au contraire une suffocation issue d’une plénitude, d’un trop-plein qui s’évaporait peu à peu, permettait à la longue de respirer à l’aise.

Et Durtal, allégé, partait. A cette heure le souterrain était devenu, avec l’aube, plus clair; ses corridors au bout desquels apparaissaient des autels adossés à des vitrages demeuraient, par leur disposition même, encore sombres, mais à la fin de chacun d’eux, l’on distinguait presque nettement une croix mouvante d’or, montant et s’abaissant avec le dos d’un prêtre, entre deux pêles étoiles scintillant, de chaque côté, au-dessus du tabernacle, tandis qu’une troisième, plus basse et à la flamme plus rose, éclairait le missel et le lin des nappes.

Durtal allait donc rêver dans le jardin de l’évêché où il avait l’autorisation de se promener quand il lui plaisait.

Ce jardin était silencieux, avec ses allées tombales, ses peupliers étêtés, ses gazons piétinés, à moitié morts. Il n’y avait aucune fleur, car la cathédrale tuait tout autour d’elle. Son abside énorme et déserte, sans une statue, s’exhaussait dans des volées d’arc-boutants sortis, tels que des côtes gigantesques, de la poussée de prières qui écartait ses flancs; elle répandait partout dans ses alentours l’humidité et l’ombre; dans ce clos funèbre, avec ses arbres qui ne verdissaient qu’en s’éloignant de l’église, deux bassins minuscules s’ouvraient comme des bouches de puits; l’un glacé jusqu’à sa margelle de vert pistache par des lentilles d’eau; l’autre, rempli d’une saumure couleur d’encre, dans laquelle marinaient trois poissons rouges.

Durtal aimait cet endroit isolé, fleurant le sépulcre et le marais et exhalant aussi ce relent de marcassin, cette odeur fauve qui fuit des terres pourries, saturées de feuilles.

Il déambulait de long en large dans ces allées où Punais l’évêque ne descendait, où les enfants de la inaîtrise ravageaient, en courant dans leurs récréations, Irs restes, épargnés par la cathédrale, des pelouses.

Partout craquaient sous les pieds des ardoises jetées sur le sol, enlevées par le grand vent des toits, et des croassements de choucas traversaient, en se répondant, l’air silencieux du pare.

Durtal aboutissait à une terrasse dominant la ville et il s’accoudait à une balustrade de pierre grise, sèche, trouée, pareille à une pierre ponce et fleurie de lichens couleur d’orange et de soufre.

Au-dessus de lui, s’étendait une vallée comblée par des cheminées et des toits fumants qui couvraient d’une résille bleuêtre ce sommet de ville. Plus bas, tout était immobile et sans vie; les maisons dormaient, ne s’éveillaient même pas dans ces éclairs de jour que dardent les vitres d’une croisée qu’on ouvre; aucune tache écarlate, comme il y en a dans tant de rues de province lorsqu’un édredon de percale pend, coupé au milieu par la barre d’appui d’une fenêtre; tout était clos et terne et tout se taisait; l’on n’entendait même pas ce ronflement de ruche qui bourdonne au-dessus des lieux habités. A part le roulement lointain d’une voiture, le claquement d’un fouet, l’aboi d’un chien, tout était muet; c’était la cité en léthargie, la campagne morte.

Et, au-dessus du vallon, sur l’autre rive, ce site devenait encore plus taciturne et plus morne; les plaines de la Beauce filaient à perte de vue, sans un sourire, sous un ciel indifférent qu’entravait une ignoble caserne dressée en face de la cathédrale.

La mélancolie de ces plaines s’allongeant sans un soulèvement de terrain, sans un arbre! — Et l’on sentait que, derrière l’horizon, elles continuaient à s’enfuir aussi plates; seulement, à la monotonie du paysage s’ajoutait l’êpre furie des vents soufflant en tempête, balayant les coteaux, rasant les cimes, se concentrant autour de cette basilique, qui, perchée tout en haut, brisait leurs efforts depuis des siècles. Il avait fallu, pour la déraciner, l’aide de la foudre allumant ses tours et encore la rage combinée des ouragans et des incendies n’avait-elle pu détruire la vieille souche qui, replantée après chaque désastre, avait toujours reverdi en de plus vigoureuses pousses!

Ce matin-là, dans le petit jour d’un hiver pluvieux, cinglé d’une bise aigre, à Chartres, Durtal, frissonnant, inal à l’aise, quitta la terrasse, se réfugia dans des allées m leux abritées, finit par descendre dans d’autres jardins en contre-bas où l’on était vaguement préservé du vent par des halliers; ces jardins dévalaient à la débandade et d’inextricables buissons de mûres, accrochaient avec les griflès de chat de leurs tiges les arbustes qui dégringolaient, ens’espaçant, la pente.

L’on constatait que, depuis un temps immémorial, les évêques se désintéressaient, faute d’argent, de ces cultures. Parmi d’anciens potagers envahis par les ronces, un seul était à peu près émondé et des plants d’épinards et de carottes y alternaient avec les vasques givrées des choux.

Durtal s’assit sur le tronçon conservé d’un banc et il essaya de regarder un peu en lui-même; mais il ne découvrait qu’une Beauce d’âme; il lui semblait refléter cet uniforme et froid paysage comme en un miroir; seulement, le grand vent ne soufflait plus sur son être, mais une petite bise rêche et sèche. Il se harcelait, désagréable, n’arrivait pas à s’adresser des observations, d’un ton calme; sa conscience le tarabustait, entamait avec lui de hargneux débats.

L’orgueil! comment l’atténuer, en attendant que l’on puisse complètement le réduire? il s’insinue si cauteleusement, si perfidement, qu’il vous enlace et vous lie, avant même que l’on ait pu soupçonner sa présence; puis mon cas est un peu spépial et difficilement curable par les traitements religieux usités en pareil cas. Je n’ai pas en effet, se disait-il, un orgueil naïf, extravasé, une élation, une superbe, s’affichant inconsciente, débordant devant tous; non, j’ai, à l’état latent, ce qu’au moyen êge l’on appelait ingénument la "vaine gloire", une essence d’orgueil diluée dans de la vanité et s’évaporant au dedans de moi, dans des pensées fugitives, dans des réflexions toutes tacites. Aussi n’ai-je point la ressource, qu’aurait un orgueilleux expansif, de me surveiller, de me contraindre à me taire. C’est vrai cela, on va parler pour commencer de spécieuses forfanteries, pour entamer de sournois éloges; l’on peut, en somme, s’en apercevoir et dès lors, avec de la patience et de la volonté, on est maître de s’arrêter et de se museler, mais mon vice à moi, il est muet et souterrain; il ne sort pas, et je ne le vois, ni ne l’entends. Il coule, il rampe à la sourdine et il me saute dessus sans que je l’aie entendu venir!

Il est bon l’abbé qui me réplique: soignez-vous par la prière, je ne le demanderais pas mieux, mais son remède est infidèle, car les aridités et les distractions lui enlèvent son efficace!

Les distractions! je ne les ai même que là; il suffit que je m’agenouille, que je veuille me recueillir pour qu’aussitôt je me disperse. L’idée que je vais prier est un coup de pierre dans une mare; tout grouille et remonte.

Ah! les gens qui ne pratiquent pas s’imaginent que rien n’est plus facile que de prier. Je voudrais bien les y voir! Ils pourraient s’attester alors que les imaginations profanes, qui les laissent à d’autres moments tranquilles, surgissent toujours pendant l’oraison, à l’improviste!

Et puis, à quoi bon disserter? on réveille les vices assoupis en les regardant. Et il repensa à cette crypte tiède de Chartres. Oui, sans doute, ainsi que tous les édifices de l’ère romane, elle symbolise bien l’esprit de l’Ancien Testament, mais elle n’est pas simplement sombre et triste, car elle est aussi enveloppante et discrète, et si tépide et si douce! puis en admettant qu’elle soit la lapidaire image du Vieux Livre, ne le représente-t-elle pas alors moins en son ensemble, qu’en un tri bien spécial des grandes Orantes qui préfigurèrent la Vierge dans les Écritures? n’est-elle pas la traduction en pierre des pages réservées surtout aux femmes illustres de la Bible qui furent, en quelque sorte, des incarnations prophétiques de la nouvelle Ève?

Cette crypte reproduirait donc les passages les plus consolants et les plus héroïques du Saint-Livre, car dans ce pieux cellier la Vierge domine; il lui appartient plus qu’à l’irritable Adonaï, si l’on ose dire.

Et encore est-ce une Vierge très particulière restée forcément en accord avec le milieu qui 19environne, une Vierge noire, rugueuse, trapue, ainsi que la chêsse de moellons qui l’enferme.

Alors elle dériverait, sans doute, de la même idée qui voulut le Christ noir et laid parce qu’il avait assumé tous les péchés du monde, le Christ des premiers siècles de l’Église qui endossa par humilité les formes les plus basses. Dans ce cas, Marie aurait enfanté son Fils à sa ressemblance, ayant désiré, Elle aussi, par humilité, par bonté, naître laide et obscure, pour mieux consoler les disgraciés, les déshérités dont Elle empruntait l’image.

Et Durtal reprenait:

— Quelle crypte que celle où, pendant tant de siècles, ont défilé les rois et les reines! Philippe Auguste et Isabelle de Hainaut, Blanche de Castille et saint Louis, Philippe de Valois, Jean le Bon, Charles V, Charles VI, Charles VII et Anne de Bretagne, puis François Ier, Henri III et Louise de Vaudémont, Catherine de Médicis, Henri IV qui fut sacré dans cette cathédrale, Anne d’Autriche, Louis XIV, Marie Leczinska... et, tant d’autres... toute la noblesse de France, et Ferdinand d’Espagne et Léon de Luzignan, dernier roi d’Arménie, et Pierre de Courtenay, empereur de Constantinople... tous agenouillés ainsi que les pauvres gens d’aujourd’hui, implorant, eux aussi, Notre-Dame de Sous-Terre.

Et ce qui était plus intéresssant encore, la Vierge avait, dans ce lieu, accompli force miracles. Elle avait sauvé des enfants tombés dans le puits des Saints-Forts, préservé les gens qui gardaient la relique de son vêtement, alors que la basilique flambait au-dessus d’eux, guéri les foules affolées par le mal des Ardents au moyen êge, répandu à pleines mains ses grêces.

Les temps étaient bien changés, mais de ferventes ouailles s’étaient prosternées devant la statue, avaient renoué les liens rompus par les ans, capté, en quelque sorte, la Vierge dans un filet de prières et, au lieu de fuir comme ailleurs, Elle s’était fixée à Chartres.

Par une inconcevable mansuétude, Elle avait toléré l’affront des fêtes décadaires, l’outrage de la déesse Raison vautrée sur l’autel à sa place, subi une immonde liturgie de cantiques obscènes s’élevant dans l’encens détonnant des poudres. — Et Elle avait dû pardonner en faveur de l’amour que lui témoignèrent les générations d’antan et de l’affection si timide et si vraie des humbles fidèles qui étaient, après la tourmente, revenus la voir.

Cette cave foisonnait de souvenirs. Plus sans doute qu’avec la fumée des cierges, la patine de ses murs s’était façonnée avec des vapeurs d’âme, des émanations de désirs accrus et de regrets; aussi, quelle bêtise que d’avoir peint cette crypte en de bas pastiches des catacombes, que d’avoir sali l’ombre glorieuse de ces pierres, de couleurs qui disparaissaient d’ailleurs, ne montraient que des traces de rêclures de palette dans la suie sainte des voûtes!

Durtal se ratiocinait ces réflexions, en partant du jardin, quand il rencontra l’abbé Gévresin qui se promenait en lisant son bréviaire; il s’enquit de savoir si Durtal avait communié.

Et voyant que son pénitent en revenait toujours à la honte de son inertie et à cet état de comateuse doléance dans lequel le plongeait la transe du Sacrement, le vieux prêtre lui dit:

— Vous n’avez pas à vous soucier de cela; vous n’avez qu’à prier de votre mieux; le reste me regarde — que votre condition peu triomphale d’âme vous rende au moins humble, c’est tout ce que je vous demande.

— Humble! je le suis autant qu’une gargoulette; je sue ma vanité, de même qu’elle sue son eau par tous les pores!

— Je me console, en remarquant que vous vous discernez, répondit en souriant l’abbé. Ce qui serait pis, ce serait de vous ignorer, d’avoir l’orgueil de ne vous en croire point.

— Enfin, comment dois-je m’y prendre? vous me recommandez de prier, mais alors, enseignez-moi le moyen de ne pas m’évaguer dans tous les sens, car aussitôt que je veux me grouper, je me désagrège; je vis dans une perpétuelle dissolution; c’est un fait exprès; chaque fois que je prétends fermer ma cage, toutes les pensées s’envolent et, en piaillant, m’assourdissent.

L’abbé réfléchissait.

— Je le sais, fit-il; rien n’est plus malaisé que de se désencombrer l’esprit des images qui l’obsèdent, mais enfin l’on peut quand même se condenser, si l’on observe ces trois points:

D’abord il convient de s’humilier, en méditant sur la fragilité de son entendement, inapte à ne pas se dissiper devant Dieu; ensuite il faut ne pas se fêcher et s’inquiéter, car cela ne servirait qu’à remuer la lie et à faire remonter d’autres distractions à la surface; enfin, il sied de ne pas discuter, avant la fin de la prière, la nature de la diversion qui la trouble. Ce serait la prolonger et, même, en une certaine mesure, l’accepter; ce serait risquer aussi de créer, en vertu de la loi d’association des idées de nouvelles divagations et il n’y aurait plus de motifs d’en sortir!

L’examen s’effectuera utilement après; suivez cet avis et vous vous en trouverez bien.

— Tout cela, c’est très joli, pensait Durtal, mais lorsqu’il s’agit de mettre ces conseils en pratique, c’est autre chose! Ne sont-ce point des remèdes de bonne f’emme, des onguents miton-mitaine, des mirobolants, dont les pieuses vertus sont faibles?

Ils marchaient en silence, regagnant, à travers la cour de l’évêché, le logis du prêtre. En arrivant, ils avisèrent, au bas de l’escalier, Mme Bavoil, les bras enfoncés dans un baquet de lessive.

Tout en brassant ses linges, elle dévisagea Durtal et, comme si elle lisait dans ses pensées, doucement elle demanda:

— Pourquoi, notre ami, cette figure d’enterrement, lorsqu’on a communié le matin?

— Vous avez donc appris que j’ai communié?

— Tiens, je suis entrée dans la crypte pendant la messe et je vous ai vu vous approcher de la Sainte Table. Eh bien, voulez-vous que je vous dise: vous ignorez la manière,de causer à notre Mère!

— Ah!

— Oui, vous êtes contraint alors qu’Elle s’ingénie à vous mettre à l’aise; vous rasez les murs au lieu d’aller par la grande allée, au-devant d’Elle. Ce n’est pas ainsi qu’on l’aborde!

— Mais quand on n’a rien à lui raconter?

— Alors, on lui babille, ainsi qu’un enfant, un beau message et Elle est contente! Ah! ces hommes, ce qà’ils ne savent pas faire leur cour, ce qu’ils manquent de cêlinerie et même de bonne ruse! vous ne découvrez rien à tirer de votre propre cru, empruntez à un autre. Répétez avec la vénérable Jeanne de Matel:

"Vierge sainte, l’abîme d’iniquité et de bassesse invoque l’abîme de force et de splendeur, pour parler de votre suréminente gloire." Hein, est-ce assez bien tourné? notre ami. Essayez, récitez cela à Notre-Dame et Elle vous déliera; ensuite les prières viendront toutes seules. Il y a des petits trucs permis avec Elle et il faut être assez humble pour ne pas avoir la présomption de s’en passer!

Durtal ne put s’empêcher de rire.

— Vous voulez que je devienne un finassier, un furet de la vie spirituelle, dit-il.

— Eh bien, où serait le mal? Est-ce que le bon Dieu y entend malice? est-ce qu’il ne tient pas compte de l’intention, est-ce que, vous-même, vous repousseriez quelqu’un qui vous trousserait même mal un compliment, si vous pensiez qu’en vous le débitant, il désire vous plaire, non, n’est-ce pas?

— Autre chose, madame Bavoil, fit l’abbé qui riait. J’ai vu Monseigneur, ce matin; il accueille votre requête et vous autorise à bêcher autant de parties du jardin qu’il vous conviendra.

— Ah! — et égayée par la surprise de Durtal:

— Voici, dit-elle; vous avez pu constater que, sauf un lopin de terre où le jardinier sème des plants de carottes et de choux pour la table de Sa Grandeur, tout le jardin est inculte; c’est du bien perdu et sans profit pour personne. Au lieu d’acheter des légumes, j’en ferai pousser moi-même, puisque Monseigneur me permet de défricher ses champs et j’en munirai, par la même occasion, votre ménagère.

— Merci, mais vous connaissez donc la culture?

— Moi! voyons, ne suis-je pas une paysanne? j’ai vécu toute ma jeunesse à la campagne et les potagers, c’est mon affaire! puis si j’étais embarrassée, est-ce que mes amis de Là-Haut ne viendraient pas me conseiller?

— Vous êtes étonnante, madame Bavoil, fit Durtal déconcerté quand même par les réponses de cette cuisinière qui déclarait si placidement qu’elle bavardait avec l’au delà.




V

SYMBOLISME DE L’INTÉRIEUR DES CATHÉDRALES

Durtal et l’abbé Plomb furent s’agenouiller devant la Vierge noire du Pilier, puis ils s’assirent dans la solitude du vaisseau et, à mi-voix, l’abbé dit:

— Je vous expliquai, l’autre jour, la symbolique de l’extérieur des basiliques; voulez-vous que je vous mette maintenant, en deux mots, au courant des allégories que contiennent les nefs?

Et voyant que Durtal acceptait d’un signe, le prêtre reprit:

— Vous ne l’ignorez pas, presque toutes nos cathédrales sont cruciformes; dans la primitive Église, il est vrai, vous trouverez un certain nombre de sanctuaires bâtis en rotonde et coiffés d’un dôme; mais la plupart n’ont pas été construits par nos pères; ce sont d’anciens temples du paganisme que les catholiques adaptèrent tant bien que mal à leur usage, ou imitèrent, en attendant que le style roman fût consacré!

Nous pourrions donc nous dispenser d’y chercher un sens spécial liturgique, puisque cette forme n’a pas été créée par des chrétiens; et cependant, dans son Rational, Durand de Mende prétend que cette rondeur d’édifice signifie l’extension de l’Église par tout le cercle de l’univers; d’autres ajoutent que le dôme est le diadème du Roi crucifié et que les petites coupoles, qui souvent l’entourent, sont les têtes énormes des clous. Mais laissons ces explications que je crois fournies après coup et occupons-nous de la croix que dessinent ici, comme dans les autres cathédrales, le transept et la nef.

Notons, en passant, que, dans quelques églises, telle que l’abbatiale de Cluny, l’intérieur, au lieu d’esquisser une croix latine, copia, dans son plan, la croix de Lorraine, en adjoignant deux petits croisillons au-dessus des bras. Et voyez cet ensemble, murmura l’abbé, en embrassant d’un geste tout le dedans de la basilique chartraine.

Jésus est mort: son crâne est l’autel, ses bras étendus sont les deux allées du transept; ses mains percées sont les portes; ses jambes sont cette nef où nous sommes et ses pieds troués sont le porche par lequel nous venons d’entrer. Regardez maintenant la déviation systématique de l’axe de cette église; elle imite l’attitude du corps affaissé sur le bois du supplice, et, dans certaines cathédrales, telles que celle de Reims, l’exiguïté, l’étranglement du sanctuaire et du choeur par rapport à la nef, simule d’autant mieux le chef et le cou de l’hommetombés sur l’épaule,après qu’îla rendu l’âme.

Cette inflexion des églises, elle est presque partout, ici, à Saint-Ouen et à la cathédrale de Rouen, à SaintJean de Poitiers, à Tours, à Reims; parfois même, mais cette observation serait à prouver, l’architecte substitue à la dépouille du Sauveur celle du martyr sous le vocable duquel l’église est dédiée et alors on croit discerner dans l’axe tordu de Saint-Savin, par exemple, le tournant de la roue qui broya ce saint.

Mais tout cela vous est évidemment connu, voici qui l’est moins.

Nous n’avons examiné jusqu’ici que l’image du Christ, immobile, mort, dans nos nefs; je vais vous entretenir actuellement d’un cas peu commun, d’une église reproduisant non plus le contour du cadavre divin, mais bien la figure de son corps encore vivant, d’une église douée d’une apparence de motilité, qui essaie de bouger avec Jésus sur la croix.

Il paraît, en effet, acquis que certains architectes voulurent feindre, dans la structure des temples qu’ils édifièrent, les conditions d’un organisme humain, singer le mouvement de l’être qui se penche, animer, en un mot, la pierre.

Cette tentative eut lieu à l’église abbatiale de Preuilly-sur-Claise, en Touraine. Le plan couché et les photogravures de cette basilique illustrent un intéressant volume que je vous prêterai et dont l’auteur, l’abbé Picardat, est le curé même de cette église. Vous pourrez alors aisément reconnaître que l’attitude de ce sanctuaire est celle d’un corps qui se tend de biais, qui s’éploie tout d’un côté et s’incline.

Et ce corps remue avec le déplacement voulu de l’axe dont la courbe commence dès la première travée, va, en se développant, au travers des nefs, du choeur, de l’abside, jusqu’au chevet dans lequel elle se fond, s’appropriant ainsi l’aspect ballant d’une tête.

Mieux qu’à Chartres, qu’à Reims, qu’à Rouen, l’humble bâtisse qu’érigèrent des bénédictins dont les noms sont ignorés, portraiture, avec le serpentement de ses lignes, la fuite de ses colonnes, l’obliquité de ses voûtes, l’allégorique figure de Notre-Seigneur sur sa croix. Mais dans toutes les autres églises, les architectes ont mimé, en quelque sorte, la rigidité cadavérique, le chef infléchi par le trépas, tandis qu’à Preuilly, les moines ont fixé cet inoubliable moment qui s’écoule dans l’Èvangile de saint Jean entre le Sitio et le Consummatum est.

La vieille église tourangelle est donc l’effigie de Jésus crucifié, mais vivant encore.

Pour en revenir maintenant à nos moutons, considérons les organes internes de nos temples, marquons au passage, que la longueur d’une cathédrale promulgue la longanimité de l’Église dans ses revers; sa largeur, la charité qui dilate les âmes; sa hauteur, l’espoir de la récompense future, et arrêtons-nous aux détails.

Le choeur et le sanctuaire symbolisent le ciel, tandis que la nef est l’emblème de la terre et, comme l’on ne peut franchir le pas qui sépare ces deux mondes que par la croix, l’on avait jadis l’habitude, hélas! perdue, de placer en haut de l’arcade grandiose qui réunit la nef au choeur un immense crucifix; de là, le nom d’arcade triomphale attribué à la gigantesque baie qui s’ouvre devant l’autel; notons aussi qu’il existe une grille ou une balustrade limitant chacune des deux zones; saint Grégoire de Nazianze y voit la ligne tracée entre ces deux parties, celle de Dieu et celle de l’homme.

Voici, d’autre part, une interprétation différente de Richard de Saint-Victor, sur le sanctuaire, le choeur et la nef. Ils stipulent, selon lui, le premier, les Vierges; le second, les âmes chastes, et la troisième, les Époux. Quant à l’autel ou cancel, ainsi que l’intitulent les vieux liturgistes, il est le Christ même, le lieu où repose sa tête, la table de la Cène, le gibet sur lequel il versa son sang, le sépulcre qui renferma son corps; et il est aussi l’Église spirituelle et ses quatre coins sont les quatre coins de l’univers qu’elle doit régir.

Or, derrière cet autel s’étend l’abside dont la forme est celle d’un hémicycle, dans la plupart des cathédrales, hormis, pour en citer trois, à Poitiers, à Laon, et à Notre-Dame du Fort à Étampes où, de même que dans les anciennes basiliques civiles, le mur se dresse rectiligne, descend droit, sans dessiner cette sorte de demi-lune, dont le sens est une des plus belles trou. vailles du symbolisme.

Ce fond semi-circulaire, cette conque absidiale, avec ses chapelles nimbant le choeur, est, en effet, le calque de la couronne d’épines cernant le chef du Christ. Sauf dans les sanctuaires entièrement dédiés à notre Mère, ici, à Notre-Dame de Paris, dans quelques autres cathédrales encore, l’une de ces chapelles, celle du milieu et la plus grande, est vouée à la Vierge pour témoigner, par cette place même qu’elle occupe tout au bout de l’église, que Marie est le dernier refuge des pécheurs.

Et Elle est encore personnellement manifestée par la sacristie d’où le prêtre, qui est le suppléant du Chrit, sort après s’être habillé des ornements sacerdotaux, ainsi que Jésus sortit du sein de sa Mère, après s’être couvert du vêtement de chair.

Il faut constamment le répéter, toute partie d’église, tout objet matériel servant au culte est la traduction d’une vérité théologique. Dans l’architecture scripturale, tout est souvenir, tout est écho et reflet et tout se tient.

Aussi, cet autel, image de Notre-Seigneur, est-il paré de linges blancs pour rappeler le linceul dans lequel Joseph d’Arimathie enveloppa son corps, et ces linges doivent être tissés avec les fils purs du chanvre ou du lin. Le calice pris, d’après des textes cités par le Spicilège de Solesmes, tantôt comme une expression de splendeur, tantôt comme un signe d’ignominie, peut être, suivant la théorie la plus admise, accepté ainsi qu’un pseudonyme du tombeau divin; et alors la patène devient la pierre qui le ferma, tandis que le corporal est le suaire même.

Quand je vous aurai encore dit, ajouta l’abbé, que, selon saint Nil, les colonnes signifient les dogmes divins, et suivant Durand de Mende les évêques et les docteurs; que les chapiteaux sont les paroles de l’Écriture; que le pavé de l’église est le fondement de la foi et l’humilité; que l’ambon et que le jubé, presque partout détruit, sont la chaire évangélique, la montagne sur laquelle prêche le Christ; que les sept lampes allumées devant le Saint-Sacrement sont les sept dons de lEsprit; que les degrés de l’autel sont ceux de la perfection; quand je vous aurai montré que les deux choeurs alternés des chantres personnifient, les uns, les Anges, les autres, les justes, réunis pour encenser avec leurs voix la gloire du Très-Haut, je vous aurai à peu près soumis le sens général et détaillé des intérieurs des cathédrales ete spécialement, de celui de Chartres.

Maintenant, observez ici une particularité qui se reproduit dans la basilique du Mans, les bas-côtés de cette nef où nous sommes sont uniques, alors qu’ils se doublent autour du choeur...

Mais Durtal ne l’écoutait plus; loin de toute cette exégèse monumentalee il admirait, sans même chercher à l’analyser, l’étonnante église.

Dans le mystère de son ombre brouillée par la fumée des pluies, elle montait de plus en plus claire, à mesure qu’elle s’élevait dans le ciel blanc de ses nefs, s’exhaussant comme l’âme qui s’épure dans une ascension de clarté, lorsqu’elle gravit les voies de la vie mystique.

Les colonnes accotées filaient en de minces faisceaux, en de fines gerbes, si frêles qu’on s’attendait à les voir plier au moindre souffle; et ce n’était qu’à des hauteurs vertigineuses que ces tiges se courbaient, se rejoignaient lancées d’un bout de la cathédrale à l’autre, au-dessus du vide, se greffaient, confondant leur sève, finissant par s’épanouir ainsi qu’en une corbeille dans les fleurs dédorées des clefs de voùte.

Cette basilique, elle était le suprême effort de la matière cherchant à s’alléger, rejetant, tel qu’un lest, le poids aminci de ses murs, les remplaçant par une substance moins pesante et plus lucide, substituant à l’opacité de ses pierres l’épiderme diaphane des vitres.

Elle se spiritualisait, se faisait tout âme, toute prière, lorsqu’elle s’élançait vers le Seigneur pour le rejoindre; légère et gracile, presque impondérable, elle était l’expression la plus magnifique de la beauté qui s’évade de sa gangue terrestre, de la beauté qui se séraphise. Elle était grêle et pâle comme ces Vierges de Roger van der Weyden qui sont si filiformes, si fluettes, qu’elles s’envoleraient si elles n’étaient en quelque sorte retenues îci-bas par le poids de leurs brocarts et de leurs traines. C’était la même conception mystique d’un corps fuselé, tout en longueur, et d’une âme ardente qui, ne pouvant se débarrasser complètement de ce corps, tentait de l’épurer, en le réduisant, en l’amenuisant, en le rendant presque fluide.

Elle stupéfiait avec l’essor éperdu de ses voùtes et la folle splendeur de ses vitres. Le temps était couvert et cependant toute une fournaise de pierreries brùlait dans les lames des ogives, dans les sphères embrasées des roses.

Là-haut, dans l’espace, tels que des salamandres, des êtres humains, avec des visages en ignition et des robes en braises, vivaient dans un firmament de feu; mais ces incendies étaient circonscrits, limités par un cadre incombustible de verres plus foncés qui refoulait la joie jeune et claire des flammes, par cette espèce de mélancolie, par cette apparence de côté plus sérieux et plus âgé que dégagent les couleurs sombres. L’hallali des rouges, la sécurité limpide des blancs, l’alléluia répété des jaunes, la gloire virginale des bleus, tout le foyer trépidant des verrières s’éteignait quand il s’approchait de cette bordure teinte avec des rouilles de fer, des roux de sauces, des violets rudes de grès, des verts de bouteille, des bruns d’amadou, des noirs de fuligine, des gris de cendre.

Et, ainsi qu’à Bourges dont la vitrerie est de la même époque, l’influence de l’Orient était visible dans les panneaux de Chartres. Outre que les personnages avaient l’aspect hiératique, la tournure somptueuse et barbare des figures de l’Asie, les cadres, par leur dessin, par l’agencement de leurs tons, évoquaient le souvenir des tapis persans qui avaient certainement fourni des modèles aux peintres, car l’on sait par le Livre des métiers qu’au treizième siècle, l’on fabriquait en France, à Paris même, des tapis imités de ceux qui furent amenés du Levant par les Croisés.

Mais, en dehors même des sujets et des cadres, les couleurs de ces tableaux n’étaient, pour ainsi dire, que des foules accessoires, que des servantes destinées à faire valoir une autre couleur, le bleu, un bleu splendide, inouï, de saphir rutilant, extra lucide, un bleu clair et aigu qui, étincelait partout, scintillant comme en des verres remués de kaléidoscope, dans les verrières, dans les rosaces des transepts, dans les fenêtres du porche royal où s’allumait, sous des grilles de fer noir, la flamme azurée des soufres.

En somme, avec la teinte de ses pierres et de ses vitres, Notre-Dame de Chartres était une blonde aux yeux bleus. Elle se personnifiait en une sorte de fée pâle, en une Vierge mince et longue, aux grands yeux d’azur ouverts dans les paupières en clarté de ses roses; Elle était la Mère d’un Christ du Nord, d’un Christ de Primitif des Flandres, trônant dans l’outremer d’un ciel et entourée, ainsi que d’un rappel touchant des Croisades, de ces tapis orientaux de verre.

Et ils étaient, ces tapis diaphanes, des bouquets fleurant le santal et le poivre, embaumant les subtiles épices des rois mages; ils étaient une floraison parfumée de nuances cueillie, au prix de tant de sang! dans les prés de la Palestine, et que l’Occident, qui les rapporta, offrait à la Madone, sous le froid climat de Chartres, en souvenir de ces pays du soleil où Elle vécut et où son Fils voulut naître.

— Où trouver pour notre Mère un plus grandiose écrin, une plus sublime châsse? dit l’abbé, en désignant, d’un geste, la nef.

Cette exclamation tira Durtal de ses réflexions et il écouta le prêtre qui poursuivit:

— Si, par la largeur de son vaisseau, cette cathédrale est unique, elle n’atteint pas cependant, malgré son altitude prodigieuse, les hauteurs démesurées de Bourges, d’Amiens, de Beauvais surtout, dont la voûte plane à quarante-huit mètres au-dessus du sol. Il est vrai que celle-là voulut tout tenter pour dépasser ses soeurs.

Projetée d’un bond, en l’air, dans les abîmes, elle vacilla et s’abattit. Vous connaissez les parties qui survivent à l’écroulement de cette folle église?

— Oui, monsieur l’abbé; ce sanctuaire et cette abside, étroits, resserrés, avec leurs colonnes qui se touchent et l’éclairage qui s’irise, en bulles de savon, dans des murs tout en verres, vous désemparent et vous étourdissent dès qu’on y entre. On y ressent je ne sais quelle inquiétude, une espèce de mauvaise attente et de trouble; la vérité, c’est qu’elle n’est ni bien portante, ni saine; elle ne vit qu’à force d’expédients et d’étais; elle tâche d’être déliée et ne l’est point; elle s’étire sans parvenir à se filiser; elle a, comment dirai-je? de gros os. Rappelez-vous ses piliers qui sont pareils aux troncs lisses et charnus des hêtres et qui ont aussi l’arête et le coupant des joncs. Quelle différence avec ces cordes de harpe qui sont l’ossature aérienne de Chartres! — Non, malgré tout, Beauvais est, ainsi que Reims, ainsi que Paris, une cathédrale grasse. Elle n’a pas la maigreur distinguée, l’éternelle adolescence de formes, tout ce côté patricien d’Amiens et surtout de Chartres!

Puis, n’êtes-vous pas frappé, monsieur l’abbé, de ce permanent emprunt que le génie de l’homme fit à la nature lorsqu’il construisit des basiliques. Il est presque certain que l’allée des forêts servit de point de départ aux rues mystiques de nos nefs. Voyez aussi les piliers. Je vous citais tout à l’heure ceux de Beauvais qui tiennent du hêtre et dujonc; souvenez-vous maintenant des colonnes de Laon; celles-là ont des noeuds tout le long de leurs tiges et elles imitent, à s’y méprendre, les renflements espacés des bambous; voyez encore la flore murale des chapiteaux et enfin ces clefs de voûte auxquelles aboutissent les longues nervures des ares. Ici, c’est le règne animal qui paraît avoir inspiré les architectes. Ne dirait-on pas, en effet, d’une fabuleuse araignée dont la clef est le corps et dont les côtes qui rampent sous les voûtes sont les pattes? l’image est si ressemblante qu’elle s’impose. Mais alors, quelle merveille que cette arachnide géante dont le corps, ciselé tel qu’un bijou et glacé d’or, a sans doute tissé la toile en feu des trois roses!

— Tiens, j’ai omis de vous faire remarquer, dit l’abbé, lorsqu’ils furent sortis de l’église et qu’ils cheminèrent par les rues, le chiffre qui est écrit partout à Chartres. Il est identique à celui de Paray-le-Monial. Ici encore, tout marche par trois. Nous avons trois nefs, trois entrées munies, chacune, de trois portes. Comptez les piliers de la nef, vous en avez deux fois trois, de chaque côté. Les ailes du transept ont également, chacune, trois travées et trois piliers; les fenêtres sont triples aussi sous le trio des roses. Vous le voyez, elle est imprégnée du souvenir de la Trinité, Notre-Dame!

— Elle est aussi le grand répertoire peint et sculpté du moyen âge.

— Et elle est encore, de même que les autres cathédrales gothiques, le recueil le plus complet, le plus certain qui soit du symbolisme, car, en somme, les allégories que nous croyons déchiffrer dans les églises romanes sont souvent apprêtées et douteuses — et cela se conçoit. Le roman est un converti, un païen fait moine. Il n’est pas né catholique, ainsi que le style ogival; il ne l’est devenu que par le baptême que lui conféra l’Église. Le christianisme l’a découvert dans la basilique romaine et il l’a utilisé, en l’arrangeant; son origine est donc païenne et dès lors ce n’est qu’en grandissant qu’il a pu apprendre la langue et exprimer la forme de nos emblèmes.

— Mais pourtant, en son ensemble, il représente selon moi un symbole, car il est la figure lapidifiée de l’Ancien Testament, l’image de la contrition et de la crainte.

— Et plus encore, celle de la paix de l’âme, répliqua l’abbé. Croyez-moi, pour bien comprendre ce style, il faut remonter à sa source, aux premiers temps du monachisme dont il est la parfaite expression, nous reporter, par conséquent, aux Pères de l’Église, aux moines du désert.

Or, quel est le caractère très spécial de la mystique de l’Orient? C’est le calme dans la foi, l’amour brûlant sur lui-même, la dilection sans éclat, ardente, mais enfermée, mais interne.

Vous ne percevrez pas, en effet, dans les livres des solitaires de l’Égypte, les véhémences d’une Madeleine de Pazzi et d’une Catherine de Sienne, les cris passionnés d’une sainte Angèle. — Rien de cela; pas d’exclamations amoureuses, pas de trépidations, pas de plaintes. Ils envisageaient le Rédempteur moins comme la victime sur laquelle on pleure que comme le médiateur, l’ami, le grand frère. Il était pour eux surtout, selon le mot d’Origène, "le pont jeté entre nous et le Père".

Transportées d’Afrique en Europe, ces tendances se conservèrent; les premiers moines de l’Occident suivirent l’exemple de leurs devanciers et ils assortirent ou édifièrent des églises à leur ressemblance.

Qu’il y ait de la pénitence, de la coulpe, de la peur sous ces voûtes obscures, sous ces lourds piliers, dans cette forteresse où l’élu s’enferme pour résister aux assauts du monde, cela est sûr — mais cette mystique romane nous suggère aussi l’idée d’une foi solide, d’une patience virile, d’une piété robuste, telle que ses murs.

S’il n’a pas les flamboyantes extases de la mystique gothique qui s’extériorise dans toutes les fusées de ses pierres, le roman vit au moins concentré sur lui-même, en une ferveur recueillie, couvant au plus profond de l’âme. Il se résume dans cette phrase de saint Isaac: In mansuetudine et in tranquillitate, simplifica animam tuam.

— Avouez, monsieur l’abbé, que vous avez un faible pour ce style.

— Peut-être, en ce sens qu’il est moins agité, plus humble, moins féminin et plus claustral que le gothique.

En somme, fit le prêtre qui, étant arrivé devant la porte de sa maison, serra la main de Durtal, en somme, il est le symbole de la vie intérieure, l’image de l’existence monastique; il est, en un mot, la véritable architecture du cloître.

A la condition pourtant, se dit Durtal, qu’il ne soit pas semblable à celui de Notre-Dame à Poitiers, dont l’intérieur est bariolé de teintes puériles et de tons farouches, car alors, au lieu d’une impression de regret ou de calme, il suscite la pensée de l’allégresse enfantine d’un vieux sauvage tombé en enfance et qui rit parce qu’on a ravivé ses tatouages et qu’on lui a recrépi, avec des couleurs crues, le derme.




VI

ETAT D’AME DE DURTAL

Le soir Durtal rôdait dans les alentours de la cathédrale. A peine éclairée par les indigentes lueurs de réverbères isolés dans les coins de la place, la cathédrale prenait alors une étrange forme. Ses porches s’ouvraient en des cavernes pleines de nuit et le parcours extérieur de sa nef, compris entre les tours et l’abside, avec ses contreforts et ses arcs-boutants devinés dans l’ombre, se dressait ainsi qu’une falaise rongée par d’invisibles mers. L’on avait l’illusion d’une montagne déchiquetée à sa cime par des tempêtes, creusée dans le bas par des océans disparus, de profondes grottes; et si l’on s’approchait, l’on discernait dans l’obscurité de vagues sentiers abrupts courant le long de la falaise, serpentant en galeries au bord des rocs et parfois, dans ces noirs chemins, de blanches statues d’évêques surgissaient, en un rayon de lune, hantant comme des revenants ces ruines, bénissant, avec leurs doigts levés de pierre, les visiteurs.

Cette promenade dans le circuit de cette cathédrale qui, si légère, si fluette pendant le jour, grossissait avec les ténèbres et devenait farouche, n’était pas faite pour dissiper la mélancolie de Durtal.

Cet aspect de brèches frappées par la foudre et d’antres abandonnés par les flots le jetait dans de nouvelles rêveries et finissait par le ramener à lui-même, par aboutir, après bien des vagabondages d’idées, à ses propres décombres; et une fois de plus, il se sondait l’âme et essayait de mettre un peu d’ordre dans ses pensées.

Je m’ennuie à crever, se disait-il, pourquoi? Et, à vouloir analyser cet état, il arrivait à cette conclusion:

Il n’est pas simple, mais double, mon ennui; ou tout au moins s’il est unique, il se divise en deux parties bien distinctes. J’ai l’ennui de moi-même, indépendant de toute localité, de tout intérieur, de toute lecture et j’ai aussi l’ennui de la province, l’ennui spécial, inhérent à Chartres.

De moi-même, ah oui, par exemple! Ce que je suis las de me surveiller, de tâcher de surprendre le secret de mes mécomptes et de mes noises. Mon existence, quand j’y songe, je la jaugerais volontiers de la sorte: le passé me semble horrible; le présent m’apparaît faible et désolé, et quant à l’avenir, c’est l’épouvante.

Il se tut, puis:

Les premiers jours, ici, je me suis plu dans le rêve suggéré par cette cathédrale. Je croyais qu’elle serait un réactif dans ma vie, qu’elle peuplerait ce désert que je sentais en moi, qu’elle serait, en un mot, dans l’atmosphère provinciale, une aide. Et, je me suis leurré. Certes,elle m’opprime toujours, elle m’enveloppe encore dans l’ombre tiède de sa crypte, mais je raisonne maintenant, je la scrute dans ses détails, j’essaie de causer d’art avec elle; et je perds à ces recherches l’impression irraisonnée de son milieu, le charme silencieux de son ensemble.

Maintenant c’est moins son ame qui me hante que son corps. J’ai voulu étudier l’archéologie, cette misérable anatomie des édifices; je suis devenu humainement amoureux de ses contours et le côté divin a fui pour ne plus laisser place qu’au côté terrestre. Hélas! j’ai voulu voir et je me suis malédifié; c’est l’éternel symbole de la Psyché qui recommence!

Et puis... et puis... n’y a-t-il pas aussi, dans cette lassitude qui m’accable, de la faute à l’abbé Gévresin? Il a épuisé pour moi, en m’en imposant l’accoutumance, les vertus pacifiques et pourtant révulsives du Sacrement; et le résultat le plus clair de ce régime, c’est que je suis tombé l’àme à plat, sans force pour résister.

Eh non, reprit-il après un silence; me voici encore à rabâcher mes permanentes présomptions, mes infatigables soucis, me voilà une fois de plus injuste envers l’abbé. Ce n’est cependant pas de sa faute si la fréquence de mes communions les rend frigides; j’y cherche des sensations et il faudrait pourtant se convaincre d’abord que ces désirs sont méprisables, se persuader ensuite que c’est précisément parce que ces communions sont glacées qu’elles deviennent méritoires et sont meilleures. Oui, c’est facile à raconter, mais quel est celui des catholiques qui les préfère celles-là aux autres? des saints, sans doute; mais eux aussi en souffrent! c’est si naturel de demander à Dieu un peu de joie, d’attendre de cette union qu’Il appelle un mot affectueux, un signe, un rien, montrant qu’Il pense à vous!

L’on a beau faire, on ne peut pas ne point envisager comme douloureuses les mortes consomptions de ces vivants azymes! et l’on a bien de la peine à confesser que Notre-Seigneur a raison de nous cacher le mal qu’elles nous évitent et les progrès qu’elles réalisent, car, sans cela, nous serions peut-être sans défense contre les attaques de l’amour-propre et les assauts de la vanité, sans abri contre nous-mème.

Enfin, quelle qu’en soit la cause, je ne suis pas mieux à Chartres qu’à Paris, concluait-il. Et quand ces réflexions l’assaillaient, le dimanche surtout, il regrettait d’avoir accompagné l’abbé Gévresin dans cette province.

A Paris, ce jour-là, il avait au moins son temps défrayé par les offices. Le matin, il pouvait messoyer chez les bénédictines ou à Saint-Séverin, écouter les vêpres et les complies, à Saint-Sulpice.

Ici rien; et cependant, où réunir de meilleurs éléments pour exécuter le répertoire grégorien qu’à Chartres?

A part quelques antiques basses qui aboyaient et qu’il eût été bien nécessaire d’abattre, il y avait une gerbe opulente de sons frais, une psallette de près de cent enfants qui eussent pu dérouler, dans de limpides voix, les amples mélodies du vieux plain-chant.

Mais en guise de cantilènes liturgiques, un maître de chapelle imbécile parquait, dans cette malheureuse cathédrale, une ménagerie d’airs forains qui, lâchés le dimanche, grimpaient, avec des gambades de ouistitis, le long des piliers, sous les voûtes. L’on pliait à ces singeries musicales les voix ingénues de la maîtrise. Décemment, à Chartres, il était impossible d’assister à la grand’messe.

Les autres offices ne valaient pas mieux; aussi Durtal était-il réduit, pour entendre les vêpres, à descendre dans le bas de la ville, à Notre-Dame de la Brèche, une chapelle, où un prêtre, ami de l’abbé Plomb, avait instauré le chant de Solesmes et patiemment formé une petite manécanterie, composée d’ouvriers fidèles et de mômes pieux.

Ces voix, celles des gosses surtout, étaient médiocres, mais l’expert musicien qu’était ce prêtre les avait quand même ajustées et polies et il était parvenu, en somme, à imposer l’art bénédictin dans son église.

Seulement, elle était si laide, si tristement embellie d’images, Notre-Dame de la Brèche, qu’il fallait fermer les yeux pour y séjourner!

Et dans cette houle de réflexions sur son âme, sur Paris, sur l’Eucharistie, sur la musique, sur Chartres, Durtal finissait par s’abasourdir, par ne plus savoir où il était.

Parfois, cependant, il trouvait un peu de calme, et alors il s’étonnait, ne se comprenait plus.

Regretter Paris, se disait-il alors, pourquoi? est-ce que l’existence que j’y connus diffère de celle que je mène ici?

Est-ce que les églises, est-ce que Notre-Dame de Paris pour en citer une, n’étaient pas exécrées par de sacrilèges flonflons, comme Notre-Dame de Chartres? D’autre part, je ne sortais guère pour flâner dans de fastidieuses rues et je ne fréquentais en fin de compte que l’abbé Gévresin et Mme Bavoil et je continue à les visiter même plus souvent, ici. J’ai en outre gagné, en me déplaçant, un compagnon savant et aimable, l’abbé Plomb; alors?

Puis, un beau matin, sans qu’il s’y attendît, tout s’éclaira. Très lucidement, il comprit qu’il errait sur de fausses pistes et découvrit, sans même la chercher, la vraie.

Pour rencontrer les causes ignorées de ses velléités d’il ne savait quoi et de ses inintelligibles malaises, il avait suffi qu’il remontât dans sa vie et qu’il s’arrêtât à la Trappe. En somme, tout dérivait de là. Arrivé à ce point culminant de son recul, il pouvait, ainsi que du haut d’un mont, embrasser d’un coup d’oeil le versant des années descendues depuis qu’il avait quitté ce monastère; et il discernait maintenant, dans ce panorama penché de ses jours, ceci:

Dès sa rentrée à Paris, l’appétence des cloîtres s’était, sans discontinuer, infiltrée en lui; ce rêve de se retirer loin du monde, de vivre placidement, dans la retraite, auprès de Dieu, il l’avait poursuivi sans relâche.

Sans doute, il ne se l’était formulé qu’à l’état de postulations impossibles et de regrets, car il savait bien qu’il n’avait, ni le corps assez solide, ni l’âme assez ferme pour s’enfouir dans une Trappe; mais une fois lancée sur ce tremplin, l’imagination partait à la vanvole, sautait par-dessus les obstacles, divaguait en de flottantes songeries où il se voyait moine dans un couvent débonnaire, desservi par un ordre clément, amoureux de liturgies et épris d’art.

Il devait bien hausser les épaules quand il revenait à lui et sourire de ces avenirs fallacieux qu’il se suggérait dans ses heures d’ennui; mais, à cette pitié de l’homme qui se prend en flagrant délit de déraison, succédait quand même l’espoir de ne pas perdre entièrement le bénéfice d’un bon mensonge et il se remettait à chevaucher une chimère qu’il jugeait plus sage, aboutissait à un moyen terme, à un compromis, pensant rendre l’idéal plus accessible, en le réduisant.

Il se disait qu’à défaut d’une vie monastique réelle, il s’en susciterait peut-être une suffisante illusion, en fuyant le tohu-bohu de Paris, en s’inhumant dans un trou.

Et il s’apercevait qu’il s’était absolument dupé lorsque, discutant la question de savoir s’il délaisserait Paris pour aller s’installer à Chartres, il lui avait semblé s’être décidé sur les arguments de l’abbé Gévresin et les instances de Mme Bavoil.

Certainement, sans se l’avouer, sans se l’expliquer, il avait surtout agi sous l’impulsion de ce rêve si constamment choyé. Chartres n’était-il pas une sorte de havre conventuel, de monastère complaisant, où il conserverait toute sa liberté et ne renoncerait pas à son bien-être? En tout cas, n’était-ce point, à défaut d’un inaccessible ascétère, une pâture jetée à ses désirs et, en admettant qu’il parvint à se débarrasser de souhaits trop exigeants, ce repos définitif, cette paix auxquels il aspirait depuis son retour de la Trappe?

Et rien de tout cela ne s’était réalisé; cette impression, éprouvée à Paris, qu’il n’était pas assis, il la gardait à Chartres. Il se sentait en camp volant, perché sur une branche, se faisait l’effet d’un homme qui n’est pas chez lui, mais qui s’attarde dans un meublé dont il faudra déguerpir.

En somme, il s’était déçu quand il s’était figuré que l’on pouvait assimiler une chambre solitaire, dans un alentour muet, à une cellule; le train-train pieux, dans l’atmosphère d’une province, n’avait aucun rapport avec le milieu d’une abbaye. L’illusion du cloître n’existait pas.

Cet échec enfin constaté exaspéra l’ardeur de ses regrets et le mal qui était demeuré, à l’état confus, à l’état latent, à Paris, éclata, net et clair, à Chartres.

Alors ce fut une lutte sans répit avec lui-même.

L’abbé Gévresin, qu’il consultait, se bornait, en souriant, à le traiter, ainsi qu’on traite dans un noviciat ou dans un séminaire le petit postulant qui vient avouer une grande mélancolie et une persistante fatigue. On feint de ne pas prendre son mal au sérieux, on lui atteste que tous ses camarades subissent les mêmes tentations, les mêmes épreintes; on le renvoie consolé, tout en ayant l’air de s’en moquer.

Mais au bout de quelque temps, cette méthode échoua. Alors l’abbé tint tête à Durtal et un jour que son pénitent gémissait il lui répondit:

— C’est une crise à supporter; puis négligemment, après unsilence, il ajouta: Vous enverrez bien d’autres!

Et comme Durtal se cabrait sur ce mot, il l’accula au pied du mur,voulant lui faire avouerl’inanité de ses luttes.

— Le cloître, reprit-il, vous obsède; eh bien, mais qui vous empêche d’en tâter? pourquoi ne vous séquestrez— vo us pas dans une Trappe?

— Vous savez bien que je ne suis pas assez robuste pour endurer ce régime!

— Alors faites-vous oblat, rejoignez à Notre-Dame de l’Atre, M. Bruno.

— Quant à ça, non, par exemple! L’oblature à la Trappe, c’est encore Chartres! c’est une situation moyenne, mitigée. M. Bruno restera toujours hôte et ne sera jamais moine. Il n’a, en somme, que les inconvénients des communautés et pas les avantages.

— Il n’y a point que les Trappes, répliqua l’abbé. Devenez père ou oblat bénédictin, moine noir. Leur règle doit être douce; vous vivrez dans un monde de savants et d’écrivains, que pouvez-vous désirer de plus?

— Je ne dis pas, mais...

— Mais quoi?

— Eh! je ne les connais point...

— Rien n’est plus facile que de les connaître. L’abbé Plomb est un grand ami de Solesmes. Il vous procurera, pour ce couvent, toutes les — recommandations que vous voudrez.

— Dame, c’est à voir... je consulterai l’abbé, fit Durtal qui se leva pour prendre congé du vieux prêtre.

— Notre ami, le Bourru vous travaille, lança Mme Bavoil qui avait entendu, de la pièce voisine dont la porte était ouverte, la conversation des deux hommes.

Elle entra, tenant son bréviaire.

— Ah çà, reprit-elle, en le regardant sous ses lunettes, pensez-vous donc qu’en déménageant son âme de place, on la change. Votre ennui, il n’est ni dans l’air, ni autour de vous, mais en vous; ma parole, à vous entendre, on croirait qu’en se transférant d’un lieu dans un autre, on échappe à ses discordes et qu’on parvient à se fuir. Or, rien n’est plus faux... demandez au père...

Et lorsque Durtal qui souriait, gêné, fut parti, Mme Bavoil interrogea son maître

— Ah çà, qu’a-t-il au juste?

— L’épreuve des sécheresses le lamine, répondit le prêtre. Il subit une opération douloureuse, mais sans danger. Du moment qu’il conserve le goût de la prière et ne néglige aucun de ses exercices religieux, tout va bien. C’est là la pierre de touche qui nous sert à discerner si, dans ce genre d’affection, l’origine est divine...

— Mais, père, il serait quand même nécessaire de le soulager?

— Je ne puis rien, sinon prier pour lui.

— Autre question, il est hanté par les monastères, notre ami; peut-être bien que c’est là que vous devriez l’envoyer.

L’abbé eut un geste évasit. Les sécheresses et les phantasmes qu’elles engendrent ne sont point indices de vocation, fit-il. J’ajouterai même qu’elles ont plus de chances de s’accroître que de s’atténuer dans un cloître. Et, à ce point de vue, la vie conventuelle peut être pour lui mauvaise... cependant il n’y a point que cette question à envisager... il y a autre chose... puis, qui sait? et après un silence, il reprit:

Tout est possible, donnez-moi mon chapeau, madame Bavoil, je vais aller causer avec l’abbé Plomb de Durtal.




VII

LE PORCHE ROYAL DE CHARTRES. — LES STATUES DES REINES. — LA CONSTRUCTION DE LA CATHÉDRALE

En somme, reprit Durtal qui était arrivé devant les portes sises entre les deux tours, devant le porche Royal de l’Occident, en somme, cet immense palimpseste, avec ses sept cent dix-neuf figures, est facile à démêler si l’on se sert de la clef dont usa, dans sa monographie de la cathédrale, l’abbé Bulteau.

En partant du clocher neuf et en longeant la façade jusqu’au clocher vieux, l’on feuillette l’histoire de Notre-Seigneur narrée par près de deux cents statues, perdues dans les chapiteaux. Elle remonte aux deux du Christ, prélude de la biographie d’Anne et de Joachim, traduit, en de microscopiques images, les apocryphes. Par déférence peut-être pour les Livres inspirés, elle rampe le long des murs, se fait petite pour ne pas être trop aperçue, nous relate, comme en cachette, en une curieuse mimique, le désespoir du pauvre Joachim, lorsquun. scribe du temple, nommé Ruben, lui reproche d’être sans postérité et repousse, au nom d’un Dieu qui ne l’a point béni, ses offrandes; et Joachim navré quitte sa femme, s’en va pleurer au loin sur la malédiction qui le frappe; et un ange lui apparaît, le console, lui ordonne de rejoindre son épouse, qui enfantera de ses oeuvres une fille.

Puis c’est le tour d’Anne qui gémit seule sur sa stérilité et son veuvage; et l’ange la visite, elle aussi, lui prescrit d’aller au-devant de son mari qu’elle rencontre à la porte Dorée. Ils se sautent au cou, retournent ensemble au logis et Anne accouche de Marie qu’ils consacrent au Seigneur.

Des années s’écoulent; l’époque des fiançailles de la Vierge est venue. Le grand prêtre invite tous ceux qui, nubiles et non mariés, sont issus de la maison de David, à s’approcher de l’autel, une baguette à la main. Et pour savoir quel est celui des prétendants auquel se fiancera la Vierge, le pontife Abiathar consulte le Très-Haut qui répète la prophétie d’Isaïe, avérant qu’il sortira de la tige de Jessé une fleur sur laquelle se posera l’Esprit.

Et aussitôt la baguette de l’un d’eux, de Joseph le charpentier, fleurit, et une colombe descend du ciel pour se nicher dessus.

Marie est donc livrée à Joseph et le mariage a lieu; le Messie naît, Hérode trucide les Innocents et alors l’évangile de la Nativité s’arrête, laissant la parole aux Lettres saintes qui reprennent Jésus, et le conduisent jusqu’à sa dernière apparition, après sa mort.

Ces scènes servent de bordure au bas de la grande page qui s’étend entre les deux tours, au-dessus des trois portes.

C’est là que se placent les tableaux qui doivent séduire, par de plus claires, par de plus visibles apparences, les foules; là, que resplendit le sujet général du porche, celui qui concrète les Évangiles, qui atteint le but assigné à l’Église même.

A gauche, l’Ascension de Notre-Seigneur, montant glorieusement dans des nues que frime une banderole ondulée tenue de chaque côté, suivant le mode byzantin, par deux anges, tandis qu’au-dessous, les apôtres lèvent la tête, regardent cette Ascension que d’autres anges qui descendent, en planant au-dessus d’eux, leur désignent de leurs doigts tendus vers le ciel.

Et le cadre arqué de l’ogive enferme un almanach de pierre et un zodiaque.

A droite, le triomphe de Notre-Dame, encensée par deux archanges, assise le sceptre au poing sur un trône, est accompagnée de l’Enfant qui bénit le monde; puis en bas les sommaires de sa vie: l’Armonciation, la Visitation, la Nativité, l’Appel des bergers, la Présentation de Jésus au grand prêtre; et la voussure qui serpente, se dressant en pointe de mitre, au-dessus de la Mère, est décorée de deux cordons, l’un, garni d’archanges thuriféraires, aux ailes cloisonnées, comme imbriquées de tuiles, l’autre habité par les figures des sept arts libéraux, symbolisés, chacun, par deux statuettes représentant, la première, l’allégorie et la seconde le personnage de l’antiquité qui fut l’inventeur ou le parangon de cet art; c’est le même système d’expression qu’à l’église de Laon et la paraphrase imagée de la théologie scolastique, la version sculpturale du texte d’Albert le Grand, affirmant, lorsqu’il cite les perfections de la Vierge, qu’Elle possédait la science parfaite des sept arts: la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique, tout le savoir du moyen age.

Enfin, au milieu du porche central, contenant le sujet autour duquel ne font que graviter les annales des autres baies, la Glorification de Notre-Seigneur, telle que la conçut à Pathmos saint jean; le livre final de la Bible, l’Apocalypse ouverte, en tète de la basilique, au-dessus de l’entrée solennelle de la cathédrale.

Jésus est assis, le chef ceint du nimbe crucifère, vêtu de la talaire de lin, drapé dans un manteau qui retombe en une cascade serrée de plis, les pieds nus posés sur l’escabeau, emblème affecté à la terre par Isaïe. Il bénit, d’une main, le monde et tient le livre fermé des sept sceaux de l’autre. Autour de lui, dans l’ovale qui l’environne, le Tétramorphe, les quatre animaux évangéliques, aux ailes papelonnées d’écailles, l’homme empenné, le lion, l’aigle, le boeuf, symboles de saint Matthieu, de saint Marc, de saint jean et de saint Lue.

Au-dessous, les douze apôtres arborent des rouleaux et des livres.

Et, pour parfaire la scène de l’Apocalypse, dans les cordons des voussures, les douze anges et les vingt-quatre vieillards que saint Jean nous décrit, accoutrés de blanc et couronnés d’or, jouent des instruments de musique, chantent, en une adoration perpétuelle, — que quelques âmes, isolées dans l’indifférence de notre siècle, reprennent, — les gloires du Très-Haut, se prosternant quand, aux ardentes et solennelles oraisons dela terre, les bêtes évangéliques répondent, dominant de leurs voix le fracas des foudres, l’unique mot qui concentre en ses quatre lettres, qui résume en ses deux syllabes, les devoirs de l’homme envers Dieu, l’humble et l’affectueux, l’obéissant Amen.

Le texte a été serré de près par les imagiers, sauf pour le Tétramorphe, car un détail manque; les animaux ne sont point ocellés de ces milliers d’yeux dont le prophète parle.

En le récapitulant, ce tableau, divisé tel qu’un tryptique, comprend, dans son volet de gauche: l’Ascension encadrée dans les moulures d’un zodiaque; au milieu: le triomphe de Jésus tel que le raconte le Disciple; sur le volet de droite: le triomphe de Marie, accompagné de quelques-uns de ses attributs.

Et le tout constitue le programme réalisé par l’architecte: la Glorification du Verbe. Il y a, en effet, dit dans son substantiel opuscule sur Chartres, l’abbé Clerval, "les scènes de sa vie qui ont préparé sa gloire; il y a son entrée proprement dite dans la gloire, puis sa glorification éternelle par les anges, les saints et la sainte Vierge".

Au point de vue de la facture, l’oeuvre est claire et splendide, dans son grand sujet, obscure et mutilée dans les petits. Le panneau de Marie a souffert et il est, de même que celui de lAscension, singulièrement fruste et barbare, bien au-dessous du tableau central qui détient, le plus vivant, le plus obsédant qui soit des, Christ.

Nulle part, en effet, dans la statuaire du moyen âge, le Rédempteur ne s’atteste plus mélancolique et plus miséricordieux, sous un aspect plus grave. Examiné de profil, avec ses cheveux coulant dans le dos, plats et divisés par une raie sur le front, le nez un peu retroussé, la bouche forte, couverte d’une épaisse moustache, la barbe courte et tordue, le cou long, il suggère, malgré la rigidité de son attitude, non l’impression d’un Christ byzantin, tel qu’en peignirent et qu’en sculptèrent des artistes de ce temps, mais d’un Christ de Primitif, issu des Flandres, originaire de la Hollande même, dont il a ce vague relent de terroir qui reparaîtra plus tard, en un type moins pur, vers la fin du quinzième siècle, dans le tableau de Cornelis Van Oostzaanen, du musée de Cassel.

Et il surgit, presque triste, dans son triomphe, bénissant, inétonné, avec une résignation qui s’attendrit, ce défilé de pécheurs qui, depuis sept cents ans, le regarde curieusement, sans amour, en passant sur la place; et tous lui tournent le dos, se souciant peu de ce Sauveur qui diffère du portrait qu’ils connurent, ne l’admettant qu’avec une tête ovine et des traits aimables, pareil, il faut bien le dire, au bellâtre de la cathédrale d’Amiens devant lequel se pâment les gens amoureux d’une beauté facile.

Au-dessus de ce Christ, s’ouvrent les trois fenêtres privées de regards du dehors, et au-dessus d’elles, la grande rose morte, semblable à un oeil éteint, ne se rallumant, comme les verrières des croisées, qu’au dedans, brûlant en de claires flammes, en de pâles saphirs sertis dans des chatons de pierre; enfin, au— dessus de la rose, s’étend la galerie des rois de Juda que domine un pignon dressant son triangle entre les deux tours.

Et les deux clochers dardent leurs flèches; le vieux, taillé dans un calcaire tendre, squammé d’écailles, s’effusant d’un seul jet, s’effilant en éteignoir, chassant dans les nuages une fumée de prières par sa pointe; le neuf, ajouré ainsi qu’une dentelle, ciselé tel qu’un bijou, festonné de feuillages et de rinceaux de vignes, monte avec de lentes coquetteries, tâchant de suppléer à l’élan d’âme, à l’humble supplique de son aîné, par de riantes oraisons, par de jolis sourires, de séduire, par de joyeux babils d’enfant, le Père.

Mais, pour en revenir au porche Royal, reprit Durtal, malgré l’importance de sa grande page narrant le triomphe éternel du Verbe, l’intérêt des artistes va forcément au rez-de-chaussée de l’édifice, là où jaillissent dans l’espace compris entre les bases des deux tours, le long du mur et dans l’ébrasement des trois portes, dix-neuf statues colossales de pierre.

A coup sûr, la plus belle sculpture du monde est en ce lieu. Elle se compose de sept rois, de sept prophètes ou saints et de cinq reines. Ces statues s’élevaient autrefois au nombre de vingt-quatre, mais cinq ont disparu sans laisser de traces.

Toutes sont nimbées, sauf les trois premières qui résident autour du clocher neuf, et toutes sont abritées sous des dais à claire-voie, délinéant des chaumines et des chapelles, des manoirs et des ponts, dessinant une minuscule ville, une Sion pour bébés, une Jérusalem céleste naine.

Toutes sont debout, posant sur des colonnes guillochées, sur des socles taillés en amande, en pointe de diamant, en côte d’ananas; sculptés de méandres, de frettes crénelées, de carreaux de foudre; creusés comme des damiers dont les cases alternées seraient, les unes vides et les autres pleines; pavés d’une sorte de mosaïque, de marqueterie qui, de même que les bordures des verrières de l’église, évoquent les souvenirs d’une orfèvrerie musulmane, décèlent l’origine de formes rapportées de l’Orient par les Croisades.

Cependant les trois premières statues de la baie de gauche, voisines de la flèche neuve, ne se juchent pas sur des ornements ravis aux infidèles; celles-là foulent aux pieds d’inexplicables êtres. L’une, un roi dont la tête perdue fut remplacée par celle d’une reine, marche sur un homme enlacé de serpents; un autre souverain pèse sur une femme qui saisit, d’une main, la queue d’un reptile et caresse, de l’autre, la tresse de ses cheveux; la troisième enfin, une reine, le chef couronné d’un simple cercle d’or, le ventre proéminent d’une personne enceinte, la figure avenante mais vulgaire d’une bonne. a pour piédestal deux dragons, une guenuche un crapaud, un chien et un basilic à visage de singe. Que signifient ces rébus? nul ne le sait; pas plus qu’on ne sait, du reste, les noms des seize autres statues, alignées le long du porche.

Les uns veulent y voir les ancêtres du Messie, mais cette assertion ne s’étançonne sur aucune preuve; les autres croient y distinguer un mélange des héros de l’Ancien Testament et des bienfaiteurs de l’église, mais cette présomption est également illusoire. La vérité est que si tous ces gens ont eu à la main des sceptres et des rouleaux, des banderoles et des eucologes, aucun n’arbore l’un de ces attributs personnels qui servent à les spécifier, dans la nomenclature sacrée du moyen âge.

Tout-au plus, pourrait-on baptiser du nom de Daniel un corps sans tête, parce qu’au-dessous de lui se tord un vague dragon, emblème du Diable que le prophète vainquit à Babylone.

Les plus admirables de ces statues sont celles des reines.

La première, celle de la maritorne royale, au ventre bombé, n’est qu’ordinaire; la dernière, celle qui est l’opposé de cette princesse, à l’autre extrémité de la façade, près du clocher vieux, a le visage amputé d’une moitié et la tranche qui subsiste ne séduit guère; mais les trois autres, debout, près de la baie principale, dans la voùte d’entrée, sont inouïes!

La première, longue, étirée, tout en hauteur, a le front cerné d’une couronne, un voile, des cheveux pliés de chaque côté d’une raie et tombant en nattes sur les épaules, le nez un peu retroussé, un tantinet populaire, la bouche prudente et décidée, le menton ferme. La physionomie n’est plus jeune. Le corps est enserré, rigide, sous un grand manteau, aux larges manches, dans la gaine orfévrie d’une robe sous laquelle aucun des indices de la femme ne paraît. Elle est droite, asexuée, plane; et sa taille file, ceinte d’une corde à noeuds de franciscaine. Elle regarde, la tête un peu baissée, attentive à l’on ne sait quoi, sans voir. A-t-elle atteint le dénuement parfait de toute chose? vit-elle de la vie unitive au delà des mondes, dans l’absence des temps? On peut l’admettre, si l’on remarque que, malgré ses insignes royaux et le somptueux apparat de son costume, elle conserve l’attitude recueillie et l’air austère d’une moniale. Elle sent plus le cloître que la cour. L’on se demande alors qui la plaça en sentinelle près de cette porte et pourquoi, fidèle à une consigne qu’elle seule connaît, elle observe, de son oeil lointain, jours et nuits, la place, attendant, immobile, quelqu’un qui depuis sept cents ans ne vient point?

Elle semble une figure de l’Avent, qui écoute, un peu penchée, sourdre de la terre les dolentes exorations de l’homme; un éternel Rorate chante en elle; elle serait, dans ce cas, une reine de l’Ancien Testament, morte bien avant la naissance du Messie qu’elle annonça peut-être.

Comme elle tient un livre, l’abbé Bulteau insinue qu’elle pourrait être un portrait en pied de sainte Radegonde. Mais il y a d’autres princesses canonisées et qui tiennent, elles aussi, des livres; cependant, l’attitude claustrale de cette reine, ses traits émaciés, son oeil perdu dans l’espace des rêves intérieurs, s’appliqueraient assez justement à la femme de Clotaire qui s’interna dans un cloître.

Mais elle serait en attente de quoi? de l’arrivée redoutée du roi voulant l’arracher de son abbaye de Poitiers pour la replacer sur le trône? en l’absence de tout renseignement, il n’est aucune de ces conjectures qui ne demeure vaine.

La seconde statue représente encore une femme de monarque, portant un livre. Celle-là est plus jeune, elle n’a ni manteau, ni voile; les seins sont remontés, moulés dans un étroit corsage, très tiré, ajusté tel qu’un linge mouillé sur le buste, ondulant en plis menus, en rides, un corsage pareil au roque carolingien s’agrafant sur le côté. Elle a les cheveux couchés en deux bandeaux sur le front, couvrant les oreilles, descendant en tresses enrubanées, se terminant en mèche de fouet.

Le visage est volontaire et déluré, un peu hautain. Celle-là regarde au dehors d’elle; elle est d’une beauté plus humaine et le sait; sainte Clotilde? hasarde l’abbé Bulteau.

Il est certain que cette élue ne fut pas toujours un modèle d’aménité et ce qu’on peut appeler une personne commode. Avant que d’avoir été reprise et châtiée, elle se révèle dans l’histoire, vindicative, sans dédit de pitié, avide de représailles. Elle serait alors la Clotilde d’avant la pénitence, la reine avant la sainte.

Est-ce bien elle? ce nom lui f ut attribué parce qu’une statue de la même époque qui lui ressemble et qui appartint jadis à Notre-Dame de Corbeil fut placée sous ce vocable. Mais il a été reconnu, depuis, que cette statue portraiturait la reine de Saba. Sommes— nous donc en présence de cette souveraine? pourquoi, alors, quand elle n’est pas inscrite au livre de vie, une auréole?

Il est très probable qu’elle n’est, ni la femme de Clovis, ni l’amie de Salomon, cette étrange princesse qui se décèle à la fois plus charnelle et plus spectrale que ses autres soeurs, car le temps l’a dévisagée, lui mâchurant l’épiderme, lui picotant le menton de grêle, encanaillant la bouche, rongeant le nez, le trouant en as de trèfle, mettant l’image de la mort sur cette vivante face.

Quant à la troisième, elle s’étire en un frêle fuseau, s’émince en un gracile cierge dont la poignée serait damassée, gaufrée, gravée en pleine cire; elle monte magnifiquement vêtue d’une robe roide, cannelée, rayée de fibres telle qu’une tige de céleri. Le corsage est passementé, brodé au petit point; le ventre est entouré d’une cordelière à noeuds lâche et précieuse; la tête est couronnée, les deux bras sont cassés; l’un reposait sur la poitrine, l’autre tenait un sceptre dont on aperçoit encore un vestige.

Et celle-là rit, ingénue et mutine, charmante. Elle considère de ses deux grands yeux ouverts, aux sourcils très relevés, les visiteurs. jamais, en aucun temps, figure plus expressive n’a été ainsi façonnée par le génie de l’homme; elle est le chef-d’oeuvre de la grâce enfantine et de la candeur sainte.

Dans l’architecture pensive du douzième siècle, au milieu de ce peuple de statues recueillies, symbolisant en quelque sorte le naïf amour de ces âges que troublèrent les craintes d’un éternel enfer, elle semble placée devant l’huis du Seigneur, comme l’exorable image des Rémissions. Pour les âmes timorées de ces habitudinaires qui n’osent plus, après de persévérantes chutes, franchir le seuil de l’église, elle se fait prévenante, chasse les réticences et vainc les regrets, apaise, par les familiarités de son rire, les transes.

Elle est la grande soeur de l’Enfant prodigue, celle dont saint Luc ne parle point, mais qui dut, si elle exista, plaider la cause de l’absent, insister auprès du père pour qu’il tuât le veau gras, quand revint le fils.

Ce n’est point sous cet aspect indulgent que la connaît Chartres; suivant la tradition locale, elle serait Berthe aux grands pieds, mais outre que cette allégation ne s’appuie sur aucun argument, elle est inane par ce seul fait que la statue a le halo d’un nimbe. Or, ce signe de la sainteté ne saurait ceindre le chef de la mère de Charlemagne dont le nom est inconnu des hagiologes de l’Église triomphante.

Elle serait alors, d’après la thèse des archéologues qui voient dans la panégyrie sculptée du porche les ancêtres du Christ, une princesse du Vieux Testament; mais laquelle? ainsi que le remarque justement Hello, les larmes sont fréquentes dans les Écritures, mais le rire y est si rare que celui de Sara ne pouvant s’empêcher de se gaudir lorsque l’ange lui annonce qu’elle concevra, malgré sa grande vieillesse, un fils, reste célèbre. Vainement, l’on cherche à quelle personne du livre de l’ancienne alliance peut se rapporter l’innocente joie de cette reine.

La vérité, c’est qu’elle demeure à jamais mystérieuse, cette créature angélique, fluide, parvenue sans doute aux pures délices de l’âme qui s’écoule en Dieu, et avec cela, elle est si avenante, si serviable, qu’elle nous laisse l’illusion d’un salutaire geste, le mirage d’une bénédiction visible pour ceux qui la désirent. En effet, son bras droit est brisé à la hauteur du poignet et sa main n’est plus; mais cette main paraît exister encore, à l’état de reflet, d’ombre, quand on la cherche; elle est très nettement formée par le renflement léger du sein qui simule la paume, par les plis du corsage qui dessinent distinctement les quatre doigts effilés et le pouce, levés, pour tracer le signe de la croix sur nous.

Quelle exquise préfiguratrice de la benoîte Mère que cette gardienne royale du seuil, que cette souveraine invitant les égarés à rentrer dans l’église, à s’approcher de cette porte qu’Elle garde et qui est elle-même un des symboles de son Fils! s’écria Durtal; et il embrassa, d’un coup d’oeil, ce vis-à-vis de femmes si différentes: l’une, plus moniale que reine, qui baisse un peu la tête; l’autre, exclusivement reine, qui la redresse; la troisième, saintement gamine, dont le col n’est ni penché, ni haussé, mais se tient dans la position naturelle, modérant le port auguste d’une reine par l’humble et la riante attitude d’une sainte.

Peut-être pourrait-on discerner aussi, se dit-il, dans la première, une image de la vie contemplative, comme l’on pourrait alléguer que la seconde implique l’idée de la vie active et que la dernière incarne, ainsi que Ruth, dans l’Écriture, les deux?

Quant aux autres statues de prophètes, coiffés de la calotte juive à côtes et de rois tenant des missels ou des sceptres, elles sont, elles aussi, indéchiffrables; l’une d’elles, sise dans l’arche du milieu, au coin de la porte, à droite, séparée par un monarque de la fausse Berthe, intéressait plus spécialement Durtal, car elle ressemblait à Verlaine. Elle en avait la tête plus velue, il est vrai, mais aussi bizarre, le crâne cabossé, le masque un peu épaté, le poil hirsute, l’air commun et bonhomme.

La tradition assigne à cette effigie le nom de saint Jude; et elle est suggestive, cette similitude des traits de l’Apôtre le plus négligé de tous par les Chrétiens, de celui qui fut si peu prié pendant tant de siècles, qu’on s’avisa, un beau jour, pensant qu’il avait moins que les autres épuisé son crédit auprès de Dieu, de l’invoquer pour les causes désespérées, pour les causes perdues, et du poète si complètement ignoré ou si bêtement honni de ces mêmes catholiques auxquels il apportait les seuls vers mystiques éclos depuis le moyen âge!

Ils furent les malchanceux, l’un de la sainteté et l’autre de la poésie, conclut Durtal qui se recula pour mieux voir l’ensemble de la façade.

Elle s’attestait inouie, avec des ciselures de flore dessinée sur les carreaux par le gel, avec ses nappes d’église, ses rochets aux fines mailles, ses guipures en fils de la Vierge, courant jusqu’au premier étage, servant de cadres ajourés aux grands sujets des porches. Puis, elle montait, d’allure érémitique, sobre d’ornements, cyclopéenne, avec l’oeil colossal de sa rose morte, entre les deux tours, l’une, fenestrée, niellée comme le portail, l’autre nue comme l’étage qui surplombait le porche.

Mais ce qui dominait, ce qui absorbait Durtal, c’était quand même les statues de reines.

Et il finissait par ne plus se soucier du reste, par ne plus goûter que l’éloquence divine de leur maigreur, par ne plus les envisager que sous l’aspect de longues tiges baignant dans des tubes guillochés de pierre, s’épanouissant en des touffes de figures embaumant des fragrances ingénues, des senteurs naïves, et le Christ bénissant, attendri et attristé, le monde, se penchait de son trône, au-dessus d’elles, pour humer le tendre parfum qui s’effusait de ces calices élancés d’âmes!

Durtal songeait: quel irrésistible nécromant pourrait évoquer l’esprit de ces royales Ostiaires, les contraindre à parler, nous faire assister à l’entretien qu’elles ont peut-être, quand elles paraissent se reculer sous la voûte, se retirer chez elles, le soir, derrière un rideau d’ombre?

Que se disent-elles, elles qui ont vu saint Bernard, saint Louis, saint Ferdinand, saint Fulbert, saint Yves, Blanche de Castille, tant d’élus, défiler devant elles, alors qu’ils entrèrent dans les ténèbres étoilées de la nef? Causent-elles de la mort de leurs compagnes, de ces cinq statues qui disparurent pour jamais de leur petit cénacle? écoutent-elles, au travers des vantaux fermés de la porte, souffler le vent désolé des psaumes et mugir les grandes eaux de l’orgue? Entendent-elles les exclamations saugrenues des touristes qui rient de les voir si roides et si longues? Sentent-elles, ainsi que tant de saintes, l’odeur des péchés, le relent de vase des âmes qui les frôlent? Alors ce serait à ne plus oser les regarder... Et Durtal les regardait quand même, car il ne pouvait se séparer d’elles; elles le retenaient par le charme constant de leur énigme; en somme, reprenait— il, elles sont, sous une apparence réelle, extra— terrestres. Leurs corps n’existent pas, leurs âmes habitent à même dans les gangues orfévries des robes; elles sont en parfait accord avec la basilique qui s’est, elle-même, désincarnée de ses pierres et s’enlève, dans le vol de l’extase, au-dessus du sol.

Le chef-d’oeuvre de l’architecture et de la statuaire mystiques sont ici, à Chartres; l’art le plus surhumain, le plus exalté qui fut jamais, a fleuri dans ce pays plat de la Beauce.

Et maintenant qu’il avait contemplé l’ensemble de cette façade, il se rapprochait encore pour la scruter dans ses infimes accessoires, dans ses menus détails, pour examiner de plus près la parure des souveraines et il vérifiait ceci: aucune draperie n’était pareille; les unes tombaient sans cassures brusques, ridulées, semblables à un friselis ondulant d’eau, les autres descendaient en lignes parallèles, en fronces serrées, un peu en relief, telles que les côtes des bâtons d’angélique, et la dure matière se pliait aux exigences des habilleurs, s’assouplissait pour les crêpes historiés, pour les fûtaines et les fils de pur lin, s’alourdissait pour les brocarts et les orfrois; tout était spécifié; les colliers étaient ciselés, grains à grains, les noeuds des ceintures auraient pu se dénouer, tant les cordelettes étaient naturellement entrelacées; les bracelets, les couronnes étaient forés, martelés, sertis de gemmes montées dans leurs chatons, comme par des gens de métier, par des orfèvres.

Et souvent le socle, la statue, le dais avaient été taillés d’une seule pièce, dans un même bloc! quels étaient donc les gens qui avaient sculpté de telles oeuvres?

On peut croire qu’ils vivaient dans les cloîtres puisque la culture de l’art ne se pratiquait alors que dans les clos de Dieu. Et ils rayonnèrent, à cette époque, dans l’Ile-de-France, l’Orléanais, le Maine, l’Anjou, le Berry; nous remarquons dans ces provinces des statues de ce genre; mais il faut bien le dire, toutes sont inférieures à celles de Chartres. A Bourges, par exemple, d’analogues prophètes et de semblables reines rêvent dans l’une de ces extraordinaires baies latérales où le souvenir du trèfle arabe s’impose. A Angers, ces statues sont effritées, presque détruites, mais on peut les juger surtout rapetissées, devenues seulement humaines; ce ne sont plus des Célicoles aux corps chastement effilés, mais de simples reines; au Mans, où elles sont mieux conservées, elles s’efforcent vainement de surgir de leurs fourreaux droits; elles sont quand même désallongées, dénervées, appauvries, presque vulgaires. Nulle part, ce n’est de l’âme sculptée comme à Chartres; et si, au Mans, on étudie la façade comprise ainsi que celle de la cathédrale chartraine, avec un Christ glorifié, bénissant, assis, entre les bêtes ailées du Tétramorphe, quelle descente l’on constate dans le niveau divin! Tout est étriqué et poussif. Jésus, mal débruti, reste farouche. Ce sont évidemment des élèves sans génie des maîtres souverains de Chartres qui adornèrent ces portiques.

Était-ce une compagnie de ces imagiers, de ces confrères de l’oeuvre sainte qui allaient d’un pays à l’autre, adjoints aux maçons, aux ouvriers logeurs du bon Dieu, par les moines? Venaient-ils de cette abbaye bénédictine de Tiron fondée près du Marché, à Chartres, par l’abbé saint Bernard dont le nom figure parmi les bienfaiteurs de l’église dans le nécrologe de NotreDame? Nul ne le sait. Humblement, anonymement, ils travaillèrent.

Et quelles âmes ils avaient, ces artistes! Car nous le savons, ils ne besognaient que lorsqu’ils étaient en état de grâce. Pour élever cette splendide basilique, la pureté fut requise, même des manoeuvres.

Cela serait incroyable, si des documents authentiques, si des pièces certaines ne l’attestaient.

Nous possédons des missives de l’époque, insérées dans les annales bénédictines, une lettre d’un abbé de Saint-Pierre-sur-Dive retrouvée par M. Léopold Delisle, dans le manuscrit 929 du fonds français à laBiblîothèque nationale; un livre latin des miracles de Notre-Dame, découvert dans la Bibliothèque du Vatican, et traduit en français par un poète du treizième siècle, Jehan le Marchant. Tous racontent comment, après la ruine des incendies, fut rebâti le sanctuaire dédié à la Vierge noire.

Ce qui advint alors atteignit le sublime. Ce fut une Croisade, telle que jamais on n’en vit. Il ne s’agissait plus d’arracher le saint Sépulcre des mains des infidèles, de lutter sur un champ de bataille contre des armées, contre des hommes, il s’agissait de forcer Notre-Seigneur dans ses retranchements, de livrer assaut au ciel, de le vaincre par l’amour et la pénitence; et le ciel s’avoua battu; les anges, en souriant, se rendirent; Dieu capitula et, dans la joie de sa défaite, il ouvrit tout grand le trésor de ses grâces pour qu’on le pillât.

Ce fut encore, sous la conduite de l’Esprit Saint, le combat contre la matière, sur des chantiers, d’un peuple voulant, coûte que coûte, sauver la Vierge sans asile, de même qu’au jour où naquit son Fils.

La crèche de Bethléem n’était plus qu’un tertre de cendres. Marie allait être réduite à vagabonder, sous le fouet des bises, dans les plaines glacées de la Beauce. Le même fait se renouvellerait-il, à douze cents ans de distance, de familles sans pitié, d’auberges inhospitalières, de chambres pleines?

L’on aimait alors, en France, la Madone, comme l’on aime sa génitrice naturelle, sa véritable mère. A cette nouvelle qu’Elle erre, chassée par l’incendie, à la recherche d’un gîte, tous, bouleversés, s’éplorent; et non seulement dans le pays chartrain, mais encore dans l’Orléanais, dans la Normandie, dans la Bretagne, dans l’Ile-de-France, dans le Nord, les populations interrompent leurs travaux, quittent leurs logis pour courir à son secours, les riches apportant leur argent et leurs bijoux, tirant avec les pauvres des charrettes, convoyant du blé, de l’huile, du vin, du bois, de la chaux, ce qui peut servir à la nourriture des ouvriers et à la bâtisse d’une église.

Ce fut une migration ininterrompue, un exode spontané de peuple. Toutes les routes étaient encombrées de pèlerins, traînant, hommes, femmes, pêle-mêle, des arbres entiers, charriant des faisceaux de poutres, poussant de gémissantes carrioles de malades et d’infirmes qui constituaient la phalange sacrée, les vétérans de la souffrance, les légionnaires invincibles de la douleur, ceux qui devaient aider au blocus de la Jérusalem céleste, en formant l’arrière-garde, en soutenant, avec le renfort de leurs prières, les assaillants.

Rien, ni les fondrières, ni les marécages, ni les forêts sans chemins, ni les rivières sans gués, ne purent enrayer l’impulsion de ces foules en marche, et, un matin, par tous les points de l’horizon, elles débouchèrent en vue de Chartres.

Et l’investissement commença; tandis que les malades traçaient les premières parallèles des oraisons, les gens valides dressèrent les tentes; le camp s’étendit à des lieues à la ronde; l’on alluma sur des chariots des cierges et ce fut, chaque soir, un champ d’étoiles dans la Beauce.

Ce qui demeure invraisemblable et ce qui est pourtant certifié par tous les documents de l’époque, c’est que ces hordes de vieillards et d’enfants, de femmes et d’hommes, se disciplinèrent en un clin doeil; et pourtant ils appartenaient à toutes les classes de la société, car il y avait parmi eux des chevaliers et de grandes dames; mais l’amour divin fut si fort qu’il supprima les distances et abolit les castes; les seigneurs s’attelèrent avec les roturiers dans les brancards, accomplirent pieusement leur tâche de bêtes de somme; les patriciennes aidèrent les paysannes à préparer le mortier et cuisinèrent avec elles; tous vécurent dans un abandon de préjugés unique; tous consentirent à n’être que des manoeuvres, que des machines, que des reins et des bras, à s’employer sans murmurer, sous les ordres des architectes sortis de leurs couvents pour mener l’oeuvre.

Jamais il n’y eut organisation plus savante et plus simple; les celleriers des cloîtres devenus, en quelque sorte, les intendants de cette armée, veillèrent à la distribution des vivres, assurèrent l’hygiène des bivacs, la santé du camp. Hommes, femmes n’étaient plus que de dociles instruments entre les mains de chefs qu’ils avaient eux-mêmes élus et qui obéissaient à des équipes de moines, subordonnés, à leur tour, à l’être prodigieux, à l’inconnu de génie qui, après avoir conçu le plan de la cathédrale, dirigeait les travaux d’ensemble.

Pour obtenir un tel résultat, il fallut vraiment que l’âme de ces multitudes fût admirable, car ce labeur si pénible, si humble, de gâcheur de plâtre et de charretier, fut considéré par chacun, noble ou vilain, ainsi qu’un acte d’abnégation et de pénitence, et aussi comme un honneur; et personne ne fut assez téméraire pour toucher aux matériaux de la Vierge, avant de s’être réconcilié avec ses ennemis et confessé. Ceux qui hésitèrent à réparer leurs torts, à s’approcher des sacrements, furent enlevés des traits, chassés tels que des êtres immondes, par leurs compagnons, par leur famille même.

Dès l’aube, chaque jour, la besogne indiquée par les contremaîtres s’opère. Les uns creusent les fondations, déblaient les ruines, dispersent les décombres, les autres se transportent en masse aux carrières de Berchère-l’Évêque, à huit kilomètres de Chartres, et là, ils descellent des blocs énormes de pierre, si lourds que parfois un millier d’ouvriers ne suffisait pas pour les extraire de leurs lits et les hisser jusqu’au sommet de la colline sur laquelle devait planer la future église.

Et quand, éreintés, moulus, ces troupeaux silencieux s’arrêtent, alors on entend monter les prières et le chant des psaumes; d’aucuns gémissent sur leurs péchés, implorent la compassion de Notre— Dame, se frappent la poitrine, sanglotent dans les bras des prêtres qui les consolent.

Le dimanche, des processions se déroulent, bannière en tête, et le hourra des cantiques souffle dans les rues de feu que tracent, au loin, les cierges; les heures canoniales sont écoutées à genoux, par tout un peuple, les reliques sont présentées en grande pompe aux malades...

Pendant ce temps, des béliers d’oraisons, des catapultes de prières ébranlent les remparts de la cité divine; les forces vives de l’armée se réunissent pour foncer sur le même point, pour enlever d’assaut la place.

Et c’est alors que, vaincu par tant d’humilité et par tant d’obéissance, écrasé par tant d’amour, Jésus se rend à merci, remet ses pouvoirs à sa Mère et, de toute part, les miracles éclatent. Bientôt, le clan des malades et des infirmes est debout; les aveugles voient, les hydropiques désenflent, les perclus se promènent, les cardiaques courent.

Le récit de ces miracles qui, quotidiennement, se répètent, qui précèdent même parfois l’arrivée des pèlerins à Chartres, nous a été conservé par le manuscrit latin du Vatican.

Ici, ce sont les habitants de Château-Landon qui remorquent une voiture de froment. Arrivés à Chantereine, il s’aperçoivent que leurs provisions de bouche sont épuisées et ils demandent du pain à des malheureux qui se trouvent eux-mêmes dans une extrême gêne. La Vierge intercède et le pain de la misère se multiplie. Là, ce sont des gens partis du Gâtinais, avec un haquet de pierres. N’en pouvant plus, ils font halte près du Puiset; et des villageois, venus à leur rencontre, les invitent à se reposer, tandis qu’eux tireront le fardier, mais ils refusent. Alors, les paysans du Puiset leur offrent une pièce de vin, la transvasent dans un tonneau qu’ils juchent sur le camion. Cette fois, les pèlerins acceptent, et, se sentant moins las, ils continuent leur route. Mais ils sont rappelés pour constater que le muid vide s’est rempli de lui-même d’un délicieux vin. ’Fous en boivent et les malades guérissent.

D’autre part, un habitant de Corbeville-sur-Eure, qui s’employait à charger une voiture de bois de construction, a trois doigts coupés par une hache et il pousse des cris affreux. Les compagnons lui conseillent de trancher complètement les doigts qui ne tiennent plus que par un fil à la chair, mais le prêtre qui les conduit à Chartres s’y oppose. On implore Marie et la blessure disparaît, la main devient intacte.

Ce sont encore des Bretons égarés, la nuit, dans les plaines de la Beauce et qui sont subitement guidés par des brandons de feu; c’est la Vierge, en personne, qui un samedi soir, après complies, descend dans son église quand elle est presque terminée et l’illumine d’éblouissantes lueurs...

Et il y en a comme cela des pages et des pages... ah! l’on comprend, ruminait Durtal, pourquoi ce sanctuaire est si plein d’Elle; sa reconnaissance pour l’affection de nos pères s’y sent encore... puis Elle veut bien, maintenant, ne pas se montrer trop dégoûtée,ne pas regarder de trop près...

Un bras se posa sur le sien et Durtal reconnut l’abbé Gévresin qui s’était approché tandis qu’il réfléchissait devant la cathédrale.

— Je vous quitte aussitôt, car je suis attendu, dit le prêtre. Je profite simplement de cette rencontre pour vous dire que j’ai reçu une lettre de l’abbé Plomb.

— Ah! et où est-il?

— A Solesmes, mais il rentre après-demain. Il semble singulièrement emballé sur la vie bénédictine, notre ami!

Et l’abbé sourit, tandis que Durtal, un peu interdit, le regardait tourner le coin du clocher neuf.




VIII

LES ABBAYES DE SOLESMES

— Alors, vous arrivez de Solesmes?

— Mais oui.

— Vous êtes satisfait de votre voyage?

— Enchanté, et l’abbé sourit de l’impatience qu’il sentait sourdre dans le ton de Durtal.

— Et que pensez-vous de ce monastère?

— Je pense qu’il est très intéressant à visiter, au point de vue du monachisme et de l’art. Solesmes est un grand couvent, maison mère de l’ordre bénédictin en France, et il est pourvu d’un noviciat qui prospère. Au fait, que désirez-vous savoir, au juste?

— Mais... tout ce que vous savez!

— Eh bien, je vous dirai d’abord que l’art de l’Église, arrivé à son point culminant, fascine, dans ce cloître. Personne ne peut se rendre compte de l’extrême splendeur de la liturgie et du plain-chant, s’il n’a passé par Solesmes; au cas où Notre-Dame des Arts posséderait un sanctuaire privilégié, soyez sûr qu’il est là.

— La chapelle est ancienne?

— Il subsiste une partie de la vieille église et les fameuses sculptures des "Saints de Solesmes" qui remontent au seizième siècle; malheureusement, il existe dans l’abside de consternantes vitres, une Vierge entre saint Pierre et saint Paul, la verrerie moderne dans toute sa criarde inclémence! Mais aussi où acquérir un vitrail propre?

— Nulle part; si nous examinons maintenant les carreaux historiés, insérés dans les murs des églises neuves, nous constatons l’inaltérable sottise des peintres construisant des cartons de verrières comme des sujets de tableaux; et quels sujets et quels tableaux! Le tout fabriqué à la grosse par de bas vitriers dont les feuilles minces de verres sèment les nefs de confettis, lancent des pastilles de couleur dans tous les sens.

En vérité, ne serait-il pas plus simple d’accepter le système du vitrail incolore de Cîteaux dont le décor était obtenu par les dessins réticulés des plombs ou de copier ces belles grisailles, nacrées par le temps, qui restent encore à Bourges, à Reims, ici même, dans la cathédrale?

— Certes, mais pour en revenir à notre monastère, nulle part, je le répète, l’on ne célèbre les offices avec autant de pompe. Il faut voir cela un jour de grande fête! Imaginez au-dessus de l’autel, là où fulgure d’habitude le tabernacle, une colombe pendue à une crosse d’or et volant, les ailes déployées dans des nues d’encens; puis, une armée de moines, évoluant, en une marche solennelle et précise; et l’abbé debout, le front ceint d’une mitre pavée de gemmes, la crosse d’ivoire blanche et verte à la main, la queue de sa traîne tenue par un convers lorsqu’il s’avance, tandis que l’or des chapes s’allume au feu des’cierges, que le torrent des orgues entraîne toutes les voix, emporte, jusqu’aux voûtes, le cri de douleur ou de joie des psaumes!

C’est admirable; ce n’est plus l’austérité pénitentielle des offices, tels qu’ils se pratiquent chez les franciscains ou dans les Trappes; c’est le luxe pour Dieu, la beauté qu’il créa, mise à son service, et devenue, par elle-même, une louange, une prière... Mais si vous voulez voir resplendir le chant de l’église dans toute sa gloire, c’est surtout dans l’abbaye voisine, chez les moniales de Sainte-Cécile, qu’il convient d’aller.

L’abbé s’arrêta, se parlant à lui-méme, reculant dans

ses souvenirs et, lentement, il reprit:

— Partout, quand même, la voix de la religieuse

conserve, en raison même de son sexe, une sorte de langueur, une tendance au roucoulement et, disons-le, souvent une certaine complaisance à s’entendre quand elle n’ignore pas qu’on l’écoute; aussi, jamais le chant grégorien n’est-il parfaitement exécut’ par des nonnes.

Mais chez les bénédictines de Sainte-Cécile, ces feintises d’un gnangnan mondain ont disparu. Ces moniales n’ont plus la voix féminine, mais une voix tout à fait séraphique et virile. Dans cette église, on est rejeté, je ne sais où, dans le fond des âges ou projeté dans l’avance des temps, quand elles chantent. Elles ont des élans d’âme et des haltes tragiques, des murmures attendris et des cris de passion et parfois elles paraissent monter à l’assaut et enlever à la baïonnette certains psaumes. A coup sûr, elles réalisent le bond le plus violent qui se puisse rêver de la terre dans l’infini!

— Alors, c’est autre chose que chez les bénédictines de la rue Monsieur, à Paris?

— Il n’y a pas de comparaison à établir. Sans vouloir dénier la probité musicale de ces bonnes cloîtrières qui chantent convenablement, mais humainement, en femmes, l’on peut affirmer qu’elles n’ont ni cette science, ni ces inflexions d’âme, ni ces voix... Selon le mot d’un jeune moine, quand on a entendu les moniales de Solesmes, ce que celles de Paris semblent... province.

— Et vous avez vu l’abbesse de Sainte-Cécile? tiens! mais... et Durtal chercha dans sa mémoire — n’est-elle pas l’auteur d’un Traité de l’oraison que j’ai parcouru autrefois à la Trappe, mais qui n’a pas été vu d’un bon oeil, je crois, au Vatican?

— C’est elle, en effet; mais vous commettez la plus complète erreur, en vous imaginant que son livre ait pu déplaire à Rome. Il y a été, de même que tous les ouvrages de ce genre, examiné à la loupe, passé au tamis, ligne par ligne, tourné et retourné dans tous les sens; mais les théologiens chargés du service de cette douane pieuse ont reconnu et certifié que cette oeuvre, conçue d’après les plus sûrs principes de la mystique, était savamment, résolument, éperdument orthodoxe.

J’ajoute que ce volume qui fut imprimé par madame l’abbesse, aidée de quelques nonnes, sur une petite presse à bras que possède le monastère, n’a jamais été mis dans le commerce. Il est, en somme, le résumé de sa doctrine, le suc essentiel de ses leçons, et il est surtout destiné à celles de ses filles qui ne peuvent profiter de ses enseignements et de ses conférences, parce qu’elles habitent loin de Solesmes, dans les autres abbayes qu’elle a fondées.

Tenez maintenant que les bénédictines étudient pendant dix années le latin, que beaucoup d’entre elles traduisent l’hébreu et le grec, sont expertes en exégèse; que d’autres dessinent et peignent des pages de missel, rajeunissent l’art épuisé des enlumineurs d’antan; que d’autres encore, telles que la mère Hildegarde, sont des organistes de première force... vous penserez sans doute que la femme qui les manie, qui les dirige, que la femme qui a créé, dans ses cloîtres, des écoles de mystique pratique et d’art religieux est une personne tout à fait extraordinaire et, avouons-le, par ce temps de frivole dévotion et d’ignare piété,unique!

— Mais c’est une grande Abbesse du moyen âge! s’écria Durtal.

— Elle est le chef-d’oeuvre de dom Guéranger qui l’a prise presque enfant et lui a malaxé et lui a longuement broyé l’âme; puis il l’a transplantée dans une serre spéciale, surveillant, chaque jour, sa croissance en Dieu, et le résultat de cette culture intensive, vous le voyez.

— Oui, et n’empêche cependant que les couvents sont, pour certaines gens, des réceptacles de fainéantise et des réservoirs de folie; quand on songe aussi que d’obscurs imbéciles écrivent dans des feuilles que les moniales ne comprennent rien au latin qu’elles lisent! Il serait à souhaiter quils fussent d’aussi bons latinistes que ces femmes!

L’abbé sourit.

— Au reste, poursuivit-il, le secret du chant grégorien est là. Il faut non seulement connaître la langue des psaumes qu’on récite, mais encore saisir le sens souvent douteux, dans la version de la Vulgate, de ces psaumes pour les bien rendre. Sans ferveur et sans science, la voix n’est rien.

Elle peut être excellente dans les morceaux de la musique profane, mais elle est vide, nulle, quand elle s’attaque aux phrases vénérables du plain-chant.

— Et les pères, à quoi s’occupent-ils?

— Eux, ils ont d’abord commencé pas restaurer la liturgie et le chant de l’Église, puis ils ont découvert et réuni dans un Spicilège et dans des Analectes, en les agrémentant d’attentives gloses, les textes perdus de subtils symbolistes et de studieux saints. A l’heure actuelle, ils rédigent et ils impriment la Paléographie musicale, l’une des plus érudites et des plus sagaces publications de ce temps.

Mais il ne siérait pas de vous persuader que la mission de l’ordre bénédictin consiste exclusivement à fouiller de vieux manuscrits et à reproduire. d’anciens antiphonaires et d’antiques chartes. Sans doute, le moine qui a du talent, dans un art quelconque, s’adonne à cet art, si l’abbé le veut; la règle est, sur ce point, formelle; mais le but réel, le but véritable du fils de saint Benoît est de psalmodier ou de chanter la louange divine, de faire l’apprentissage ici-bas de ce qu’il fera là-haut, de célébrer la gloire du Seigneur en des termes inspirés par Lui-même, en une langue que Lui-même a parlée par la voix de David et des prophètes. Sept fois par jour, les bénédictins remplissent le devoir de ces vieillards de l’Apocalypse que saint Jean nous montre dans le firmament et que les imagiers ont sculptés, jouant des instruments, ici même, à Chartres.

En résumé, leur fonction particulière n’est d one point de s’inhumer dans la poudre des âges, ou bien encore d’exercer la substitution des péchés et la suppléance des maux d’autrui, ainsi que les ordres de pure mortification, tels que les carmélites et les clarisses; leur vocation est de pratiquer l’office des anges; c’est une oeuvre d’allégresse et de paix, une avance d’hoirie sur la succession jubilaire de l’au delà, l’oeuvre qui se rapproche le plus de celle des purs esprits, la plus élevée qui soit, sur la terre, en somme.

Pour s’acquitter convenablement de cet emploi, il faut, en sus d’une ardente piété, une science foncière des Écritures et un sens affiné de l’art. Les vrais bénédictins doivent donc être à la fois des saints, des savants et des artistes.

— Et le train-train journalier que l’on vit à Solesmes? demanda Durtal.

— Très méthodique et très simple; matines et laudes à 4 heures du matin; à 9 heures, tierce, messe conventuelle et sexte; à midi, dîner; à 4 heures, none et vêpres; à 7 heures, souper; à 8 heures et demie, complies et grand silence. Vous le voyez, on a le temps de se recueillir et de travailler, dans les intervalles des heures canoniales et des repas.

— Et les oblats?

— Quels oblats? Je n’en ai pas vu à Solesmes.

— Ah!... mais s’il en existe, mènent-ils la même vie que les Pères?

— Évidemment, sauf peut-être certains adoucissements qui dépendent du bon vouloir de l’abbé. Ce que je puis vous dire, c’est que dans d’autres abbayes bénédictines que je connais, la formule adoptée est celle-ci: l’oblat prend de la règle ce qu’il en peut prendre.

— Mais il est, je suppose, libre de ses mouvements, libre de ses actes?

— Du moment qu’il a prêté serment d’obéissance entre les mains de son supérieur et qu’il a, après le temps de sa probation, revêtu l’habit monatique, il est moine comme les autres et, partant, il ne peut plus rien effectuer sans l’autorisation du père abbé.

— Fichtre! murmura Durtal. En somme, si cette sotte comparaison qui a cours dans le monde était authentique, si le cloître devait être assimilé à une tombe, l’oblature en serait encore une; seulement elle aurait des cloisons moins étanches et son couvercle entr’ouvert laisserait pénétrer un peu de jour.

— Si vous voulez, fit l’abbé, en riant.




IX

LA CRYPTE DANS L’APRÈS-MIDI. — LE CARMEL DE CHARTRES. — LA VIERGE DU PILIER

CETTE symbolique des églises, cette psychologie des cathédrales, cette étude de l’âme des sanctuaires si parfaitement omise depuis le moyen âge par ces professeurs de physiologie monumentale que sont les archéologues et les architectes, intéressait assez Durtal pour qu’il parvînt à oublier avec elle, pendant quelques heures, ses bagarres d’esprit et ses luttes; mais dès qu’il ne s’évertuait plus à chercher le sens réel des apparences, tout reprenait. Cette sorte de mise en demeure que lui avait brusquement adressée l’abbé Gévresin de clore ses litiges, de se prononcer dans un sens ou dans l’autre, l’affolaiti en l’apeurant.

Le cloître! ce qu’il fallait longuement réfléchir avant de se résoudre à s’y écrouer! Et le pour et le contre se pourchassaient, à tour de rôle, en lui.

Me voilà, comme avant mon départ pour la Trappe, se disait-il, et la décision que je dois adopter est encore plus grave, car Notre-Dame de l’Atre n’était qu’un refuge provisoire; je savais, en y allant, que je n’y permanerais point; c’était un moment pénible à supporter, mais ce nétait qu’un moment, tandis qu’il s’agit, à l’heure actuelle, d’une détermination sans retour, d’un lieu où, si je m’y incarcère, ce sera jusqu’à la mort; c’est la condamnation à perpétuité, sans remise de peine, sans décret de grâce; et il en parle, ainsi que d’une chose simple, l’abbé!

Que faire? Renoncer à toute liberté, n’être plus qu’une machine, qu’une chose entre les mains d’un homme que l’on ne connaît point, mon Dieu, je le veux bien! mais il y a des questions plus gênantes que celle— là pour moi; d’abord celle de la littérature; ne plus écrire, renoncer à ce qui fut l’occupation et le but de ma vie; c’est douloureux, et cependant j’accepterais ce sacrifice, mais ... mais écrire et voir sa langue épluchée, lavée à l’eau de pompe, décolorée par un autre qui peut être un savant et un saint, mais n’avoir, de même que saint Jean de la Croix, aucun sentiment de l’art, c’est vraiment dur! Les idées, je comprends bien qu’au point de vue théologique, on vous les monde, rien de plus juste; mais le style! Et, dans un monastère, autant que je puis le savoir, rien ne s’imprime sans que l’abbé l’ait lu et il a le droit de tout reviser, de tout changer, de tout supprimer, s’il lui plaît. Il vaudrait évidemment mieux ne plus écrire, mais là encore, le choix n’est pas permis puisqu’il faut s’incliner, au nom de l’obéissance, devant un ordre, traiter tel ou tel sujet de telle ou de telle façon, selon que l’abbé l’exige.

A moins de tomber sur un maître exceptionnel, quelle pierre d’achoppement! Puis, en sus de cette question qui est pour moi la plus anxieuse de toutes, d’autres valent aussi qu’on les médite. D’après le peu que m’ont raconté mes deux prêtres, le bienfaisant silence des cisterciens n’existe pas chez les moines noirs. Or, si perfectionnés que puissent être les cénobites, ils n’en sont pas moins des hommes; autrement dit, des sympathies et des antipathies se heurtent en un incessant côte à côte et forcément, à ne remuer que les sujets restreints, à vivre dans l’ignorance de ce qui se passe au dehors, la causerie tourne aux potins; on finit par ne plus s’intéresser qu’à des futilités, qu’à des vétilles qui prennent une importance d’événements dans ce milieu.

On devient vieille fille, et ce que ces conversations sans imprévu doivent au bout de quelque temps vous lasser!

Enfin, il y a le point de vue de la santé. Dans le couvent, c’est le triomphe des ragoûts et des salades, le détraquement de l’estomac à bref délai, le sommeil limité, l’écrasante fatigue du corps malmené... ah! tout cela n’est ni engageant, ni drôle! — Qui sait si, après quelques mois de ce régime matériel et mental, l’on ne croule pas dans un ennui sans fond, si l’acedia des geôles monastiques ne vous terrasse point, ne vous rend pas complètement incapable de penser et d’agir?

Et Durtal concluait: c’est folie que de rêver de la vie conventuelle; je ferais mieux de demeurer à Chartres; et il était à peine résolu à ne pas bouger, que l’autre côté de la médaille se montrait.

Le cloitre! mais c’est la seule existence qui soit logique, la seule qui soit propre! ces souleurs qu’il se suggérait étaient vaines. D’abord, la santé? mais il ne se rappelait donc plus la Trappe où l’alimentàtion était autrement débilitante, où le régime était autrement rigoureux! pourquoi dès lors d’alarmer d’avance?

D’autre part, il ne comprenait donc pas la nécessité des entretiens, la sagesse des devis, rompant la solitude de la cellule juste au moment où l’ennui s’impose? c’était un dérivatif aux rabâchages intimes et les promenades en commun assuraient l’hygiène de l’âme et tonifiaient le corps; puis à supposer que les colloques monastiques fussent puérils, est-ce que les racontars entendus dans un autre monde étaient plus nutritifs? enfin, la fréquentation des moines n’était-elle pas très supérietire à celle des gens de tout état, de toute condition, de tout poil, qu’il faut, dans la vie externe, subir?

Qu’est-ce, au surplus, que ces bagatelles, que ces petits détails dans l’ensemble magnifique du cloître? que pesaient ces menuailles, ces riens, en comparaison de la paix, de l’allégresse de l’âme exultant dans la joie des offices, dans le devoir accompli des louanges? est— ce que le flot des liturgies ne lavait pas tout, n’emportait pas, tels que des fétus, les minimes défauts des êtres? n’était-ce point aussi l’histoire de la paille et de la poutre, les rôles renversés, les imperfections aperçues chez autrui, lors que soi-même on lui est si inférieur?

Toujours, au bout de mes raisonnements, je découvre mon manque d’humilité, se disait-il. Il réfléchissait. — Que d’efforts, reprit-il, pour s’enlever la crasse de ses vices! peut-être que, dans un couvent, je me dérouillerais; et il rêvait une existence épurée, une âme imbibée de prières, se dilatant dans la compagnie du Christ, qui pourrait peut-être alors, sans trop se salir, descendre dans ses aîtres et s’y loger; c’est le seul destin qui soit enviable! se cria-t-il; décidons-nous.

Et comme une douche d’eau froide, une réflexion l’abattait. Ce n’en sera pas moins la vie collective, le lycée qui recommencera; ce sera la garnison monastique qu’il faudra tenir!

Il gisait atterré, puis voulait réagir et perdait patience. Ah çà, grogna-t-il, on ne se séquestre pas dans une abbaye, pour y chercher ses aises; un monastère n’est pas une Sainte-Périne pieuse; l’on s’y interne, je suppose, pour expier ses fautes, pour se préparer à la mort; dès lors, à quoi bon discuter sur le genre de tribulations qu’il convient d’endurer? le tout c’est d’être résolu à les accepter, à ne pas faiblir!

Mais avait-il bien le désir de la douleur et de la pénitence? et il tremblait de se répondre. Au fond de lui, timidement, un oui se levait, couvert aussitôt par les clameurs de ses lâchetés et de ses transes. Alors, pourquoi partir?

Décidément, il s’embrouillait, finissait, lorsque cessait ce désordre, par songer à un sursis, à, un moyen terme, à des tracas inoffensifs, d’une certaine sorte, à des soucis assez supportables pour n’en être plus.

Je suis idiot, concluait-il, car je me bats dans le vide; je m’emballe sur des mots, sur des coutumes que j’ignore. La première chose à faire serait d’aller dans un couvent bénédictin, dans plusieurs même pour les comparer, et de me rendre compte ainsi de l’existence qu’on y mène. Ensuite la question de l’oblature est à éclaircir; si j’en crois l’abbé Plomb, le sort de l’oblat est subordonné au bon vouloir du père abbé qui, selon son tempérament plus ou moins impérieux, serre le garrot ou le desserre; mais est-ce bien sûr? il y a eu, pendant le moyen âge, des oblats; par conséquent des dispositions séculaires les régissent!

Et puis tout cela est humain, tout cela est vil! car il ne s’agit pas d’ergoter sur des textes, sur des clauses plus ou moins débonnaires; il s?agit de se concéder sans réticences, de se jeter bravement à l’eau; ce qu’il faut, c’est s’offrir tout entier à Dieu. Le cloître autrement envisagé est une maison bourgeoise et c’est absurde. Mes appréhensions, mes advertances, mes compromis, sont une honte!

Oui, mais où puiser la force nécessaire pour balayer hors de soi ce poussier d’âme? — et, finalement, lors-qu’il était trop obsédé par ces alternatives d’appétences et de craintes, il allait se réfugier auprès de Notre-Dame de Sous-Terre. Dans l’après-midi les celliers étaient clos, mais il y pénétrait par une petite porte ouverte à l’entrée de la sactistie, dans la cathédrale, et c’était une descente en pleines ténèbres.

Arrivé dans la crypte même, à côté de l’autel, il retrouvait l’incertaine et la pacifiante odeur de ces voûtes fumées par les cires, avançait dans ce doux et tiède parfum d’oliban et de cave. Il faisait moins clair encore que le matin, car les lampes n’étaient pas allumées et, seules, les veilleuses brûlant comme au travers de peaux amincies d’oranges éclairaient de lueurs de vermeil qui se dédore la suie des murs.

En tournant alors le dos à l’autel, il voyait filant devant lui l’allée basse de la nef, au bout de laquelle on apercevait, ainsi qu’en un fond de tunnel, la lumière du jour, — malheureusement, car elle permettait de distinguer de hideuses peintures, des scènes célébrant la gloire ecclésiale de Chartres: la visite de Marie de Médicis et de Henri IV à la cathédrale, Louis XIII et sa mère, M. Olier présentant à la Vierge les clefs du séminaire de Saint-Sulpice et une robe brochée d’or, Louis XIV aux pieds de Notre-Dame de Sous-Terre; par une grâce du ciel, les autres fresques semblaient mortes, se diluaient, en tout cas, dans l’ombre.

Mais ce qui était vraiment exquis, c’était de se rencontrer seul avec la Vierge qui vous regardait de sa noire figure sortant de la nuit, lorsque les mèches des veilleuses crépitaient, dardant des jets de flammes brèves.

A genoux devant Elle, Durtal se déterminait à lui parler, à lui dire:

J’ai peur de l’avenir et de son ciel chargé et j’ai peur de moi-même, car je me dissous dans l’ennui et je m’enlise. Vous m’avez toujours mené par la main jusqu’ici, ne m’abandonnez pas, achevez votre oeuvre. je sais bien que c’est folie de se préoccuper ainsi du futur, car votre Fils l’a déclaré: "A chaque jour suffit sa peine"; mais cela dépend des tempéraments, ce qui est facile aux uns est si difficile pour les autres; j’ai l’esprit remuant, toujours inquiet, toujours aux écoutes, et, quoi que je fasse, il bat la campagne à tâtons et il s’égare! Ramenez-le, tenez-le près de vous en laisse, bonne Mère, et accordez-moi, après tant de fatigues, un gîte!

Ah! ne plus être ainsi divisé, demeurer impartible! avoir l’âme assez anéantie pour ne plus ressentir que les douleurs, ne plus éprouver que les joies de la liturgie! ne plus être requis chaque jour que par Jésus et par Vous, ne plus suivre que votre propre existence se déroulant dans le cercle annuel des offices! se réjouir avec la Nativité, rire à Pâques-fleuries, pleurer pendant la semaine sainte, être indifférent au reste, pouvoir ne plus se compter, se désintéresser complètement de sa personne, quel rêve! ce qu’il serait simple alors de se réfugier dans un cloître!

Mais est-ce possible quand on n’est pas un saint? quel dénuement cela suppose de l’âme vidée de toutes les idées profanes, de toutes les images terrestres; quel apprivoisement cela présume de l’imagination devenue docile, ne s’élançant plus que sur une seule piste, n’errant plus, comme la mienne, à l’aventure!

Et pourtant, ce que les autres soins sont inutiles, car tout ce qui n’a pas trait au ciel, sur la terre, est vain! oui, mais quand il s’agit de mettre ces pensées en pratique, elle se cabre, ma rosse d’âme, et j’ai beau la tirer, elle rue et n’avance pas!

Ah! Sainte Vierge, ce n’est point pour m’excuser de mes faiblesses et de mes fautes! mais cependant, je vous l’avoue, c’est décourageant, c’est navrant de ne rien comprendre, de ne rien voir! Ce Chartres où je végète, est-il un lieu d’attente, une transition entre deux monastères, un pont jeté entre Notre-Dame de l’Atre et Solesmes ou une autre abbaye? est-ce au contraire l’étape dernière, celle où vous voulez que je sois enfin assis, mais alors ma vie n’a plus de sens; elle est incohérente, bâtie et détruite au hasard des sables! à quoi bon, s’il en est ainsi, ces souhaits monastiques, ces appels vers une autre destinée, cette quasi-certitude que je suis en panne à une station, que je ne suis pas arrivé au lieu où je dois me rendre?

Si c’était encore, ainsi qu’autrefois où je vous sentais près de moi, où, lorsque je vous interrogeais, vous répondiez, si c’était de même qu’à la Trappe où j’ai tant souffert pourtant! mais non, maintenant, je ne vous entends plus, vous ne m’écoutez pas.

Durtal se tut, puis: j’ai tort de vous parler de la sorte, dit-il, vous ne nous pressez dans vos bras que lorsque nous sommes incapables de marcher; vous soignez, vous caressez la pauvre âme qui naît dans une conversion; puis quand elle peut se tenir sur ses jambes, vous la déposez à terre et la laissez essayer par elle-même ses propres forces.

C’est utile et c’est juste, mais n’empêche que le souvenir de ces célestes allégeances, de ces premières liesses perdues, désespère!

Ah! sainte Vierge, sainte Vierge, prenez pitié des âmes rachitiques qui se traînent si péniblement quand elles ne sont plus sous voire lisière; prenez pitié des âmes endolories pour lesquelles tout effort est une souffrance, des âmes que rien ne dégrève et que tout afflige! prenez pitié des âmes sans feu ni lieu, des âmes voyagères inaptes à se grouper et à se fixer, prenez pitié des âmes veules et recrues, prenez pitié de toutes ces âmes qui sont la mienne, prenez pitié de moi!

Et souvent avant de se séparer de la Mère, il voulait la visiter encore dans ses réduits, là où, depuis le moyen âge, les fidèles ne vont plus; et il allumait un bout de cierge, quittait la nef même, longeait les murs tournants du couloir d’entrée jusqu’à la sacristie de cette cave, et en face, dans la lourde muraille, s’enfonçait une porte treillagée de fer. Il descendait par un petit escalier dans un souterrain qui était l’ancien martyrium où l’on cachait jadis, en temps de guerre, la sainte châsse. Un autel avait été édifié, sous le vocable de saint Lubin, au centre de ce trou. Dans la crypte, l’on percevait encore le bourdon lointain des cloches, le bruissement sourd de la cathédrale, s’étendant au-dessus d’elle; là, plus rien; l’on était enfoui dans une tombe; malheureusement, d’ignobles colonnes carrées, blanchies au lait de chaux, érigées pour consolider le groupe de Bridan, placé dans le choeur de la basilique, sur l’autel, gâtaient l’allure barbare de cette oubliette, égarée dans la nuit des âges, au fond du sol.

Et il en sortait quand même, soulagé, s’accusait d’ingratitude, se demandant comment il songeait à s’évader de Chartres, à s’éloigner ainsi de la Vierge avec laquelle il pouvait si facilement, quand il le désirait, causer seul.

D’autres jours, quand il faisait beau, il choisissait pour but de promenade un couvent dont Mme Bavoil lui avait révélé la présence à Chartres. Un après-midi, il l’avait rencontrée sur la place et elle lui avait dit:

— Je vais voir le petit Jésus de Prague qui est au Carmel de cette ville; venez-vous avec moi, notre ami?

Durtal n’aimait guère ces dévotionnettes, mais l’idée de pénétrer dans la chapelle des carmélites qu’il ne connaissait pas l’incita à accompagner la gouvernante et elle l’emmena dans la rue des Jubelines située derrière la chaussée du railway, après la gare. L’on franchissait pour y accéder un pont qui grondait sous le poids roulant des trains et l’on entrait, à droite, dans une sente qui zigzaguait, bordée d’un côté par le talus du chemin de fer, de l’autre par des bicoques, coiffées de chaume, par d’anciennes granges et aussi par des maisons moins minables, mais closes, bouclées, dès la fin de l’aube. Mme Bavoil l’avait conduit au fond de la ruelle, là où s’ébrase l’arche d’un autre pont. Au-dessus était établie une voie de garage, avec des disques ronds et carrés, rouges et jaunes et des poutrelles à escalier de fonte; et, toujours à la même place, une locomotive chauffait ou marchait, en sifflant, à reculons.

Mme Bavoil s’arrêta devant une porte cintrée près de laquelle, formant avec le remblai de la ligne de l’Ouest la pointe d’un cul-de-sac, se dressait un mur immense en pierres meulières, couleur d’amande grillée, pareil à ceux des réservoirs de Paris; c’était là que résidaient les moniales de sainte Térèse.

En femme qui a l’habitude de ces couvents, M-e Bavoil poussa la porte laissée contre et Durtal aperçut devant lui une allée pavée, sablée de cailloux de rivières sur les bords, tranchant par le milieu un jardin dans lequel s’éIevaient des arbres fruitiers et des géraniums. Deux ifs, en boule et découpés en croix à leurs sommets, donnaient à cette closerie de euré une odeur de cimetière.

L’allée montait, creusée de marches; quand il les eut grimpées, Durtal vit une construction en briques et en plâtre, percée de fenêtres armées de grilles noires et d’une porte grise, nantie d’un judas, au-dessus duquel se lisait cette inscription, en lettres blanches: "O Marie conçue sans péchés, priez pour nous qui avons recours à vous."

Il regardait, surpris de n’aviser personne, de ne rien entendre, mais Mme Bavoil l’appela d’un signe, contourna la maison, l’introduisit dans une sorte de vestibule le long duquel serpentait une vigne, emmaillotée de gaze, et de là dans une petite chapelle où elle s’agenouilla, sur les dalles.

Durtal humait, mal à l’aise, la tristesse qui s’épandait de ce sanctuaire nu.

Il était dans un édifice de la fin du dix-huitième siècle; au milieu, précédé de huit marches, posait un autel en bois ciré de la forme d’un tombeau, muni d’un tabernacle couvert d’un rideau broché de soie, et paré d’un tableau de l’Annonciation, une peinture, aux tons flasques, tendue dans un cadre d’or.

A gauche et à droite, deux médaillons en relief se faisaient pendant, saint Joseph, d’un côté, et sainte Térèse, de l’autre; et, au-dessus du tableau, près du plafond, se détachaient les armes sculptées des Carmels: un écu avec croix et étoiles, sous une couronne de marquis traversée par un bras brandissant un glaive, maintenu par de gras angelots, tel qu’en enfla la statuaire de ce temps, et sillonné en l’air d’une banderole arborant la devise de l’ordre: Zelo, zelatus sum, pro Domino Deo exercituum.

Enfin, à droite de l’autel, la grille en fer noir de la clôture se creusait dans le mur taillé en ogive et, sur les marches de l’autel, en deçà de la rampe de communion, émergeait, sous un dais doré, une irritante statue de l’enfant Jésus, diadémée, soupesant une boule dans une main et levant l’autre en un geste qui réclame l’attention, une statue de précoce jongleur, en plâtre colorié, honorée dans cette chapelle solitaire par deux pots d’hortensias et une veilleuse allumée de verre rouge.

Ce que ce rococo est morne et gelé, pensa Durtal. Il s’agenouilla sur une chaise et, peu à peu, ses impressions changèrent. Sursaturé de prières, ce sanctuaire fondait ses glaces, devenait tiède. Il semblait que, par la grille de la clôture, des oraisons filtrassent et répandissent des bouffées de poêle dans la pièce. On finissait par avoir chaud à l’âme, par se croire bien chez soi, dans cet isolement, à l’aise.

L’étonnement demeurait seul d’entendre, si loin de tout, des sifflements de convois et des ronflements de machines.

Durtal sortit, tandis que Mme Bavoil achevait d’égrener son rosaire. Sur la porte, juste en face de lui la cathédrale se profilait, au loin, mais ne possédait plus qu’un clocher; le vieux se cachant derrière le neuf. Par ce temps un peu voilé, elle s’affinait dans le firmament, verte et grise, avec son toit oxydé de cuivre et le ton de pierre ponce de sa tour.

Elle est extraordinaire, se disait Durtal, se commémorant les divers aspects qu’elle revêtait, suivant les saisons, suivant les heures; comme l’épiderme de son teint changeait!

En son ensemble, par un ciel clair, son gris s’argente et si le soleil l’illumine, elle blondit et se dore; vue de près, sa peau est alors pareille à un biscuit grîgnoté, avec son calcaire siliceux rongé de trous; d’autres fois, lorsque le soleil se couche, elle se carmine et elle surgit, telle qu’une monstrueuse et délicate châsse, rose et verte, et, au crépuscule, elle se bleute, puis paraît s’évaporer à mesure qu’elle violit.

Et ses porches! continua Durtal — celui de la façade royale est le moins versatile; il se congerve, d’un brun de cannelle, jusqu’à mi-corps, d’un gris de pumicite, lorsqu’il s’éIève; celui du Midi, le plus mangé de tous par les mousses, s’éverdume; tandis que les arches du Nord, avec leurs pierres efiritées, bourrées de coquillages, suscitent l’illusion d’une grotte marine, à sec.

— Eh bien, vous rêvez, notre ami? fit Mme Bavoil, qui lui frappa sur l’épaule.

Voyez-vous, reprit-elle, c’est un très austère couvent que celui de ces carmélites et vous ne doutez pas que les grâces n’y abondent; — et Durtal murmurant: quel contraste entre ce lieu mort et ce chemin de fer, toujours en émoi, qui le longe! — elle s’écria:

— Pensez-vous qu’il y ait autre part, côte à côte, un semblable symbole de la vie contemplative et de la vie active?

— Oui, mais que doivent imaginer les moniales, en écoutant ces continuels départs pour le monde? Évidemment celles qui ont vieilli dans le monastère méprisent ces appels’, ces invites à la vie et la quiétude de leur âme s’accroît de se savoir pour toujours à l’abri de ces périls qu’évoque, à chaque heure du jour et de la nuit, la fuite bruyante des trains; elles se sentent plus enclines à prier pour ceux que les hasards de l’existence emportent à Paris ou refoulent, rejetés par cette ville, sur la province; mais les postulantes et les novices? Dans ces moments de sécheresse, d’incertitude sur leur vocation qui les accablent, n’est-il pas affreux, ce souvenir constamment ravivé de la famille, des amis, de tout ce que l’on a abandonné pour s’enfermer à jamais dans un cloître?

N’est-ce pas, lorsqu’on est encore mal aguerrie, brisée par les fatigues, lorsqu’on se tâte pour connaître si l’on pourra résister aux veilles et aux jeùnes, la tentation permanente de ne pas se laisser murer vivante, dans une tombe?

Je songe aussi à cet aspect de réservoir que la construction de ses murs prête au Carmel. La figure est exacte, car ce couvent est bien un réservoir où Dieu plonge et pêche des oeuvres d’amour et de larmes, afin de rétablir l’équilibre de la balance où les péchés du monde pèsent si lourds!

Mme Bavoil se mit à sourire.

— Une très vieille carmélite, fit-elle, qui était entrée dans cette communauté, avant l’invention de cette ligne de chemin de fer, est décédée, il y a quelques mois à peine. Jamais elle n’était sortie de la clôture et jamais elle n’avait vu une locomotive et un wagon. Sous quelle forme pouvait-elle se représenter ces convois dont elle entendait les roulements et les cris?

— Évidemment sous une forme diabolique, puisque ces attelages mènent aux péchés scélérats et joyeux des villes, répondit, en souriant, Durtal.

— Remarquez bien, en tout cas, ceci: cette soeur aurait pu monter dans le grenier de la maison qui domine la voie et, de là, regarder, une fois pour toutes, un train. On l’y autorisa et elle ne le fit point justement parce qu’elle en mourait d’envie; elle s’imposa, par esprit de mortification, ce sacrifice.

— Une femme qui peut châtier ses désirs et vaincre sa euriosité, ça c’est fort!

Durtal se tut, puis, changeant de conversation, il dit:

— Vous causez toujours avec le ciel, madame Bavoil?

— Non, répliqua-t-elle tristement. Je n’ai plus ni colloques, ni visions. je suis sourde et aveugle. Dieu se tait.

Elle hocha la tête et, après une pause, elle poursuivit, s’entretenant avec elle-même:

— Il faut si peu de chose pour ne point lui plaire. S’Il perçoit un soupçon de vanité dans l’âme qu’il éclaire, Il se retire. Et comme me l’a déclaré le père, le fait seul d’avoir parlé des grâces spéciales que Jésus m’accordait prouve que je ne suis pas humble; enfin que sa volonté s’accomplisse! Et vous, notre ami, pensez-vous encore à vous réfugier dans une abbaye?

— Moi, j’ai l’esprit qui bat la chamade, j’ai l’âme en vrague!

— Parce que, sans doute, vous n’y allez pas franc jeu; vous avez l’air de traiter une affaire avec Lui; ce n’est pas ainsi qu’on doit s’y prendre!

— Vous feniez quoi à ma place?

— Je serais généreuse; je Lui dirais: me voici, usez de moi, selon votre dessein; je me donne sans conditions; je ne vous demande qu’une chose, c’est de M’aider à vous aimer!

— Si vous croyez que je ne me les suis pas déjà reprochées, mes ladreries de coeur!

Ils cheminèrent en silence. Arrivés devant la cathédrale, Mme Bavoil proposa de rendre visite à Notre-Dame du Pilier.

Ils s’installèrent dans l’obscurité de ce bas-côté du choeur dont les sombres vitraux étaient encore voilés par une boiserie de camelote dessinant une niche dans laquelle la Vierge se tenait, noire, telle que son homonyme de la crypte, que Notre-Dame de Sous-Terre, sur un pilier, entourée de grappes de coeurs en métal et de veilleuses suspendues à des cerceaux au plafond. Des herses de cierges dardaient leurs amandes de flammes et des femmes prosternées priaient, la tête entre les mains, ou la face tournée vers le visage d’ombre que les lueurs n’atteignaient point.

Il parut à Durtal que les douleurs contenues, le matin, se répandaient dans le crépuscule; les fidèles ne venaient plus seulement pour Elle, mais pour eux; chacun apportait le paquet de ses maux et l’ouvrait; la tristesse de ces âmes vidées sur les dalles, de ces femmes appuyées, prostrées, contre la grille qui protégeait le pilier que toutes embrassaient, en partant!

Et la noire statue, seulptée dans les premières années du seizième siècle, écoutait, la face invisible, les mêmes gémissements, les mêmes plaintes, qui se succédaient, de générations en générations, entendait les mêmes cris se répercutant à travers les âges, affirmant l’inclémence de la vie et la convoitise de la voir se prolonger pourtant!

Durtal regarda Mme Bavoil; elle priait, les yeux clos, renversée sur ses talons, par terre, les bras tombés, les mains jointes. Était-elle heureuse de pouvoir s’absorber ainsi!

Et il voulut se forcer à réciter une supplique très courte, afin de parvenir à l’achever, sans se distraire; et il commença à répéter le Sub tuum. "Nous nous réfugions sous votre abri, sainte Mère de Dieu, ne méprisez pas..." Au fond, ce qu’il était nécessaire d’obtenir du père abbé dans le cloître duquel il se détiendrait, c’était le droit d’amener au monastère ses livres, de garder au moins quelques bibelots pieux dans sa cellule; oui, mais comment faire comprendre que des volumes profanes sont nécessaires dans un couvent, qu’au point de vue de l’art, il est indispensable de se retremper dans la prose d’Hugo, de Baudelaire, de Flaubert... Voilà que je m’évague encore, se dit tout à coup Durtal. Il essaya de balayer ces distractions et reprit: "Ne méprisez pas les prières que nous vous adressons dans nos besoins..." et il repartit, bride abattue, dans son rêve; en admettant que cette proposition ne soit pas la cause de difficultés, il resterait encore la question des manuscrits à soumettre, de l’imprimatur à se procurer; et cette question-là, comment la résoudre?

Mme Bavoil rompit ces phantasmes en se levant. Il revint à lui, acheva en hâte sa prière... "mais délivrez-nous toujours de tous les périls, Vierge glorieuse et bénie, ainsi soit-il"; et il quitta la gouvernante sur le seuil de l’église et se dirigea, irrité contre ses débauches d’imagination, vers son logis.




X

INTÉRIEUR DE LA CATHÉDRALE

POUR changer son ennui de place, Durtal, par une après-midi de soleil, s’en fut, au bout de Chartres, visiter la vieille église de Saint-Martin-au-Val. Celle-là datait du dixième siècle et avait, tour à tour, servi de chapelle à un cloître de bénédictins et à un couvent de capucins. Restaurée sans trop d’hérésies, elle était actuellement englobée dans un hospice et l’on y pénétrait par une cour où des aveugles en bonnet de coton somnolaient à l’ombre de quelques arbres, sur des bancs.

Avec son porche minuscule et trapu et ses trois petits clochers pour village de nains, elle accusait une origine toute romane; et de même qu’à Sainte-Radegonde de Poitiers et à Notre-Dame de la Couture du Mans, l’intérieur ouvrait, sous un autel très élevé au-dessus du sol, une crypte qu’éclairaient des rneurtrières prenant jour sur les bas-côtés du choeur; les chapiteaux de ses colonnes, grossièrement taillés, rappelaient des images océaniennes d’idoles; sous les dalles et dans des sépulcres reposaient plusieurs des évêques de Chartres et les prélats nouvellement promus était censés passer la première nuit de leur arrivée dans leur diocèse, en prières devant ces tombes, afin de pouvoir s’imprégner des vertus de leurs devanciers et leur réclamer leur aide.

Les mânes de ces épiscopes auraient bien dû insuffler à leur présent successeur, Mgr des Mofflaines, le dessein de purifier la maison de la Vierge, en jetant dehors le bas ménétrier qui mue, le dimanche, son sanctuaire en une guinguette, soupira Durtal; mais, hélas! rien ne meut l’inertie de ce pasteur souffrant et âgé qu’on ne voit jamais, du reste, ni dans le jardin, ni dans la cathédrale, ni dans la ville.

— Ah! voici qui vaut mieux que toutes les chorégraphies vocales de la maîtrise, — et Durtal écouta les cloches qui sortaient de leur silence pour asperger, avec les gouttes bénites de leurs sons, la ville.

Et il se remémorait le sens que les symbolistes déléguaient aux cloches. Durand de Mende confronte la dureté de leur métal avec la force du prédicateur et croit que la percussion du battant contre les bords a pour but de prouver que l’orateur doit se frapper lui-même, se corriger de ses propres vices, avant que de reprocher leurs défatits aux autres. Le bélier de bois auquel est suspendu la cloche correspond par sa forme à la croix du Christ et la corde que tire le sonneur pour donner le branle se lie à la science des Écritures qui dérive du mystère de la croix même.

Selon Hugues de Saint-Victor, le battant est la langue sacerdotale qui heurte les deux côtés intérieurs du vase et annonce ainsi la vérité des deux Testaments; enfin pour Fortunat Amalaire, le corps de l’instrument est la bouche du liturge et le marteau, sa langue.

En somme, la cloche est la messagère de l’église, la voix du dehors, comme le prêtre est la voix du dedans, se dit Durtal.

Tout en se ratiocinant ces réflexions, il avait atteint la cathédrale et, pour la centième fois, sans se lasser, il admirait ces puissants contreforts d’où s’élançaient, avec la marche courbe des fusées, des arcs-boutants en demi-roues; et toujours il s’étonnait de l’ampleur de ces paraboles, de la grâce de ces trajectoires, de la tranquille énergie de ces souples étais; seulement, pensait-il, en inspectant la balustrade plantée au-dessus d’eux tout le long du toit de la nef, seulement l’architecte qui s’est borné à frapper, ainsi qu’à l’emporte-pièce, des arcs trilobés dans ces parapets de pierre, fut bien moins inspiré que d’autres maîtres maçons ou peyriers qui ont su cerner les chemins de ronde qu’ils dressaient autour des faîtes d’églises, d’images scripturaires ou de symboles. Tel celui qui bâtit la basilique de Troyes où la galerie aérienne est un découpage alterné de fleurs de lis et de clefs de saint Pierre; tel celui de Caudebec qui cisela le garde-fou de lettres gothiques, d’un aspect décoratif charmant, répétant les antiennes de la Vierge, ceignant d’une guirlande de prières l’église, lui plaçant sur la tête la blanche couronne des oraisons.

Durtal quitta le côté Nord de la basilique chartraine, côtoya le porche Royal et franchit le coin de l’ancien clocher; il lui fallait, d’une main, retenir son chapeau, boutonner, de l’autre, son pardessus dont les basques affolées lui claquaient les jambes. La tempête soufflait en permanence dans cet endroit. Il pouvait n’y avoir aucune brise, par toute la ville, c’était quand même, à cette place, hiver et été, toujours, une rafale qui troussait les robes et cinglait de lanières glacées les faces.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle les statues du porche Royal voisin, qui sont si constamment flagellées par le vent, ont cette attitude frileuse, ces vêtements clos et étroits, ces bras et ces jambes collés au corps, fit Durtal, en souriant; et n’en est-il pas de même pour cet étrange personnage vivant en compagnie d’une truie qui file — laquelle est un verrat, d’ailleurs — et d’un âne qui joue de la vielle, sur la paroi rongée par les ouragans de la vieille tour?

Ces deux animaux, dont il paraît être l’indifférent berger, interprètent, en leur langue joyeuse, les vieux proverbes populaires, Ne sus Minervam et Asinus ad lyram qui se peuvent traduire par ces équivalents: à chacun son métier, ne forçons point notre talent, car nous deviendrions aussi bêtes qu’un porc qui veut raisonner ou qu’un baudet qui prétend jouer de la lyre; mais lui, cet ange nimbé, les pieds nus, sous un dais, la poitrine couverte par un cadran de pierre, à quoi répond-il, que fait-il?

Issu de la famille des reines logées sous le porche Royal, car il leur ressemble avec son corps en fuseau étiré dans une gaine rayée de fibres, il regarde au-dessus de nous et l’on se demande s’il est ou très impur ou très chaste.

Le haut du visage est candide, les cheveux sont taillés en rondelle, la figure est imberbe, la mine monastique; mais entre le nez et les lèvres, descend une pente spacieuse et la bouche, fendue en coup de sabre, s’entr’ouvre en un sourire qui finit, quand on le scrute avec soin, par devenir un tantet gouailleur, un tantinet canaille, et l’on s’interroge pour savoir devant quelle sorte d’ange l’on se trouve.

Il y a chez cet être du mauvais séminariste et aussi du bon postulant. Si le statuaire employa comme modèle un jeune moine, il n’a certainement pas choisi un doux novice semblable à celui qui servit sans doute de sujet d’étude au sculpteur du Joseph installé sous le porche Nord; il a dû prendre l’un de ces religieux gyrovagues qui inquiétaient tant saint Benoît. Singulier personnage que cet ange dont un frère est à Laon derrière la cathédrale et qui anticipe de plusieurs siècles sur les types séraphiques si inquiétants de la Renaissance!

Quelle bise! murmura Durtal, se hâtant de regagner le porche Royal dont il monta les degrés et poussa la porte.

L’entrée dans la cathédrale immense et ténébreuse était toujours êtreignante et, instinctivement, l’on baissait la tête et l’on marchait avec précaution, sous la majesté formidable de ces voûtes; et Durtal s’arrêtait dès les premiers pas, ébloui par la lumière du choeur contrastant avec cette avenue si sombre de la nef qui ne s’éclairait qu’en rejoignant le transept. Le Christ avait les jambes, les pieds dans l’ombre, le buste dans un jour amorti et la tête inondée par un torrent de lueurs, à Chartres; et Durtal contemplait, en l’air, ces haies immobiles de patriarches et d’apôtres, d’évêques et de saints, flambant en un feu qui s’éteint dans d’obscures verrières, gardant le cadavre divin, couché à leurs pieds, sous eux; en d’énormes lancettes surmontées de roues, ils se rangeaient, debout, le long de l’étage supérieur, montraient à Jésus, eloué sur le sol, son armée restée fidèle, ses troupes dénombrées par les Écritures, par les Légendaires, par le Martyrologe; et Durtal reconnaissait dans la foule gladiée des vitres, saint Laurent, saint Étienne, saint Gilles, saint Nicolas de Myre, saint Martin, saint Georges, saint Symphorien, saint Philippe, sainte Foix, saint Laumer, combien d’autres, dont il ne se souvenait plus des noms! faisait halte, émerveillé, près du transept, devant un Abraham levant en un éternel geste de menace, au-dessus d’un Isaac à jamais courbé, la lame claire d’un glaive, dans l’azur infini d’un ciel.

Et il admirait la conception et la facture de ces verriers du treizième siècle, leur langage excessif, nécessité par les hauteurs, la lecture qu’ils avaient rendue facile à distance de leurs tableaux, en n’y introduisant, autant que possible, qu’une seule figure, en la peignant à traits massifs, à couleurs tranchées, de façon à pouvoir être comprise, vue d’en bas, d’un coup d’oeil.

Mais la fête suprême de cet art n’était ni dans le choeur, ni dans les bras de l’église, ni dans la nef; elle était à l’entrée même de la basilique, au revers du mur qui contenait sur son endroit, au dehors, les statues anonymes des reines. Durtal se passionnait pour ce spectacle, mais il le retardait quand même un peu, afin de se mieux exciter par l’attente et de savourer ce sursaut de joie qu’il éprouvait, sans que la fréquence de ces sensations fût encore parvenue à les détruire.

Ce jour là, par un temps de soleil, elles resplendissaient, les trois fenêtres du douzième siècle, avec leurs lames d’épées courtes, leurs lames de braquemarts, à champ large et plat, tirées sous la rose qui domine le portail d’honneur.

C’était un pétillement de bluettes et détincelles, un tricot remué de feux bleus, d’un bleu plus clair que celui dans lequel Abraham brandissait son glaive; cet azur pâle, limpide, rappelait les flammes des punchs, les poudres en ignition des soufres et aussi ces éclairs que dardent les saphirs, mais alors des saphirs tout jeunes, encore ingénus et tremblants, si l’on peut dire; et, — dans l’ogive de verre, à droite, l’on distinguait, délinéées par des lignes de braises, la tige de jessé, et ses personnages montant en espalier, dans l’incendie bleu des nues; -dans celle du milieu et celle de gauche, l’on discernait les scènes de la vie de Jésus, l’Annonciation, les Rameaux, la Transfiguration, la Cène, le repas avec les disciples d’Emmaüs, tandis qu’au-dessus de ces trois croisées, le Christ fulgurait au coeur de la grande rose, que les morts sortaient, au son des trompettes, de leurs tombes, que saint Michel pesait les âmes!

Ce bleu du douzième siècle, ruminait Durtal, comment les verriers de ce temps l’ont-ils acquis et comment, depuis si longtemps, les vitriers l’ont-ils, ainsi que le rouge, perdu? — Au douzième siècle, les peintres du verre employaient surtout trois couleurs: d’abord le bleu, ce bleu ineffable de ciel irrésolu qui magnifie les carreaux de Chartres; puis le rouge, un rouge de pourpre sourde et puissante; enfin le vert, inférieur, en tant que qualité, aux deux autres tons. En guise de blanc, ils se servaient de la nuance verdâtre. Au siècle suivant, la palette s’élargit, mais se fonce; les verres sont plus épais; pourtant, quel azur rutilant de saphir mâle et pur les artistes du feu atteignirent et de quel admirable rouge de sang frais ils usèrent! Le jaune, moins prodigué, fut, si j’en juge par la robe d’un roi voisin d’Abraham, dans une croisée près du transept, d’une teinte effrontée de citron vif; mais, à part ces trois couleurs qui vibrent, qui éclatent, telles que des chants de joie, dans ces tableaux transparents, les autres s’assombrissent, les violets sont ceux des prunes de Monsieur et des aubergines, les bruns tournent au caramel, les verts de ciboule noircissent.

Quels chefs-d’oeuvre de coloris, ils obtiennent avec le mariage et le heurt de ces tons, et quelle entente et quelle adresse à manier les filets des plombs, à accentuer certains détails, à ponctuer, à séparer, en quelque sorte par ces traits d’encre, lem alinéas de flammes!

Ce qui est extraordinaire encore, c’est l’alliance consentie de ces industries différentes, travaillant côte à côte, traitant les mêmes sujets ou se complétant, les unes les autres, chacune suivant son mode d’expression, arrivant à réaliser, sous une direction unique, cet ensemble; avec quelle logique, quelle habileté, les places étaient réparties, les espaces distribués à chacun, selon les moyens de son métier, les exigences de son art!

Dès qu’elle arrive au bas de l’édifice, l’architecture s’efface, cède le pas à la statuaire, lui baille la belle place de ses porches; la sculpture demeurée jusqu’à ce moment invisible, à des hauteurs perdues, restée à l’état d’accessoire, devient soudain suzeraine. Par un juste retour, là où elle peut être contemplée, elle s’avance et sa soeur se retire et la laisse parler aux foules; et quel cadre splendide elle lui prête, avec ses portails creusés en voûte, simulant la perspective d’un recul par la série de leurs ares concentriques qui vont, en diminuant, en s’enfonçant jusqu’aux chambranles des portes!

D’autres fois, l’architecture ne donne pas tout au même et partage les largesses de ses façades entre les sculpteurs et les peintres; elle réserve aux premiers les marges et les retraits où percheront les statues et elle attribue aux verriers le tympan de l’entrée Royale, là où, ainsi qu’à Chartres, le tailleur d’images promulgue le triomphe du Christ. Telles les grandes baies d’honneur de Tours et de Reims.

Seulement, ce système de verreries substituées aux bas-reliefs n’est pas sans inconvénient; aperçues du dehors, à leur envers, ces mitres diaphanes ressemblent à des toiles d’araignées pleines de poussière. Dans le contre-jour, les fenêtres sont, en effet, grises ou noires et il faut pénétrer dans l’église et se retourner pour voir sémiller le feu des vitres; c’est l’extérieur sacrifié au dedans, pourquoi?

Peut-être, se répondit Durtal, est-ce un symbole de l’âme éclairée dans ses parties intimes, une allégorie de la vie intérieure...

Il enfilait d’un coup d’oeil toutes les croisées de la nef et il pensait qu’elles tenaient, comme aspect, de la prison et de la charmille, avec leurs charbons flambant derrière des grilles de fer, dont les unes se croisent ainsi que des barreaux de geôle et dont les autres se contournent en forme de ramilles noires, de branches. La Verrerie! n’est-elle pas l’art où Dieu intervient le plus, l’art que l’être humain ne peut jamais parachever, car seul, le Ciel peut animer par un rayon de soleil les couleurs et insuffler la vie aux lignes; en somme, l’homme façonne l’enveloppe, prépare le corps et doit attendre que Dieu y mette l’âme!

C’est une féerie de clarté aujourd’hui et le Soleil de Justice vient visiter sa Mère, reprit-il, en allant voir à l’orée du choeur ouvrant sur le transept du Sud le vitrail de Notre-Dame de la belle Verrière, se détachant, en bleu, sur un fond de grenat, de feuille morte, de cachou, de violet d’iris, de vert de reine-Claude; Elle regardait avec sa moue triste et pensive, une moue refaite adroitement par un vitrier moderne; et Durtal songeait qu’autrefois le peuple venait la prier, de même qu’il allait prier la Vierge du Pilier et Notre-Dame de Sous Terre. Cette dévotion avait disparu; il semblait que les gens de notre siècle voulussent une Adjutrice plus saisissable, plus matérielle que cette mince et fragile image, à peine visible par les temps sombres; néanmoins quelques paysans avaient conservé l’habitude de s’agenouiller et de brûler un cierge devant Elle; et Durtal, qui aimait les vieilles Madones abandonnées, se joignait à eux et l’invoquait à son tour.

Deux vitraux le sommaient encore par la bizarrerie de leurs habitants, installés tout en haut, dans le fond de l’abside, servant à distance de pages à la Mère portant son Fils, dans la lame du milieu dominant l’aire de la cathédrale; ces carreaux contenaient, chacun, en une claire lancette, un séraphin, falot et barbare, ayant une face aigre et décidée, des ailes blanches, écaillées et semées d’yeux, des jupes déchiquetées, tels que des lanières, teintes avec du vert parmesan, flottant sur des jambes nues. Ces deux anges étaient coiffés d’auréoles couleur de jujube, renversées ainsi que des chapeaux de marin, sur la nuque; et ce costume en lambeaux, ces plumes repliées sur la poitrine, cette coiffure, cette mine de lurons mécontents, suggéraient l’idée que ces êtres étaient à la fois des mendiants, des bohémiens, des mobicans, des matelots.

Quant aux autres verrières, celles surtout qui renfermaient plusieurs personnages et étaient divisées en des séries de scènes, il eût fallu se munir d’un télescope et passer des journées entières à les étudier, pour parvenir à en déchiffrer les détails; et des mois n’auraient pas suffi à cette tâche, car ces vitres avaient été maintes fois réparées et replacées souvent sens dessus dessous, de telle sorte qu’il devenait malaisé de les lire.

L’on avait établi un compte des figures insérées dans les fenêtres de la basilique; il s’élevait au chiffre de 3.889; tous, au moyen âge, avaient voulu offrir à la Vierge une image de verre et, en sus des cardinaux et des rois, des évêques et des princes, des chanoines et des seigneurs, les corporations de la ville avaient commandé, elles aussi, leurs panneaux de feu; les plus riches, telles que les compagnies des drapiers et pelletiers, des orfèvres et changeurs, en remettant cinq à Notre-Dame, tandis que les confréries plus pauvres des maîtres-éviers et porteurs d’eau, des portefaix et crochetem, en avaient chacune présenté un.

En ruminant ces réflexions, Durtal déambulait dans le pourtour, stationnait devant une petite Vierge de pierre, nichée au bas de l’escalier qui conduit à la chapelle de saint Piat, bâtie, en hors d’oeuvre, derrière l’abside, au quatorzième siècle. Cette Vierge, qui datait, elle aussi, de cette époque, se reculait, s’effaçait dans l’ombre, loin des regards, cédait, déférente, les places d’apparat aux Madones âgées.

Elle tenait un bambin jouant avec un oiseau, en souvenir, sans doute, de cette scène des évangiles apocryphes de l’Enfance et de Thomas l’Israélite, qui nous montre l’enfant Jésus s’amusant à modeler des oiseaux avec de la terre et à les animer, en soufflant dessus.

Et Durtal reprenait sa promenade le long des chapelles, s’arrêtant seulement devant celle qui détenait des reliques contradictoires, des reliques à double fin, les châsses de saint Piat et de saint Taurin; l’on exposait les os du premier, pour obtenir de la sécheresse par les temps de pluie, les restes de l’autre pour amener de la pluie dans les temps secs; mais ce qui était moins anodin et plus crispant que ce défilé de chapelles aux ornements misérables et dont les vocables avaient été changés depuis leur dédicace, si bien que l’appui tutélaire acquis par tant de siècles n’était plus; c’était le choeur, éreinté, sali, souillé comme à plaisir.

En 1763, l’ancien chapitre avait jugé bon de déformer les colonnes gothiques et de les faire badigeonner par un chaufournier milanais, d’un rose jaunâtre, truité de gris; puis il avait relégué, dans le musée de la ville, de magnifiques tapisseries flamandes, cernant les contours internes du choeur, et mis à leur place des bas-reliefs de marbre, rabotés par le redoutable margougniat qui avait écrasé sous le groupe géant de la Vierge, l’autel; la malechance s’en était mêlée. En 1789, les sans-culottes avaient eu l’idée d’enlever ce bloc de l’Assomption, et un malencontreux imbécile avait sauvé l’oeuvre de Bridan, en lui couvrant le chef d’une carmagnole.

Quand l’on songe que l’on avait détruit d’admirables vitraux, pour mieux éclairer cette masse de saindoux! si seulement, l’on pouvait se susciter l’espoir d’en être, un jour, débarrassé, mais, hélas! tous ces souhaits sont vains. Il y a quelques années, sous l’épiscopat de Mgr Regnault, il fut question non de jeter dans un fondoir ce bloc pétrifié de pieux oing, mais de supprimer au moins les bas-reliefs.

Alors ce prélat qui chargeait ses oreilles de coton, de peur d’attraper un rhume, s’y opposa; et, pour des motifs de cette importance sans doute, il faudra subir à jamais la sacrilège laideur de cette Assomption et de ces paravents de marbre!

Mais si l’intérieur de ce sanctuaire était une honte, les groupes qui entouraient les bas-côtés de l’abside et formaient la clôture externe du choeur valaient qu’on s’y attardât.

Ces groupes, logés sous des dais à aiguilles et à clochetons ciselés par Jehan de Beauce, commençaient, à droite, à l’entrée du transept Sud, dessinaient le fer à cheval autour de l’autel, finissaient à l’entrée du transept Nord, là où s’érige sur son pilier la Vierge noire.

Le sujet était le même que celui traité par les petits chapiteaux du porche Royal, en dehors de l’église, audessus du panégyrique des rois, des saints et des reines; il était emprunté aux légendes des apocryphes, à l’évangile de la Nativité de Marie et au protévangile de Jacques le Mineur.

Les premiers de ces groupes avaient été façonnés par un artiste du nom de Jehan Soulas. Le marché passé, le 2 janvier 1518, entre ce statuaire et les délégués des administrateurs de l’oeuvre ecclésiale, existait encore. Il y était dit que Jehan Soulas, maître imagier, demeurant à Paris, au cimetière Saint-Jehan, paroisse de Saint-Jehan en Grève, s’engageait à exécuter en bonne pierre de la carrière de Tonnerre et mieux que les images qui sont autour du choeur de Notre-Dame de Paris, les quatre premiers groupes dont les sujets lui étaient et imposés et décrits; le marché fait, moyennant le prix et somme de 280 livres tournois que les sieurs du chapitre de Chartres seront tenus de lui payer, au fur qu’il besognera.

Soulas, qui avait certainement appris son métier chez un artiste des Flandres, avait sculpté de petits tableaux de genre dont la franchise et l’entrain déridaient l’âme assombrie par la gravité des vitres; elles semblaient, en effet, dans cet endroit, tamiser le jour au travers de cachemires de l’Inde, n’éclairaient que de scintillements obscurs et de lueurs fumeuses ce bas-côté.

Le deuxième groupe représentant sainte Anne qui reçoit d’un ange qu’on ne voit point l’ordre d’aller rejoindre Joachim à la porte Dorée, était une merveille d’observation exacte et de grâce; la sainte écoutait, attentive, debout, devant son prie-Dieu auprès duquel était étendu un petit chien; et une servante levant la tête, de profil, et portant un pichet vide, souriait d’un air un peu entendu, en clignant de l’oeil. Et tandis que, dans le tableau suivant, les époux s’embrassent, avec une trépidation de bons vieux balbutiant d’allégresse et s’étreignant avec des mains qui tremblent, la même servante, vue de face, cette fois, était si contente de leur joie qu’elle ne tenait plus en place, se dandinait, en pinçant les bords de sa jupe, commençait presque à danser.

Un peu plus loin, le tailleur d’images avait conçu la Nativité de Marie, en vrai peintre flamand, installant au fond de son cadre un lit à courtines sur lequel sainte Anne était couchée et veillée par une chambrière, pendant que la sage-femme et son aide lavaient l’enfant.

Mais un autre de ces groupes, situé près d’une horloge de la Renaissance qui interrompt l’histoire narrée par cette clôture, était encore plus étonnant; dans celui-là, Marie cousait une layette, en lisant un livre, et saint Joseph endormi, sur un siège, la tête étayée par sa main, apprenait en un rêve la conception immaculée de la Vierge; et il n’avait pas seulement les yeux fermés, il dormait si profondément, si réellement, qu’on voyait la poitrine anhéler, qu’on sentait le corps s’allonger, se fondre dans tout l’abandon de son être; et ce que les doigts de la future accouchée cousaient bien, tandis qu’elle était absorbée par la prière, le nez sur son eucologe! Jamais, à coup sûr, l’on n’avait serré de plus près la vie, exprimé avec autant d’assurance et de justesse la nature saisie à l’improviste, piquée au vol, sur le vif.

Après cette scène d’intérieur et une Adoration des bergers et des anges, venaient la Circoncision de Jésus, revêtu d’un tablier de papier blanc collé sur le ventre par un jocrisse, puis une Adoration des mages et Jehan Soulas et les élèves de sa maîtrise avaient terminé, de ce côté, leur tâche; de médiocres ouvriers leur succédaient, François Marchant d’Orléans et Nicolas Guybert de Chartres et derrière eux, l’art allait encore en descendant, baissait avec un sieur Boudin qui avait eu l’aplomb de signer ses misérables poupées’ aboutissait à la niaiserie, à la rengaine des Jean de Dieu, des Legros, des Tuby, des Mazières, à la froide et paîenne sculpture du dix-septième et du dix-huitième siècle, se relevait dans les huit derniers groupes, en face de la Vierge du Pilier, en des silhouettes découpées par des élèves de Soulas; mais celles-là étaient en quelque sorte perdues, car elles étaient placées dans l’ombre et il était presque impossible, en cette agonie de lumière, de les juger.

Devant ce pourtour si plaisant par places, si malséant par d’autres, Durtal ne pouvait s’empêcher d’évoquer le souvenir d’une oeuvre similaire, mais plus complète — car celle-là n’avait pas été modelée par plusieurs siècles et déformée par des dissidences de talent et d’âge; — cette oeuvre résidait à Amiens et, elle aussi, servait de clôture extérieure au choeur de la cathédrale.

L’histoire de la vie de saint Firmin, premier évêque et patron de la ville, et le récit de l’invention et de l’illation de ses reliques par saint Salve, se déroulaient en des séries de groupes et redorés et repeints; puis suivait, pour achever le contour du sanctuaire, la biographie du second protecteur d’Amiens, saint Jean-Baptiste, et, dans la scène du Précurseur baptisant le Christ, apparaissait, déployant un linge, un ange blond, ingénu et flûté, l’une des plus adorables figures séraphiques que l’art flamand de France ait jamais ou sculptées ou peintes.

Cette légende de saint Firmin était racontée, de même que celle de la naissance de la Vierge à Chartres, en des chapitres scindés de pierre, surmontés, eux aussi, de pyramides gothiques et de clochetons; et, dans celui de ces compartiments où saint Salve, entouré de tout un peuple, aperçoit des rayons qui jaillissent d’un nuage et indiquent la place où le corps perdu du martyr fut inhumé, un homme à genoux, les mains jointes, pantelait, exalté par la prière, ardait, lancé en avant par un bond de l’âme lui sublimant le visage, faisant de ce rustre un saint en extase, vivant déjà loin de la terre, en Dieu.

Cet orant, il était le chef-d’oeuvre du pourtour d’Amiens, comme le saint Joseph endormi était le chef-d’oeuvre du pourtour de Chartres.

Tout bien considéré, se disait Durtal, cette statuaire de la cathédrale de la Picardie est plus explicite, plus complète, plus variée, plus éloquente même que celle de la basilique de la Beauce. Outre que l’imagier inconnu qui la créa était doué’autant que le fut Soulas, d’une finesse d’observation, d’une bonhomie, d’une verve, persuasives et décidées, il possédait, en sus, un je ne sais quoi de plus singulier et de plus noble; puis ses tableaux ne se confinaient pas dans la reproduction de deux ou trois personnages, mais souvent ils mettaient en scène de grouillantes foules où chaque homme, chaque enfant, chaque femme différait par son individualité, par ses traits personnels, tranchait par son air à part, tant la réalité de ces figurines était nette et intense!

Enfin, pensait Durtal, en jetant, avant de s’éloigner, un dernier coup d’oeil sur la clôture de Chartres, si Soulas est inférieur à l’imagier d’Amiens, il n’en est pas moins un délicat artiste et un vrai maître, et ses groupes nous consolent au moins de l’ignominie de Bridan et du décor satané du choeur!

Il allait ensuite s’agenouiller devant la Vierge noire, puis revenu dans le transept du Nord qu’Elle avoisine, il s’ébahissait, une fois de plus, devant la flore incandescente de ses vitres; et toujours il était et remué et repris par les cinq fenêtres en ogive, sous la rose, ces fenêtres dans lesquelles surgissaient autour de sainte Anne la More, David et Salomon se dressant, rébarbatifs, dans une fournaise de pourpre, Melchissédech et Aaron, au teint calabrais, aux faces velues, aux yeux énormes et blancs, se détachant, patibulaires, dans des flots de jour.

La rosace rayonnant au-dessus d’eux n’avait ni l’extraordinaire diamètre de celles de Notre-Dame de Paris, ni l’incomparable élégance de la rose en étoile d’Amiens; elle était plus massive, plus petite, allumée de fleurs étincelantes poussées telles que des saxifrages de feu dans les trous du mur.

Et, en se retournant, Durtal regardait alors, sous la roue du transept Sud, les cinq grandes croisées qui faisaient vis-à-vis aux cinq du Nord; et il retrouvait, brûlant comme des torchères de chaque côté de la Vierge sise juste en face de la sainte Anne, les quatre évangélistes portés sur les épaules des grands prophètes: saint Matthieu sur Isaïe; saint Lue sur Jérémie; saint Jean sur Ézéchiel; saint Marc sur Daniel; tous plus étranges les uns que les autres avec leurs prunelles semblables à des verres de jumelle, leurs cheveux en ruisselets, leurs barbes en racines arrachées d’arbre, sauf le saint Jean que le moyen âge latin portraiture toujours imberbe pour notifier sa virginité par ce signe; mais le plus bizarre de ces géants était peut-être encore le saint Lue qui, à cheval sur le dos de Jérémie, lui gratte doucement, ainsi qu’à un perroquet, le crâne, en levant des yeux dolents et pensifs au ciel.

Durtal redescendait dans la nef plus sombre coulant en pente, avec l’inclinaison de ses pavés qu’on lavait après le départ des foules qui s’y annuitaient, au moyen âge; et il considérait au milieu, tracé sur le sol avec des lignes de pierre blanche et des bandes de pierre bleue se contournant en spirale, ainsi qu’un ressort de montre, le labyrinthe, la lieue que nos pères parcouraient dévotement, récitant, pendant l’heure que durait ce voyage, des prières spéciales, accomplissant ainsi un illusoire pèlerinage en Terre Sainte, pour gagner des indulgences; et revenu au parvis, se retournant, il embrassait, avant de partir, le radieux ensemble.

Et il se sentait heureux et terrifié, jeté hors de lui par l’aspect formidable et charmant de Notre-Dame.

Était-elle assez grandiose et assez légère cette cathédrale, jaillie de l’effort d’une âme qui l’avait faite à son image, racontant son ascension dans les voies mystiques, montant peu à peu dans la lumière, franchissant la vie contemplative du transept, planant, arrivée au choeur, dans la pleine clarté de la vie unitive, loin de la vie purgative, de la route obscure de la nef! et cette assomption de l’âme était accompagnée, secondée par la troupe des anges, des apôtres, des prophètes, des justes, tous debout dans leurs corps glorieux de flammes, servant d’escorte d’honneur à la croix couchée sur les dalles, à l’image de la Mère installée à toutes les hauteurs de cette immense châsse dont ils entr’ouvraient les parois pour lui présenter, en un éternel jour de fête, les bouquets de pierreries éclos dans les serres en feu des vitres.

Nulle part, la Vierge n’était ainsi adulée, ainsi choyée, ainsi déclarée maîtresse absolue d’un domaine offert; et un détail le prouvait. Dans toutes les cathédrales, les rois, les évêques, les saints, les bienfaiteurs, gisaient, inhumés dans les caveaux du sol; et à Notre-Dame de Chartres, pas; jamais on n’y avait enterré un cadavre, jamais cette église n’avait été un ossuaire, parce que, dit l’un de ses historiens, le vieux Rouillard, "elle a cette prééminence que d’être la couche ou le lit de la Vierge".

Elle y était donc à demeure, trônant au milieu de sa cour d’élus, gardant dans le tabernacle de la chapelle réservée devant laquelle brûlent des lampes le corps sacramentel de son Fils, le veillant ainsi que pendant son enfance, le tenant en son giron, dans toutes les sculptures, dans toutes les verrières, se promenant d’étages en étages, passant entre la haie des saints, finissant par s’asseoir sur une colonne, par se montrer aux petits et aux pauvres sous l’humble apparence d’une femme basanée au teint cuit par les canicules, hâlé par le vent et par les pluies; et Elle descendait plus bas encore, allait jusque dans les souterrains de son palais, se reposant dans la crypte pour donner audience aux irrésolus, aux timorés que le luxe ensoleillé de sa cour intimide.

Comme ce sanctuaire, où l’on perçoit la présence douce et terrible de l’Enfant qui ne quitte point sa Mère, vous soulève hors de toute réalité, dans l’allégresse intime des beautés pures! Et faut-il que tous deux soient bénévoles pour ne pas partir de ce désert, pour ne pas se lasser d’attendre les visiteurs! reprit Durtal’ regardant autour de lui, constatant qu’il était seul; s’il n’y avait pas ces braves gens de la campagne qui viennent, eux, à toute heure, baiser le pilier, quel abandon ce serait, même le dimanche, car jamais cette cathédrale n’est pleine! Soyons juste pourtant; à la messe de neuf heures, ce jour-là, le bas de la nef s’emplit; et il souriait, se rappelant cette partie de la cathédrale bondée de petites filles des pensionnats de soeurs et de paysannes qui, ne voyant pas assez clair pour suivre la messe, allumaient tranquillement des bouts de bougie et se serraient, les unes contre les autres, lisant parfois à plusieurs dans le même livre.

Cette familiarité, ce bon enfant de piété que les affreux sacristains de Paris n’eussent pas toléré dans une église, étaient si naturels à Chartres, si bien en accord avec l’accueil sans façon, si peu cérémonial de Notre-Dame!

Reste à savoir, fit Durtal, sautant à un autre ordre d’idées, si cette basilique a conservé son épiderme intact, ou si elle a été badigeonnée, au treizième siècle, de peintures. D’aucuns prétendent que tous les intérieurs de cathédrales furent revêtus de couleurs, au moyen âge; est-ce véridique? Et, en admettant que ce renseignement soit exact pour les églises romanes, l’est-il également pour-les églises gothiques? J’aime à me figurer, en tout cas, que jamais le sanctuaire de Chartres ne fut travesti par des bariolages, comme ceux que nous devons subir à Saint-Germain-des-Prés; à Notre-Dame-la-Grande, à Poitiers; à l’église Saint-Sauveur, à Bruges. D’ailleurs, la peinture ne se conçoit — si l’on y tient — que pour de très petites chapelles, mais teinturer de bigarrures variées les murs d’une cathédrale, pourquoi? car ce système de tatouage rétrécit l’espace, abaisse les voûtes, appesantit les colonnes; il supprime, pour tout dire, l’âme mystérieuse des nefs, tue la sombre majesté des allées, avec ces vulgaires dessins de frettes, de grecques, de losanges, de croix, semés sur les piliers et sur les murailles englués de jaune de cassonade, de vert de chicorée, de lie de vin, de gris de lave, de rouge brique, de toute une série de nuances fades et sales; sans compter l’horreur des voûtes constellées d’étoiles qui paraissent découpées dans du papier d’or et collées sur un fond de bleu perruquier, de bleu à laver le linge!

Cela se supporte — si l’on veut — à la Sainte-Chapelle parce qu’elle est minuscule, qu’elle est un oratoire, un reliquaire; cela se comprendrait encore peut-être pour cette surprenante église de Brou, car celle-là est un boudoir; ses voûtes et leurs clefs sont polychromées et dorées et le sol était pavé de briques émaillées dont il subsiste près de ses tombeaux de visibles traces. Ce grimage du haut et du bas s’accordait avec les filigranes des murs, les vitres héraldiques et les carreaux lucides, avec la profusion des guipures de pierres armoriées, fleuries de bouquets de marguerites mêlés à des briquets, à des devises, à des chiffres, à des cordelières de saint François, à des entrelacs; ce maquillage s’assortissait aux albâtres des retables; aux marbres noirs des tombes, aux clochetons à denticules, aux fleurons en chicorée frisée et en feuilles de choux; très aisément, l’on s’imagine les colonnes et les parois peintes, les nervures et les reliefs gouachés d’or, formant un tout, une harmonie, un ensemble, dans cette bonbonnière qui dépend plus d’ailleurs de la joaillerie que de l’architecture.

Cet édifice de Brou, il était le dernier monument du moyen âge, la dernière fusée lancée par le style gothique flamboyant, parle gothique déchu mais exaspéré de mourir, luttant contre le retour du paganisme, contre l’invasion de la Renaissance. L’ère des grandes cathédrales avait abouti à ce délicieux avorton qui était un chef-d’oeuvre dans son genre, le chef-d’oeuvre du joli, du tortillé, du tarabiscoté, du coquet. Il symbolisait l’âme déjà sans recueillement du seizième siècle; le sanctuaire trop éclairé s’extériorisait, se déployait avec elle, ne se repliait, ne se repérait plus. L’on voit bien cet intérieur de châtelaine, peint et doré, sur toutes les coutures, ces petit es chapelles où saillent des corps de cheminées pour que Marguerite d’Autriche puisse se chauffer en écoutant la messe, garnies de coussins odorants, de sucreries, de bijoux et de chiens. Brou est un salon de grande dame et non la maison de tous. Dès lors, avec ses affutiaux, les ciselures de son jubé tendu, tel qu’un porche de dentelle, au-devant du choeur, il attend, attire presque un émaillage savant des traits, des rehauts colorés qui le féminisent, qui le mettent en complète union avec l’élégance de sa fondatrice, la princesse Marguerite dont le souvenir s’impose plus, dans cette petite église, que celui de la Vierge.

Et encore siérait-il de savoir si jamais les murs et les piles de Brou furent peints; et le contraire semble prouvé; en tout cas, si une couche de fard ne déparerait pas cet étrange sanctuaire, il ne saurait en être de même à Chartres, car la seule teinte qui lui convienne, est la patine grasse et glacée, d’un gris qui s’argente, d’un blond qui tourne au fauve, le culottage que donne le temps, l’âge, aidé par les vapeurs accumulées des prières, par la fumée des encens et des cierges!

En se ratiocinant ces réflexions, Durtal finissait par se référer comme toujours à sa propre personne, par se dire: qui sait si je ne regretterai pas amèrement, un jour, cette basilique et les douces rêveries qu’elle suggère, car enfin je ne connaîtrai plus la joie de ces lentes flânes, de ces détentes, puisque je serai soumis au caporalisme des cloches sonnant les gestes monastiques, si je me laisse bloquer dans un cloître!

Qui sait même si, dans le silence de la cellule, les cris éperdus de ces choucas qui croassent sans arrêt ne me manqueront point, reprit-il, considérant, avec un sourire, les nuées de ces oiseaux qui s’abattaient sur les tours; et il se remémorait une légende narrant que, depuis l’incendie de 1836, chaque soir, à l’heure exacte où le feu prit, ces bêtes fuyaient la cathédrale et n’y revenaient que le lendemain, dès l’aube, après avoir pernocté dans une forèt, à trois lieues de Chartres.

Cette légende est aussi folle que cette autre chère aux bonnes femmes de la ville; celle-là prétend qu’il sort du sang, lorsqu’on crache, le vendredi saint, sur un carré de pierre scellé avec du ciment noir, dans une dalle située à l’arrière du choeur!

— Tiens, madame Bavoil.

— Oui, notre ami, c’est moi; je viens de faire une course pour le père et je retourne au logis où je vais apprêter la soupe; eh bien, et vous, vous préparez vos malles?

— Mes malles!

— Dame, est-ce que vous ne partez pas dans un monastère? fit-elle en riant.

— Fichez-vous de moi! s’exclama Durtal qui se mit à son tour à rire; je voudrais bien vous y voir; quand il s’agit de se résoudre à devenir un soldat assujetti à des exercices de peloton pieux, un pauvre trotibade dont tous les mouvements sont comptés, qui, s’il ne doit pas porter les mains sur la couture du pantalon, doit les tenir cachées sous son scapulaire...

— Ta, ta, ta, interrompit la gouvernante, je vous le répète une fois de plus, vous Iésinez avec Dieu, vous marchandez...

— Mais il est pourtant nécessaire qu’avant de prendre une semblable décision, je me plaide et le pour et le contre; en pareil cas, un peu de procédure intérieure est bien permis.

Elle haussait les épaules; et il y avait un tel calme sur ce visage et un tel feu couvait sous l’eau noire de ses yeux’ que Durtal demeurait devant elle saisi, admirant la franchise, la pureté de cette âme qui s’avançait jusqu’au bord des paupières, qui sortait par ce regard.

— Êtes-vous heureuse! s’écria-t-il.

Un nuage couvrit les prunelles qui se baissèrent.

— N’enviez personne, notre ami, dit-elle, car chacun a ses débats et ses peines.

Et, après l’avoir quittée, Durtal pensa, en rentrant chez lui, aux disgrâces qu’elle avait avouées, aux entretiens avec le ciel cessés, aux visions disparues, à la chute sur le sol de l’âme volant auparavant dans les nues. Ce qu’elle devait souffrir!

C’est égal, fit-il, dans le service du Seigneur tout n’est pas rose! si l’on consulte des biographies de saints, on voit ces élus torturés par les plus effroyables des maladies; par les plus douloureuses des épreintes; décidément, c’est pas drôle la sainteté sur la terre, c’est pas drôle, la vie! Il est vrai que pour les saints l’excessif des souffrances est, ici-bas déjà, compensé par l’extrême des joies; mais pour le reste des chrétiens, pour le misérable fretin que nous sommes, quelle détresse et quelle pitié! l’on interroge l’éternel silence et rien ne répond; l’on attend et rien ne vient; l’on a beau s’attester qu’Il est l’Incirconscrit, l’Incompréhensible, l’Incogitable, que toutes les démarches de notre raison sont vaines, l’on ne parvient point à ne point se troubler et surtout à ne point pâtir! et pourtant... pourtant’si l’on songe, ces ténèbres qui nous environnent ne sontpas absolument imperméables, carelles s’éclairent par endroits et l’on discerne quelques vérités, entre autres celles-ci:

Dieu agit avec nous comme avec les plantes; Il est, en quelque sorte, l’année de l’âme, mais une année où l’ordre naturel des saisons est interverti, car les saisons spirituelles commencent par le printemps auquel succède l’hiver et l’automne arrive suivi à son tour par l’été; au moment de la conversion, c’est le printemps; l’âme est en liesse et le Christ sème en elle ses graines; puis viennent le froid et l’obseurité; l’âme terrifiée se croit abandonnée et se plaint, mais sans qu’elle le seiite, pendant ces épreuves de la vie purgative, les graines germent sous la neige; elles lèvent dans la douceur contemplative des automnes, fleurissent enfin dans la vie unitive des étés.

Oui, mais chacun doit être l’aide-jardinier de sa propre âme, chacun doit écouter les instructions du Maître qui trace la besogne et dirige l’oeuvre. Hélas! nous ne sommes plus ces humbles ouvriers du moyen âge qui travaillaient en louant Dieu, qui se soumettaient, sans discuter, aux ordres du patron; nous’ nous avons’ par notre peu de foi’ épuisé le dictame des prières, le polypharmacon des oraisons; dès lors, tout nous paraît injuste et pénible et nous regimbons, nous exigeons des engagements, nous hésitons à entreprendre noire tâche; nous voudrions être payés d’avance tant notre défiance nous rend vils! Ah! Seigneur, donneznous la grâce de prier et de ne pas même avoir l’idée de vous réclamer des arrhes, donnez-nous la grâce d’obéir et de nous taire!

Et j’ajoute, murmura Durtal, souriant à Mme Mesurat qui vint, à son coup de sonnette, ouvrir la porte, concédez-moi, mon Dieu, la faveur de n’être pas toujours impatienté par le bourdonnement de cette grosse mouche, agacé par les inépuisables paroles de cette brave femme!




XI

RÉSUMÉ DE LA SYMBOLIQUE ET DE LA CATHÉDRALE. — DÉPART DE DURTAL POUR SOLESMES

LE jour était venu de boucler sa valise et de prendre, en compagnie de l’abbé Plomb, le train.

Durtal s’énerva dans l’attente des heures; ne tenant plus en place, il sortit pour tuer le temps, mais la pluie qui commençait à tomber le rabattit dans la cathédrale.

Il s’installa, après avoir visité la Madone du Pilier, au fond de la nef, dans un camp de chaises vides et il songea:

Avant de rompre par un voyage le monotone traintrain de ma vie à Chartres, ne serait-il pas utile de m’asseoir, ne fût-ce que pendant une minute, en moi-même, et de recenser les acquisitions que j’ai faites avant et depuis mon arrivée dans cette ville?

Celles de mon âme? hélas’! elles sont moins des acquisitions que des échanges; j’ai simplement troqué mes indolences contre des sécheresses et les résultats de cette brocante, je ne les connais que trop; à quoi bon les énumérer encore? Celles de mon esprit? elles me semblent moins affligeantes et plus sûres et je puis en établir un rapide inventaire disposé en trois colonnes: passé, présent et avenir.

Passé. — Alors que je n’y pensais guère, à Paris, Dieu m’a subitement saisi et il m’a ramené vers l’Église, en utilisant pour me capter mon amour de l’art, de la mystique, de la liturgie, du plain-chant.

Seulement, durant le travail de cette conversion, je n’ai pu étudier la mystique que dans des livres. Je ne la possédais donc qu’en théorie et nullement en pratique; d’autre part, je n’ai écouté à Paris qu’une musique plane, affadie, délayée dans des gosiers de femmes ou complètement défigurée par des maîtrises: je n’ai assisté dans la majeure partie des églises qu’à des déteintes de cérémonies, qu’à des décomptes d’offices.

Telle était la situation lorsque je suis parti pour la Trappe; en cet ascétère, je vis alors non plus simplement la mystique, racontée, écrite, formulée en un corps de doctrine, mais bien encore la mystique expérimentale, mise en action, vécue naïvement par des moines. Je pus me certifier que la science de la perfection de l’âme n’était pas un leurre, que les assertions de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix étaient exactes et il me fat également permis dans ce cloître de me familiariser avec les délices d’un rythme authentique et d’un réel plain-chant.

Présent. — A Chartres, je suis passé à de nouveaux exercices, j’ai suivi d’autres pistes. Hanté par l’inégalable splendeur de cette cathédrale, j’ai, sous l’impulsion d’un vicaire très intelligent et très instruit, abordé la symbolique religieuse, commenté cette grande science du moyen âge qui constitue un dialecte spécial de l’Église, qui divulgue par des images, par des signes, ce que la liturgie exprime par des mots.

Pour être plus juste, il conviendrait plutôt de dire, de cette partie de la liturgie qui s’occupe plus spécialement des prières, car l’autre, qui a trait aux formes et aux ordonnances du culte, appartient au symbolisme surtout, car c’est lui qui en est l’âme; la vérité est que la démarcation des deux sciences n’est pas toujours facile à tracer tant parfois elles se greffent l’une sur l’autre, s’inspirent mutuellement, s’entremêlent, finissent presque par se confondre.

Avenir. — En me rendant à Solesmes, j’achèverai mon éducation, je verrai et j’entendrai l’expression la plus parfaite de cette liturgie et de ce chant grégorien dont le petit monastère de Notre-Dame de l’Atre n’a pu, à cause même du nombre restreint de ses officiants et de ses voix, que me donner une réduction, très fidèle, il est vrai, mais enfin une réduction.

En y joignant mes études personnelles sur la peinture religieuse, enlevée des sanctuaires et maintenant réunie dans des musées; en y ajoutant mes remarques sur les diverses cathédrales que j’explorai, j’aurai ainsi parcouru tout le cycle du domaine mystique, extrait l’essence du moyen âge, réuni en une sorte de gerbe ces tiges séparées, éparses depuis tant de siècles, observé plus à fond l’une d’elles, la symbolique, dont certaines parties sont, à force de les avoir négligées, presque perdues.

La Symbolique! elle a été l’attrait décidé de ma vie à Chartres; elle m’a allégé et consolé lorsque je souffrais de me sentir l’âme si importune et si basse. Et il tenta de se la remémorer, de l’embrasser en son ensemble.

Elle jaillissait comme un arbre touffu, dont la racine plongeait dans le sol même de la Bible; elle y puisait en effet sa substance et en tirait son sue; le tronc était la symbolique des Écritures, la préfiguration des Évangiles par l’Ancien Testament; les branches: les allégories de l’architecture, des couleurs, des gemmes, de la flore, de la faune, les hiéroglyphes des nombres, les emblèmes des objets et des vêtements de l’Église; un petit rameau déterminait les odeurs liturgiques et une brindille, desséchée dès sa naissance et quasi morte, la danse.

Car la danse religieuse a existé, reprit Durtal; elle a été, dans l’antiquité, l’offrande de l’adoration, la dîme des liesses; David sautant devant l’arche en est une preuve.

Dans les premiers temps du christianisme, les fidèles et les prêtres se trémoussent pour honorer le Seigneur, croient, en clunagitant, imiter l’allégresse des bienheureux, la joie de ces anges que saint Basile nous montre exécutant des pas dans les redoutes parées du ciel.

L’on en arrive bientôt, ainsi qu’à Tolède, à tolérer des messes dites Mussarabes pendant lesquelles les ouailles gambadent en pleine cathédrale; mais ces cabrioles ne tardent pas à exclure le caractère pieux qu’on veut bien leur prêter; elles deviennent un piment pour le ragoût des sens et plusieurs conciles les interdisent.

Au dix-septième siècle, les ballets dévots survivent cependant dans certaines provinces; on les découvre à Limoges où le curé de Saint-Léonard et ses paroissiens pirouettent dans le choeur de l’église. Au dix-huitième siècle, l’on discerne leurs traces dans le Roussillon. A l’heure actuelle, la danse liturgique persiste encore, mais c’est en Espagne surtout que la tradition de ces fariboles s’est conservée.

Il n’y a pas très longtemps, lors de la fête du Corpus Christi, à Compostelle, la procession était précédée dans les rues par un individu de haute taille qui se démenait en portant un autre homme sur ses épaules. Actuellement encore, à Séville, le jour de la fête du Saint-Sacrement, des enfants de choeur se dandinent en une sorte de valse lente et chantent des cantiques devant le maîtreautel de le cathédrale. Dans d’autres villes, aux fêtes de la Vierge, l’on déroule une sarabande autour de sa statue, l’on entre-choque des bâtons, l’on joue des castagnettes et pour clore la cérémonie, les assistants font, en guise d’amen, crépiter des pétards.

Mais tout cela est médiocrement intéressant et je me demande, en tout cas, quels sens peuvent bien être attribués à des entrechats et à des ronds de jambes? je m’imagine difficilement que des farandoles et des boléros puissent feindre des prières; je me persuade mal que l’on récite des actions de grâces en pilant du poivre avec ses pieds et en virant une illusoire manivelle de moulin à café avec ses bras.

La vérité est que le symbolisme de la danse est ignoré, qu’aucune règle ne nous est parvenue des acceptions que les anciens lui assignèrent. Au fond, la danse liturgique est une joie grossière des gens du Midi. Bornons-nous donc à la citer pour mémoire, et voilà tout.

Quelle a été maintenant, au point de vue pratique, l’influence du symbolisme sur les âmes?

Et Durtal se répondit: le moyen âge qui savait que sur cette terre tout est signe, tout est figure, que le visible ne vaut que par ce qu’il recouvre d’invisible, le moyen âge qui n’était pas, par conséquent, dupe, comme nous le sommes, des apparences, étudia de très près cette science et fit d’elle la pourvoyeuse et la servante de la mystique.

Convaincu que le seul but qu’il importait à l’homme de poursuivre, que la seule fin qu’il lui était nécessaire, ici-bas, d’atteindre, c’était d’entrer en relations directes avec le ciel et de devancer la mort, en se versant, en se fondant autant que possible en Dieu, il entraîna les âmes, les soumit à un régime tempéré de cloîtres, les émonda de leurs préoccupations terrestres, de leurs visées chamelles, les orienta toujours vers les mêmes pensées de renoncement et de pénitence, vers les mêmes idées de justice et d’amour, et, pour les contenir, pour les préserver d’elles-mêmes, il les cerna d’une barrière, mit autour d’elles Dieu en permanence, sous tous les aspects, sous toutes les formes.

Jésus surgit de partout, s’attesta dans la faune, dans la flore, dans les contours des monuments, dans les parures, dans les teintes; de quelque côté qu’il se tourna, l’homme le vit.

Et il vit aussi, de même qu’en un miroir qui la reflétait, sa propre âme; il put reconnaître, dans certaines plantes, les qualités qu’il devait acquérir, les vices contre lesquels il lui fallait se défendre.

Puis il eut encore devant les yeux d’autres exemples, car les symbolistes ne se bornèrent point à convertir en des cours de catéchisme des traités de botanique, de minéralogie, d’histoire naturelle, d’autres sciences; quelques-uns, au nombre desquels saint Méliton, finirent par appliquer leur procédé d’interprétation à tout ce qu’ils rencontrèrent; une cithare se mua pour eux en la poitrine des hommes dévots; les membres du corps humain se métamorphosèrent en des emblèmes; ainsi, la tête signifia le Christ; les cheveux, les saints; le nez, la discrétion; les narines, l’esprit de foi; l’oeil, la contemplation; la bouche, la tentation; la salive, la suavité de la vie intérieure; les oreilles, l’obéissance; les bras, l’amour de Jésus; les mains, les oeuvres; les ongles, la perfection des vertus; les genoux, le sacrement de pénitence; les jambes, les apôtres; les épaules, le joug du Fils; les mamelles, la doctrine évangélique; le ventre, l’avarice; les entrailles, les préceptes mystérieux de Notre-Seigneur; le buste et les reins, les pensées de luxure; les os, l’endurcissement; la moelle, la componction; les cartilages, les membres infirmes de l’Antéchrist ...; et ces écrivains étendirent leur mode d’exégèse aux objets les plus usuels, aux outils, aux instruments même qui se trouvaient à la portée de tous.

Ce fut une succession ininterrompue de leçons pieuses. Yves de Chartres nous l’affirme, les prêtres enseignaient la symbolique au peuple et il résulte également des recherches de dom Pitra, qu’au moyen âge, l’oeuvre de saint Méliton était populaire et connue de tous. Le paysan savait donc que sa charrue était l’image de la croix, que les sillons qu’elle traçait étaient les coeurs labourés des saints; il n’ignorait pas que les gerbes étaient les fruits de la contrition; la farine, la multitude des fidèles; la grange, le royaume des cieux; et il en était de même pour bien des métiers; bref, cette méthode des analogies fut pour chacun une constante invite à se mieux observer et à mieux prier.

Ainsi maniée, la symbolique servit de garde-frein pour enrayer la marche en avant du péché et de levier pour soulever les âmes et les aider à franchir les étapes de la vie mystique.

Sans doute, cette science, traduite dans tant de langues, ne fut accessible que dans ses principales lignes aux masses et parfois quand elle se tréfila dans des esprits chantournés tels que celui du bon Durand de Mende, elle eut l’air d’être décousue, pleine de volte-faces d’acceptions et d’aléas de sens. Il semble alors que le symboliste se complaise à découper avec de petits ciseaux à broder un cil; mais, en dépit de ces exagérations qu’elle tolérait, en souriant, l’Église n’en réussit pas moins, par cette tactique de l’insistance, à sauver les âmes, à pratiquer en grand la culture des saints.

Puis vint la Renaissance et la symbolique sombra en même temps que l’architecture religieuse.

Plus heureuse que ses vassales, la mystique, proprement dite, a survécu à cette époque de joyeux opprobres, car l’on peut assurer que si elle a franchi cette période sans rien produire, elle a ensuite épanoui dans l’Espagne ses plus magnifiques touffes avec saint Jean de la Croix et sainte Térèse.

Depuis lors, la mystique doctrinale paraît tarie; mais il n’en est pas de même de la mystique expérimentale qui continue à s’acclimater, à se développer dans les cloîtres.

Quant à la liturgie et au plain-chant, ils ont passé par les phases les plus diverses. Après s’être éparpillée et décomposée dans les bréviaires les plus variés des provinces, la liturgie a été ramenée à l’unité romaine, par les efforts de dom Guéranger, et l’on peut espérer que les bénédictins finiront aussi par rappeler toutes les églises à la pleine observance du vrai plain-chant.

Celle-ci surtout, soupira Durtal. Il la regardait sa cathédrale, l’aimait davantage encore, maintenant qu’il devait pour quelques jours s’éloigner d’elle; il essayait, pour mieux garder son souvenir en lui, de la récapituler, de la condenser, et il se disait:

Elle est un résumé du ciel et de la terre; du ciel dont elle nous montre la phalange serrée des habitants, prophètes, patriarches, anges et saints éclairant avec leurs corps diaphanes l’intérieur de l’église, chantant la gloire de la Mère et du Fils; de la terre, car elle prêche la montée de l’âme, l’ascension de l’homme; elle indique nettement, en effet, aux chrétiens, l’itinéraire de la vie parfaite. Ils doivent, pour comprendre le symbole, entrer dans le portail Royal, franchir la nef, le transept, le choeur, les trois degrés successifs de l’ascèse, gagner le haut de la croix, là où repose, ceinte d’une couronne par les chapelles et l’abside, la tête et le col penchés du Christ que simulent l’autel et l’axe infléchi du choeur.

Et ils sont alors arrivés à la voie unitive, tout près de la Vierge qui ne gémit plus, ainsi que dans la scène douloureuse du Calvaire, au pied de l’arbre, mais qui se tient, voilée sous l’apparence de la sacristie, à côté du visage de son Fils, se rapprochant de lui pour le mieux consoler, pour le mieux voir.

Et cette allégorie de la vie mystique, décelée par l’intérieur de la cathédrale, se complète au dehors par l’aspect suppliant de l’édifice. Affolée par la joie de l’union, l’âme, désespérée de vivre, n’aspire plus qu’à s’évader pour toujours de la géhenne de sa chair; aussi adjure-t-elle l’Époux, avec les bras levés de ses tours, d’avoir pitié d’elle, de venir la chercher, de la prendre par les mains jointes de ses clochers pour l’arracher de terre et l’emmener avec lui, au ciel.

Elle est enfin, cette basilique, la plus magnifique expression de l’art que le moyen âge nous ait léguée. Sa façade n’a ni l’effrayante majesté de la façade ajourée de Reims, ni la lenteur, ni la tristesse de Notre-Dame de Paris, ni la grâce géante d’Amiens, ni la massive solennité de Bourges; mais elle révèle une imposante simplicité, une sveltesse, un élan, qu’aucune autre cathédrale ne peut atteindre.

Seule, la nef d’Amiens se lamine, s’écharne, s’effile, se filise, fuse aussi ardemment que la sienne, du sol; mais le vaisseau d’Amiens est clair et morne et celui de Chartres est mystérieux et intime et il est, de tous, celui qui évoque le mieux l’idée d’un corps délicat de sainte, émaciée par les prières, rendue par les jeûnes presque lucide. Puis ses verrières sont sans pareilles, supérieures même à celles de Bourges dont le sanctuaire est cependant fleuri de somptueux bouquets de Déicoles! Enfin, sa sculpture du porche Royal est la plus belle, la plus extraterrestre qui ait jamais été façonnée par la main de l’homme.

Elle est encore presque unique, car elle n’a rien de l’aspect douloureux et menaçant de ses grandes soeurs. C’est à peine si quelques démons grimaçent aux aguets sur ses portails, pour tourmenter les âmes; la liste de ses châtiments est courte; elle se borne à énumérer en quelques statuettes la variété des peines; au dedans, la Vierge reste surtout la Vierge de Bethléem, la jeune mère, et jésus est toujours un peu Enfant avec Elle et Il lui obéit lorsqu’Elle l’implore.

Elle avère, du reste, l’ampleur de sa patience, de sa charité, par le symbole de la longueur de sa crypte et de la largeur de sa nef qui surpassent celles des autres basiliques.

Elle est, en somme, la cathédrale mystique, par excellence, celle où la Madone accueille avec le plus de mansuétude les pécheurs.

Voyons, fit Durtal, en consultant sa montre, l’abbé Gévresin doit avoir terminé son déjeuner; c’est le moment de lui faire mes adieux, avant que de rejoindre l’abbé Plomb à la gare.

Il traversa la cour de l’évêché et sonna chez le prêtre.

— Vous voici sur votre départ, dit Mme Bavoil qui ouvrit la porte et le conduisit près de son maître.

— Mais oui...

— Je vous envie, soupira l’abbé, car vous allez assister à de merveilleux offices et entendre d’admirables chants.

— Je l’espère; si seulement, cela pouvait me coordonner et me permettre de me retrouver chez moi, dans mon âme et non plus dans je ne sais quel logis ouvert à tous les vents.

— Elle manque de serrures et de loquets, votre âme, fit Mme Bavoil, en riant.

— Elle est un lieu public où toutes les distractions s’accostent et jasent; je suis constamment sorti et quand je veux rentrer chez moi, la place est prise.

— Dame, ça se conçoit; vous n’ignorez pas le proverbe: qui va à la chasse, perd sa place.

— C’est très joli à dire, mais...

— Mais, notre ami, le Seigneur a prévu le cas, lorsque à propos de ces diversions qui voltigent dans l’esprit comme des mouches, il a répondu aux plaintes de Jeanne de Matel désolée par ces noises d’imiter le chasseur dont le carnier n’est jamais vide parce qu’à défaut d’une grosse proie, il s’empare, en chemin, de la petite qu’il rencontre.

— Encore faudrait-il en rencontrer une!

— Vivez en paix, là-bas, dit l’abbé; ne vous occupez pas d’examiner si, oui ou non, votre domaine est clos et écoutez ce conseil. Vous avez coutume, n’est-ce pas, de débiter des oraisons que vous savez par coeur; et c’est surtout pendant ce temps que les évagations se produisent; eh bien, laissez de côté ces oraisons et suivez très régulièrement, dans la chapelle du cloître, les prières des offices. Vous les connaissez moins, vous serez obligé, ne fût-ce que pour les bien comprendre, de les lire avec soin; vous aurez donc moins de chance de vous désunir.

— Sans doute, répliqua Durtal, mais quand l’on n’a pas dévidé les prières que l’on a pris l’habitude de réciter, il semble que l’on n’a pas prié. Je conviens que ce que j’avance est absurde, mais il n’est point de fidèle qui ne la perçoive, cette impression, lorsqu’on lui change le texte de ses patenôtres.

L’abbé sourit.

— Les vraies exorations, reprit-il, sont celles de la liturgie, celles que Dieu nous a enseignées, lui-même, les seules qui se servent d’une langue digne de lui, de sa propre langue. Elles sont complètes et elles sont souveraines, car tous nos désirs, tous nos regrets, toutes nos plaintes sont fixés dans les psaumes. Le prophète a tout prévu et tout dit; laissez-le donc parler pour vous et vous prêter ainsi, par son intermédiaire auprès de Dieu, son assistance.

Quant aux suppliques que vous pouvez éprouver le besoin d’adresser à Dieu, en dehors des heures réservées à leur usage, faites-les courtes. Imitez les solitaires de l’Égypte, les Pères du désert, qui étaient des maîtres en l’art d’orer. Voici ce que déclare à Cassien le vieil Isaac: priez peu à la fois et souvent, de peur que si vos oraisons ne sont longues, l’Ennemi ne vienne à les troubler. Conformez-vous à ces deux règles, elles vous sauveront des émeutes intimes. Allez donc en paix et n’hésitez pas d’ailleurs, si quelque embarras vous survient, à consulter l’abbé Plomb.

— Hé, notre ami, s’exclama en riant Mme Bavoil, vous pourriez encore enrayer vos dissipations, en usant du moyen qu’employait l’abbesse sainte Aure, pour psalmodier le psautier; elle s’asseyait dans une chaire dont le dos était percé de cent longs clous et quand elle se sentait s’évaporer, elle s’appuyait fortement les épaules sur leurs pointes; rien de tel, je vous en réponds, pour rallier les gens et ranimer l’attention qui s’endort...

— Merci bien...

— Autre chose, reprit-elle, cessant de rire, vous devriez différer votre départ de quelques jours, car après-demain se célèbre une fête en l’honneur de la Vierge; l’on attend des pèlerinages de Paris et l’on portera en procession dans les rues la châsse qui contient le voile de notre Mère.

— Ah! s’écria Durtal, je n’aime guère les dévotions en commun; quand Notre-Dame tient ses assises solennelles, je m’absente et j’attends pour la visiter qu’Elle soit seule. Les multitudes bramant des cantiques, avec des yeux qui rampent ou cherchent des épingles à terre sous prétexte d’onction, m’excèdent. Je suis pour les reines délaissées, pour les églises désertes, pour les chapelles noires. Je suis de l’avis de saint jean de la Croix qui avoue ne pas aimer les pèlerinages de foules, parce que l’on en revient encore plus distrait qu’on n’y est allé.

Non, ce qu’il me coûte un peu de quitter, en m’éloignant de Chartres, c’est justement ce silence, cette solitude de la cathédrale, ces entretiens dans la nuit de la crypte et le crépuscule de la nef avec la Vierge. Ah! c’est ici seulement qu’on est auprès d’Elle et qu’on la voit!

Au fait, reprit-il après un moment de réflexion, on la voit, dans le sens exact du mot, ou, du moins, l’on peut s’imaginer la voir. S’il est un endroit où je me représente son visage, son attitude, son portrait, en un mot, c’est à Chartres.

— Comment cela?

— Mais, monsieur l’abbé, nous ne possédons, en somme, aucun renseignement sérieux sur la physionomie, sur l’allure de notre Mère. Ses traits demeurent donc incertains, exprès j’en suis sûr, afin que chacun puisse la contempler sous l’aspect qui lui plaît le mieux, l’incarner dans l’idéal qu’il rêve.

Tenez, saint Épiphane; il nous la décrit grande, les yeux olivâtres, les sourcils arqués, très noirs, le nez aquilin, la bouche rose et la peau dorée, c’est une vision d’homme de l’Orient.

Prenez, d’autre part, Marie d’Agréda. Pour elle, la Vierge est élancée, a les cheveux et les sourcils noirs, les yeux tirant sur le vert obscur, le nez droit, les lèvres vermeilles, et le teint brun. Vous reconnaissez là l’idéal de grâce espagnole que concevait cette abbesse.

Consultez enfin la soeur Emmerich. Suivant elle, Marie est blonde, a de grands yeux, le nez assez long, le menton un peu pointu, le teint clair et sa taille n’est pas très élevée. Ici, nous avons affaire à une Allemande que ne contente point la beauté brune.

Et l’une et l’autre de ces deux femmes sont des voyantes auxquelles la Madone est apparue, empruntant justement la seule forme qui pouvait les séduire, de même qu’Elle se montra, sous un modèle de joliesse fade, le seul qu’elles pouvaient comprendre, à Mélanie de la Salette et à Bernadette de Lourdes.

Eh bien, moi, qui ne suis point un visionnaire et qui dois avoir recours à mon imagination pour me la figurer, il me semble que je l’aperçois dans les contours, dans l’expression même de la cathédrale; les traits sont un peu brouillés dans le pâle éblouissement de la grande rose qui flamboie derrière sa tète, telle qu’un nimbe. Elle sourit et ses yeux, tout en lumière, ont l’incomparable éclat de ces clairs saphirs qui éclairent l’entrée de la nef. Son corps fluide s’effuse en une robe candide de flammes, rayée de cannelures, côtelée, ainsi que la jupe de la fausse Berthe. Son visage a une blancheur qui se nacre et la chevelure, comme tissée par un rouet de soleil, vole en des fils d’or; Elle est l’épouse du Cantique: Pulchra ut luna, electa ut sol. La basilique où Elle réside et qui se confond avec Elle s’illumine de ses grâces; les gemmes des verrières chantent ses vertus; les colonnes minces et frêles qui s’élancent d’un jet, des dalles jusques aux combles, décèlent ses aspirations et ses désirs; le pavé raconte son humilité; les voûtes qui se réunissent, de même qu’un dais, au-dessus d’Elle, narrent sa charité, les pierres et les vitres répètent ses antiennes; et il n’est pas jusqu’à l’aspect belliqueux de quelques détails du sanctuaire, jusqu’à cette tournure chevaleresque rappelant les Croisades, avec les lames d’épées et les boucliers des fenêtres et des roses, le casque des ogives, les cottes de maille du clocher vieux, les treillis de fer de certains carreaux, qui n’évoquent le souvenir du capitule de prime et de l’antienne de laudes de son petit office, qui ne traduise le terribilis ut castrorum acies ordinata, qui ne relate cette privauté qu’Elle possède, quand Elle le veut, d’être "ainsi qu’une armée rangée en bataille, terrible".

Mais Elle ne le veut pas souvent ici, je crois; aussi cette cathédrale est-elle surtout le reflet de son inépuisable mansuétude, l’écho de son impartible gloire!

— Ah! vous, il vous sera beaucoup pardonné, parce que vous L’aurez beaucoup aimée, s’écria Mme Bavoil.

Et, Durtal se levant pour prendre congé, elle l’embrassa affectueusement, maternellement, et dit:

— Nous prierons de toutes nos forces, notre ami, afin que Dieu vous instruise, vous indique votre vocation, vous guide, lui-même, dans la voie que vous devez suivre.

— J’espère, monsieur l’abbé, que, pendant mon absence, vos rhumatismes vous laisseront un peu de répit, fit Durtal, en serrant la main du vieux prêtre.

— Oh! il ne faut pas souhaiter de ne plus du tout souffrir, répliqua l’abbé, car il n’est si lourde croix que de n’en point avoir. Aussi, faites comme moi ou plutôt mieux que moi qui geins encore; prenez gaiement votre parti de vos sécheresses, de vos épreuves. Adieu, que le Seigneur vous bénisse!

— Et que l’aïeule des Madones de France, que la Dame de Chartres vous protège! ajouta Mme Bavoil qui, lorsque la porte fut fermée, soupira:

— Certainement, j’aurai le coeur bien gros s’il quitte pour jamais notre ville, car il est un peu notre enfant, cet ami-là; mais ce que je serais tout de même heureuse, s’il devenait un vrai moine!

Et elle se mit soudain à rire.

— Père, fit-elle, est-ce qu’on lui coupera la moustache, s’il entre dans un cloître?

— N’en doutez pas.

Elle tenta un effort pour se préciser Durtal glabre et elle conclut, en riant:

— J’ai idée que cette rasure ne l’avantagera guère.

— Ces femmes, dit l’abbé, en haussant doucement les épaules.

— Enfin, reprit-elle, que devons-nous augurer de ce voyage?

— Ce n’est pas à moi qu’il convient de le demander, madame Bavoil.

— C’est juste; et elle joignit les mains, murmurant:

Cela dépend de Vous, assistez-le dans sa pénurie, pensez qu’il ne peut rien sans votre aide, bonne Tentatrice, Notre-Dame du Pilier, Vierge de Sous Terre!