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Pages Catholique (1900)


blue  Préface.

blue  En Route.

blue  La Cathédrale.

blue  Préface de la 15e édition d’En Route.

blue  Préface du Petit Catéchisme liturgique de l’abbé Henri Dutilliet.



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EN ROUTE

EN Route est, comme nous l’avons dit, l’histoire d’une conversion. Durtal, le personnage principal de Là-Bas, touché par la grâce et secondé par un vieux prêtre du nom de Gévresin, part pour renier sa vie et se confesser et communier dans une Trappe. Ce livre nous raconte ses débats d’âme, ses souffrances, ses joies, et il contient en outre d’intéressantes pages sur la liturgie, sur la mystique, sur le plain-chant dont nous donnerons de longs et de savoureux extraits.


1

L’ART DE L’ÉGLISE. — LE PLAIN-CHANT. — LE DE PROFUNDIS. — LE DIES IRAE. — LA MUSIQUE RELIGIEUSE.

Dans un grand silence, l’orgue préluda, puis s’effaça, soutint seulement l’envolée des voix. Un chant lent, désolé, montait, le "De profundis." Des gerbes de voix filaient sous les voûtes, fusaient avec les sons presque verts des harmonicas, avec les timbres pointus des cristaux qu’on brise.

Appuyées sur le grondement contenu de l’orgue, étayées par des basses si creuses qu’elles semblaient comme descendues en elles-mêmes, comme souterraines, elles jaillissaient, scandant le verset "De profundis clamavi ad te, Do," puis elles s’arrêtaient exténuées, laissaient tomber ainsi qu’une lourde larme la syllabe finale, "mine;" — et ces voix d’enfants proches de la mue reprenaient le deuxième verset du psaume "Domine, exaudi vocem meam" et la seconde moitié du dernier mot restait encore en suspens, mais au lieu de se détacher, de tomber à terre, de s’y écraser telle qu’une goutte, elle semblait se redresser d’un suprême effort et darder jusqu’au ciel le cri d’angoisse de l’âme désincarnée, jetée nue, en pleurs, devant son Dieu.

Et, après une pause, l’orgue assisté de deux contrebasses mugissait, emportant dans son torrent toutes les voix, les barytons, les ténors et les basses, ne servant plus seulement alors de gaines aux lames aiguës des gosses, mais sonnant découvertes, donnant à pleine gorge, et l’élan des petits soprani les perçait quand même, les traversait, pareil à une flèche de cristal, d’un trait.

Puis une nouvelle pause; — et dans le silence de l’église, les strophes gémissaient à nouveau, lancées, ainsi que sur un tremplin, par l’orgue. En les écoutant avec attention, en tentant de les décomposer, en fermant les yeux, Durtal les voyait d’abord presque horizontales, s’élever peu à peu, s’ériger à la fin, toutes droites, puis vaciller en pleurant et se casser du bout.

Et soudain, à la fin du psaume, alors qu’arrivait le répons de l’antienne "Et lux perpetua luceat eis," les voix enfantines se déchiraient en un cri douloureux de soie, en un sanglot affilé, tremblant sur le mot eis qui restait suspendu, dans le vide.

Ces voix d’enfants tendues jusqu’à éclater, ces voix claires et acérées mettaient dans la ténèbre du chant des blancheurs d’aube; alliant leurs sons de pure mousseline au timbre retentissant des bronzes, forant avec le jet comme en vif argent de leurs eaux les cataractes sombres des gros chantres, elles aiguillaient les plaintes, renforçaient jusqu’à l’amertume le sel ardent des pleurs, mais elles insinuaient aussi une sorte de caresse tutélaire, de fraîcheur balsamique, d’aide lustrale; elles allumaient dans l’ombre ces brèves clartés que tintent, au petit jour, les angélus; elles évoquaient, en devançant les prophéties du texte, la compatissante image de la Vierge passant, aux pâles lueurs de leurs sons, dans la nuit de cette prose.

C’était incomparablement beau, ce "De profundis" ainsi chanté. Cette requête sublime finissant dans les sanglots au moment où l’âme des voix allait franchir les frontières humaines tordit les nerfs de Durtal, lui tressailla le coeur. Puis il voulut s’abstraire, s’attacher surtout au sens de la morne plainte où l’être déchu, lamentablement, implore, en gémissant, son Dieu. Et ces cris de la troisième strophe lui revenaient, ceux, où suppliant, désespéré, du fond de l’abîme, son Sauveur, l’homme, maintenant qu’il se sait écouté, hésite, honteux, ne sachant plus que dire. Les excuses qu’il prépara lui paraissent vaines, les arguments qu’il ajusta lui semblent nuls et alors il balbutie: "si vous tenez compte des iniquités, Seigneur, Seigneur, qui trouvera grâce?"

Le "De profundis" avait cessé; — après un silence, — la maîtrise entonna un motet du dix-huitième siècle, mais Durtal ne s’intéressait que médiocrement à la musique humaine dans les églises. Ce qui lui semblait supérieur aux oeuvres les plus vantées de la musique théâtrale ou mondaine, c’était le vieux plain-chant, cette mélodie plane et nue, tout à la fois aérienne et tombale; c’était ce cri solennel des tristesses et altier des joies, c’étaient ces hymnes grandioses de la foi de l’homme qui semblent sourdre dans les cathédrales, comme d’irrésistibles geysers, du pied même des piliers romans. Quelle musique, si ample ou si douloureuse ou si tendre qu’elle fût, valait le "De profundis" chanté en faux-bourdon, les solennités du "Magnificat," les verves augustes du "Lauda Sion," les enthousiasmes du "Salve Regina," les détresses du "Miserere" et du "Stabat," les omnipotentes majestés du "Te Deum?" des artistes de génie s’étaient évertués à traduire les textes sacrés: Vittoria, Josquin De Près, Palestrina, Orlando de Lassus, Haendel, Bach, Haydn, avaient écrit de merveilleuses pages; souvent même, ils avaient été soulevés par l’effluence mystique, par l’émanation même du Moyen Age à jamais perdue; et leurs oeuvres gardaient pourtant un certain apparat, demeuraient, malgré tout, orgueilleuses, en face de l’humble magnificence, de la sobre splendeur du chant grégorien et après ceux-là ç’avait été fini, car les compositeurs ne croyaient plus.

Dans le moderne, l’on pouvait cependant citer quelques morceaux religieux de Lesueur, de Wagner, de Berlioz, de César Franck, et encore sentait-on chez eux l’artiste tapi sous son oeuvre, l’artiste tenant à exhiber sa science, pensant à exalter sa gloire et par conséquent omettant Dieu. L’on se trouvait en face d’hommes supérieurs, mais d’hommes, avec leurs faiblesses, leur inaliénable vanité, la tare même de leurs sens. Dans le chant liturgique créé presque toujours anonymement au fond des cloîtres, c’était une source extraterrestre, sans filon de péchés, sans trace d’art. C’était une surgie d’âmes déjà libérées du servage des chairs, une explosion de tendresses surélevées et de joies pures; c’était aussi l’idiome de l’Eglise, l’Evangile musical accessible, comme l’Evangile même, aux plus raffinés et aux plus humbles.

Ah! la vraie preuve du Catholicisme, c’était cet art qu’il avait fondé, cet art que nul n’a surpassé encore! C’était, en peinture et en sculpture les primitifs; les mystiques dans les poésies et dans les proses; en musique, c’était le plain-chant; en architecture, c’était le roman et le gothique. Et tout cela se tenait, flambait en une seule gerbe, sur le même autel; tout cela se conciliait en une touffe de pensées unique: révérer, adorer, servir le Dispensateur, en lui montrant, réverbéré dans l’âme de sa créature, ainsi qu’en un fidèle miroir, le prêt encore immaculé de ses dons.

Alors, dans cet admirable Moyen Age, où l’art, allaité par l’Eglise, anticipa sur la mort, s’avança jusqu’au seuil de l’éternité, jusqu’à Dieu, le concept divin et la forme céleste furent devinés, entr’ aperçus, pour la première et peut-être pour la dernière fois, par l’homme. Et ils se correspondaient, se répercutaient, d’arts en arts.

Les Vierges eurent des faces en amandes, des visages allongés comme ces ogives que le gothique amenuisa pour distribuer une lumières ascétique, un jour virginal, dans la châsse mystérieuse de ses nefs. Dans les tableaux des primitifs, le teint des saintes femmes devient transparent comme la cire paschale et leurs cheveux sont pâles comme les miettes dédorées des vrais encens; leur corsage enfantin renfle à peine, leurs fronts bombent comme le verre des custodes, leurs doigts se fusèlent, leurs corps s’élancent ainsi que de fins piliers. Leur beauté devient, en quelque sorte, liturgique. Elles semblent vivre dans le feu des verrières, empruntant aux tourbillons en flammes des rosaces la roue de leurs auréoles, les braises bleues de leurs yeux, les tisons mourants de leurs lèvres, gardant pour leurs parures les couleurs dédaignées de leurs chairs, les dépouillant de leurs lueurs, les muant, lorsqu’elles les transportent sur l’étoffe, en des tons opaques qui aident encore par leur contraste à attester la clarté séraphique du regard, la dolente candeur de la bouche que parfume, suivant le propre du temps, la senteur de lis des cantiques, ou la pénitentielle odeur de la myrrhe des psaumes.

Il y eut alors entre artistes une coalition de cervelles, une fonte d’âmes. Les peintres s’associèrent dans un même idéal de beauté avec les architectes; ils affilièrent en un indestructible accord les cathédrales et les saintes; seulement, au rebours des usages connus, ils sertirent le bijou d’après l’écrin, modelèrent les reliques d’après la châsse.

De leur côté, les proses chantées de l’Eglise eurent de subtiles affinités avec les toiles des Primitifs.

Les répons de Ténèbres de Vittoria ne sont-ils pas d’une inspiration similaire, d’une altitude égale à celles du chef-d’oeuvre de Quentin Metsys, l’"ensevelissement du Christ?" le "Regina coeli" du musicien flamand Lassus n’a-t-il pas la bonne foi, l’allure candide et baroque de certaines statues de retables ou des tableaux religieux du vieux Brueghel? Enfin le "miserere" du maître de chapelle de Louis xii, de Josquin de Près, n’a-t-il pas, de même que les panneaux des primitifs de la Bourgogne et des Flandres, un essor un peu patient, une simplesse filiforme un peu roide, mais n’exhale-t-il point, comme eux aussi, une saveur vraiment mystique, ne se contourne-t-il pas en une gaucherie vraiment touchante?

L’idéal de toutes ces oeuvres est le même et, par des moyens différents, atteint.

Quant au plain-chant, l’accord de sa mélodie avec l’architecture est certain aussi; parfois, il se courbe ainsi que les sombres arceaux romans, surgit, ténébreux et pensif, tel que les pleins cintres. Le "De profundis," par exemple, s’incurve semblable à ces grands arcs qui forment l’ossature enfumée des voûtes; il est lent et nocturne comme eux; il ne se tend que dans l’obscurité, ne se meut que dans la pénombre marrie des cryptes.

Parfois, au contraire, le chant grégorien semble emprunter au gothique ses lobes fleuris, ses flèches déchiquetées, ses rouets de gaze, ses trémies de dentelles, ses guipures légères et ténues comme des voix d’enfants. Alors il passe d’un extrême à l’autre, de l’ampleur des détresses à l’infini des joies. D’autres fois encore, la musique plane et la musique chrétienne qu’elle enfanta se plient de même que la sculpture à la gaieté du peuple; elles s’associent aux allégresses ingénues, aux rires sculptés des vieux porches; elles prennent ainsi que dans le chant de la Noël, l’"Adeste fideles," et dans l’hymne pascal l’"O filii et filiae," le rythme populacier des foules; elles se font petites et familières telles que les Evangiles, se soumettent aux humbles souhaits des pauvres, et leur prêtant un air de fête facile à retenir, un véhicule mélodique qui les emporte en de pures régions où ces âmes naïves s’ébattent aux pieds indulgents du Christ.

Créé par l’Eglise, élevé par elle, dans les psallettes du Moyen Age, le plain-chant est la paraphrase aérienne et mouvante de l’immobile structure des cathédrales; il est l’interprétation immatérielle et fluide des toiles des primitifs; il est la traduction ailée et il est aussi la stricte et la flexible étole de ces proses latines qu’édifièrent les moines, exhaussés, jadis, hors des temps, dans des cloîtres.

Il est maintenant altéré et décousu, vainement dominé par le fracas des orgues, et il est chanté Dieu sait comme!

La plupart des maîtrises, lorsqu’elles l’entonnent, se plaisent à simuler les borborygmes qui gargouillent dans les conduites d’eaux; d’autres se délectent à imiter le grincement des crécelles, le hiement des poulies, le cri des grues; malgré tout, son imperméable beauté subsiste, sourd quand même de ces meuglements égarés de chantres.

Le silence subit de l’église dispersa Durtal. Il se leva, regarda autour de lui; dans son coin, personne, sinon deux pauvresses endormies, les pieds sur des barreaux de chaises, la tête sur leurs genoux. En se penchant un peu, il aperçut en l’air, dans une chapelle noire, le rubis d’une veilleuse brûlant dans un verre rouge; aucun bruit, sauf le pas militaire d’un suisse, faisant sa ronde, au loin.

Durtal se rassit; la douceur de cette solitude qu’aromatisait le parfum des cires mêlé aux souvenirs déjà lointains à cette heure des fumées d’encens, s’évanouit d’un coup. Aux premiers accords plaqués sur l’orgue, Durtal reconnut le "Dies irae," l’hymne désespérée du Moyen Age; instinctivement, il baissa le front et écouta.

Ce n’était plus, ainsi que dans le "De profundis," une supplique humble, une souffrance qui se croit entendue, qui discerne pour cheminer dans sa nuit un sentier de lueurs; ce n’était plus la prière qui conserve assez d’espoir pour ne pas trembler; c’était le cri de la désolation absolue et de l’effroi.

Et, en effet, la colère divine soufflait en tempête dans ces strophes. Elles semblaient s’adresser moins au Dieu de miséricorde, à l’exorable Fils qu’à l’inflexible Père, à Celui que l’Ancien Testament nous montre, bouleversé de fureur, mal apaisé par les fumigations des bûchers, par les incompréhensibles attraits des holocaustes. Dans ce chant, il se dressait, plus farouche encore, car il menaçait d’affoler les eaux, de fracasser les monts, d’éventrer, à coups de foudre, les océans du ciel. Et la terre épouvantée criait de peur.

C’était une voix cristalline, une voix claire d’enfant qui clamait dans le silence de la nef l’annonce des cataclysmes; et après elle, la maîtrise chantait de nouvelles strophes où l’implacable Juge venait, dans les éclats déchirants des trompettes, purifier par le feu la sanie du monde.

Puis, à son tour, une basse profonde, voûtée, comme issue des caveaux de l’église, soulignait l’horreur de ces prophéties, aggravait la stupeur de ces menaces; et après une courte reprise du choeur, un alto les répétait, les détaillait encore et alors que l’effrayant poème avait épuisé le récit des châtiments et des peines, dans le timbre suraigu, dans le fausset d’un petit garçon, le nom de Jésus passait et c’était une éclaircie dans cette trombe; l’univers haletant criait grâce, rappelait, par toutes les voix de la maîtrise, les miséricordes infinies du Sauveur et ses pardons, le conjurait de l’absoudre, comme jadis il épargna le larron pénitent et la Madeleine.

Mais, dans la même mélodie désolée et têtue, la tempête sévissait à nouveau, noyait de ses lames les plages entrevues du ciel, et les solos continuaient, découragés, coupés par les rentrées éplorées du choeur, incarnant tout à tour, avec la diversité des voix, les conditions spéciales des hontes, les états particuliers des transes, les âges différents des pleurs.

A la fin, alors que mêlées encore et confondues, ces voix avaient charrié, sur les grandes eaux de l’orgue, toutes les épaves des douleurs humaines, toutes les bouées des prières et des larmes, elles retombaient exténuées, paralysées par l’épouvante, gémissaient en des soupirs d’enfant qui se cache la face, balbutiaient le "dona eis requiem," terminaient, épuisées, par un "Amen" si plaintif qu’il expirait ainsi qu’une haleine, au dessus des sanglots de l’orgue.

Quel homme avait pu imaginer de telles désespérances, rêver à de tels désastres? Et Durtal se répondait: personne.

Le fait est que l’on s’était vainement ingénié à découvrir l’auteur de cette musique et de cette prose. On les avait attribuées à Frangipani, à Thomas de Celano, à saint Bernard, à un tas d’autres, et elles demeuraient anonymes, simplement formées par les alluvions douloureuses des temps. Le "Dies irae" semblait être tout d’abord tombé, ainsi qu’une semence de désolation, dans les âmes éperdues du onzième siècle; il y avait germé, puis lentement poussé, nourri par la sève des angoisses, arrosé par la pluie des larmes. Il avait été enfin taillé lorsqu’il avait paru mûr et il avait été trop ébranché peut-être, car dans l’un des premiers textes que l’on connaît, une strophe, depuis disparue, évoquait la magnifique et barbare image de la terre qui tournait en crachant des flammes, tandis que les constellations volaient en éclats, que le ciel se ployait en deux comme un livre!

Tout cela n’empêche, conclut Durtal, que ces tercets tramés d’ombre et de froid, frappés de rimes se répercutant en de durs échos, que cette musique de toile rude qui enrobe les phrases telle qu’un suaire et dessine les contours rigides de l’oeuvre ne soient admirables! — et pourtant ce chant qui étreint, qui rend avec tant d’énergie l’ampleur de cette prose, cette période mélodique qui parvient, tout en ne variant pas, tout en restant la même, à exprimer tour à tour la prière et l’effroi, m’ émeut, me poigne moins que le "De profundis" qui n’a cependant ni cette grandiose envergure, ni ce cri déchirant d’art.

Mais, chanté en faux-bourdon, ce psaume est terreux et suffoquant. Il sort du fond même des sépulcres, tandis que le "Dies irae" ne jaillit que du seuil des tombes. L’un est la voix même du trépassé, l’autre celles des vivants qui l’enterrent, et le mort pleure, mais reprend un peu de courage, quand déjà ceux qui l’ensevelissent désespèrent.

En fin de compte, je préfère le texte du "Dies irae" à celui du "De profundis," et la mélodie du "De profundis" à celle du "Dies irae." Il est vrai de dire aussi que cette dernière prose est modernisée, chantée théâtralement ici, sans l’imposante et nécessaire marche d’un unisson, conclut Durtal.




II

LA PSYCHOLOGIE D’UNE CONVERSION. — L’ÉGLISE HOPITAL DES AMES. — L’ÉGLSE SAINT-SEVERIN

Comment était-il redevenu catholique, comment en était-il arrivé là?

Et Durtal se répondait: je l’ignore, tout ce que je sais, c’est qu’après avoir été pendant des années incrédule, soudain je crois.

Voyons, se disait-il, tâchons cependant de raisonner si tant est que, dans l’obscurité d’un tel sujet, le bon sens subsiste.

En somme, ma surprise tient à des idées préconçues sur les conversions. J’ai entendu parler du bouleversement subit et violent de l’âme, du coup de foudre, ou bien de la foi faisant à la fin explosion dans un terrain lentement et savamment miné. Il est bien évident que les conversions peuvent s’effectuer suivant l’un ou l’autre de ces deux modes, car Dieu agit comme bon lui semble, mais il doit y avoir aussi un troisième moyen qui est sans doute le plus ordinaire, celui dont le Sauveur s’est servi pour moi. Et celui-là consiste en je ne sais quoi; c’est quelque chose d’analogue à la digestion d’un estomac qui travaille, sans qu’on le sente. Il n’y a pas eu de chemin de Damas, pas d’événements qui déterminent une crise; il n’est rien survenu et l’on se réveille un beau matin, et sans que l’on sache ni comment, ni pourquoi, c’est fait.

Oui, mais cette manoeuvre ressemble fort, en somme, à celle de cette mine qui n’éclate qu’après avoir été profondément creusée. Eh! Non, car, dans ce cas, les opérations sont sensibles; les objections qui embarrassaient la route sont résolues; j’aurais pu raisonner, suivre la marche de l’étincelle le long du fil et, ici, pas. J’ai sauté à l’improviste, sans avoir été prévenu, sans même m’ être douté que j’étais si studieusement sapé. Et ce n’est pas davantage le coup de foudre, à moins que je n’admette un coup de foudre qui serait occulte et taciturne, bizarre et doux. Et ce serait encore faux, car ce bouleversement brusque de l’âme vient presque toujours à la suite d’un malheur ou d’un crime, d’un acte enfin que l’on connaît.

Non, la seule chose qui me semble sûre, c’est qu’il y a eu, dans mon cas, prémotion divine, grâce.

Mais, fit-il, alors la psychologie de la conversion serait nulle? Et il se répondit:

Ça m’en a tout l’air, car je cherche vainement à me retracer les étapes par lesquelles j’ai passé; sans doute, je peux relever sur la route parcourue, çà et là, quelques bornes: l’amour de l’art, l’hérédité, l’ennui de vivre; je peux même me rappeler des sensations oubliées d’enfance, des cheminements souterrains d’idées suscitées par mes stations dans les églises; mais ce que je ne puis faire, c’est relier ces fils, les grouper en faisceau; ce que je ne puis comprendre, c’est la soudaine et la silencieuse explosion de lumière qui s’est faite en moi. Quand je cherche à m’expliquer comment, la veille, incrédule, je suis devenu, sans le savoir, en une nuit, croyant, eh bien! Je ne découvre rien, car l’action céleste a disparu, sans laisser de traces.

Il est bien certain, reprit-il, après un silence de pensée, que c’est la Vierge qui agit dans ces cas-là sur nous; c’est elle qui vous pétrit et vous remet entre les mains du Fils; mais ses doigts sont si légers, si fluides, si caressants que l’âme qu’ils ont retournée n’a rien senti.

Par contre, si j’ignore la marche et les relais de ma conversion, je puis au moins deviner quels sont les motifs qui, après une vie d’indifférence, m’ ont ramené dans les parages de l’Eglise, m’ ont fait errer dans ses alentours, m’ ont enfin poussé par le dos pour m’y faire entrer.

Et il se disait sans ambages, il y a trois causes:

D’abord un atavisme d’ancienne famille pieuse éparse dans des monastères; et des souvenirs d’enfance lui revenaient, de cousines, de tantes, entrevues dans des parloirs, des femmes douces et graves, blanches comme des oublies, qui l’intimidaient, en parlant bas, qui l’inquiétaient presque lorsqu’en le regardant, elles demandaient s’il était sage.

Il éprouvait une sorte de peur, se réfugiait dans les jupes de sa mère, tremblant quand, en partant, il fallait apporter son front au-devant de lèvres décolorées pour subir le souffle d’un baiser froid.

De loin, alors qu’il y songeait maintenant, ces entrevues qui l’avaient tant gêné dans son enfance lui semblaient exquises. Il y mettait toute une poésie de cloître, enveloppait ces parloirs si nus d’une odeur effacée de boiseries et de cire; et il revoyait aussi les jardins qu’il avait traversés dans ces couvents, des jardins embaumant le parfum amer et salé du buis, plantés de charmilles, semés de treilles dont les raisins toujours verts ne mûrissaient point, espacés de bancs dont la pierre rongée gardait des anciennes ondées des oeils d’eau; et mille détails lui revenaient de ces allées de tilleuls si tranquilles, de ces sentiers où il courait dans la guipure noire que dessinait sur le sol l’ombre tombée des branches. Il conservait de ces jardins qui lui paraissaient devenir plus grands à mesure qu’il avançait en âge un souvenir un peu confus où tremblait l’image embrouillée d’un vieux parc aulique et d’un verger de presbytère, situé au nord, resté, même quand le soleil l’échauffait, un peu humide.

Il n’était pas surprenant que ces sensations déformées par le temps eussent laissé en lui des infiltrations d’idées pieuses qui se creusaient alors qu’il les embellissait, en y songeant; tout cela pouvait avoir sourdement fermenté pendant trente années et se lever maintenant.

Mais les deux autres causes qu’il connaissait avaient dû être encore plus actives.

C’était son dégoût de l’existence et sa passion de l’art; et ce dégoût s’aggravait certainement de sa solitude et de son oisiveté.

Après avoir autrefois logé ses amitiés au hasard des gens et essuyé les plâtres d’âmes qui n’avaient aucun rapport avec la sienne, il s’était, après tant d’inutile vagabondage, enfin fixé; il avait été l’intime ami d’un Dr des Hermies, un médecin épris de démonomanie et de mystique et du sonneur de cloches de Saint-Sulpice, du breton Carhaix.

Ces affections-là n’étaient plus commes celles qu’il avaient connues, tout en superficie et en façade; elles étaient spacieuses et profondes, basées sur des similitudes de pensées, sur des lignes indissolubles d’âmes; et celles-là avaient été brusquement rompues; à deux mois de distance, des Hermies et Carhaix mouraient, tués, l’un par une fièvre typhoïde, l’autre par un refroidissement qui l’alita, après qu’il eut sonné l’angélus du soir dans sa tour.

Ce furent pour Durtal d’affreux coups. Son existence qu’aucun lieu n’amarra plus partit à la dérive; il erra, dispersé, se rendant compte que cet abandon était définitif, que, pour lui, l’âge n’était plus où l’on s’unit encore.

Aussi vivait-il seul, à l’écart, dans ses livres, mais la solitude qu’il supportait bravement quand il était occupé, quand il préparait un livre, lui devenait intolérable lorsqu’il était oisif. Il s’acagnardait des après-midi dans un fauteuil, s’essorait dans des songes; c’était alors surtout que des idées fixes se promenaient en lui; elles finissaient par lui jouer derrière le rideau baissé de ses yeux des féeries dont les actes ne variaient guère. Toujours des nudités lui dansaient dans la cervelle, au chant des psaumes; et il sortait de ces rêveries, haletant, énervé, capable, si un prêtre s’était trouvé là, de se jeter en pleurant à ses pieds, de même qu’il se fût rué aux plus basses ordures si une fille eût été près de lui, dans sa chambre.

Chassons par le travail tous ces phantasmes, se criait-il, mais travailler à quoi? Après avoir fait paraître une histoire de Gilles de Rais qui avait pu intéresser quelques artistes, il demeurait sans sujet, à l’affût d’un livre. Comme il était, en art, un homme d’excès, il sautait aussitôt d’un extrême à l’autre, et, après avoir fouillé le satanisme au Moyen Age, dans son récit du maréchal de Rais, il ne voyait plus d’intéressant à forer qu’une vie de sainte et quelques lignes découvertes dans les études sur la mystique de Goerres et de Ribet l’avaient lancé sur la piste d’une bienheureuse Lydwine, en quête de documents neufs.

Mais en admettant même qu’il en déterrât, pouvait-il ouvrer une vie de sainte? Il ne le croyait pas et les arguments sur lesquels il étayait son avis semblaient plausibles.

L’hagiographie était une branche maintenant perdue de l’art; il en était d’elle ainsi que de la sculpture sur bois et des miniatures des vieux missels. Elle n’était plus aujourd’hui traitée que par des marguilliers et par des prêtres, par des commissionnaires de style qui semblent toujours, lorsqu’ils écrivent, charger leurs fétus d’idées sur des camions; et elle était, entre leurs mains, devenue un des lieux communs de la bondieuserie, une transposition dans le livre des statuettes des Froc-Robert, des images en chromo des Bouasse.

La voie était donc libre et il semblait tout d’abord aisé de la planer; mais pour extraire le charme des légendes, il fallait la langue naïve des siècles révolus, le verbe ingénu des âges morts. Comment arriver à exprimer aujourd’hui le suc dolent et le blanc parfum des très anciennes traductions de la "Légende dorée" de Voragine? Comment lier en une candide gerbe ces fleurs plaintives que les moines cultivèrent dans les pourpris des cloîtres, alors que l’hagiographie était la soeur de l’art barbare et charmant des enlumineurs et des verriers, de l’ardente et de la chaste peinture des Primitifs?

On ne pouvait cependant songer à se livrer à de studieux pastiches, s’efforcer de singer froidement de telles oeuvres. Restait alors la question de savoir si, avec les ressources de l’art contemporain, l’on parviendrait à dresser l’humble et la haute figure d’une sainte; et c’était pour le moins douteux, car le manque de simplesse réelle, le fard trop ingénieux du style, les ruses d’un dessin attentif et la frime d’une couleur madrée transformeraient probablement l’élue en une cabotine. Ce ne serait plus une sainte, mais une actrice qui en jouerait plus ou moins adroitement le rôle; et alors, le charme serait détruit, les miracles paraîtraient machinés, les épisodes seraient absurdes! ... puis... puis... encore faudrait-il avoir une foi qui fût vraiment vive et croire à la sainteté de son héroïne, si l’on voulait tenter de l’exhumer et de la faire revivre dans une oeuvre.

Cela est si exact que voici Gustave Flaubert qui a écrit d’admirables pages sur la légende de Saint Julien L’Hospitalier. Elles marchent en un tumulte éblouissant et réglé, évoluent en une langue superbe dont l’apparente simplicité n’est due qu’à l’astuce compliquée d’un art inouï. Tout y est, tout, sauf l’accent qui eût fait de cette nouvelle un vrai chef-d’oeuvre. étant donné le sujet, il y manque, en effet, la flamme qui devrait circuler sous ces magnifiques phrases; il y manque le cri de l’amour qui défaille, le don de l’exil surhumain, l’âme mystique!

D’ un autre côté, les "Physionomies de Saints" d’Hello valent qu’on les lise. La foi jaillit dans chacun de ses portraits, l’enthousiasme déborde des chapitres, des rapprochements inattendus creusent d’inépuisables citernes de réflexions entre les lignes; mais quoi! Hello était si peu artiste que d’adorables légendes déteignent dans ses doigts quand il y touche; la lésine de son style appauvrit les miracles et les rend inermes. Il y manque l’art qui sortirait ce livre de la catégorie des oeuvres blafardes, des oeuvres mortes!

L’exemple de ces deux hommes, opposés comme jamais écrivains ne le furent, et n’ayant pu atteindre la perfection, l’un, dans la légende de Saint Julien, parce que la foi lui faisait défaut et l’autre parce qu’il possédait une inextensible indigence d’art, décourageait complètement Durtal. Il faudrait être en même temps les deux, et rester encore soi, se disait-il, sinon à quoi bon s’atteler à de telles tâches? Mieux vaut se taire; et il se renfrognait, désespéré, dans son fauteuil.

Alors le mépris de cette existence déserte qu’il menait s’accélérait en lui et, une fois de plus, il se demandait l’intérêt que la Providence pouvait bien avoir à torturer ainsi les descendants de ses premiers convicts? Et s’il n’obtenait pas de réponse, il était pourtant bien obligé de se dire qu’au moins l’Eglise recueillait, dans ces désastres, les épaves, qu’elle abritait les naufragés, les rapatriait, leur assurait enfin un gîte.

Pas plus que Schopenhauer dont il avait autrefois raffolé, mais dont la spécialité d’inventaires avant décès et les herbiers de plaintes sèches l’avaient lassé, l’Eglise ne décevait l’homme et ne cherchait à le leurrer, en lui vantant la clémence d’une vie qu’elle savait ignoble.

Par tous ses livres inspirés, elle clamait l’horreur de la destinée, pleurait la tâche imposée de vivre. L’ecclésiastique, l’ecclésiaste, le livre de Job, les Lamentations de Jérémie attestaient cette douleur à chaque ligne et le Moyen Age avait, lui aussi, dans l’"Imitation de Jésus-Christ," maudit l’existence et appelé à grands cris la mort.

Plus nettement que Schopenhauer, l’Eglise déclarait qu’il n’y avait rien à souhaiter ici-bas, rien à attendre; mais là où s’arrêtaient les procès-verbaux du philosophe, elle, continuait, franchissait les limites des sens, divulguait le but, précisait les fins.

Puis, se disait-il, tout bien considéré, l’argument de Schopenhauer tant prôné contre le Créateur et tiré de la misère et de l’injustice du monde, n’est pas, quand on y réfléchit, irrésistible, car le monde n’est pas ce que Dieu l’a fait, mais bien ce que l’homme en a fait.

Avant d’accuser le ciel de nos maux, il conviendrait sans doute de rechercher par quelles phases consenties, par quelles chutes voulues, la créature a passé, avant que d’aboutir au sinistre gâchis qu’elle déplore. Il faudrait maudire les vices de ses ancêtres et ses propres passions qui engendrèrent la plupart des maladies dont on souffre; il faudrait se dire que si Dieu nous infligea l’excrément, l’homme y a par ses excès ajouté le pus; il faudrait vomir la civilisation qui a rendu l’existence intolérable aux âmes propres et non le Seigneur qui ne nous a peut-être pas créés, pour être pilés à coups de canons, en temps de guerre, pour être exploités, volés, dévalisés, en temps de paix, par les négriers du commerce et les brigands des banques.

Ce qui reste incompréhensible, par exemple, c’est l’horreur initiale, l’horreur imposée à chacun de nous, de vivre; mais c’est là un mystère qu’aucune philosophie n’explique.

Ah! reprenait-il, quand je songe à cette horreur, à ce dégoût de l’existence qui s’est, d’années en années, exaspéré en moi, comme je comprends que j’aie forcément cinglé vers le seul port où je pouvais trouver un abri, vers l’Eglise.

Jadis, je la méprisais, parce que j’avais un pal qui me soutenait lorsque soufflaient les grands vents d’ennui; je croyais à mes romans, je travaillais à mes livres d’histoire, j’avais l’art. J’ai fini par reconnaître sa parfaite insuffisance, son inaptitude résolue à rendre heureux. Alors j’ai compris que le pessimisme était tout au plus bon à réconforter les gens qui n’avaient pas un réel besoin d’être consolés; j’ai compris que ses théories, alléchantes quand on est jeune et riche et bien portant, deviennent singulièrement débiles et lamentablement fausses, quand l’âge s’avance, quand les infirmités s’annoncent, quand tout s’écroule!

Je suis allé à l’hôpital des âmes, à l’Eglise. On vous y reçoit au moins, on vous y couche, on vous y soigne; on ne se borne pas à vous dire, en vous tournant le dos, ainsi que dans la clinique du Pessimisme, le nom du mal dont on souffre!

Enfin Durtal avait été ramené à la religion par l’art. Plus que son dégoût de la vie même, l’art avait été l’irrésistible aimant qui l’avait attiré vers Dieu.

Le jour où, par curiosité, pour tuer le temps, il était entré dans une église et, après tant d’années d’oubli, y avait écouté les vêpres des morts tomber lourdement, une à une, tandis que les chantres alternaient et jetaient l’un après l’autre, comme des fossoyeurs, des pelletées de versets, il avait eu l’âme remuée jusque dans ses combles. Les soirs où il avait entendu les admirables chants de l’octave des trépassés, à Saint-Sulpice, il s’était senti pour jamais capté; mais ce qui l’avait pressuré, ce qui l’avait asservi mieux encore, c’étaient les cérémonies, les chants de la semaine sainte.

Il les avait visitées les églises, pendant cette semaine! Elles s’ouvraient ainsi que des palais dévastés, ainsi que des cimetières ravagés de Dieu. Elles étaient sinistres avec leurs images voilées, leurs crucifix enveloppés d’un losange violet, leurs orgues taciturnes, leurs cloches muettes. La foule s’écoulait, affairée, sans bruit, marchait par terre, sur l’immense croix que dessinent la grande allée et les deux bras du transept et, entrée par les plaies que figurent les portes, elle remontait jusqu’à l’autel, là où devait poser la tête ensanglantée du Christ et elle baisait avidement, à genoux, le crucifix qui barrait la place du menton, au bas des marches.

Et cette foule devenait, elle-même, en se coulant dans ce moule crucial de l’église, une énorme croix vivante et grouillante, silencieuse et sombre.

A Saint-Sulpice où tout le séminaire assemblé pleurait l’ignominie de la justice humaine et la mort décidée d’un Dieu, Durtal avait suivi les incomparables offices de ces jours luctueux, de ces minutes noires, écouté la douleur infinie de la Passion, si noblement, si profondément exprimée à ténèbres par les lentes psalmodies, par le chant des lamentations et des psaumes; mais quand il y songeait, ce qui le faisait surtout frémir, c’était le souvenir de la Vierge arrivant le jeudi, dès que la nuit tombait.

L’Eglise jusqu’alors absorbée dans son chagrin et couchée devant la croix se relevait et se mettait à sangloter, en voyant la Mère.

Par toutes les voix de sa maîtrise, elle s’empressait autour de Marie, s’efforçait de la consoler, en mêlant les larmes du "Stabat" aux siennes, en gémissant cette musique de plaintes endolories, en pressant sur la blessure de cette prose qui rendait de l’eau et du sang comme la plaie du Christ.

Durtal sortait, accablé, de ces longues séances, mais ses tentations contre la foi se dissipaient; il ne doutait plus; il lui semblait qu’à Saint-Sulpice, la grâce se mêlait aux éloquentes splendeurs des liturgies et que des appels passaient pour lui dans l’obscure affliction des voix; aussi éprouvait-il une reconnaissance toute filiale pour cette église où il avait vécu de si douces et de si dolentes heures!

Et cependant, dans les semaines ordinaires, il ne la fréquentait point; elle lui paraissait trop grande et trop froide et elle était si laide! Il lui préférait des sanctuaires plus tièdes et plus petits, des sanctuaires où subsistaient encore des traces du Moyen Age.

Alors, il se réfugiait, les jours de flâne, en sortant du Louvre où il s’était longuement évagué devant les toiles des primitifs, dans la vieille église de Saint-Séverin, enfouie en un coin du Paris pauvre.

Il y apportait les visions des toiles qu’il avait admirées au Louvre et il les contemplait à nouveau, dans ce milieu où elles se trouvaient vraiment chez elles.

Puis c’étaient des moments délicieux qu’il y écoulait, emporté dans ces nuées d’harmonie que sillonne l’éclair blanc de la voix enfantine jailli du tonnerre roulant des orgues.

Là, sans même prier, il sentait glisser en lui une langueur plaintive, un discret malaise; Saint-Séverin le ravissait, l’aidait mieux que les autres à se suggérer, certains jours, une indéfinissable impression d’allégresse et de pitié, quelquefois même, alors qu’il songeait à la voirie de ses sens, à se natter l’âme de regrets et d’effroi.

Souvent, il y allait; surtout, le dimanche matin, à dix heures, à la grand’messe.

Là, il s’installait derrière le maître-autel, dans cette mélancolique et délicate abside plantée, ainsi qu’un jardin d’hiver, de bois rares et un peu fous. On eût dit d’un berceau pétrifié de très vieux arbres tout en fleurs, mais défeuillés, de ces futaies de piliers carrés ou taillés à larges pans, creusés d’entailles régulières près de leurs bases, côtelés sur leurs parcours comme des pieds de rhubarbe, cannelés comme des céleris.

Aucune végétation ne s’épanouissait au sommet de ces troncs qui arquaient leurs rameaux dénudés le long des voûtes, les rejoignaient, les aboutaient, assemblant à leurs points de suture, à leurs noeuds de greffe, d’extravagants bouquets de roses blasonnées, de fleurs armoriées et fouillées à jour; et depuis près de quatre cents ans ces arbres immobilisaient leur sève et ne poussaient plus. Les hampes à jamais courbées restaient intactes; la blanche écorce des piliers s’effritait à peine, mais la plupart des fleurs étaient flétries; des pétales héraldiques manquaient; certaines clefs de voûte ne gardaient plus que des calices stratifiés, ouvrés comme des nids, troués comme des éponges, chiffonnés comme des poignées de dentelles rousses.

Et au milieu de cette flore mystique, parmi ces arbres lapidifiés, il en était un, bizarre et charmant, qui suggérait cette chimérique idée que la fumée déroulée des bleus encens était parvenue à se condenser, à se coaguler en pâlissant avec l’âge et à former, en se tordant, la spirale de cette colonne qui tournoyait sur elle-même et finissait par s’évaser en une gerbe dont les tiges brisées retombaient du haut des cintres.

Ce coin où se réfugiait Durtal était à peine éclairé par des verrières en ogive, losangées de mailles noires, serties de minuscules carreaux obscurcis par la poussière accumulée des temps, rendus plus sombres encore par les boiseries des chapelles qui les ceinturaient jusqu’à mi-corps.

Cette abside, elle était bien, si l’on voulait, un massif gelé de squelettes d’arbres, une serre d’essences mortes, ayant appartenu à la famille des palmifères, évoquant encore le souvenir d’invraisemblables phoenix, d’inexacts lataniers, mais elle rappelait aussi, avec sa forme en demi-lune et sa lumière trouble, l’image d’une proue de navire plongée sous l’onde. Elle laissait, en effet, filtrer au travers de ses hublots, aux vitres treillissées d’une résille noire, le murmure étouffé — que simulait le roulement des voitures ébranlant la rue, — d’une rivière qui tamiserait dans le cours saumâtre de ses eaux des lueurs dédorées de jour.

Le dimanche, à l’heure de la grand’messe, cette abside restait déserte. Tout le public emplissait la nef devant le maître-autel ou s’éparpillait plus loin dans une chapelle dédiée à Notre-dame. Durtal était donc à peu près seul; et les gens même qui traversaient son refuge n’étaient ni hébétés, ni hostiles, ainsi que les fidèles des autres églises. C’étaient dans ce quartier de gueux, de très pauvres gens, des regrattières, des soeurs de charité, des loqueteux, des mioches; c’étaient surtout des femmes en guenilles, marchant sur la pointe des pieds, s’agenouillant sans regarder autour d’elles, des humbles gênées même par le luxe piteux des autels, hasardant un oeil soumis et baissant le dos quand passait le suisse.

Touché par la timidité de ces misères muettes, Durtal écoutait la messe que chantait une maîtrise peu nombreuse, mais patiemment dressée. Mieux qu’à Saint-Sulpice où pourtant les offices étaient autrement solennels et exacts, la maîtrise de Saint-Séverin entonnait cette merveille du plain-chant, le "Credo." Elle l’enlevait, en quelque sorte, jusqu’au sommet du choeur et le faisait planer, les ailes grandes ouvertes, presque immobiles, au-dessus des ouailles prosternées, lorsque le verset et "homo factus est" prenait son lent et respectueux essor dans la voix baissée du chantre. C’était, à la fois, lapidaire et fluide, indestructible, ainsi que les articles du Symbole même, inspiré comme le texte que l’Esprit Saint dicta, dans leur dernière assemblée, aux apôtres réunis du Christ.

A Saint-Séverin, une voix de taureau clamait, seule, un verset, puis tous les enfants, soutenus par la réserve des chantres, lançaient les autres et les inaltérables vérités s’affirmaient à mesure, plus attentives, plus graves, plus accentuées, un peu plaintives même dans la voix isolée de l’homme, plus timides peut-être, mais aussi plus familières, plus joyeuses, dans l’élan pourtant contenu des gosses.

A ce moment-là, Durtal se sentait soulevé et il se criait: mais il est impossible que les alluvions de la foi qui ont créé cette certitude musicale soient fausses! L’accent de ces aveux est tel qu’il est surhumain et si loin de la musique profane qui n’a jamais atteint l’imperméable grandeur de ce chant nu!

Toute la messe était d’ailleurs à Saint-Séverin exquise. Le "Kyrie eleison" sourd et somptueux; le "Gloria in excelsis" divisé entre le grand et le petit orgue, l’un chantant seul et l’autre dirigeant et soutenant le choeur, exultait d’allégresse; le "Sanctus" emballé, presque hagard alors que la maîtrise criait l’"hosanna in excelsis," bondissait jusqu’aux cintres; et l’"Agnus Dei" s’élevait à peine en une claire mélodie suppliante, si humble qu’elle n’osait monter.

En somme, à part des "Salutaris" de contrebande détaillés là, ainsi que toutes les églises, Saint-Séverin conservait, les dimanches ordinaires, la liturgie musicale, la chantait presque respectueusement avec des voix fragiles, mais bien teintées, d’enfants, avec des basses solidement bétonnées, remontant de leurs puits de vigoureux sons.

Et c’était une joie pour Durtal que de s’attarder dans cet adorable milieu du Moyen Age, dans cette ombre déserte, parmi ces chants qui s’élevaient derrière lui, sans qu’il fût troublé par les manigances des bouches qu’il ne pouvait voir.

Il finissait par être pris aux moelles, suffoqué par de nerveuses larmes et toutes les rancoeurs de sa vie lui remontaient; plein de craintes indécises, de postulations confuses qui l’étouffaient sans trouver d’issues, il maudissait l’ignominie de son existence, se jurait d’étouffer ses émois charnels.

Puis, quand la messe était terminée, il errait dans l’église même, s’exaltait devant l’essor de cette nef que quatre siècles bâtirent et scellèrent de leurs armes, en y apposant ces extraordinaires empreintes, ces fabuleux cachets qui s’épanouissent en relief sous le berceau renversé des voûtes. Ces siècles s’étaient réunis pour apporter aux pieds du Christ l’effort surhumain de leur art et les dons de chacun étaient visibles encore. Le treizième siècle avait taillé ces piliers bas et trapus dont les chapiteaux se couronnent de nymphéas, de trèfles d’eau, de feuillages à grandes côtes, volutés en crochets et tournés en crosse. Le quatorzième siècle avait élevé les colonnes des travées voisines sur le flanc desquelles des prophètes, des moines, des saints, soutiennent de leurs corps étendus la retombée des arcs. Le quinzième et le seizième avaient créé l’abside, le sanctuaire, quelques-uns même des vitraux ouverts au sommet du choeur et, bien qu’ils eussent été réparés par de vrais gnafs, ils n’en avaient pas moins gardé une grâce barbare, une naïveté vraiment touchante.

Ils paraissaient avoir été dessinés par les ancêtres des imagiers d’Epinal et bariolés par eux de tons crus. Les donateurs et les saints qui défilaient dans ces clairs tableaux encadrés de pierre étaient tous maladroits et pensifs, vêtus de robes gomme-gutte, vert bouteille, bleu de prusse, rouge de groseille, violet d’aubergine et lie de vin qui se fonçaient encore au contact des chairs omises ou perdues, restées, en tout cas, comme leur épiderme de verre, incolores. Dans l’une de ces fenêtres, le Christ en croix semblait même limpide, tout en lumière, au milieu des taches azurées du ciel et des plaques rouges et vertes que formaient les ailes de deux anges dont le visage paraissait aussi taillé dans le cristal et rempli de jour.

Et ces vitraux, différents en cela de ceux des autres églises, absorbaient les rayons du soleil, sans les réfracter. Ils avaient sans doute été privés volontairement de reflets, afin de ne pas insulter par une insolente gaieté de pierreries en feu à la mélancolique détresse de cette église qui s’élevait dans l’atroce repaire d’un quartier peuplé de mendiants et d’escarpes.

Alors des réflexions assaillaient Durtal. Dans Paris, les basiliques modernes étaient inertes; elles restaient sourdes aux prières qui se brisaient contre l’indifférence glacée de leurs murs. Comment se recueillir dans ces nefs où les âmes n’ont rien laissé d’elles, où lorsqu’elles allaient peut-être se livrer, elles avaient dû se reprendre, se replier, rebutées par l’indiscrétion d’un éclairage de photographe, offusquées même par l’abandon de ces autels où aucun saint n’avait jamais célébré la messe? Il semblait que Dieu fût toujours sorti, qu’il ne rentrât que pour tenir sa promesse de paraître au moment de la consécration et qu’aussitôt après, il se retirât, méprisant, de ces édifices qui n’avaient pas été créés expressément pour lui, puisque, par la bassesse de leurs formes, ils pouvaient servir aux usages les plus profanes, puisque surtout ils ne lui apportaient point, à défaut de la sainteté, le seul don qui pût lui plaire, ce don de l’art qu’il a, lui-même, prêté à l’homme et qui lui permet de se mirer dans la restitution abrégée de son oeuvre, de se réjouir devant l’éclosion de cette flore dont il a semé les germes dans les âmes qu’il a triées avec soin, dans les âmes qu’il a, après celles de ses saints, vraiment élues.

Ah! les charitables églises du Moyen Age, les chapelles moites et enfumées, pleines de chants anciens, de peintures exquises et cette odeur des cierges qu’on éteint, et ces parfums des encens qu’on brûle!

A Paris, il ne restait plus que quelques spécimens de cet art d’antan, que quelques sanctuaires dont les pierres suintaient réellement la Foi; parmi ceux-là, Saint-Séverin apparaissait à Durtal comme le plus exquis et le plus sûr. Il ne se sentait chez lui que là; il croyait que s’il voulait enfin prier pour de bon, ce serait dans cette église qu’il devrait le faire, et il se disait: ici, l’âme des voûtes existe. Il est impossible que les ardentes prières, que les sanglots désespérés du Moyen Age n’aient pas à jamais imprégné ces piliers et tanné ces murs; il est impossible que cette vigne de douleurs où jadis des saints vendangèrent les grappes chaudes des larmes, n’ait pas conservé, de ces admirables temps, des émanations qui soutiennent, des effluves qui sollicitent encore la honte des péchés, l’aveu des pleurs!

Dans ce territoire réservé du Satanisme, elle émergeait, délicate et petite, frileusement emmitouflée dans les guenilles des cabarets et des taudis; et, de loin, elle dressait encore, au-dessus des toits, son clocher frêle, pareil à une aiguille piquée la pointe en bas et ajourant en l’air son chas au travers duquel on apercevait, surplombant une sorte d’enclume, une minuscule cloche. Telle elle apparaissait, du moins, de la place Saint-André-des-arts. Symboliquement, on eût dit d’un miséricordieux appel toujours repoussé par des âmes endurcies et martelées par les vices, de cette enclume qui n’était qu’une illusion d’optique et de cette très réelle cloche.

Et dire, songeait Durtal, dire que d’ignares architectes et que d’ineptes archéologues voudraient dégager Saint-Séverin de ses loques et la cerner avec les arbres en prison d’un square! Mais elle a toujours vécu dans son lacis de rues noires! Elle est volontairement humble, en accord avec le misérable quartier qu’elle assiste. Au Moyen Age, elle était un monument d’intérieur et non une de ces impétueuses basiliques que l’on dressait en évidence sur de grandes places.

Elle était un oratoire pour les pauvres, une église agenouillée et non debout; aussi serait-ce le contre-sens le plus absolu que de la sortir de son milieu, que de lui enlever ce jour d’éternel crépuscule, ces heures toutes en ombre, qui avivent sa dolente beauté de servante en prière derrière la haie impie des bouges!

Ah! si l’on pouvait la tremper dans l’atmosphère embrasée de Notre-Dame des Victoires et adjoindre à sa maigre psallette la puissante maîtrise de Saint-Sulpice, ce serait complet! Se criait Durtal; mais, hélas! Ici-bas, rien d’entier, rien de parfait n’existe!

En somme, en se récapitulant, il pouvait croire que Saint-Séverin par ses effluves et l’art délicieux de sa vieille nef, que Saint-Sulpice par ses cérémonies et par ses chants l’avaient ramené vers l’art chrétien qui l’avait à son tour dirigé vers Dieu.

Puis, une fois aiguillé sur cette voie, il l’avait parcourue, était sorti de l’architecture et de la musique, avait erré sur les territoires mystiques des autres arts et ses longues stations au Louvre, ses incursions dans les bréviaires, dans les livres de Ruysbroeck, d’Angèle de Foligno, de Sainte Térèse, de Sainte Catherine de Gênes, de Madeleine de Pazzi, l’avaient encore affermi dans ses croyances.

Mais ce bouleversement d’idées qu’il avait subi était trop récent pour que son âme encore déséquilibrée se tînt. Par instants, elle semblait vouloir se retourner et il se débattait alors pour l’apaiser. Il s’usait en disputes, en arrivait à douter de la sincérité de sa conversion, se disait: en fin de compte, je ne suis emballé à l’église que par l’art; je n’y vais que pour voir ou pour entendre et non pour prier; je ne cherche pas le Seigneur, mais mon plaisir. Ce n’est pas sérieux! De même que dans un bain tiède, je ne sens point le froid si je reste immobile et que si je remue, je gèle, de même aussi à l’église mes élans chavirent dès que je bouge; je suis presque enflammé dans la nef, moins chaud déjà sous le parvis et je deviens absolument glacé lorsque je suis dehors. Ce sont des postulations littéraires, des vibrations de nerfs, des échauffourées de pensées, des bagarres d’esprit, c’est tout ce que l’on voudra, sauf la Foi.




III

LE COUVENT DES FRANCISCAINES DE LA GLACIÈRE

Comme le temps était à peu près beau, il sortit, erra dans le Luxembourg, rejoignit le carrefour de l’Observatoire et le boulevard de Port-Royal et, machinalement, il enfila l’interminable rue de la Santé.

Cette rue, il la connaissait de longue date; il y faisait souvent de mélancoliques promenades, attiré par sa détresse casanière de province pauvre; puis elle était accessible aux rêveries, car elle était bordée, à droite, par les murs de la prison de la Santé et de l’asile des aliénés de Sainte-Anne, à gauche par des couvents. L’air, le jour, coulaient dans l’intérieur de cette rue, mais il semblait que, derrière elle, tout devint noir; elle était, en quelque sorte, une allée de prison, côtoyée par des cellules où les uns subissaient de force de temporaires condamnations et où les autres souffraient, de leur plein gré, d’éternelles peines.

Je me la figure assez bien, peinte par un Primitif des Flandres, se disait Durtal; le long de la chaussée que pavèrent de patients pinceaux, des étages de maisons ouvertes, du haut en bas, ainsi que des armoires; et, d’un côté, des cachots massifs avec couchettes de fer, cruche de grès, petit judas ouvert dans des portes scellées de puissants verrous; là-dedans, de mauvais larrons, grinçant des dents, tournant sur eux-mêmes, les cheveux droits, hurlant tels que des bêtes enchaînées dans des cages; de l’autre côté, des logettes meublées d’un galetas, d’une cruche de grès, d’un crucifix, fermées, elles aussi, par des portes bardées de fer, et, au milieu, des religieuses ou des moines, à genoux sur le carreau, la face découpée sur le feu d’un nimbe, les yeux au ciel, les mains jointes, envolés, dans l’extase, près d’un pot où fleurit un lys.

Enfin, au fond de la toile, entre ces deux haies de maisons, monte une grande allée au bout de laquelle, dans un ciel pommelé, Dieu le père assis, avec le Christ à sa droite, et, tout autour d’eux, des choeurs de Séraphins jouant de l’angélique et de la viole; et Dieu le père immobile sous sa haute tiare, la poitrine couverte par sa longue barbe, tient une balance dont les plateaux s’équilibrent, les saints captifs expiant à mesure, par leurs pénitences et leurs prières, les blasphèmes des scélérats et des fous.

Il faut avouer, se disait Durtal, que cette rue est bien particulière, qu’elle est même probablement, à Paris, unique, car elle réunit, sur son parcours, les vertus et les vices qui, dans les autres arrondissements, se disséminent, d’habitude, malgré les efforts de l’église, le plus loin qu’ils peuvent, les uns des autres.

Il était arrivé, en devisant, près de Sainte-anne; alors la rue s’aéra et les maisons baissèrent; elles n’eurent plus qu’un, que deux étages, puis, peu à peu, elles s’espacèrent, ne furent plus reliées, les unes aux autres, que par des bouts déplâtrés de murs.

C’est égal, se disait Durtal, si ce coin de rue est dénué de prestige, il est, en revanche, bien intime; au moins ici, on est dispensé d’admirer le décor saugrenu de ces modernes agences qui exposent dans leurs vitrines, ainsi que de précieuses denrées, des piles choisies de bûches et, dans des compotiers de cristal, les dragées des anthracites et les pralines des cokes.

Et puis voici une ruelle vraiment cocasse et il regardait une sente qui descendait en pente roide dans une grande rue où l’on apercevait le drapeau tricolore en zinc d’un lavoir; et il lut ce nom: rue de l’Ebre.

Il s’y engagea: elle mesurait quelques mètres à peine, était arrêtée dans toute sa longueur, à droite, par un mur derrière lequel on entrevoyait des masures éclopées, surmontées d’une cloche. Une porte cochère treillissée d’un guichet carré s’enfonçait dans ce mur qui s’élevait à mesure qu’il descendait et finissait par se trouer de croisées rondes, par s’élever en une petite bâtisse que dépassait un clocher si bas que sa pointe n’atteignait même pas la hauteur de la maison de deux étages, située en face.

De l’autre côté, c’était une glissade de trois bicoques, collées les unes contre les autres; des tuyaux de zinc rampaient, en montant comme des ceps, se ramifiaient comme les tiges d’une vigne creuse, le long des murs; des fenêtres baîllaient sur des caisses rouillées de plomb. L’on discernait dans de vagues cours d’affreux taudis; dans l’un, était un galetas où dormaient des vaches; dans les deux autres, s’ouvraient une remise de voitures à bras et une bibine derrière les barreaux de laquelle apparaissaient des goulots capsulés de litres.

Ah ça, mais, c’est une église, se dit Durtal, en regardant le petit clocher et les trois ou quatre baies rondes qui semblaient découpées dans le papier d’émeri que simulait le mortier noir et rugueux du mur; où est l’entrée?

Il la découvrit, au tournant de cette sente qui se jetait dans la rue de la Glacière. Un porche minuscule donnait accès dans la bâtisse.

Il poussa la porte, pénétra dans une grande pièce, une sorte de hangar fermé peint en jaune, au plafond plat, traversé de poutrelles de fer badigeonnées de gris, liserées de filets d’azur et ornées de becs de gaz de marchand de vins. Au fond, un autel en marbre, six cierges allumés, des fleurs en papier et des colifichets dorés, des candélabres plantés de bougies et sous le tabernacle, un tout petit Saint-sacrement qui scintillait en réverbérant le feu des cierges.

Il faisait à peine clair, les vitres des croisées ayant été peinturlurées à cru de bandes d’indigo et de jaune serin; on gelait, le poêle n’étant pas allumé et l’église, pavée de carreaux de cuisine, ne possédant aucun paillasson, aucun tapis.

Durtal s’emmitoufla de son mieux et s’assit. Ses yeux finirent par s’habituer à l’obscurité de cette salle; ce qu’il apercevait devant lui était étrange; sur des rangées de chaises, en face du choeur, des formes humaines, noyées dans des flots de mousseline blanche, étaient posées. Aucune ne bougeait.

Soudain, par une porte de côté, une religieuse, également enveloppée, de la tête aux pieds, dans un grand voile, entra. Elle longea l’autel, s’arrêta au milieu, tomba par terre, baisa le sol et, d’un effort de reins, sans même s’aider des bras, se mit debout; elle s’avança, muette, dans l’église, frôla Durtal qui discerna sous la mousseline une magnifique robe d’un blanc de crème, une croix d’ivoire pendue au cou, une cordelière et un chapelet blancs à la ceinture.

Elle alla jusqu’à la porte d’entrée et, là, monta par un petit escalier dans une tribune qui dominait l’église.

Qu’est-ce que cet ordre si somptueusement vêtu, installé dans la misérable chapelle de ce quartier, se demandait-il?

Peu à peu, maintenant, la salle s’emplissait; des enfants de choeur en rouge avec des pèlerines bordées de poils de lapin allumèrent les candélabres, sortirent, ramenèrent un prêtre, habillé d’une chape d’occasion, à grandes fleurs, un prêtre maigre et jeune, qui s’assit et, d’un ton grave, chanta la première antienne des vêpres.

Et subitement, Durtal se retourna. Dans la tribune, un harmonium soutenait les répons d’inoubliables voix. Ce n’était plus la voix de la femme, mais une voix tenant de celle de l’enfant, adoucie, mondée, épointée du bout, et de celle de l’homme, mais écorcée, plus délicate et plus ténue, une voix asexuée, filtrée par les litanies, blutée par les oraisons, passée aux cribles des adorations et des pleurs.

Le prêtre, toujours assis, chanta le premier verset de l’immuable psaume "Dixit Dominus Domino meo."

Et Durtal vit en l’air, dans la tribune, de longues statues blanches, tenant en main des livres noirs, chantant lentement, les yeux au ciel. Une lampe éclaira l’une de ces figures qui, pendant une minute, se pencha un peu et il aperçut, sous le voile relevé, un visage attentif et dolent, très pâle.

Les Vêpres alternaient maintenant leurs strophes, chantées, les unes par les religieuses, en haut, les autres, par les moniales, en bas. La chapelle était presque pleine; un pensionnat de jeunes filles voilées de blanc emplissait un côté; des petites bourgeoises tristement vêtues, des gosses qui jouaient avec leurs poupées, occupaient l’autre. A peine quelques femmes du peuple en sabots et pas un homme.

L’atmosphère devenait extraordinaire. Positivement le brasier des âmes tiédissait la glace de cette pièce; ce n’étaient plus ces vêpres opulentes, telles qu’on les célèbre, le dimanche, à Saint-Sulpice, c’étaient les vêpres des pauvres, des vêpres intimes, en plain-chant de campagne, suivies par les fidèles avec une ferveur prodigieuse, dans un recueillement de silence inouï.

Durtal se crut transporté, hors barrière, au fond d’un village, dans un cloître; il se sentait amolli, l’âme bercée par la monotone ampleur de ces chants, ne discernant plus la fin des psaumes qu’au retour de la doxologie, au "Gloria patri et filio" qui les séparait les uns des autres.

Il eut un élan véritable, un sourd besoin de supplier l’incompréhensible, lui aussi; environné d’effluves, pénétré jusqu’aux moelles par ce milieu, il lui parut qu’il se dissolvait un peu, qu’il participait même de loin aux tendresses réunies de ces âmes claires. Il chercha une prière, se rappela celle que Saint Paphnuce enseigna à la courtisane Thaïs, alors qu’il lui cria: "Tu n’es pas digne de nommer Dieu, tu prieras seulement ainsi: "qui plasmasti me, miserere mei," toi qui m’as créée, aie pitié de moi". Il balbutia l’humble phrase, pria, non par amour ou par contrition, mais par dégoût de lui-même, par impuissance de s’abandonner, par regret de ne pouvoir aimer. Puis il songea à réciter le "Pater," s’arrêta à cette idée que cette prière était la plus difficile de toutes à prononcer, lorsqu’on en pèse au trébuchet les phrases. N’y déclare-t-on pas, en effet, à Dieu, qu’on pardonne les offenses de son prochain? Or, combien parmi ceux qui profèrent ces mots pardonnent aux autres? Combien parmi les catholiques qui ne mentent point, lorsqu’ils affirment à celui qui sait tout qu’ils sont sans haine?

Il fut tiré de ses réflexions par le silence subit de la salle. Les vêpres étaient terminées; l’harmonium préluda encore et toutes les voix des nonnes s’élevèrent, en bas, dans le choeur, en haut dans la tribune, chantant le vieux Noël: "Il est né le divin enfant," quand un bedeau vint droit à lui, et dit: la procession va commencer; il est d’usage que les messieurs marchent derrière le Saint-sacrement; bien que vous soyez le seul homme ici, Monsieur L’Abbé a pensé que vous ne refuseriez pas de suivre le cortège qu’on va former.

Ahuri par cette demande, Durtal eut un geste vague dans lequel le bedeau crut discerner une adhésion.

Mais non, se dit-il, lorsqu’il fut seul; je ne veux pas du tout me mêler à la cérémonie; d’abord, je n’y connais rien et je gafferais, ensuite je ne veux pas me couvrir de ridicule. Il s’apprêtait à filer sans bruit, mais il n’eut pas le temps d’exécuter son projet; l’huissier lui apportait un cierge allumé et l’invitait à l’accompagner. Il fit alors contre fortune bon coeur et tout en se répétant: ce que je dois avoir l’air couenne! Il s’achemina derrière cet individu jusqu’à l’autel.

Là le bedeau l’arrêta et le pria de ne plus bouger. Toute la chapelle était maintenant debout; le pensionnat de jeunes filles se divisait en deux files précédées d’une femme portant une bannière. Durtal s’avança devant le premier rang des religieuses.

Les voiles baissés devant les profanes, dans l’église même, étaient levés devant le Saint-sacrement, devant Dieu. Durtal put examiner ces soeurs pendant une seconde; sa désillusion fut d’abord complète. Il se les figurait pâles et graves comme la nonne qu’il avait entrevue dans la tribune et presque toutes étaient rouges, tachées de son, et croisaient de pauvres doigts boudinés et crevés par les engelures. Elles avaient des visages gonflés et semblaient toutes commencer ou terminer une fluxion; elles étaient évidemment des filles de la campagne; et les novices reconnaissables à leurs robes grises, sous le voile blanc, étaient plus vulgaire encore; elles avaient certainement travaillé dans des fermes; et, pourtant, à les regarder ainsi tendues vers l’autel, l’indigence de leurs faces, l’horreur de leurs mains bleuies par le froid, de leurs ongles crénelés, cuits par les lessives, disparaissaient; les yeux humbles et chastes, prompts aux larmes de l’adoration sous les longs cils, changeaient en une pieuse simplesse la grossièreté des traits. Fondues dans la prière, elles ne voyaient même pas ses regards curieux, ne soupçonnaient même point qu’un homme était là qui les épiait.

Et Durtal enviait l’admirable sagesse de ces pauvres filles qui avaient seules compris qu’il était dément de vouloir vivre. Il se disait: l’ignorance mène au même résultat que la science. Parmi les carmélites, il est des femmes riches et jolies qui ont vécu dans le monde et l’ont quitté, convaincues à jamais du néant de ses joies, et ces religieuses-ci, qui ne connaissent évidemment rien, ont eu l’intuition de cette vacuité qu’il a fallu des années d’expérience aux autres pour acquérir. Par des voies différentes, elles sont arrivées au même rond-point. Puis, quelle lucidité révèle cette entrée dans un ordre! Car enfin, si elles n’avaient pas été recueillies par le Christ, elles seraient devenues quoi, ces malheureuses? Mariées à des pochards et martelées de coups; ou bien servantes dans des auberges, violées par leurs patrons, brutalisées par les autres domestiques, condamnées aux couches clandestines, vouées au mépris des carrefours, aux dangers des retapes! Et, sans rien savoir, elles ont tout évité; elles demeurent innocentes, loin de ces périls et loin de ces boues, soumises à une obéissance qui n’est plus ignoble, disposées par leur genre de vie même à éprouver, si elles en sont dignes, les plus puissantes allégresses que l’âme de la créature humaine puisse ressentir!

Elles restent peut-être encore des bêtes de somme, mais elles sont les bêtes de somme du bon Dieu, au moins!

Il en était là de ses réflexions quand le bedeau lui fit un signe. Le prêtre, descendu de l’autel, tenait le petit ostensoir; la procession des jeunes filles s’ébranlait maintenant devant lui. Durtal passa devant le rang des religieuses qui ne se mêlèrent pas au cortège et, le cierge à la main, il suivit le bedeau qui portait derrière le prêtre un parasol tendu de soie blanche.

Alors, de sa voix traînante d’accordéon grandi, l’harmonium, du haut de la tribune, emplit l’église, et les nonnes, debout à ses côtés, entonnèrent le vieux chant rythmé tel qu’un pas de marche, "l’Adeste fideles," tandis qu’en bas les moniales et les fidèles scandaient, après chaque strophe, le doux et pressant refrain "Venite adoremus."

La procession tourna, plusieurs fois, autour de la chapelle, dominant les têtes courbées dans la fumée des encensoirs que les enfants de choeur brandissaient, en se retournant, à chaque halte, devant le prêtre.

Eh bien, mais je ne m’en suis pas trop mal tiré, se dit Durtal, lorsqu’ils furent revenus devant l’autel. Il croyait que son rôle avait pris fin, mais, sans lui demander, cette fois, son avis, le bedeau le pria de s’agenouiller, à la barre de communion, devant l’autel.

Il se sentait mal à l’aise, gêné de se savoir ainsi, derrière le dos, tout ce pensionnat, tout ce couvent; puis il n’avait pas l’habitude de cette posture; il lui sembla qu’on lui enfonçait des coins dans les jambes, qu’on le soumettait, comme au Moyen Age, à la torture. Embarrassé par son cierge qui coulait et menaçait de le cribler de taches, il remuait doucement sur place, tentant d’émousser, en glissant le bas de son paletot sous ses genoux, le coupant des marches; mais il ne faisait, en bougeant, qu’aggraver son mal; ses chairs refoulées s’inséraient entre les os et son épiderme froissé brûlait. Il finit par suer d’angoisse, craignant de distraire la ferveur de la communauté par une chute; et la cérémonie s’éternisait! à la tribune, les religieuses chantaient, mais il ne les écoutait plus et déplorait la longueur de cet office.

Enfin, le moment de la bénédiction s’apprêta.

Alors, malgré lui, se voyant là, si près de Dieu, Durtal oublia ses souffrances et baissa le front, honteux d’être ainsi placé, tel qu’un capitaine à la tête de sa compagnie, au premier rang de la troupe de ces vierges; et, lorsque, dans un grand silence, la sonnette tinta et que le prêtre, se retournant, fendit lentement l’air en forme de croix et bénit, avec le Saint-Sacrement, la chapelle abattue à ses pieds, Durtal demeura, le corps incliné, les yeux clos, cherchant à se dissimuler, à se faire petit, à passer inaperçu, Là-Haut, au milieu de cette foule pieuse.

Le psaume "Laudate Dominum omnes gentes" retentissait encore, quand le bedeau vint lui enlever son cierge. Durtal fut sur le point de jeter un cri, alors qu’il fallut se mettre debout; ses genoux engourdis craquaient et leurs charnières ne manoeuvraient plus.

Il finit néanmoins par regagner, cahin-caha, sa place; il laissa s’écouler la foule, et, s’approchant du bedeau, il lui demanda le nom de ce couvent et l’ordre auquel appartenaient ces religieuses.

Ce sont des franciscaines missionnaires de Marie, répondit cet homme, mais ce sanctuaire n’est pas leur propriété, comme vous semblez le croire; c’est une chapelle de secours qui dépend de la paroisse de Saint-Marcel de la Maison-Blanche; elle est seulement reliée par un couloir à la maison que ces soeurs occupent là, derrière nous, dans la rue de l’Ebre. Elles suivent, en somme, les offices au même titre que vous, que moi, et elles tiennent, pour les enfants du quartier, école.

Elle est attendrissante cette petite chapelle, se dit Durtal, lorsqu’il fut seul. Elle est vraiment appariée à l’endroit qu’elle abrite, à la triste rivière des tanneurs qui coule, en deçà de la rue de la Glacière, dans les cours. Elle me fait l’effet d’être à Notre-Dame de Paris ce que sa voisine la Bièvre est à la Seine. Elle est le ruisselet de l’église, la panne pieuse, la misérable banlieue du culte!




IV

ÉGLISES DE PARIS, LE SOIR

Il connaissait maintenant les attendrissantes aides des soirées pieuses.

Il visitait Saint-Sulpice, à ces heures où, sous la morne clarté des lampes, les piliers se dédoublent et couchent sur le sol de longs pans de nuit. Les chapelles qui restaient ouvertes étaient noires et devant le maître-autel, dans la nef, un seul bouquet de veilleuses s’épanouissait en l’air dans les ténèbres comme une touffe lumineuse de roses rouges.

L’on entendait, dans le silence, le bruit sourd d’une porte, le cri d’une chaise, le pas trottinant d’une femme, la marche hâtée d’un homme.

Durtal était presque isolé dans l’obscure chapelle qu’il avait choisie; il se tenait alors si loin de tout, si loin de cette ville qui battait, à deux pas de lui, son plein. Il s’agenouillait et restait coi; il s’apprêtait à parler et il n’avait plus rien à dire; il se sentait emporté par un élan et rien ne sortait. Il finissait par tomber dans une langueur vague, par éprouver cette aise indolente, ce bien-être confus du corps qui se distend dans l’eau carbonatée d’un bain.

Il rêvait alors au sort de ces femmes éparses, autour de lui, çà et là, sur des chaises. Ah! les pauvres petits châles noirs, les misérables bonnets à ruches, les tristes pèlerines et le dolent grénelis des chapelets qu’elles égouttaient dans l’ombre!

D’aucunes, en deuil, gémissaient, inconsolées encore; d’autres, abattues, pliaient l’échine et penchaient, tout d’un côté, le cou; d’autres priaient, les épaules secouées, la tête entre les mains.

La tâche du jour était terminée; les excédées de la vie venaient crier grâce. Partout le malheur agenouillé; car les riches, les biens portants, les heureux ne prient guère; partout, dans l’église, des femmes veuves ou vieilles, sans affection, ou des femmes abandonnées ou des femmes torturées dans leur ménage, demandant que l’existence leur soit plus clémente, que les débordements de leurs maris s’apaisent, que les vices de leurs enfants s’amendent, que la santé des êtres qu’elles aiment se raffermisse.

C’était une véritable gerbe de douleurs dont le lamentable parfum encensait la Vierge.

Très peu d’hommes venaient à ce rendez-vous caché des peines; encore moins de jeunes gens, car ceux-là n’ont pas assez souffert; seulement quelques vieillards, quelques infirmes qui se traînaient, en s’appuyant sur le dos des chaises, et un petit bossu que Durtal voyait arriver tous les soirs, un déshérité qui ne pouvait être aimé que par celle qui ne voit même pas les corps!

Et une ardente pitié soulevait Durtal, à la vue de ces malheureux qui venaient réclamer au ciel un peu de cet amour que leur refusaient les hommes: il finissait, lui, qui ne pouvait prier pour son propre compte, par se joindre à leurs exorations, par prier pour eux!

Les églises étaient, le soir, vraiment persuasives, vraiment douces; elles semblaient s’émouvoir avec la nuit, compatir dans leur solitude aux souffrances de ces êtres malades dont elles entendaient les plaintes.

Et le matin, leur première messe, la messe des ouvrières et des bonnes était non moins touchante; il n’y avait là ni bigotes, ni curieux, mais de pauvres femmes qui venaient chercher dans la communion la force de vivre leurs heures de besognes onéraires, d’exigences serviles. Elles savaient, en quittant l’église, qu’elles étaient la custode vivante d’un Dieu, que celui qui fut sur cette terre l’invariable indigent ne se plaisait que dans les âmes mansardées; elles se savaient ses élues, ne doutaient pas qu’en leur confiant, sous la forme du pain, le mémorial de ses souffrances, il exigeait, en échange, qu’elles demeurassent douloureuses et humbles. Et que pouvaient leur faire alors les soucis d’une journée écoulée dans la bonne honte des bas emplois?

"Je comprends pourquoi l’abbé tenait tant à ce que je visse les églises à ces heures matinales ou tardives, se disait Durtal; ce sont les seules, en effet, où les âmes s’ouvrent."

Mais il était trop paresseux pour assister souvent à la messe de l’aube; il se contenta donc de faire escale, après son dîner, dans les chapelles. Il en sortait, même en priant mal, même en ne priant pas, apaisé, en somme. D’autres soirs, au contraire, il se sentait las de solitude, las de silence, las de ténèbres et alors il délaissait Saint-Sulpice et allait à Notre-Dame des Victoires.

Ce n’était plus, dans ce sanctuaire très éclairé, cet abattement, ce désespoir de pauvres hères qui se sont traînés jusqu’à l’église la plus proche et s’y sont affaissés dans l’ombre. Les pèlerins apportaient à Notre-Dame une confiance plus sûre et cette foi adoucissait leurs chagrins dont l’amertume se dissipait dans les explosions d’espoirs, dans les balbuties d’adoration, qui jaillissaient autour d’elle. Deux courants traversaient ce refuge, celui des gens qui sollicitaient des grâces et celui des gens qui, les ayant obtenues, s’épandaient en des remerciements, en des actes de gratitude. Aussi cette église avait-elle une physionomie spéciale, plus joyeuse que triste, moins mélancolique, plus ardente, en tout cas, que celle des autres églises.




V

PRISE D’HABIT CHEZ LES BÉNÉDICTINES DE LA RUE MONSIEUR. — L’ABBÉ GÉVRESIN PROPOSE A DURTAL D’ALLER DANS UNE TRAPPE

En se dirigeant, le dimanche matin, vers la rue Monsieur, Durtal se remâchait des bribes de réflexions sur les monastères. Il n’y a pas à dire, ruminait-il, dans l’immondice accumulée des temps, eux seuls sont restés propres et ils sont vraiment en relations avec le ciel et servent de truchement à la terre pour lui parler. Oui, mais encore, faut-il s’entendre et spécifier qu’il s’agit seulement ici des ordres en clôture et demeurés autant que possible pauvres...

En resongeant aux communautés de femmes, il murmura, tout en pressant le pas: voici encore un fait surprenant et qui prouve, une fois de plus, l’inégalable génie dont est douée l’Eglise; elle est arrivée à faire vivre, côte à côte, sans qu’elles s’assassinent, des ruches de femmes qui obéissent, sans regimber, aux volontés d’une autre femme; ça c’est inouï!

Enfin m’y voici, — et Durtal qui se savait en retard se précipita dans la cour des bénédictines, gravit, quatre à quatre, le perron de la petite église et poussa la porte. Il demeura hésitant sur le seuil, ébloui par le brasier de cette chapelle en feu. Partout des lampes étaient allumées et, au-dessus des têtes, l’autel flamboyait dans sa futaie incendiée de cierges sur le fond de laquelle se détachait, comme sur l’or d’un iconostase, la face empourprée d’un évêque blanc.

Durtal se glissa dans la foule, joua des coudes, entrevit l’abbé Gévresin qui lui faisait signe; il le rejoignit, s’installa sur la chaise que le prêtre lui avait réservée et il examina l’abbé de la Grande Trappe, entouré de prêtres en chasubles, d’enfants de choeur habillés, les uns en rouge et les autres en bleu, suivi par un trappiste au crâne ras, cerclé d’une couronne de cheveux, tenant la crosse de bois, dans le tournant de laquelle était sculpté un petit moine.

Vêtu de la coule blanche, à longues manches avec gland d’or au capuchon, la croix abbatiale sur la poitrine, la tête coiffée d’une mitre mérovingienne de forme basse, Dom Etienne, avec sa large carrure, sa barbe grisonnante et la joie de son teint, lui fit tout d’abord l’effet d’un vieux Bourguignon, cuit par le soleil dans les travaux des vignes; il lui parut, de plus, être un brave homme, mal à l’aise sous la mitre, intimidé par ces honneurs.

Un parfum âcre qui brûlait l’odorat ainsi qu’un piment brûle la bouche, le parfum de la myrrhe flottait dans l’air; il y eut un remous de foule; derrière la grille dont le rideau noir fut tiré, le couvent, debout, entonna l’hymne de saint Ambroise, le "Jesu corona Virginum," tandis que les cloches de l’abbaye sonnaient à toute volée; dans la courte allée menant du parvis au choeur et bordée par une haie penchée de femmes, un crucifère et des porte-cierges entrèrent, puis, derrière eux, la novice, en costume de mariée, parut.

Elle était brune et légère, toute petite, et elle s’avançait confuse, les yeux baissés, entre sa mère et sa soeur; d’un premier coup d’oeil, Durtal la jugea insignifiante, à peine jolie, vraiment quelconque; et instinctivement il chercha l’autre, gêné quand même dans ses habitudes, par cette absence de l’homme dans un mariage.

Se roidissant contre son émotion, la postulante franchit la nef, pénétra dans le choeur, s’agenouilla à gauche, sur un prie-Dieu, devant un grand cierge, assistée de sa mère et de sa soeur, lui servant de paranymphes.

Dom Etienne salua l’autel, monta ses degrés, s’assit dans un fauteuil de velours rouge, installé sur la plus haute marche.

Alors, l’un des prêtres vint chercher la jeune fille et elle s’agenouilla, seule, devant le moine.

Dom Etienne gardait l’immobilité d’un Bouddha et il en eut le geste; il leva un doigt et, doucement, il dit à la novice:

— Que demandez-vous?

Elle parla si bas qu’on l’entendit à peine:

— Mon père, me sentant pressée d’un ardent désir de me sacrifier à Dieu, en qualité de victime en union avec Notre-seigneur Jésus-christ immolé sur nos autels et de consommer ma vie en adoration perpétuelle de son divin sacrement, sous l’observance de la règle de notre glorieux père saint Benoît, je vous demande humblement la grâce du saint habit.

— Je vous l’accorderai volontiers, si vous croyez pouvoir conformer votre vie à celle d’une victime vouée au Saint-sacrement.

Et elle répondit d’un ton plus assuré:

— Je l’espère, appuyée sur les infinies bontés de mon Sauveur Jésus-Christ.

— Dieu vous donne, ma fille, la persévérance, dit le prélat; il se leva, fit face à l’autel, s’agenouilla, la tête découverte, et commença le chant du veni creator que continuèrent, derrière la natte ajourée de fer, toutes les voix des nonnes.

Puis il remit sa mitre, pria, tandis que le chant des psaumes surgissait sous les voûtes. La novice, que l’on avait pendant ce temps reconduite à sa place, sur le prie-Dieu, se leva, salua l’autel, vint s’agenouiller, entre ses deux paranymphes, aux pieds de l’abbé de la Trappe qui s’était rassis.

Et ses deux compagnes défirent le voile de la fiancée, ôtèrent la couronne de fleurs d’oranger, déroulèrent les torsades des cheveux, tandis qu’un prêtre étendait une serviette sur les genoux du prélat et que le diacre lui présentait sur un plat de longs ciseaux.

Alors, devant le geste de ce moine s’apprêtant, tel qu’un bourreau, à tondre la condamnée dont l’heure de l’expiation est proche, l’effrayante beauté de l’innocence s’assimilant au crime, se substituant aux conséquences de fautes qu’elle ignorait, qu’elle ne pouvait même comprendre, apparut à ce public venu par curiosité dans la chapelle, et, consterné par l’apparent déni de cette justice plus qu’humaine, il trembla lorsque l’évêque saisit à pleine main, ramena sur le front, tira à lui la chevelure.

Et ce fut comme un éclair d’acier dans une pluie noire.

L’on entendit, dans le silence de mort de l’église, le cri des ciseaux peinant dans cette toison qui fuyait sous ses lames, puis tout se tut. Dom Etienne ouvrit la main et, sur ses genoux, en de longs fils noirs, cette pluie tomba.

Il y eut un soupir de soulagement lorsque les prêtres et les paranymphes emmenèrent la mariée, étrange dans sa robe à traîne, avec sa tête déparée et sa nuque nue.

Et presque aussitôt le cortège revint. Il n’y avait plus de fiancée en jupe blanche, mais une religieuse en robe noire.

Elle s’inclina devant le trappiste et se remit à genoux, entre sa mère et sa soeur.

Alors, tandis que l’abbé priait le Seigneur de bénir sa servante, le cérémoniaire et le diacre prirent sur une crédence, près de l’autel, une corbeille où, sous des pétales effeuillés de roses, étaient pliés une ceinture de cuir mort, symbole du terme de cette luxure que les pères de l’Eglise logeaient dans la région des reins, un scapulaire qui allégorise la vie crucifiée au monde, un voile qui signifie la solitude de la vie cachée en Dieu; et le prélat énonçait le sens de ces images à la novice, saisissait enfin le cierge allumé dans le flambeau placé devant elle et il le lui tendait, divulguant en un mot l’acception de cet emblème: accipe, charissima soror, lumen Christi...

Puis Dom Etienne reçut le goupillon que lui présentait, en s’inclinant, un prêtre et, ainsi qu’à l’absoute des trépassés, il dessina une croix d’eau bénite sur la jeune fille; ensuite, il se rassit et, doucement, tranquillement, sans même faire un geste, il parla.

Il s’adressait à la postulante seule et glorifiait devant elle l’auguste et l’humble vie des cloîtres: Ne regardez pas en arrière, dit-il, et ne regrettez rien, car, par ma voix, Jésus vous répète la promesse qu’il fit autrefois à Madeleine: "votre part est la meilleure et elle ne vous sera pas ôtée." Dites-vous aussi, ma fille, qu’enlevée désormais à l’éternel enfantillage des labeurs vains, vous accomplirez, sur cette terre, une oeuvre utile; vous pratiquerez la charité dans ce qu’elle a de plus élevé, vous expierez pour les autres, vous prierez pour ceux qui ne prient point, vous aiderez, dans la mesure de vos forces, à compenser la haine que le monde porte au Sauveur.

Souffrez et vous serez heureuse; aimez votre époux et vous verrez combien il est faible pour ses élues! Croyez-moi, son amour est tel qu’il n’attendra même pas que vous soyez purifiée par la mort, pour vous récompenser de vos misérables mortifications, de vos pauvres peines. Il vous comblera, avant l’heure, de ses grâces et vous le supplierez de vous laisser mourir, tant l’excès de ces joies dépassera vos forces!

Et, peu à peu, le vieux moine s’échauffait, revenait sur les paroles du Christ à la Madeleine, montrait qu’à propos d’elle, Jésus avait promulgué la préexcellence des ordres contemplatifs sur les autres ordres, et il donnait brièvement des conseils, appuyait sur la nécessité de l’humilité, de la pauvreté qui sont, ainsi que l’énonce sainte Claire, les deux grands murs de la vie claustrée. Il bénit enfin la novice qui vint lui baiser la main et lorsqu’elle fut retournée à sa place, il pria, les yeux au ciel, le Seigneur d’accepter cette vierge qui s’offrait, comme hostie, pour les péchés du monde, puis il entonna debout le "Te Deum."

Tout le monde se leva et, précédé par la croix et les cierges, le cortège sortit de l’église et se tassa dans la cour.

Alors Durtal put se croire transporté loin de Paris, rejeté tout à coup dans le fond des âges.

La cour entourée de bâtiments était barrée, en face de la porte cochère, par une haute muraille au milieu de laquelle rentrait une porte à deux vantaux; de chaque côté, six pins maigres balayaient l’air; des chants s’entendaient derrière le mur.

La postulante, en avant, seule, près de la porte close, tenait, tête baissée, son cierge. L’abbé de la Trappe, appuyé sur sa crosse, se tenait immobile à quelques pas d’elle.

Durtal examinait les visages; la petite si banale en costume de mariée était devenue charmante; maintenant le corps s’effilait en une grâce timide; les lignes trop loquaces sous la robe mondaine s’étaient tues; sous le suaire religieux, les contours n’étaient plus qu’une naïve ébauche; il y avait eu comme un recul d’années, comme un retour aux formes devinées de l’enfance.

Durtal s’approcha pour la mieux observer; il tenta de scruter cette figure, mais dans le linceul glacé de sa coiffe, elle restait muette, semblait absente de la vie, avec ses yeux fermés, ne vivait plus que par le sourire des lèvres heureuses.

Et, vu de près, le moine, massif et rougeaud, dans la chapelle, était, lui aussi, changé; la charpente demeurait robuste et le teint brûlait; mais les yeux d’un bleu d’eau, jaillie de la craie, d’eau sans reflets et sans rides, les yeux incroyablement purs, changeaient la vulgaire expression des traits, lui enlevaient cette allure vigneronne qu’il avait au loin.

Il n’y a pas à dire, pensa Durtal, l’âme est tout dans ces gens-là et leurs physionomies sont modelées par elle. Il y a des clartés saintes dans ces prunelles, dans ces bouches, dans ces seules ouvertures au bord desquelles l’âme s’avance, regarde hors du corps, se montre presque.

Subitement, derrière le mur, les chants cessèrent; la petite fit un pas, frappa avec ses doigts repliés la porte et, d’une voix qui défaillait, elle chanta:

"Aperite mihi portas Justitiae: Ingressa in eas, confitebor Domino."

Et la porte s’ouvrit. Une autre grande cour, sablée de cailloux de rivière, apparut, limitée au fond par une bâtisse, et toute la communauté, formant une sorte de demi-cercle, des livres noirs à la main, clama:

"Haec porta Domini: Justi intrabunt in eam."

La novice fit un pas encore jusqu’au seuil et elle reprit de sa voix lointaine:

"Ingrediar in locum tabernaculi admirabilis usque ad domum Dei."

Et le choeur impassible des moniales répondit:

"Haec est domus Domini, firmiter aedificata: Bene fundata est supra firmam petram."

Durtal contemplait à la hâte ces figures qui ne pouvaient être vues que pendant quelques minutes et à l’occasion d’une cérémonie pareille. C’était une rangée de cadavres, debout, dans des suaires noirs. Toutes étaient exsangues, avaient des joues blanches, des paupières lilas et des bouches grises; toutes avaient des voix épuisées et tréfilées par les privations et les prières, et, la plupart se voûtaient, même les jeunes. Ah! l’austère fatigue de ces pauvres corps! se cria Durtal.

Mais il dut interrompre ses réflexions; la mariée, maintenant agenouillée sur le seuil, se tournait vers Dom Etienne et chantait tout bas:

"Haec requies mea in saeculum saeculi: Hic habitabo quoniam elegi eam."

Le moine déposa sa mitre et sa crosse et dit:

"Confirma hoc, Deus, quod operatus es in nobis."

Et la postulante murmura:

"A templo sancto tuo quod est in Jerusalem."

Alors, avant de se recoiffer et de reprendre sa crosse, le prélat pria le Dieu tout-puissant d’infondre la rosée de sa bénédiction sur sa servante, puis désignant la jeune fille à une moniale qui se détacha du groupe des soeurs et s’avança, elle aussi, jusqu’au seuil, il lui dit:

"Nous remettons entre vos mains, madame, cette nouvelle fiancée du Seigneur; maintenez-la dans la sainte résolution qu’elle vient de témoigner solennellement, en demandant à se sacrifier à Dieu, en qualité de victime et à consommer sa vie en l’honneur de Notre-seigneur Jésus-christ, immolé sur nos autels. Conduisez-la dans la voie des divins commandements, dans la pratique des conseils du saint evangile et dans les observances de la règle monastique. Préparez-la pour l’union éternelle à laquelle le céleste époux la convie et, dans cet heureux accroissement du troupeau confié à vos soins, puisez un nouveau motif de sollicitude maternelle. Que la paix du Seigneur demeure avec vous!"

Et ce fut tout; les religieuses, une à une, se retournèrent et disparurent derrière le mur, tandis que la petite les suivait comme un pauvre chien qui accompagne, tête basse, à distance, un nouveau maître.

La porte replia ses battants.

Durtal restait abasourdi, regardait la silhouette de l’évêque blanc, le dos des prêtres qui remontaient pour célébrer le salut dans l’église; et derrière eux venaient, pleurant, la figure dans leur mouchoir, la mère et la soeur de la novice.

— Eh bien? Lui dit l’abbé, en glissant son bras sous le sien.

— Eh bien, cette scène est, à coup sûr, le plus émouvant alibi de la mort qui se puisse voir; cette vivante qui s’enfouit elle-même dans la plus effrayante des tombes — car dans celle-là la chair souffre encore — est admirable!

Je me rappelle ce que vous m’avez vous-même raconté sur l’étreinte de cette observance et je frémis, en songeant à l’adoration perpétuelle, aux nuits d’hiver où une enfant, telle que celle-ci, est réveillée, au milieu de son premier sommeil, et jetée dans les ténèbres d’une chapelle où elle doit, sans s’évanouir de faiblesse et de peur, prier seule, pendant des heures glacées, à genoux sur une dalle.

Qu’ est-ce qui se passe dans cet entretien avec l’inconnu, dans ce tête à tête avec l’ombre? Parvient-elle à se quitter, à s’évader de la terre, à atteindre, sur le seuil de l’éternité, l’inconcevable époux, ou bien, impuissante à prendre son élan, demeure-t-elle l’âme rivée au sol?

Evidemment, on se la figure, la face tendue, les mains jointes, s’appelant, se concentrant au fond d’elle-même, se réunissant pour mieux s’effuser et on se l’imagine aussi malade, à bout de forces, tentant dans un corps qui grelotte de s’allumer l’âme. Mais qui sait si, certaines nuits, elle y arrive?

Ah! Ces pauvres veilleuses aux huiles épuisées, aux flammes presque mortes qui tremblent dans l’obscurité du sanctuaire, qu’est-ce que le bon Dieu en fait?

Enfin il y a la famille qui assistait à cette prise d’habit et si l’enfant m’enthousiasme, je ne puis m’empêcher de plaindre la mère. Songez donc, si sa fille mourait, elle l’embrasserait, elle lui parlerait peut-être; ou bien alors, si elle ne la reconnaissait plus, ce ne serait pas de son plein gré du moins; et, ici, ce n’est plus le corps, c’est l’âme même de sa fille qui meurt devant elle. Exprès, son enfant ne la reconnaît plus; c’est la fin méprisante d’une affection. Avouez que pour une mère c’est tout de même dur!

— Oui, mais cette soi-disant ingratitude, acquise au prix de Dieu sait quelles luttes, n’est — la vocation divine mise à part — qu’une plus équitable répartition de l’amour humain. Pensez que cette élue devient le bouc émissaire des péchés commis; ainsi qu’une lamentable Danaïde, intarissablement, elle versera l’offrande de ses mortifications et de ses prières, de ses veilles et de ses jeûnes, dans la tonne sans fond des offenses et des fautes! Ah! réparer les péchés du monde, si vous saviez ce que c’est! — Tenez, je me rappelle, à ce propos, qu’un jour l’abbesse des bénédictines de la rue Tournefort me disait: comme nos larmes ne sont pas assez saintes, comme nos âmes ne sont pas encore assez pures, Dieu nous éprouve dans notre corps. Il y a, ici, des maladies longues et dont on ne guérit pas, des maladies que les médecins renoncent à comprendre; nous expions pour les autres beaucoup ainsi.

Mais si vous recensez la cérémonie de tout à l’heure, il ne sied pas de vous attendrir devant elle outre mesure et de la comparer au spectacle connu des funérailles; la postulante que vous avez vue n’a pas encore prononcé les voeux de sa profession; elle peut donc, si elle le désire, se retirer du couvent et rentrer chez elle. A l’heure présente, pour la mère, elle est une fille exilée, une fille en pension, mais elle n’est pas une fille morte!

— Vous direz ce qui vous plaira, mais cette porte qui se referme sur elle est tragique!

— Aussi, chez les bénédictines de la rue Tournefort, la scène a-t-elle lieu dans l’intérieur du couvent et sans que la famille y assiste; la mère est épargnée, mais ainsi mitigée, cette cérémonie n’est plus qu’une étiquette banale, qu’une formule presque penaude dans ce huis clos où la Foi se cache.

— Et elles sont également des bénédictines de l’adoration perpétuelle, ces nonnes-là?

— Oui, connaissez-vous leur monastère?

Et Durtal faisant signe que non, l’abbé reprit:

— Il est plus ancien, mais moins intéressant que celui de la rue Monsieur; la chapelle y est mesquine, pleine de statuettes de plâtre, de fleurs en taffetas, de grappes de raisins, d’épis en papier d’or; mais l’antique bâtisse qui abrite le cloître est curieuse. Elle tient, comment dirai-je, d’un réfectoire de pension et aussi d’un salon de maison de retraite; elle sent en même temps la vieillesse et l’enfance...

— Je connais ce genre de couvents, fit Durtal; j’en ai autrefois fréquenté un, alors que j’allais visiter, à Versailles, une vieille tante. Pour moi, il évoquait surtout l’idée d’une maison Vauquer tombée dans la dévotion, il fleurait tout à la fois la table d’hôte de la rue de la Clef et la sacristie de province.

— C’est bien cela, et l’abbé reprit, en souriant:

— J’ai eu, rue Tournefort, plusieurs entrevues avec l’abbesse; on la devine plutôt qu’on ne la voit, car on est séparé d’elle par une herse de bois noir derrière laquelle s’étend un rideau qu’elle ouvre.

Je la vois très bien, moi, pensa Durtal qui, se rappelant le costume des bénédictines, aperçut, en une seconde, une petite face brouillée dans un jour neutre, puis, plus bas, sur le haut de la robe, l’éclat d’un Saint-sacrement de vermeil, émaillé de blanc.

Il se mit à rire et dit à l’abbé:

— Je ris, parce qu’ayant eu des affaires à régler avec cette tante religieuse dont je vous ai parlé et que je ne discernais, ainsi que votre abbesse, qu’au travers de la treille, j’avais découvert la façon de lire un peu dans ses pensées.

— Ah! et comment?

— Voici. Ne pouvant observer sa physionomie qui se reculait derrière le lattis de la cage et disparaissait sous son voile, ne pouvant non plus, si elle me répondait, me guider sur les inflexions de sa voix toujours circonspecte et toujours calme, j’avais fini par ne me 8 fier qu’à ses grandes lunettes, rondes et cerclées de buffle, que presque toutes les nonnes portent; eh bien, la vivacité réfrénée de la femme éclatait là; subitement, dans un coin des verres, une flammèche s’allumait; je comprenais alors que l’oeil avait pris feu et qu’il démentait l’indifférence de la voix, la quiétude voulue du ton.

L’abbé se mit, à son tour, à rire.

— Et la supérieure qui dirige les bénédictines de la rue Monsieur, vous la connaissez? reprit Durtal.

— J’ai causé avec elle, une fois ou deux; là, le parloir est monastique; il n’a point le côté provincial et bourgeois de la rue Tournefort; il se compose d’une loge sombre occupée dans toute la largeur, au fond par une grille enchevêtrée de fer; derrière cette grille se dressent encore des barreaux de bois et un volet peint en noir. L’on est en pleine nuit et l’abbesse à peine éclairée, vous apparaît, telle qu’un fantôme...

— La prieure est cette religieuse, âgée, toute frêle, toute petite, à laquelle Dom Etienne a remis la novice?

— Oui, elle est une remarquable bergère d’âmes et qui plus est, une femme fort instruite et d’une distinction de manières rare.

— Oh! pensa Durtal, je me figure bien qu’elles sont d’exquises, mais aussi de terribles femmes, les abbesses! Sainte Térèse était la bonté même, mais lorsque, dans son "Chemin de la perfection," elle parle des nonnes qui se liguent pour discuter les volontés de leur mère, elle se décèle inexorable, car elle déclare qu’il faut leur infliger la prison perpétuelle et le plus tôt qu’il se peut et sans faiblir; et, au fond, elle a raison, car toute soeur discole pourrirait le troupeau, donnerait la clavelée aux âmes!

Ils étaient arrivés, en causant, au bout de la rue de Sèvres; l’abbé s’arrêta pour reposer ses jambes.

— Ah! fit-il, comme se parlant à lui-même, si je n’avais pas eu, pendant toute mon existence, de si lourdes charges, d’abord un frère puis des neveux à soutenir, j’eusse fait, depuis bien des années, partie de la famille de saint Benoît. J’ai toujours eu l’attirance de ce grand ordre qui est l’ordre intellectuel de l’Eglise, en somme. Aussi, quand j’étais plus valide et plus jeune, était-ce dans l’un de ces monastères que j’allais faire mes retraites, tantôt chez les moines noirs de Solesmes ou de Ligugé qui ont conservé les savantes traditions de saint Maur, tantôt chez les Cisterciens, chez les moines blancs de la Trappe.

— C’est vrai, fit Durtal, la Trappe est une des grandes branches de l’arbre de saint Benoît; mais pourtant est-ce que ses ordonnances ne diffèrent pas de celles que laissa le Patriarche?

— C’est-à-dire que les trappistes interprètent la règle de saint Benoît qui est très souple et très large, moins dans son esprit que dans sa lettre, tandis que les bénédictins font le contraire.

En somme la Trappe est un rejeton de Cîteaux et elle est bien plus la fille de saint Bernard qui fut pendant quarante ans la sève même de cette tige, que la descendante de saint Benoît.

— Mais, autant que je puis me le rappeler, les Trappes sont elles-mêmes divisées et ne vivent point sous une discipline uniforme.

— Si, maintenant; depuis qu’un bref pontifical daté du 17 mars 1893 a sanctionné les décisions du chapitre général des trappistes réunis à Rome et édicté la fusion en un seul ordre et sous la direction d’un seul supérieur des trois observances de Trappes qui étaient, en effet, régies par des constitutions en désaccord.

Et voyant que Durtal l’écoutait, attentif, l’abbé poursuivit:

— Parmi ces trois observances, une seule, celle des trappistes Cisterciens, à laquelle appartenait l’abbaye dont j’étais l’hôte, suivait intégralement les prescriptions du douzième siècle, menait l’existence monastique du temps de saint Bernard. Celle-là ne reconnaissait que la règle de saint Benoît, prise dans son acception la plus stricte et complétée par la charte de charité et les us et coutumes de Cîteaux; les deux autres avaient adopté la même règle, mais revisée et modifiée au dix-septième siècle par l’abbé de Rancé; et encore, l’une d’elles, la congrégation de Belgique, avait-elle dénaturé les statuts imposés par cet abbé.

Aujourd’hui, toutes les Trappes ne forment plus, je viens de vous le dire, qu’un seul et même institut placé sous le vocable "d’ordre des Cisterciens réformés de la bienheureuse Vierge Marie de la Trappe", et toutes reprennent les règlements de Cîteaux et revivent la vie des cénobites au Moyen Age.

— Mais si vous avez fréquenté ces ascétères, dit Durtal, vous devez alors connaître Dom Etienne?

— Non, je n’ai jamais séjourné à la Grande Trappe; j’ai préféré les pauvres et les petits couvents où l’on est mêlé avec les moines, aux imposants monastères qui vous isolent dans une hôtellerie et vous tiennent à l’écart, en somme.

Tenez, il en est une, celle où je m’enfermais, Notre-dame de l’Atre, une petite Trappe à quelques lieues de Paris, qui est bien le plus séduisant des refuges. Outre que vraiment le Seigneur y réside, car elle a parmi ses enfants de véritables saints, elle est encore charmante avec ses étangs, ses arbres séculaires, sa lointaine solitude, au fond des bois.

— Oui mais, fit observer Durtal, l’existence doit y être quand même implacable, car la Trappe est l’ordre le plus rigide qui ait été imposé aux hommes.

Pour toute réponse, l’abbé lâcha le bras de Durtal et lui prit les mains.

— Savez-vous, lui dit-il, en le regardant bien en face, savez-vous, c’est là que vous devriez aller pour vous convertir.

— Parlez-vous sérieusement, monsieur l’abbé?

Et comme le prêtre lui serrait les mains plus fort, Durtal s’écria:

— Ah! non, par exemple; d’abord, je n’ai pas la robustesse d’âme et j’ai encore moins, s’il est possible, la santé corporelle qu’exigerait un tel régime; je tomberais malade en arrivant et puis... et puis...

— Et puis quoi? Je ne vous propose pas de vous interner à jamais dans un cloître...

— J’aime à le croire, fit Durtal, d’un ton presque piqué.

— Mais bien d’y rester une huitaine, juste le temps nécessaire pour vous y curer. Or, huit jours sont bien vite passés; ensuite, croyez-vous donc que si vous preniez une semblable résolution, Dieu ne vous soutiendrait point.

— C’est joli à dire, mais...

— Parlons hygiène, alors... — Et l’abbé eut un sourire de pitié un peu méprisante. — Je puis vous attester tout d’abord que vous ne serez pas tenu, en votre qualité de retraitant, de mener la vie du trappiste, dans ce qu’elle a de plus austère. Vous pourrez ne pas vous lever à deux heures du matin pour suivre l’office de matines, mais bien à trois ou même à quatre heures, selon les jours.

Et souriant devant la grimace de Durtal, l’abbé poursuivit: — quant à votre nourriture, elle sera meilleure que celle des moines; vous n’aurez naturellement ni poisson, ni viande, mais l’on vous accordera certainement un oeuf par repas si les légumes ne vous suffisent point.

— Et les légumes sont cuits à l’eau et au sel, sans assaisonnement...

— Mais non, ils ne sont accommodés au sel et à l’eau que dans les temps de jeûne; les autres jours vous les aurez cuits dans un lait coupé d’eau ou d’huile.

— Merci bien, s’écria Durtal.

— Mais tout cela est excellent pour la santé, continua le prêtre; vous vous plaignez de gastralgies, de migraines, de maux d’entrailles! Eh bien, ce régime-là, à la campagne, au plein air, vous guérira mieux que les drogues qu’on vous fait prendre.

Puis laissons, si vous le voulez bien, de côté, votre corps, car, en pareil cas, c’est à Dieu qu’il appartient de réagir contre ses défaillances; je vous le dis, vous ne serez pas malade à la Trappe, car ce serait absurde; ce serait le renvoi du pécheur pénitent et Jésus ne serait plus le Christ alors! — mais parlons de votre âme. — Ayez donc le courage de la toiser, de la regarder bien en face; la voyez-vous? Reprit l’abbé, après un silence.

Durtal ne répondit pas.

— Avouez donc, s’écria le prêtre, qu’elle vous fait horreur!

Ils firent quelques pas dans la rue et l’abbé reprit:

— Vous affirmiez être soutenu par les foules de Notre-Dame-des-victoires et les effluves de Saint-Séverin. Que sera-ce donc alors, dans l’humble chapelle où vous serez pêle-mêle, par terre, avec des saints? Je vous garantis, au nom du Seigneur, une aide telle que jamais vous n’en eûtes et, poursuivit-il en riant, j’ajoute que l’Eglise se fera belle pour vous recevoir; elle sortira ses parures maintenant omises: les authentiques liturgies du Moyen Age, le véritable plain-chant, sans solos, ni orgues.

— Ecoutez, vos propositions m’ahurissent, fit péniblement Durtal. Non, je vous assure, je ne suis pas du tout disposé à m’emprisonner dans un lieu pareil. Je sais bien qu’à Paris, je n’arriverai à rien; je ne suis ni fier de ma vie, ni content de mon âme, je vous le jure, mais de là... à... ou alors, je ne sais pas, moi; il me faudrait au moins un asile mitigé, un couvent doux. Il doit pourtant y avoir, dans ces conditions, des lazarets d’âmes?

— Non, mais à la Trappe, vous serez sans nul doute le seul retraitant et il ne viendra à l’idée de personne de s’occuper de vous; vous serez libre; vous pourrez, si vous le voulez, partir de ce monastère tel que vous y serez entré, sans vous être confessé, sans vous être approché des sacrements; votre volonté y sera respectée et aucun moine ne tentera, sans votre autorisation, de la sonder. C’est à vous seul qu’il appartiendra de décider, si, oui ou non, vous voulez vous convertir...

Et je serai franc jusqu’au bout, n’est-ce pas? Vous êtes, je vous l’ai déjà déclaré du reste, un homme sensitif et méfiant; eh bien, le prêtre, tel qu’il se présente à Paris, le religieux même non cloîtré vous semblent... comment m’exprimerai-je? Des âmes subalternes... pour ne pas dire plus...

Durtal protesta vaguement, d’un geste.

— Permettez-moi de poursuivre. Une arrière-pensée vous viendrait sur l’ecclésiastique auquel écherrait le soin de vous laver; vous seriez trop sûr qu’il n’est pas un saint, — c’est peu théologique, car fût-il le dernier des prêtres que son absolution n’en serait pas moins valable, si vous la méritiez, — mais enfin, il y a là une question de sentiment que je respecte, — vous penseriez de lui, en somme: il vit ainsi que moi, il ne se prive pas plus que moi, rien ne me prouve que sa conscience soit bien supérieure à la mienne; et, de là, à perdre toute confiance et à tout quitter, il n’y a qu’un pas. A la Trappe, je vous défie bien de raisonner ainsi, de ne point devenir humble. Quand vous verrez des hommes qui, après avoir tout abandonné pour servir Dieu, mènent une vie de privations et de pénitence telle qu’aucun gouvernement n’oserait l’infliger à ses forçats, vous serez bien obligé de vous avouer que vous n’êtes pas grand’chose à côté d’eux!

Durtal se taisait. Après la stupeur qu’il avait éprouvée à s’entendre proposer une issue pareille, il s’était sourdement irrité contre cet ami qui, si discret jusqu’alors, s’était subitement rué sur son être et l’avait violemment ouvert. Il en avait sorti la dégoûtante vision d’une existence dépareillée, usée, réduite à l’état de poussier, à l’état de loque! — Et Durtal se reculait de lui-même, convenait que l’abbé avait raison, qu’il fallait pourtant bien étancher le pus de ses sens et expier leurs appétits inexigibles, leurs convoitises abominables, leurs goûts cariés; et il était pris alors d’une peur irraisonnée, intense. Il avait le vertige du cloître, la transe attirante de cet abîme sur lequel Gévresin le faisait pencher.

Enervé par cette cérémonie d’une prise de vêture, étourdi par le coup que lui avait, en sortant, asséné le prêtre, il ressentait maintenant une angoisse presque physique dans laquelle tout finissait par se confondre. Il ne savait plus à quelles réflexions entendre, ne voyait surnager, dans ce remous d’idées troubles, qu’une pensée nette: que le moment tant redouté de prendre une résolution était venu.

L’abbé le regarda, s’aperçut qu’il souffrait réellement et sa pitié s’accrut pour cette âme si malhabile à supporter les luttes.

Il saisit le bras de Durtal et doucement dit:

— Mon enfant, croyez-moi, le jour où vous irez de vous-même chez Dieu, le jour où vous frapperez à sa porte, elle s’ouvrira à deux battants et les anges s’effaceront pour vous laisser passer. L’evangile ne ment pas, allez, lorsqu’il affirme qu’il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont que faire de pénitence. Vous serez d’autant mieux accueilli qu’on vous attend; enfin, soyez assez mon ami pour penser que le vieux prêtre que vous laisserez ici ne demeurera pas inactif et que lui et que les couvents dont il dispose prieront de leur mieux pour vous.

— Je verrai, répondit Durtal, vraiment ému par l’accent attendri de l’abbé, je verrai... je ne puis me décider ainsi, à l’improviste, je réfléchirai... Ah! ce n’est pas simple!

— Priez surtout, fit le prêtre qui était arrivé devant sa porte. J’ai, de mon côté, beaucoup supplié le Seigneur pour qu’il m’ éclaire et je vous atteste que cette solution de la Trappe est la seule qu’il m’ait donnée. Implorez-le humblement à votre tour, et vous serez guidé. A bientôt, n’est-ce pas?

Et il serra la main de Durtal qui, demeuré seul, finit par se reprendre. Alors, il se rappela les sourires stratégiques, les phrases ambiguës, les silences songeurs de l’abbé Gévresin; il comprit la mansuétude de ses conseils, la patience de ses ménagements et, un peu dépité quand même d’avoir été, sans le vouloir, si savamment géré, il s’exclama, tout en maugréant: voilà donc le dessein que mûrissait, avec son air de n’y pas toucher, ce prêtre!




VI

LA TRAPPE DE NOTRE-DAME DE L’ATRE. — ARRIVÉE DE DURTAL. — DINER. — LE SALVE REGINA

Durtal se réveilla, gai, alerte, s’étonna de ne point s’entendre gémir, alors que le moment de partir pour la Trappe était venu; il était incroyablement rassuré. Il tenta de se recueillir et de prier, mais il se sentit plus dispersé, plus nomade encore que d’habitude; il demeurait indifférent et inému. Surpris de ce résultat, il voulut s’ausculter et palpa le vide; tout ce qu’il put constater, c’est qu’il se détendait ce matin-là, dans une de ces subites dispositions où l’homme redevient enfant, incapable d’attention, dans un de ces moments où l’envers des choses disparaît, où tout amuse.

Il s’habilla à la hâte, monta dans une voiture, descendit en avance à la gare; là, il fut pris d’un accès de vanité vraiment puérile. En regardant ces gens qui parcouraient les salles, qui piétinaient devant des guichets ou accompagnaient, résignés, des bagages, il ne fut pas éloigné de s’admirer. Si ces voyageurs qui ne s’intéressent qu’à leurs plaisirs ou à leurs affaires se doutaient où, moi, je vais! pensa-t-il.

Puis il se reprocha la stupidité de ces réflexions et, une fois installé dans son compartiment, il alluma une cigarette, inspecta le site par la portière du wagon; le train dévalait dans des campagnes au-devant desquelles dansaient, dans des bouffées de fumée, des fils de télégraphe; le paysage était plat, sans intérêt. Durtal se renfrogna dans son coin.

L’arrivée dans le couvent m’ inquiète, murmura-t-il; puisqu’il n’y a pas à proférer d’inutiles paroles, je me bornerai à présenter au père hôtelier sa lettre; ah! Et puis ça s’arrangera tout seul!

Il se sentait, en somme, une placidité parfaite, s’étonnait de n’éprouver aucune soûleur, aucune crainte, d’être même presque rempli d’entrain; — allons, mon brave prêtre avait raison de me soutenir que je me forgeais des monstres d’avance... et il resongea à l’abbé Gévresin, fut surpris, depuis qu’il le fréquentait, de ne rien savoir sur ses antécédents, de n’être pas plus entré dans son intimité qu’au premier jour; au fait, il n’aurait tenu qu’à moi de l’interroger discrètement, mais l’idée ne m’en est jamais venue; il est vrai que notre liaison s’est exclusivement confinée dans des questions de religion et d’art; cette perpétuelle réserve ne crée pas des amitiés bien vibrantes, mais elle institue une sorte de jansénisme de l’affection qui n’est pas sans charme.

Dans tous les cas, cet ecclésiastique est un saint homme; il n’a même rien de l’allure tout à la fois pateline et réservée des autres prêtres. Sauf certains de ses gestes, sa façon de se couler le bras dans la ceinture, de se fourrer les mains dans les manches, de marcher volontiers à reculons quand on cause, sauf son innocente manie d’entrelarder de latin ses phrases, il ne rappelle ni l’attitude, ni le parler démodé de ses confrères. Il adore la mystique et le plain-chant; il est exceptionnel; aussi, comme il me fut, Là-Haut, soigneusement choisi!

— Ah ça! Mais, voyons, nous devons aborder, soupira-t-il, en consultant sa montre, je commence à avoir faim; allons, cela va bien, dans un quart d’heure nous serons à Saint-Landry.

Il tapota les vitres du wagon, regarda courir les champs et s’envoler les bois, fuma des cigarettes, ôta sa valise des filets, atteignit enfin la station et descendit.

Sur la place même où s’élevait la minuscule gare, il reconnut l’auberge que lui avait indiquée l’abbé. Il aborda dans une cuisine une bonne femme qui lui dit: c’est bien, monsieur, asseyez-vous, on attellera pendant le repas.

Et il se reput d’incomestibles choses, se vit apporter une tête de veau oubliée dans un baquet, des côtelettes mortifiées, des légumes noircis par le jus des poêles. Dans les dispositions où il était, il s’amusa de ce déjeuner infâme, se rabattit sur un petit vin qui limait la gorge, but, résigné, un café qui déposait de la terre de bruyère au fond des tasses.

Puis, il escalada un tape-cul que conduisait un jeune homme et, ventre à terre, le cheval fila à travers le village et s’engagea dans la campagne.

Chemin faisant, il demanda au conducteur quelques renseignements sur la Trappe; mais ce paysan ne savait rien: — j’y vais souvent, fit-il, mais je n’entre pas; la carriole reste à la porte; alors, vous comprenez, je ne saurais pas vous raconter...

Ils galopèrent pendant une heure sur les routes; puis le paysan salua du fouet un cantonnier et s’adressant à Durtal:

— On dit que les fourmis leur mangent le ventre.

Et comme Durtal réclamait des explications.

— Bé oui, c’est des faignants; ils sont toujours couchés, l’été, le ventre à l’ombre.

Et il se tut.

Durtal ne pensait plus à rien; il digérait, en fumant abasourdi par le roulis de la voiture.

Au bout d’une autre heure, ils débouchèrent en plein bois.

— Nous approchons?

— Oh, pas encore!

— On l’aperçoit de loin la Trappe?

— Que non! — il faut avoir le nez dessus pour qu’on la voie; elle est dans un bas-fond, au sortir d’une allée, tenez, on dirait celle-là, fit le paysan, en montrant un chemin touffu qu’ils allaient prendre.

Et, en v’ là un qui en vient, fit-il, en désignant une espèce de vagabond qui coupait, à travers les taillis, à grands pas.

Et il exposa à Durtal que tout mendiant avait le droit de manger et même de coucher à la Trappe; on lui servait l’ordinaire de la communauté dans une pièce à côté de la loge du frère concierge, mais il ne pénétrait pas dans le couvent.

Et Durtal le questionnant sur l’opinion des villages environnants au sujet des moines, le paysan eut sans doute peur de se compromettre, car il répondit:

— Il y en a qui n’en disent rien.

Durtal commençait à s’ennuyer, quand, enfin, au détour d’une allée, il aperçut une immense bâtisse, au-dessus de lui.

— La v’ là, la Trappe! fit le paysan qui prépara ses freins pour la descente.

De la hauteur où il était, Durtal plongeait par-dessus les toits, considérait un grand jardin, des bois et devant eux une formidable croix sur laquelle se tordait un Christ.

Puis la vision disparut, la voiture reprenait à travers les taillis, descendait par des chemins en lacets dont les feuillages interceptaient la vue.

Ils aboutirent enfin, après de lents circuits, à un carrefour au bout duquel se dressait une muraille percée d’une large porte. La carriole s’arrêta.

— Vous n’avez qu’à sonner, dit le paysan qui indiqua à Durtal une chaîne de fer pendant le long du mur; et il ajouta:

— Faudra-t-il que je revienne vous chercher demain?

— Non.

— Alors vous restez? — et le paysan le regarda stupéfié et il tourna bride et remonta la côte.

Durtal demeurait anéanti, la valise à ses pieds, devant cette porte; le coeur lui battait à grands coups; toute son assurance, tout son entrain s’effondraient; il balbutiait: qu’est-ce qui va m’arriver là-dedans?

En un galop de panique, passait devant lui la terrible vie des Trappes: le corps mal nourri, exténué de sommeil, prosterné pendant des heures sur les dalles; l’âme, tremblante, pressée à pleines mains, menée militairement, sondée, fouillée jusque dans ses moindres replis; et, planant sur cette déroute de son existence échouée, ainsi qu’une épave, le long de cette farouche berge, le mutisme de la prison, le silence affreux des tombes!

Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi, dit-il en s’essuyant le front.

Machinalement, il jetait un coup d’oeil autour de lui, comme s’il attendait une assistance; les routes étaient désertes et les bois vides; l’on n’entendait aucun bruit, ni dans la campagne, ni dans la Trappe.

Il faut pourtant que je me décide à sonner; — et, les jambes cassées, il tira la chaîne.

Un son de cloche, lourd, rouillé, presque bougon, retentit de l’autre côté du mur.

Tenons-nous, ne soyons pas ridicule, murmurait-il, en écoutant la claquette d’une paire de sabots derrière la porte.

Celle-ci s’ouvrit et un très vieux moine, vêtu de la bure brune des capucins, l’interrogea du regard.

— Je viens pour une retraite et je voudrais voir le Père Etienne.

Le moine s’inclina, empoigna la valise et fit signe à Durtal de le suivre.

Il allait, courbé, à petits pas, au travers d’un verger. Ils atteignirent une grille, se dirigèrent sur la droite d’un vaste bâtiment, d’une espèce de château délabré, flanqué de deux ailes en avance sur une cour.

Le frère entra dans l’aile qui touchait à la grille. Durtal enfila après lui un corridor percé de portes peintes en gris; sur l’une d’elles, il lut ce mot: "Auditoire".

Le trappiste s’arrêta devant, souleva un loquet de bois, installa Durtal dans une pièce et l’on entendit, au bout de quelques minutes, des appels répétés de cloche.

Durtal s’assit, inspecta ce cabinet très sombre, car la fenêtre était à moitié bouchée par des volets. Il y avait pour tout mobilier: au milieu, une table de salle à manger couverte d’un vieux tapis; dans un coin un prie-dieu au-dessus duquel était clouée une image de saint Antoine de Padoue berçant l’enfant Jésus dans ses bras; un grand Christ pendait sur un autre mur; çà et là, étaient rangés deux fauteuils voltaire et quatre chaises.

Durtal ôta de son portefeuille la lettre d’introduction destinée au père. Quel accueil va-t-il me faire? Se demandait-il; celui-là peut parler, au moins; enfin, nous allons voir, reprit-il, en écoutant des pas.

Et un moine blanc, avec un scapulaire noir dont les pans tombaient, l’un sur les épaules, l’autre sur la poitrine, parut; il était jeune et souriait.

Il lut la lettre, puis il prit la main de Durtal, étonné, l’emmena silencieux au travers de la cour jusqu’à l’autre aile du bâtiment, poussa une porte, trempa son doigt dans un bénitier et le lui présenta.

Ils étaient dans une chapelle. Le moine invita d’un signe Durtal à s’agenouiller sur une marche, devant l’autel, et il pria à voix basse; puis il se releva, retourna lentement jusqu’au seuil, offrit encore à Durtal l’eau bénite et, toujours sans desserrer les lèvres et le tenant par la main, il le ramena d’où ils étaient venus, à l’auditoire.

Là, il s’enquit de la santé de l’abbé Gévresin, saisit la valise et ils montèrent dans un immense escalier menaçant ruine. En haut de cet escalier qui n’avait qu’un étage, s’étendait, troué d’une large fenêtre au centre, un vaste palier, borné, à chacune de ses extrémités, par une porte.

Le P. Etienne pénétra dans celle de droite, franchit un spacieux vestibule, introduisit Durtal dans une chambre qu’une étiquette, imprimée en gros caractères, plaçait sous le vocable de saint Benoît, et dit:

— Je suis confus, Monsieur, de ne pouvoir mettre à votre disposition que ce logement peu confortable.

— Mais il est très bien, s’écria Durtal. — Et la vue est charmante, reprit-il, en s’approchant de la fenêtre.

— Vous serez au moins en bon air, dit le moine, qui ouvrit la croisée.

Au-dessous s’étalait ce verger que Durtal avait traversé, sous la conduite du frère concierge, un clos plein de pommiers rabougris et perclus, argentés par des lichens et dorés par des mousses; puis au dehors du monastère, par-dessus les murs, grimpaient des champs de luzerne coupés par une grande route blanche qui disparaissait à l’horizon dentelé par des feuillages d’arbres.

— Voyez, monsieur, reprit le P. Etienne, ce qui vous manque dans cette cellule et dites-le-moi bien simplement, n’est-ce pas? Car autrement, vous nous réserveriez à tous deux des regrets, à vous qui n’auriez pas osé réclamer ce qui vous était utile, à moi qui m’en apercevrais plus tard et serais peiné de mon oubli.

Durtal le regardait, rassuré par ces allures franches; c’était un jeune père, d’une trentaine d’années environ. La figure, vive, fine, était striée de fibrilles roses sur les joues; ce moine portait toute sa barbe et autour de la tête rasée courait un cercle de cheveux bruns. Il parlait un peu vite, souriait, les mains passées dans la large ceinture de cuir qui lui ceignait les reins.

— Je reviendrai tout à l’heure, car j’ai un travail pressé à finir, dit-il; d’ici-là, tâchez de vous installer le mieux possible; si vous en avez le temps, jetez aussi un coup d’oeil sur la règle que vous aurez à suivre dans ce monastère... elle est inscrite sur l’une de ces pancartes... là, sur la table; nous en causerons, après que vous en aurez pris connaissance, si vous le voulez bien.

Et il laissa Durtal seul.

Celui-ci fit aussitôt l’inventaire de la pièce. Elle était très haute de plafond, très peu large, avait la forme d’un canon de fusil, et l’entrée était à l’un de ses bouts et la fenêtre à l’autre.

Au fond, dans un coin, près de la croisée, était un petit lit de fer et une table de nuit ronde, en noyer. Au pied du lit couché le long de la muraille, il y avait un prie-dieu en reps fané, surmonté d’une croix et d’une branche de sapin sec; en descendant, toujours le long de la même paroi, il trouva une table de bois blanc recouverte d’une serviette, sur laquelle étaient placés un pot à l’eau, une cuvette et un verre.

La cloison opposée à ce mur était occupée par une armoire, puis par une cheminée sur le panneau de laquelle était plaqué un crucifix, enfin par une table plantée vis-à-vis du lit, alors près de la fenêtre; trois chaises de paille complétaient l’ameublement de cette chambre.

— Jamais je n’aurai assez d’eau pour me laver, se dit Durtal, en jaugeant le minuscule pot à l’eau qui mesurait bien la valeur d’une chopine; puisque le père Etienne se montre si obligeant, je vais lui demander une ration plus lourde.

Il vida sa valise, se déshabilla, substitua à sa chemise empesée une chemise de flanelle, aligna ses outils de toilette sur le lavabo, plia son linge dans l’armoire; puis il s’assit, embrassa la cellule d’un regard et la jugea suffisamment confortable et surtout très propre.

Il alla ensuite vers la table sur laquelle étaient distribués une rame de papier écolier, un encrier et des plumes, fut reconnaissant de cette attention au moine qui savait sans doute, par la lettre de l’abbé Gévresin, qu’il faisait métier d’écrire, ouvrit deux volumes reliés en basane et les referma; l’un était l’"Introduction à la vie dévote" de saint François de Sales, l’autre était intitulé "Manrèse" ou "les Exercices spirituels" d’Ignace de Loyola et il rangea ses livres à lui, sur la table.

Puis il prit, au hasard, une des pancartes imprimées qui traînait sur cette table et il lut:

Exercices de la communauté pour les jours ordinaires — de pâques à la croix de septembre

Lever à 2 heures,
Prime et messe à 5 heures 1/4,
Travail après le chapitre,
Fin du travail à 9 heures et intervalle,
Sexte à 11 heures,
Angélus et le dîner à 11 heures 1/2,
Méridienne après le dîner,
Fin de la méridienne à 1 heure 1/2,
None et travail, 5 minutes après le réveil,
Fin du travail à 4 heures et demi et intervalle,
Vêpres suivies de l’oraison à 5 heures 1/4,
Souper à 6 heures et intervalle,
Complies à 7 heures 25,
Retraite à 8 heures.

Il retourna cette pancarte; elle contenait, sur une autre face, un nouvel horaire, intitulé:

Exercices d’hiver — de la croix de septembre à pâques
Le lever était le même, mais le coucher était avancé d’une heure; le dîner était reporté de 11 heures 1/2 vers 2 heures; la méridienne et le souper de 6 heures supprimés; les heures canoniales reculées, sauf les Vêpres et les complies qui passaient de 5 heures 1/4 et de 7 heures 25 à 4 heures 1/2i et à 6 heures 1/4.

Ce n’est pas réjouissant de se tirer du lit en pleine nuit, soupira Durtal, mais j’aime à croire que les retraitants ne sont pas soumis à ce régime d’alerte et il saisit une autre pancarte. Celle-ci doit m’ être destinée, fit-il, en parcourant l’en-tête de ce carton:

Règlement des retraites de pâques à la croix de septembre

Voyons-là de près cette ordonnance. Et il examina ses deux tableaux réunis, celui du matin et celui du soir:

Matin
4 Lever au son de l’Angelus.
4 1/2 Prière et médiation.
5 1/4 Prime, messe.
6 à 7 Examen.
7 Déjeuner (on ne s’attend pas).
7 1/2 Chemin de la Croix.
8 Sexte et none.
8 1/2 2e méditation.
9 Lecture spirituelle.
11 Adoration et examen, tierce.
11 1/2 Angelus, dîner, récréation.
12 1/4 Méridienne, grand silence.

Soir
1 1/2 Fin du repos, chapelet.
2 Vêpres et Complies,
3 3e méditation.
3 1/4 Lecture spirituelle.
4 1/4 Matines et Laudes.
5 1/4 Réflexions, Vêpres du choeur.
5 1/2 Examen et oraison.
6 Souper et récréation.
7 Litanies, grand silence.
7 1/4 Assister à Complies.
7 1/2 Chant de Salve Regina, Angelus.
7 3/4 Examen particulier, retraite.

C’est au moins plus pratique, — 4 heures du matin, c’est une heure presque possible! — mais je n’y comprends rien, — les heures canoniales ne concordent pas sur ce tableau avec celles des moines et puis pourquoi ces vêpres et ces complies doublées? — enfin, ces petites cases où l’on vous incite à méditer pendant tant de minutes, à lire pendant tant d’autres, ne me vont guère! Je n’ai pas l’esprit suffisamment malléable pour le couler dans ces gaufriers! — Il est vrai qu’après tout, je suis libre de faire ce que je veux, car personne ne peut vérifier ce qui se manigance en moi, savoir, par exemple, si je médite...

Tiens, il y a encore un règlement derrière, poursuivit-il, en renversant le carton: c’est le règlement de septembre, je n’ai pas à m’en inquiéter; il diffère, du reste, peu de l’autre; mais voici un post-scriptum qui concerne les deux horaires.

Nota:
1. Ceux qui ne sont pas tenus au bréviaire diront le petit office de la Sainte Vierge;
2. MM. les Retraitants sont invités à faire leur confession dès les premiers jours, afin d’avoir l’esprit plus libre dans les méditations;
3. Après chaque méditation, il faut lire un chapitre de l’"Imitation" analogue;
4. Le temps propice pour les confessions et le chemin de croix est de 6 heures à 9 heures du matin, — 2 heures à 5 heures du soir, en été, et de 9 heures du matin à 2 heures du soir;
5. Lire le tableau des avertissements;
6. Il est bon d’être exact aux heures des repas, pour ne pas faire attendre;
7. Le père hôtelier est seul chargé de pourvoir aux besoins de Mm. Les hôtes;
8. On peut demander des livres de retraite si l’on n’en a pas.

La confession! il ne voyait plus que ce mot dans cette série d’articles. Il allait pourtant falloir y recourir! Et il se sentit froid dans le dos; je vais en parler au père Etienne quand il viendra, se dit-il.

Il n’eut pas longtemps à se débattre avec lui-même, car presque aussitôt le moine entra et lui dit:

— Avez-vous remarqué quelque chose qui vous manque et dont la présence vous serait utile?

— Non, mon père; pourtant si vous pouviez m’ obtenir un peu plus d’eau...

— Rien n’est plus simple; je vous en ferai monter, tous les matins, une grande cruche.

— Je vous remercie... voyons, je viens d’étudier le règlement...

— Je vais vous mettre tout de suite à votre aise, fit le moine. Vous n’êtes astreint qu’à la plus stricte exactitude; vous devez pratiquer les offices canoniaux, à la lettre. Quant aux exercices marqués sur la pancarte, ils ne sont pas obligatoires; tels qu’ils sont organisés, ils peuvent être utiles à des gens très jeunes ou dénués de toute initiative, mais ils gêneraient, à mon sens du moins, plutôt les autres; d’ailleurs, en thèse générale, nous ne nous occupons pas, ici, des retraitants, — nous laissons agir la solitude, — c’est à vous qu’il appartient de vous discerner et de distinguer le meilleur mode pour employer saintement votre temps. Donc, je ne vous imposerai aucune des lectures désignées sur ce tableau; je me permettrai seulement de vous engager à dire le petit office de la Sainte Vierge; l’avez-vous?

— Le voici, dit Durtal, qui lui tendit une plaquette.

— Il est charmant, votre volume, dit le père Etienne qui feuilleta les pages luxueusement imprimées en rouge et noir. Il s’arrêta à l’une d’elles et lut tout haut la troisième leçon des Matines.

— Est-ce beau! s’écria-t-il. — La joie jaillissait soudain de cette figure; les yeux s’illuminaient, les doigts tremblaient sur la plaquette. — oui, fit-il, en la refermant, lisez cet office, ici surtout, car, vous le savez, la vraie patronne, la véritable abbé des Trappes, c’est la Sainte Vierge!

Après un silence, il reprit: j’ai fixé à huit jours la durée de votre retraite, dans la lettre que j’ai envoyée à l’abbé Gévresin, mais il va de soi que si vous ne vous ennuyez pas trop ici, vous pourrez y demeurer autant que vous le croirez bon.

— Je souhaite de pouvoir prolonger mon séjour parmi vous, mais cela dépendra de la façon dont mon corps supportera la lutte; j’ai l’estomac assez malade et je ne suis pas sans crainte; aussi, pour parer à tout événement, vous serai-je obligé si vous pouviez me faire venir, le plus tôt possible, le confesseur.

— Bien, vous le verrez demain; je vous indiquerai l’heure, ce soir, après complies. Quant à la nourriture, si vous l’estimez insuffisante, je vous ferai allouer un supplément d’un oeuf; mais, là, s’arrête la discrétion dont je puis user, car la règle est formelle, ni poisson, ni viande, — des légumes, et, je dois vous l’avouer, ils ne sont pas fameux!

Vous allez en juger, d’ailleurs, car l’heure du souper est proche; si vous le voulez bien, je vais vous montrer la salle où vous mangerez en compagnie de M. Bruno.

Et, tout en descendant l’escalier, le moine poursuivit: M. Bruno est une personne qui a renoncé au monde et qui, sans avoir prononcé de voeux, vit en clôture. Il est ce que notre règle nomme un oblat; c’est un saint et un savant homme qui vous plaira certainement; vous pourrez causer avec lui, pendant le repas.

— Ah! fit Durtal, et avant et après, je dois garder le silence?

— Oui, à moins que vous n’ayez quelque chose à demander, auquel cas, je serai toujours à votre disposition, prêt à vous répondre.

Pour cette question du silence, comme pour celle des heures du lever, du coucher, des offices, la règle ne tolère aucun allègement; elle doit être observée à la lettre.

— Bien, fit Durtal, un peu interloqué par le ton ferme du père; mais, voyons, j’ai vu sur ma pancarte un article qui m’ invite à consulter un tableau d’avertissement et je ne l’ai pas, ce tableau!

— Il est pendu sur le palier de l’escalier, près de votre chambre; vous le lirez, à tête reposée, demain; prenez la peine d’entrer, fit-il, en poussant une porte située dans le corridor en bas, juste en face de celle de l’auditoire.

Durtal se salua avec un vieux monsieur qui vint au-devant de lui; le moine les présenta et disparut.

Tous les mets étaient sur la table: deux oeufs sur le plat, puis une jatte de riz, une autre de haricots et un pot de miel.

M. Bruno récita le Benedicite et voulut servir lui-même Durtal.

Il lui donna un oeuf.

— C’est un triste souper pour un Parisien, dit-il, en souriant.

— Oh! du moment qu’il y a un oeuf et du vin, c’est soutenable; je craignais, je vous l’avoue, de n’avoir pour toute boisson que de l’eau claire!

Et ils causèrent amicalement.

L’homme était aimable et distingué, de figure ascétique, mais avec un joli sourire qui éclairait la face jaune et grave, creusée de rides.

Il se prêta avec une parfaite bonne grâce à l’enquête de Durtal et raconta qu’après une existence de tempêtes, il s’était senti touché par la grâce et s’était retiré de la vie pour expier, par des années d’austérités et de silence, ses propres fautes et celles des autres.

— Et vous ne vous êtes jamais lassé d’être ici?

— Jamais depuis cinq années que j’habite ce cloître; le temps, découpé tel qu’il est à la Trappe, semble court.

— Et vous assistez à tous les exercices de la communauté?

— Oui; je remplace seulement le travail manuel par la méditation en cellule; ma qualité d’oblat me dispenserait cependant, si je le désirais, de me lever à deux heures pour suivre l’office de la nuit, mais c’est une grande joie pour moi que de réciter le magnifique psautier bénédictin, avant le jour; mais vous m’ écoutez et ne mangez pas. Voulez-vous me permettre de vous offrir encore un peu de riz?

— Non, merci; j’accepterai, si vous le voulez bien, une cuillerée de miel.

Cette nourriture n’est pas mauvaise, reprit-il, mais ce qui me déconcerte un peu, c’est ce goût identique et bizarre qu’ont tous les plats; ça sent, comment dirai-je..., le graillon ou le suif.

— Ça sent l’huile chaude avec laquelle sont accommodés ces légumes; oh! Vous vous y accoutumerez très vite; dans deux jours, vous ne vous en apercevrez plus.

— Mais en quoi consiste, au juste, le rôle de l’oblat?

— Il vit d’une existence moins austère et plus contemplative que celle du moine, il peut voyager, s’il le veut, et, quoiqu’il ne soit pas lié par des serments, il participe aux biens spirituels de l’ordre.

Autrefois, la règle admettait ce qu’elle appelait des "familiers".

C’étaient des oblats qui recevaient la tonsure, portaient un costume distinct et prononçaient les trois grands voeux; ils menaient en somme une vie mitigée, mi-laïque, mi-moine. Ce régime, qui subsiste encore chez les purs bénédictins, a disparu des Trappes depuis l’année 1293, époque à laquelle le chapitre général le supprima.

Il ne reste plus aujourd’hui dans les abbayes Cisterciennes que les pères, les frères lais ou convers, les oblats quand il y en a, et les paysans employés aux travaux des champs.

— Les convers, ce sont ceux qui ont la tête complètement rasée et qui sont vêtus, ainsi que le moine qui m’a ouvert la porte, d’une robe brune?

— Oui, ils ne chantent pas aux offices, et se livrent seulement à des besognes manuelles.

— A propos, le règlement des retraites que j’ai lu dans ma chambre ne me semble pas clair. Autant que je puis me le rappeler, il double certains offices, met des matines à quatre heures de l’après-midi, des vêpres à deux heures; en tout cas, son horaire n’est pas le même que celui des trappistes; comment dois-je m’y prendre pour les concilier?

— Vous n’avez pas à tenir compte des exercices détaillés sur votre pancarte; le père Etienne a dû vous le dire, d’ailleurs; ce moule n’a été fabriqué que pour les gens qui sont incapables de s’occuper et de se guider eux-mêmes. Cela vous explique comment, pour les empêcher de demeurer oisifs, on a en quelque sorte décalqué le bréviaire du prêtre et imaginé de leur distribuer le temps en petites tranches, de leur faire débiter, par exemple, les psaumes des matines à des heures qui ne comportent aucun psaume.

Le dîner était terminé; M Bruno récita les grâces et dit à Durtal:

— Vous avez, d’ici à complies, une vingtaine de minutes libres; profitez-en pour faire connaissance avec le jardin et les bois. — Et il salua poliment et il sortit.

Ce que je fumerais bien une cigarette, pensa Durtal, lorsqu’il fut seul. Il prit son chapeau et quitta, lui aussi, la pièce. La nuit tombait. Il traversa la grande cour, tourna à droite, longea une maisonnette surmontée d’un long tuyau, devina à l’odeur qu’elle exhalait une fabrique de chocolat et il s’engagea dans une allée d’arbres.

Le ciel était si peu clair qu’il ne pouvait discerner l’ensemble du bois où il entrait; n’apercevant personne. Il roula des cigarettes, les fuma lentement, délicieusement, consultant, à la lueur de ses allumettes, de temps en temps, sa montre.

Il restait étonné du silence qui se levait de cette Trappe; pas une rumeur, même effacée, même lointaine, sinon, à certains moments, un bruit très doux de rames; il se dirigea du côté d’où venait ce bruit et reconnut une pièce d’eau sur laquelle voguait un cygne qui vint aussitôt à lui.

Il le regardait osciller dans sa blancheur sur les ténèbres qu’il déplaçait en clapotant, quand une cloche sonna des volées lentes; voyons, dit-il; en interrogeant à nouveau sa montre, l’heure des complies approche.

Il se rendit à la chapelle; elle était encore déserte; il profita de cette solitude pour l’examiner à son aise.

Elle avait la forme d’une croix amputée, d’une croix sans pied, arrondie à son sommet et tendant deux bras carrés, percés d’une porte à chaque bout.

La partie supérieure de la croix figurait, au-dessous d’une coupole peinte en azur, une petite rotonde autour de laquelle se tenait un cercle de stalles adossées aux murs; au milieu, se dressait un grand autel de marbre blanc, surmonté de chandeliers de bois, flanqué, à gauche et à droite, de candélabres également en bois, placés sur des fûts de marbre.

Le dessous de l’autel était creux et fermé sur le devant par une vitre derrière laquelle apparaissait une châsse de style gothique qui reflétait, dans le miroir doré de ses cuivres, des feux de lampes.

Cette rotonde s’ouvrait en un large porche, précédé de trois marches, sur les bras de la croix qui s’allongeaient en une sorte de vestibule servant tout à la fois de nef et de bas-côtés à ce tronçon d’église.

Ces bras évidés, à leurs extrémités, près des portes, recélaient deux minuscules chapelles enfoncées dans des niches teintes, ainsi que la coupole, en bleu; elles contenaient au-dessus d’autels en pierre, sans ornements, deux statues médiocres, l’une de saint Joseph, l’autre du Christ.

Enfin, un quatrième autel dédié à la Vierge était situé dans ce vestibule, vis-à-vis des marches accédant à la rotonde, en face par conséquent du grand autel. Il se découpait sur une fenêtre dont les vitraux représentaient, l’un, saint Bernard en blanc et l’autre saint Benoît en noir et il paraissait se reculer dans l’église, à cause des deux rangées de bancs qui s’avançaient, à sa gauche et à sa droite, au-devant des deux autres petites chapelles, ne laissant que la place nécessaire pour cheminer le long du vestibule ou pour aller, en ligne droite, de cet autel de la Vierge dans la rotonde, au maître-autel.

Ce sanctuaire est d’une laideur alarmante, se dit Durtal, qui s’en fut s’asseoir sur un banc, devant la statue de saint Joseph; à en juger par les quelques sujets sculptés le long des murs, ce monument date du temps de Louis XVI; fichue époque pour une église!

Il fut distrait de ses réflexions par des sons de cloches et en même temps toutes les portes s’ouvrirent; l’une, sise dans la rotonde même, à gauche de l’autel, donna passage à une dizaine de moines, enveloppés dans de grandes coules blanches; ils se répandirent dans le choeur et occupèrent, de chaque côté, les stalles.

Par les deux portes du vestibule, pénétra, à son tour, une foule de moines bruns qui s’agenouilla devant les bancs, des deux côtés de l’autel de la Vierge.

Durtal en avait quelques-uns près de lui; mais ils baissaient la tête, les mains jointes, et il n’osa les observer; le vestibule était, d’ailleurs, devenu presque noir; la lumière se concentrait dans le choeur où étaient allumées les lampes.

Il dévisagea les moines blancs installés dans la partie de la rotonde qu’il pouvait voir et il reconnut parmi eux le père Etienne à genoux près d’un moine court; mais un autre, placé au bout des stalles près du porche, presque en face de l’autel et en pleine clarté, le retint.

Celui-là était svelte et nerveux et il ressemblait dans son burnous blanc à un Arabe. Durtal ne l’apercevait que de profil et il distinguait une longue barbe grise, un crâne ras, ceint de la couronne monastique, un front haut et un nez en bec d’aigle. Il avait grand air avec son visage impérieux et son corps élégant qui ondulait sous la coule.

C’est probablement l’abbé de la Trappe, se dit Durtal, et il ne douta plus lorsque ce moine tira une cliquette dissimulée devant lui sous son pupitre et dirigea l’office.

Tous les moines saluèrent l’autel; l’abbé récita les prières du prélude, puis il y eut une pause — et, de l’autre côté de la rotonde, là où Durtal ne pouvait regarder, une voix frêle de vieillard, une voix revenue au cristal de l’enfance, mais avec en plus quelque chose de doucement fêlé, s’éleva, montant à mesure que se déroulait l’antienne:

"Deus in adjutorium meum intende."

Et l’autre côté du choeur, là où se tenaient le père Etienne et l’abbé, répondit, scandant très lentement les syllabes, avec des voix de basse-taille.

"Domine ad adjuvandum me festina."

Et tous courbèrent la tête sur les in-folios posés devant eux et reprirent:

"Gloria patri et Filio et Spiritui sancto."

Et ils se redressèrent tandis que l’autre partie des pères prononçait le répons: "Sicut erat in principio, etc."

L’office commença.

Il n’était pas chanté, mais psalmodié, tantôt rapide et tantôt lent. Le côté du choeur, visible pour Durtal, faisait de toutes les voyelles des lettres aiguës et brèves; l’autre, au contraire, les muait en des longues, semblait coiffer d’un accent circonflexe tous les O. On eût dit, d’une part, la prononciation du Midi, et, de l’autre, celle du Nord; ainsi psalmodié, l’office devenait étrange; il finissait par bercer tel qu’une incantation, par dorloter l’âme qui s’assoupissait dans ce roulement de versets interrompu par la doxologie revenant, en ritournelle, après la dernière strophe de chacun des psaumes.

Ah ça! mais, je n’y comprends rien, se dit Durtal qui connaissait ses complies sur le bout du doigt; ce n’est plus du tout l’office romain qu’ils chantent.

Le fait est que l’un des psaumes manquait. Il retrouva bien, à un moment, l’hymne de saint Ambroise, le "Te lucis ante terminum," clamé alors sur un air ample et rugueux de vieux plain-chant et encore la dernière strophe n’était-elle plus la même! Mais il se perdait à nouveau, attendait les "Leçons brèves," le "Nunc dimittis" qui ne vinrent pas.

Les complies ne sont pourtant point variables, comme les Vêpres, se dit-il; il faudra que je demande, demain, des explications au P. Etienne.

Puis il fut troublé dans ses réflexions par un jeune moine blanc qui passa, en s’agenouillant devant l’autel, et alluma deux cierges.

Et subitement tous se levèrent et, dans un immense cri, le "Salve regina" ébranla les voûtes.

Durtal écoutait, saisi, cet admirable chant qui n’avait rien de commun avec celui que l’on beugle, à Paris, dans les églises. Celui-ci était tout à la fois flébile et ardent, soulevé par de si suppliantes adorations, qu’il semblait concentrer, en lui seul, l’immémorial espoir de l’humanité et son éternelle plainte.

Chanté sans accompagnement, sans soutien d’orgue, par des voix indifférentes à elles-mêmes et fondues en une seule, mâle et profonde, il montait en une tranquille audace, s’exhaussait en un irrésistible essor vers la Vierge, puis il faisait comme un retour sur lui-même et son assurance diminuait; il avançait plus tremblant, mais si déférent, si humble, qu’il se sentait pardonné et osait alors, dans des appels éperdus, réclamer les délices imméritées d’un ciel.

Il était le triomphe avéré des neumes, de ces répétitions de notes sur la même syllabe, sur le même mot, que l’église inventa pour peindre l’excès de cette joie intérieure ou de cette détresse interne que les paroles ne peuvent rendre; et c’était une poussée, une sortie d’âme s’échappant dans les voix passionnées qu’exhalaient ces corps debout et frémissants de moines.

Durtal suivait sur son paroissien cette oeuvre au texte si court et au chant si long; à l’écouter, à la lire avec recueillement, cette magnifique exoration paraissait se décomposer en son ensemble, représenter trois états différents d’âme, signifier la triple phase de l’humanité, pendant sa jeunesse, sa maturité et son déclin; elle était, en un mot, l’essentiel résumé de la prière à tous les âges.

C’était d’abord le cantique d’exultation, le salut joyeux de l’être encore petit, balbutiant des caresses respectueuses, choyant avec des mots de douceur, avec des cajoleries d’enfant qui cherche à amadouer sa mère; c’était le — "Salve Regina, Mater misericordiae, vita, dulcedo et spes nostra, salve." — Puis cette âme, si candide, si simplement heureuse, avait grandi et connaissant déjà les défaites volontaires de la pensée, les déchets répétés des fautes, elle joignait les mains et demandait, en sanglotant, une aide. Elle n’adorait plus en souriant, mais en pleurant; c’était le — "Ad te clamamus exsules filii hevae; ad te suspiramus gementes et flentes in hac lacrymarum valle." — Enfin la vieillesse était venue; l’âme gisait, tourmentée par le souvenir des avis négligés, par le regret des grâces perdues; et, devenue plus craintive, plus faible, elle s’épouvantait devant sa délivrance, devant la destruction de sa prison charnelle qu’elle sentait proche; et alors elle songeait à l’éternelle inanition de ceux que le juge damne et elle implorait, à genoux, l’avocate de la terre, la consule du ciel; c’était le "Eia ergo Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte et jesum benedictum fructum ventris tui nobis post hoc exsilium ostende."

Et, à cette essence de prière que prépara Pierre de Compostelle ou Hermann Contract, saint Bernard, dans un accès d’hyperdulie, ajoutait les trois invocations de la fin: "O clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria," scellait l’inimitable prose comme avec un triple sceau, par ces trois cris d’amour qui ramenaient l’hymne à l’adoration câline de son début.

Cela devient inouï, se dit Durtal, lorsque les trappistes chantèrent ces doux et pressants appels; les neumes se prolongeaient sur les O qui passaient par toutes les couleurs de l’âme, par tout le registre des sons; et ces interjections résumaient encore, dans cette série de notes qui les enrobait, le recensement de l’âme humaine que récapitulait déjà le corps entier de l’hymne.

Et brusquement, sur le mot Maria, sur le cri glorieux du nom, le chant tomba, les cierges s’éteignirent, les moines s’affaissèrent sur leurs genoux; un silence de mort plana sur la chapelle. Et, lentement, les cloches tintèrent et l’angélus effeuilla, sous les voûtes, les pétales espacés de ses sons blancs.

Tous, maintenant prosternés, le visage dans les mains, priaient et cela dura longtemps; enfin le bruit de la cliquette retentit; tout le monde se leva, salua l’autel et, en une muette théorie, les moines disparurent par la porte percée dans la rotonde.

— Ah! le véritable créateur de la musique plane, l’auteur inconnu qui a jeté dans le cerveau de l’homme la semence du plain-chant, c’est le Saint-esprit, se dit Durtal, malade, ébloui, les yeux en larmes.

M. Bruno qu’il n’avait pas aperçu dans la chapelle vint le rejoindre. Ils traversèrent, sans parler, la cour, et quand ils furent rentrés dans l’hôtellerie, M. Bruno alluma deux bougeoirs, en remit un à Durtal et gravement lui dit:

— Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur.

Durtal grimpa l’escalier derrière lui. Ils se resaluèrent sur le palier et Durtal pénétra dans sa cellule.

Le vent soufflait sous la porte et la pièce, à peine éclairée par la flamme couchée de la bougie, lui parut sinistre; le plafond très haut disparaissait dans l’ombre et pleuvait de la nuit.

Durtal s’assit, découragé, près de sa couche.

Et cependant, il était projeté par l’une de ces impulsions qu’on ne peut traduire, par une de ces jaculations où il semble que le coeur enfle et va s’ouvrir; et, devant son impuissance à se déliter et à se fuir, Durtal finit par redevenir enfant, par pleurer sans cause définie, simplement par besoin de s’alléger de larmes.

Il s’affala sur le prie-dieu, attendant il ne savait quoi qui ne vint pas; puis devant le crucifix qui écartelait au-dessus de lui ses bras, il se mit à lui parler, à lui dire tout bas:

— Père, j’ai chassé les pourceaux de mon être, mais ils m’ ont piétiné et couvert de purin et l’étable même est en ruine. Ayez pitié, je reviens de si loin! Faites miséricorde, seigneur, au porcher sans place! Je suis entré chez vous, ne me chassez pas, soyez bon hôte lavez-moi!

Ah! fit-il soudain, cela me fait penser que je n’ai pas vu le père Etienne qui devait m’ indiquer l’heure à laquelle le confesseur me recevrait demain; il aura sans doute oublié de le consulter; tant mieux, au fond cela me reculera d’un jour; j’ai l’âme si courbaturée que j’ai vraiment besoin qu’elle repose.

Il se déshabilla, soupirant: il faut que je sois debout à trois heures et demie, pour être dans la chapelle à quatre: je n’ai pas de temps à perdre, si je veux dormir. Pourvu que je n’aie pas de névralgies, demain, et que je m’ éveille avant l’aube!




VII

LA CHAPELLE DU MONASTÈRE A POINT DU JOUR. — LES FRÈRES CONVERS. — LE PETIT ÉTANG EN CROIX. — ESSAI DE CONFESSION DE DURTAL

Il vécut la plus épouvantable des nuits; ce fut si spécial, si affreux, qu’il ne se rappelait pas, pendant toute son existence, avoir enduré de pareilles angoisses, subi de semblables transes.

Ce fut une succession ininterrompue de réveils en sursaut et de cauchemars.

Il sauta en bas du lit, s’habilla, pria, mit de l’ordre dans ses affaires.

Je vais toujours, se dit-il, aller respirer de l’air frais et fumer une cigarette, nous verrons après.

Il descendit l’escalier dont les murs paraissaient ne 1 pouvoir tenir en place et dansaient avec la lueur de la bougie, enfila les corridors, souffla et déposa son lumignon près de l’auditoire et s’élança dehors.

Il faisait nuit noire; à la hauteur d’un premier étage, un oeil de boeuf ouvert dans le mur de l’église trouait les ténèbres d’une lune rouge.

Durtal tira quelques bouffées d’une cigarette, puis il s’achemina vers la chapelle. Il tourna doucement le loquet de la porte; le vestibule où il pénétrait était sombre, mais la rotonde, bien qu’elle fût vide, était illuminée par de nombreuses lampes.

Il fit un pas, se signa et recula, car il venait de heurter un corps; il regarda à ses pieds.

Il entrait sur un champ de bataille.

Par terre, des formes humaines étaient couchées dans des attitudes de combattants fauchés par la mitraille; les unes à plat ventre, les autres à genoux; celles-ci, affaissées les mains par terre, comme frappées dans le dos, celles-là étendues les doigts crispés sur la poitrine, celles-là encore se tenant la tête ou tendant les bras.

Et, de ce groupe d’agonisants, ne s’élevaient aucun gémissement, aucune plainte.

Durtal contemplait, stupéfié, ce massacre de moines; et il resta soudain bouche béante. Une écharpe de 2 lumière tombait d’une lampe que le père sacristain venait de déplacer dans la rotonde et, traversant le porche, elle éclairait un moine à genoux devant l’autel voué à la Vierge.

C’était un vieillard de plus de quatre-vingt ans; il était immobile ainsi qu’une statue, les yeux fixes, penché dans un tel élan d’adoration que toutes les figures extasiées des primitifs paraissaient, près de la sienne, efforcées et froides.

Le masque était pourtant vulgaire; le crâne ras, sans couronne, hâlé par tous les soleils et par toutes les pluies, avait le ton des briques; l’oeil était voilé, couvert d’une taie par l’âge; le visage plissé, ratatiné, culotté tel qu’un vieux buis, s’enfonçait dans un taillis de poils blancs et le nez un peu camus achevait de rendre singulièrement commun l’ensemble de cette face.

Et il sortait, non des yeux, non de la bouche, mais de partout et de nulle part, une sorte d’angélité qui se diffusait sur cette tête, qui enveloppait tout ce pauvre corps courbé dans un tas de loques.

Chez ce vieillard, l’âme ne se donnait même pas la peine de réformer la physionomie, de l’ennoblir; elle se contentait de l’annihiler, en rayonnant; c’était, en quelque sorte, le nimbe des anciens saints ne demeurant plus autour du chef, mais s’étendant sur tous ses traits, baignant, apâli, presque invisible, tout son être.

Et il ne voyait ni n’entendait rien; des moines se traînaient sur les genoux, venaient pour se réchauffer, pour s’abriter auprès de lui et il ne bougeait, muet et sourd, assez rigide pour qu’on pût le croire mort, si, par instant, la lèvre inférieure n’eût remué, soulevant dans ce mouvement sa grande barbe.

L’aube blanchit les vitres et, dans l’obscurité qui commençait à se dissiper, les autres frères apparurent à leur tour, à Durtal; tous ces blessés de l’amour divin priaient ardemment, jaillissaient hors d’eux-mêmes, sans bruit, devant l’autel. Il y en avait de tout jeunes à genoux et le buste droit, d’autres, les prunelles en extase, repliés en arrière et assis sur leurs talons, d’autres encore faisaient le chemin de croix et souvent ils étaient posés, les uns devant les autres, face à face et ils se regardaient sans se voir, avec des yeux d’aveugles.

Et parmi ces convers, quelques pères, ensevelis dans leurs grandes coules blanches, gisaient, prosternés, baisaient la terre.

Oh! prier, prier comme ces moines! s’écria Durtal.

Il sentait son malheureux être se détendre; dans cette atmosphère de sainteté, il se dénoua et il s’affaissa sur les dalles, demandant humblement pardon au Christ de souiller par sa présence la pureté de ce lieu.

Et il pria longtemps, se descellant pour la première fois, se reconnaissant si indigne, si vil, qu’il ne pouvait comprendre comment, malgré sa miséricorde, le seigneur le tolérait dans le petit cercle de ses élus; il s’examina, vit clair, s’avoua qu’il était inférieur au dernier de ces convers qui ne savait peut-être même pas épeler un livre, comprit que la culture de l’esprit n’était rien et que la culture de l’âme était tout, et peu à peu, sans s’en apercevoir, ne pensant plus qu’à balbutier des actes de gratitude, il disparut de la chapelle, l’âme emmenée par celles des autres, hors du monde, loin de son charnier, loin de son corps.

Dans cette chapelle, l’élan était enfin consenti, la projection jusqu’alors refusée était enfin permise; il ne se débattait plus de même qu’au temps où il parvenait si difficilement à s’évader de sa geôle, à Notre-Dame-des-victoires et à Saint-Séverin.

Puis il réintégra cette chapelle où son animalité était demeurée seule et il regarda, étonné, autour de lui; la plupart des frères étaient partis; un père restait prostré devant l’autel de la Vierge; il le quitta à son tour et regagna la rotonde où les les autres pères entraient.

Durtal les observa; il y en avait de toutes les tailles, de toutes les sortes, un gros, chauve, à longue barbe noire et à besicles, des petits blonds et bouffis, de très vieux, hérissés de poils de sanglier, de très jeunes ayant de vagues airs de rêveurs allemands, avec leurs yeux bleus, sous des lunettes: et presque tous, sauf les très jeunes, avaient ce trait commun: le ventre gonflé et les joues sillonnées de vermicelles roses.

Et soudain par la porte ouverte, dans la rotonde même, le grand moine qui conduisait, la veille, l’office, parut. Il renversa sur sa chasuble un capuchon de toile qui lui couvrait la tête et, assisté de deux moines blancs, il monta au maître-autel pour célébrer la messe.

Et ce ne fut pas une de ces messes gargotées comme l’on en cuisine tant à Paris, mais une messe lente et méditée, profonde, une messe où le prêtre consacre longuement, abîmé devant l’autel, et quand il éleva l’hostie, aucune sonnette ne tinta, mais les cloches du monastère épandirent des volées espacées, des coups brefs, sourds, presque plaintifs, tandis que les trappistes disparaissaient, tapis à quatre pattes, la tête cachée sous leurs pupitres.

Quand la messe prit fin, il était près de six heures; Durtal refit le chemin de la veille au soir, passa devant la petite fabrique de chocolat qu’il avait longée, avisa au travers des vitres des pères qui enveloppaient des tablettes dans du papier de plomb, puis, dans une autre pièce, une minuscule machine à vapeur que modérait un convers.

Il gagna cette allée où il avait fumé des cigarettes dans l’ombre. Si triste, la nuit, elle était maintenant charmante avec ses deux rangées de très vieux tilleuls qui bruissaient doucement et le vent rabattait sur Durtal leur languissante odeur.

Assis sur un banc, il embrassait, d’un coup d’oeil, la façade de l’abbaye.

Précédé d’un long potager où, çà et là, des rosiers s’épanouissaient au-dessus des vasques bleuâtres et des boules veinées des choux, cet ancien château, bâti dans le goût monumental du dix-septième siècle, s’étendait, solennel et immense, avec ses dix-huit fenêtres d’affilée et son fronton dans le tympan duquel était logée une puissante horloge.

Il était coiffé d’ardoises, surmonté d’un jeu de petites cloches et l’on y accédait par un perron de plusieurs marches. Il arborait une altitude d’au moins cinq étages, bien qu’il n’eût en réalité qu’un rez-de-chaussée et un premier, mais à en juger par l’élévation inattendue des fenêtres, les pièces devaient se plafonner à des hauteurs démesurées d’église; somme toute, cet édifice était emphatique et froid, plus apte, puisqu’on l’avait converti en un couvent, à abriter des adeptes de Jansénius que des disciples de saint Bernard.

Le temps était tiède, ce matin-là; le soleil se tamisait dans le crible remué des feuilles; et le jour, ainsi bluté, se muait au contact du blanc, en rose. Durtal, qui s’apprêtait à lire son paroissien, vit les pages rosir et, par la loi des complémentaires, toutes les lettres, imprimées à l’encre noire, se teindre en vert.

Il s’amusait de ces détails, s’épanouissait, le dos au chaud, dans cette brise chargée d’aromes, se reposait, dans ce bain de lumière, des fatigues de la nuit, quand, au bout de l’allée, il aperçut quelques frères. Ils marchaient, silencieux, les uns, portant sous un bras de grands pains ronds, les autres, tenant des boîtes au lait ou des mannes pleines de foin et d’oeufs; ils défilèrent devant lui et le saluèrent respectueusement.

Tous avaient la mine joyeuse et grave. Ah! les braves gens, se dit-il, ce qu’ils m’ ont, ce matin, aidé, car c’est à eux que je dois d’avoir pu ne pas me taire, d’avoir pu prier, d’avoir enfin connu la joie de l’oraison qui n’était pour moi à Paris qu’un leurre! à eux et surtout à Notre-Dame de l’Atre qui a eu pitié de mon pauvre être!

Il bondit de son banc, dans un élan d’allégresse, s’engagea dans des allées latérales, atteignit la pièce d’eau qu’il avait entrevue, la veille; devant elle se dressait la formidable croix qu’il avait distinguée de loin du haut de la voiture, dans les bois, avant que d’arriver à la Trappe.

Elle était plantée en face du monastère même et tournait le dos à l’étang; elle supportait un Christ du dix-huitième siècle, grandeur nature, en marbre blanc; et l’étang affectait, lui aussi, la forme d’une croix, telle qu’elle figure sur la plupart des plans des basiliques.

Et cette croix brune et liquide était granulée de pistache par des lentilles d’eau que déplaçait, en nageant, le cygne.

Il vint au-devant de Durtal, et il tendit le bec, attendant sans doute un bout de pain.

Et pas un bruit ne surgissait de ce lieu désert, sinon le craquement des feuilles sèches que Durtal froissait en marchant. L’horloge sonna sept heures.

Il se rappela que le déjeuner allait être servi et il se dirigea à grands pas vers l’abbaye. Le P. Etienne l’attendait; il lui serra la main, lui demanda s’il avait bien dormi, puis:

— Qu’allez-vous manger? Je n’ai que du lait et du miel à vous offrir; j’enverrai aujourd’hui même au village le plus proche pour tâcher de vous procurer un peu de fromage; mais vous allez subir une triste collation, ce matin.

Durtal proposa de substituer du vin au lait et déclara que ce serait pour le mieux ainsi; j’aurais, dans tous les cas, mauvaise grâce à me plaindre, fit-il, car enfin, vous, maintenant, vous êtes à jeun.

Le moine sourit. — Pour l’instant, dit-il, nous faisons, à cause de certaines fêtes de notre ordre, pénitence. Et il expliqua qu’il ne prenait de nourriture qu’une fois par jour, à deux heures de l’après-midi, après none.

— Et vous n’avez même pas pour vous soutenir du vin et des oeufs!

Le P. Etienne souriait toujours. — On s’y habitue, dit-il. Qu’ est-ce que ce régime, en comparaison de celui qu’adoptèrent saint Bernard et ses compagnons, lorsqu’ils vinrent défricher la vallée de Clairvaux? Leur repas consistait en des feuilles de chêne, salées, cuites dans de l’eau trouble.

Et après un silence, le père reprit: -sans doute la règle des Trappes est dure, mais combien elle est douce si nous nous reportons à ce que fut jadis, en Orient, la règle de saint Pacôme. Songez donc, celui qui voulait accéder à cet ordre restait dix jours et dix nuits à la porte du couvent et il y essuyait tous les crachats, tous les affronts; s’il persistait à vouloir entrer, il accomplissait trois années de noviciat, habitait une hutte où il ne pouvait se tenir debout et se coucher de son long; il ne se repaissait que d’olives et de choux, priait douze fois le jour, douze fois le soir, et douze fois la nuit; le silence était perpétuel et les mortifications ne cessaient pas. Pour se préparer à ce noviciat et s’apprendre à dompter la faim, saint Macaire avait imaginé d’enfoncer du pain dans un vase au col très rétréci et il ne s’alimentait qu’à l’aide des miettes qu’il pouvait retirer avec ses doigts; quand il fut admis dans le monastère, il se contenta de grignoter des feuilles de choux crus, le dimanche. Hein, ils étaient plus résistants que nous, ceux-là! Nous n’avons plus, hélas! Ni l’âme, ni le corps assez solides pour supporter de tels jeûnes. — Mais que cela ne vous empêche pas de goûter; allons, bon appétit; — ah! Pendant que j’y pense, reprit le moine, soyez à dix heures précises à l’auditoire, c’est là que le père prieur vous confessera.

Et il sortit.

Durtal aurait reçu un coup de maillet sur la tête qu’il n’eût pas été mieux assommé. Tout l’échafaudage si rapidement exhaussé de ses joies croula. Ce fait étrange avait lieu; dans cet élan d’allégresse qui le portait depuis l’aube, il avait complètement oublié qu’il fallait se confesser. Et il eut un moment d’aberration. Mais je suis pardonné! Se dit-il; la preuve est cet état de bonheur que je n’ai jamais connu, cette dilatation vraiment merveilleuse d’âme que j’ai ressentie dans la chapelle et dans les bois!

L’idée que rien n’était commencé, que tout était à effectuer, l’effara; il n’eut pas le courage d’avaler son pain; il but une goutte de vin et, dans un vent de panique, il se rua dehors.

Il allait, affolé, à grands pas. — Se confesser! Le prieur? Qui était le prieur? Il cherchait vainement parmi les pères dont il se rappelait le visage celui qui allait l’entendre.

Mon Dieu, fit-il tout à coup, mais je ne sais même pas comment l’on se confesse!

Il chercha un coin désert où il pût se recueillir. Il arpentait alors, sans même savoir comment il y était venu, une allée de noyers que bordait un mur. Il y avait là des arbres énormes; il se dissimula derrière le tronc de l’un d’eux et, assis sur la mousse, il feuilleta son paroissien, lut: "En arrivant au confessionnal, mettez-vous à genoux, faites le signe de la croix, demandez la bénédiction du prêtre en disant: Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché; récitez ensuite le Confiteor jusqu’à mea culpa ... et..."

Il s’arrêta et sans même qu’il eût besoin de la sonder, sa vie bondit en des jets d’ordures.

Il recula, il y en avait tant, de toutes sortes, qu’il s’abîma dans le désespoir.

Tous les districts des péchés qu’énumérait patiemment le paroissien, il les avait traversés! Il ne s’était jamais confessé depuis sa première communion et c’était, avec l’entassement des années, de successives alluvions de fautes; et il pâlissait à l’idée qu’il allait détailler à un autre homme toutes ses saletés, lui avouer ses pensées les plus secrètes, lui dire ce qu’on n’ose se répéter à soi-même, de peur de se mépriser trop.

Il en sua d’angoisse; puis une nausée de son être, un remords de sa vie le souleva et il se rendit; le regret d’avoir si longtemps vécu dans ce cloaque le crucifia; il pleura longtemps, doutant du pardon, n’osant même plus le solliciter, tant il se sentait vil.

Enfin il eut un sursaut; l’heure de l’expiation devait être proche; sa montre marquait, en effet, dix heures moins le quart. A se laminer ainsi, il avait agonisé pendant plus de deux heures.

Il rejoignit précipitamment la grande allée qui conduisait au monastère. Il marchait, la tête basse, en refoulant ses larmes.

Il ralentit un peu le pas, lorsqu’il atteignit le petit étang; il leva des yeux suppliants vers la croix et, les baissant, il rencontra un regard si ému, si pitoyable, si doux qu’il s’arrêta; et le regard disparut avec le salut du convers qui continua son chemin.

Il a lu en moi, se dit Durtal. — Oh! il a raison de me plaindre, le charitable moine, car vraiment ce que je souffre! Ah! Seigneur, être comme cet humble frère! cria-t-il, se rappelant avoir remarqué, le matin même, ce jeune et grand garçon, priant, dans la chapelle, avec une telle ferveur qu’il semblait s’effuser du sol, devant la Vierge.

Il arriva dans un état affreux à l’auditoire et s’effondra sur une chaise; puis, ainsi qu’une bête traquée qui se croit découverte, il se dressa et, perturbé par la peur, emporté par un vent de déroute, il songea à fuir, à aller chercher sa valise, à s’élancer dans un train.

Et il se retenait, indécis, tremblant, l’oreille aux aguets, le coeur lui battant à grands coups; il écoutait des bruits lointains de pas. — Mon Dieu! Fit-il, épiant ces pas qui se rapprochaient, quel est le moine qui va entrer?

Le pas se tut et la porte s’ouvrit; Durtal, terrifié, n’osa fixer le confesseur, en lequel il reconnut le grand trappiste, au profil impérieux, celui qu’il croyait être l’abbé du monastère.

Suffoqué, il recula sans proférer un mot.

Surpris de ce silence, le prieur dit:

— Vous avez demandé à vous confesser, Monsieur?

Et, sur un geste de Durtal, il lui désigna le prie-dieu posé contre le mur et lui-même s’agenouilla, en lui tournant le dos.

Durtal se roidit, s’éboula sur ce prie-dieu et perdit complètement la tête. Il avait vaguement préparé son entrée en matière, noté des points de repère, classé à peu près ses fautes; il ne se rappelait plus rien.

Le moine se releva, s’assit sur une chaise de paille, se pencha sur le pénitent, l’oreille ramenée par la main en cornet, pour mieux entendre.

Et il attendit.

Durtal souhaitait de mourir pour ne pas parler; il parvint cependant à prendre le dessus, à réfréner sa honte; il desserra les lèvres et rien ne sortit; il resta accablé, la tête dans ses mains, retenant les larmes qu’il sentait monter.

Le moine ne bougeait pas.

Enfin, il fit un effort désespéré, bredouilla le commencement du Confiteor et dit:

— Je ne me suis pas confessé depuis mon enfance; j’ai mené, depuis ce temps-là, une vie ignoble, j’ai...

Les mots ne vinrent pas.

Le trappiste demeurait silencieux, ne l’assistait point.

— J’ai commis toutes les débauches..., j’ai fait tout..., tout...

Il s’étrangla et les larmes contenues partirent; il pleura, le corps secoué, la figure cachée dans ses mains.

Et comme le prieur, toujours penché sur lui, ne bronchait point.

— Mais je ne peux pas, cria-t-il, je ne peux pas!

Toute cette vie qu’il ne pouvait rejeter l’étouffait; il sanglotait, désespéré par la vue de ses fautes et atterré aussi de se trouver ainsi abandonné, sans un mot de tendresse, sans un secours. Il lui sembla que tout croulait, qu’il était perdu, repoussé par Celui-là même qui l’avait pourtant envoyé dans cette abbaye!

Et une main lui toucha l’épaule, en même temps qu’une voix douce et basse disait:

— Vous avez l’âme trop lasse pour que je veuille la fatiguer par des questions; revenez à neuf heures, demain, nous aurons du temps devant nous, car nous ne serons pressés, à cette heure, par aucun office; d’ici là, pensez à cet épisode du Calvaire: la croix qui était faite de tous les péchés du monde pesait sur l’épaule du sauveur d’un tel poids que ses genoux fléchirent et qu’il tomba. Un homme de Cyrène passait là, qui aida le Seigneur à la porter. Vous, en détestant, en pleurant vos péchés, vous avez allégé, vous avez délesté, si l’on peut dire, cette croix du fardeau de vos fautes et, l’ayant rendue moins pesante, vous avez ainsi permis à notre-Seigneur de la soulever.

Il vous en a récompensé par le plus surprenant des miracles, par le miracle de vous avoir attiré de si loin ici. Remerciez-le donc de tout votre coeur et ne vous désolez plus. Vous réciterez aujourd’hui pour pénitence les psaumes de la pénitence et les litanies des saints. Je vais vous donner ma bénédiction.

Et le prieur le bénit et disparut. Durtal se releva à bout de larmes; ce qu’il craignait tant était arrivé, le moine qui devait l’opérer était impassible, presque muet! Hélas! Se dit-il, mes abcès étaient mûrs, mais il fallait un coup de lancette pour les percer!

— Après tout, reprit-il, en grimpant l’escalier pour aller se rafraîchir les yeux dans sa cellule, ce trappiste a été compatissant à la fin, moins dans ses observations que dans le ton dont il les a prononcées; puis, il convient d’être juste, il a peut-être été ahuri par mes larmes; l’abbé Gévresin n’avait sans doute pas écrit au père Etienne que je me réfugiais à la Trappe pour me convertir; mettons-nous alors à la place d’un homme vivant en Dieu, hors le monde, et auquel on décharge tout-à-coup une tinette sur la tête!

Enfin nous verrons demain; et Durtal se hâta de se tamponner le visage, car il était près de onze heures et l’office de sexte devait commencer.

Il se rendit à la chapelle; elle était à peu près vide, car les frères travaillaient, à ce moment, dans la fabrique de chocolat et dans les champs.

Les pères étaient à leur place, dans la rotonde. Le prieur tira la cliquette, tous s’enveloppèrent d’un grand signe de croix et à gauche, là où il ne pouvait voir, — car Durtal s’était installé à la même place que le matin, devant l’autel de saint Joseph, — une voix monta:

— "Ave, maria, gratia plena, dominus tecum."

Et l’autre partie du choeur répondit:

— "Et benedictus fructus ventris tui, Jesus."

Il y eut une seconde d’intervalle et la voix pure et faible du vieux trappiste chanta comme avant l’office des Complies, la veille:

— "Deus, in adjutorium meum intende."

Et la liturgie se déroula, avec ses "Gloria patri, etc.," pendant lesquels les moines courbaient le front sur leurs livres, et sa série de psaumes articulés sur un ton bref d’un côté, et long de l’autre.

Durtal agenouillé se laissait aller au bercement de la psalmodie, si las qu’il ne pouvait parvenir à prier lui-même.

Puis quand sexte se termina, tous les pères se recueillirent et Durtal surprit un regard de pitié chez le prieur qui se tourna un peu vers son banc. Il comprit que le moine implorait le sauveur pour lui, suppliait peut-être Dieu de lui indiquer la manière dont il pourrait, demain, s’y prendre.

Durtal rejoignit M. Bruno dans la cour; ils se serrèrent la main, puis l’oblat lui annonça la présence d’un nouveau convive.

— Un retraitant?

— Non, un vicaire des environs de Lyon; il reste un jour seulement; il est venu visiter l’abbé qui est malade.

— Je croyais d’abord que l’abbé de Notre-Dame de l’Atre était ce grand moine qui conduit l’office...

— Mais non, c’est le prieur, le père Maximin; quant à l’abbé, vous ne l’avez pas vu et je doute que vous puissiez le voir, car il ne sortira sans doute pas de son lit avant votre départ.




VIII

CONFESSION DE DURTAL. — LA MALADIE DU SCRUPLE. — LE CHAPELET

Il se réveilla en sursaut à onze heures, avec cette impression de quelqu’un qui se sent regardé pendant qu’il dort. Il fit craquer une allumette, ne vit personne, vérifia l’heure et, retombant sur sa couche, dormit d’un trait jusqu’à près de quatre heures. Il s’habilla en hâte et courut à l’église.

Le vestibule, obscur la veille, était éclairé, ce matin-là, car un vieux moine célébrait une messe à l’autel de saint Joseph, un moine chauve et cassé, avec une barbe blanche fuyant de toutes parts, en coup de vent, volant en de très longs fils.

Un convers l’assistait, un petit homme au poil noir et au crâne rasé, pareil à une boule peinte en bleu; il ressemblait à un bandit, avec sa barbe en désordre et son sac usé de bure.

Et ce bandit avait l’oeil doux et étonné des gosses. Il servait le prêtre avec un respect presque craintif, avec une joie contenue vraiment touchante.

Les autres, à genoux sur les dalles, priaient, concentrés, ou lisaient leur messe. Durtal distingua le très vieux de quatre-vingt ans, immobile, la face tendue en avant et les yeux clos; et le jeune, celui dont le regard miséricordieux l’avait secouru près de l’étang, méditait attentivement sur son paroissien l’office. Il devait être âgé de vingt ans, était grand et robuste; la figure un peu fatiguée était tout à la fois mâle et tendre, avec ses traits émaciés et sa barbe blonde qui rebroussait sur la robe, en pointe.

Durtal s’abandonna dans cette chapelle où chacun mettait un peu du sien pour l’adjuver et, songeant à la confession qu’il allait faire, il supplia le seigneur de le soutenir, il l’implora pour que le moine voulût bien le déplier.

Et il se sentit moins apeuré, plus maître de soi, plus ferme. Il se collationnait et se groupait, éprouvait une douloureuse confusion, mais il n’avait plus ce découragement qui l’avait abattu, la veille. Il se remontait avec cette idée qu’il ne se délaissait pas, qu’il s’aidait de toutes ses forces, qu’il ne pouvait, dans tous les cas, se rassembler mieux.

Il fut distrait de ces réflexions par le départ du vieux trappiste qui avait fini d’offrir le sacrifice, et par l’entrée du prieur qui monta entre deux pères blancs dans la rotonde, au maître-autel, pour dire la messe.

Durtal s’absorba dans son eucologe, mais après que le prêtre eut consommé les espèces, il cessa de lire, car tous se levaient et il béa, confondu, devant un spectacle dont il ne se doutait même pas, une communion de moines.

Ils s’avançaient, un à un, muets et les yeux bas, puis arrivé devant l’autel, celui qui marchait le premier se retournait et embrassait le camarade qui venait après lui; celui-ci, à son tour, serrait dans ses bras le religieux qui le suivait et il en était ainsi jusqu’au dernier. Tous, avant que d’aller recevoir l’Eucharistie, échangeaient le baiser de paix, puis ils s’agenouillaient, communiaient et ils revenaient encore, un à un, en tournant dans la rotonde derrière l’autel.

Et le retour de ces gens était inouï; les pères blancs en tête, ils s’acheminaient très lentement, les yeux fermés et les mains jointes. Les figures avaient quelque chose de modifié; elles étaient éclairées autrement, en dedans; il semblait que, refoulée par la puissance du sacrement contre les parois du corps, l’âme filtrât, au travers des pores, éclairât l’épiderme de cette lumière spéciale de la joie, de cette sorte de clarté qui s’épand des âmes blanches, file ainsi qu’une fumée presque rose le long des joues et rayonne, en se concentrant, au front.

A considérer l’allure mécanique et hésitante de ces moines, l’on devinait que les corps n’étaient plus que des automates, exécutant par habitude leur mouvement de marche, que les âmes ne se souciaient plus d’eux, étaient ailleurs.

Durtal reconnaissait le vieux convers maintenant si courbé que son visage disparaissait dans sa barbe relevée par la poitrine et ses deux grosses mains noueuses tremblaient, en s’étreignant; il apercevait aussi le jeune et grand frère, les traits tirés dans une face dissoute, glissant à petits pas, sans yeux.

Fatalement, il délibéra sur lui-même. Il était le seul qui ne communiait pas, car il voyait, sortant le dernier derrière l’autel, M. Bruno qui rejoignait, les bras croisés, sa place.

Cette exclusion lui faisait si clairement comprendre combien il était différent, combien il était éloigné de ce monde-là! Tous étaient admis et, lui seul, restait. Son indignité s’attestait davantage et il s’attristait d’être mis à l’écart, traité, ainsi qu’il le méritait, en étranger, séparé de même que le bouc des ecritures, parqué, loin des brebis, à la gauche du Christ.

Ces remarques lui furent saines, car elles dissipèrent la terreur de la confession qui s’affirmait encore. Cet acte lui parut si naturel, si juste, dans sa nécessaire humiliation, dans son indispensable souffrance, qu’il eût voulu l’accomplir tout de suite et pouvoir se représenter dans cette chapelle, émondé, lavé, devenu au moins un peu plus semblable aux autres.

Quand la messe prit fin, il se dirigea vers sa cellule pour y chercher une tablette de chocolat.

En haut de l’escalier, M. Bruno, enveloppé d’un grand tablier, s’apprêtait à nettoyer les marches.

Durtal l’examinait, surpris. L’oblat sourit et lui serra la main.

— C’est une excellente besogne pour l’âme, fit-il, en montrant son balai; cela vous rappelle aux sentiments de modestie que l’on est trop enclin à oublier, lorsqu’on a vécu dans le monde.

Et il se mit à frotter vigoureusement et à recueillir sur une pelle la poussière qui remplissait, comme une poudre de poivre, les salières creusées dans les carreaux du sol.

Durtal emporta sa tablette dans le jardin. Réfléchissons, se dit-il, en la grignotant; si je longeais une autre route, si j’allais me promener dans la partie du bois que j’ignore. Et il n’en eut aucun désir. — non, dans l’état où je suis, j’aime mieux hanter le même endroit, ne point quitter les lieux où j’ai fixé mes habitudes; je suis déjà si peu coordonné, si facilement épars, que je ne veux pas risquer de me désunir dans la curiosité de nouveaux sites. Et il s’en fut près de l’étang en croix.

Il remonta le long de ses rives et quand il eut atteint le sommet, il s’étonna de rencontrer, à quelques minutes de là, un ruisseau moucheté de pellicules vertes, creusé entre deux haies qui servaient de clôture au monastère. Plus loin, s’étendaient des champs, une vaste ferme dont on entrevoyait les toits dans des arbres, et, partout, à l’horizon, sur des collines, des forêts qui semblaient arrêter la marche en avant du ciel.

— Je me figurais ce territoire plus grand, se dit-il, en revenant sur ses pas et lorsqu’il eut regagné le haut de l’étang en croix, il contempla l’immense crucifix de bois, dressé en l’air et qui se réverbérait dans cette glace noire. Il s’y enfonçait, vu de dos, tremblait dans les petites ondes que plissait le vent, paraissait descendre en tournoyant dans cette étendue d’encre. Et l’on n’apercevait de ce Christ de marbre dont le corps était caché par son bois, que les deux bras blancs qui dépassaient l’instrument de supplice et se tordaient dans la suie des eaux.

Assis sur l’herbe, Durtal regardait l’obscur miroir de cette croix couchée et, songeant à son âme qui était, ainsi que cet étang, tannée, salie, par un lit de feuilles mortes, par un fumier de fautes, il plaignait le sauveur qu’il allait convier à s’y baigner, car ce ne serait même plus le martyre du Golgotha, consommé, sur une éminence, la tête haute, au jour, en plein air, au moins! Mais ce serait par un surcroît d’outrages, l’abominable plongeon du corps crucifié, la tête en bas, la nuit, dans un fond de boue!

— Ah! il serait temps de l’épargner, en me filtrant, en me clarifiant, se cria-t-il. — Et le cygne, demeuré jusqu’alors immobile dans un bras de l’étang, balaya, en s’avançant, la lamentable image, blanchit de son reflet tranquille le deuil remué des eaux.

Et Durtal songea à l’absolution qu’il obtiendrait peut-être et il rouvrit son eucologe et dénombra ses fautes; et lentement, ainsi que la veille, il se tarauda, parvint, en se sondant, à faire sortir du sol de son être un jet de larmes.

Il s’agit de se contenir, se dit-il, tremblant à l’idée qu’il suffoquerait encore, qu’il ne pourrait parler; et il résolut de commencer à rebours sa confession, d’énumérer d’abord les petits péchés, de garder les gros pour la fin, de terminer par l’aveu des méfaits charnels; si alors je succombe, j’arriverai quand même à m’expliquer en deux mots. — Mon Dieu! Pourvu néanmoins que le prieur ne se taise pas comme hier, pourvu qu’il me délie!

Il secoua sa tristesse, quitta l’étang, rejoignit son allée de tilleuls et il se plut à inspecter de près ces arbres. Ils érigeaient des troncs énormes, frottés d’orpin roux, gouachés d’argent gris par des mousses; et plusieurs, ce matin-là, étaient enveloppés ainsi que d’une mantille couturée de perles, par des fils de la vierge que la rosée attachait avec les noeuds clairs de ses gouttes.

Il s’assit sur un banc, puis craignant une ondée, car le temps tournait à la pluie, il se retira dans sa cellule.

Il ne se sentait aucune envie de lire; il n’avait plus qu’une hâte, atteindre, tout en la redoutant, la neuvième heure, en finir avec le lest de son âme et s’en décharger, et il priait mécaniquement, sans savoir ce qu’il marmottait, pensant toujours à cette confession, repris d’alarmes, retraversé de transes.

Il descendit un peu avant l’heure-et le coeur lui manqua, lorsqu’il pénétra dans l’auditoire.

Malgré lui, ses yeux se braquaient sur ce prie-dieu où il avait si cruellement souffert.

Dire qu’il allait falloir se remettre sur cette claie, s’étendre encore sur ce chevalet de torture! Il essaya de se colliger, de se résumer-et il se cabra brusquement; il entendait les pas du moine.

La porte s’ouvrit et, pour la première fois, Durtal osa dévisager le prieur; ce n’était plus du tout le même homme, plus du tout la figure qu’il discernait de loin; autant le profil était hautain, autant la face était douce; et c’était l’oeil qui émoussait l’altière énergie des traits, un oeil familier et profond où il y avait, à la fois, de la joie placide et de la pitié triste.

— Allons, dit-il, ne vous troublez pas, car c’est à notre-Seigneur seul qui connaît vos fautes que vous allez parler.

Et il s’agenouilla, pria longuement et vint, ainsi que la veille, s’asseoir près du prie-dieu; il se pencha sur Durtal et tendit l’oreille.

Un peu rassuré, le pénitent commença sans trop d’angoisses. Il s’accusait de toutes les fautes communes aux hommes, manque de charité envers le prochain, médisance, haine, jugements téméraires, injures, mensonges, vanité, colère, etc.

Le moine l’interrompit, un moment.

— Vous avez déclaré, je crois, tout à l’heure, que, dans votre jeunesse vous aviez contracté des dettes; les avez-vous payées?

Et sur un signe affirmatif de Durtal, il fit: Bien — et poursuivit:

— Avez-vous fait partie d’une société secrète? vous êtes-vous battu en duel? — je suis obligé de poser ces questions, car ce sont des péchés réservés. — Non? — Bien, et il se tut.

— Envers Dieu, je m’accuse de tout, reprit Durtal; comme je vous l’ai avoué, hier, depuis ma première communion, j’ai tout quitté, prières, messe, enfin tout; j’ai nié Dieu, je l’ai blasphémé, j’avais entièrement perdu la Foi.

Et Durtal s’arrêta.

Il arrivait aux forfaits des chairs. Sa voix faiblit.

— Ici, je ne sais plus comment m’expliquer, fit-il, en refoulant ses larmes.

— Voyons, dit doucement le moine, vous m’avez affirmé, hier, que vous aviez commis tous les actes que comporte la malice spéciale de la Luxure.

— Oui, mon père. — Et, tremblant, il ajouta: dois-je entrer dans des détails?

— Non, c’est inutile, et c’est tout?

— Je crois avoir tout avoué, répondit Durtal.

Le confesseur garda le silence pendant quelques minutes, puis d’une voix pensive, il murmura:

— Je suis plus qu’hier encore frappé par l’étonnant miracle que le ciel a opéré en vous.

Vous étiez malade, si malade que vraiment l’on pouvait dire de votre âme ce que Marthe disait du corps de Lazare: "Jam foetet!" — et le Christ vous a, en quelque sorte, ressuscité. Seulement, ne vous y trompez pas, la conversion du pécheur n’est pas sa guérison, mais seulement sa convalescence; et cette convalescence dure quelquefois plusieurs années, est souvent longue.

Il convient donc que vous vous déterminiez, dès à présent, à vous prémunir contre les rechutes, à tenter ce qui dépendra de vous pour vous rétablir. Ce traitement préventif se compose de la prière, du sacrement de pénitence, de la sainte communion.

La prière? — vous la connaissez, car, après une vie agitée telle que fut la vôtre, vous n’avez pu vous décider à émigrer ici, sans avoir auparavant beaucoup prié.

— Ah! si mal!

— Peu importe, puisque votre désir était de prier bien! — La confession? — Elle vous fut pénible; elle le sera moins maintenant que vous n’aurez plus à avouer des années accumulées de fautes. La communion m’ inquiète davantage; l’on pourrait en effet craindre que dans le cas où vous triompheriez de la chair, le démon ne vous attendît là et qu’il ne s’efforçât de vous en éloigner, car il sait fort bien que, sans ce divin magistère, aucune guérison n’est possible. Vous aurez donc à porter sur ce point toute votre attention.

Le moine réfléchit une minute, puis il reprit:

— La sainte Eucharistie... vous en aurez plus qu’un autre besoin, car vous serez plus malheureux que les êtres moins cultivés, que les êtres plus simples. Vous serez torturé par l’imagination. Elle vous a fait beaucoup pécher et, par un juste retour, elle vous fera beaucoup souffrir; elle sera la porte mal fermée de votre personne et c’est par là que le démon s’introduira et s’épandra en vous. — Veillez donc de ce côté et priez ardemment pour que le seigneur vous vienne en aide. Dites-moi, avez-vous un chapelet?

— Non, mon père.

— Je sens, reprit le moine, dans le ton dont vous avez prononcé ce nom, percer une certaine hostilité contre le chapelet.

— Je vous avouerai que ce moyen mécanique pour réciter des oraisons me gêne un peu; je ne sais pas, mais il me semble qu’au bout de quelques secondes, je ne pourrais plus penser à ce que je répète; je bafouillerais, je finirais certainement par balbutier des bêtises...

— Vous avez connu, fit tranquillement le prieur, des pères de famille. Leurs enfants leur bredouillaient des caresses, leur racontaient n’importe quoi et ils étaient cependant ravis de les entendre! Pourquoi voulez-vous que notre-Seigneur, qui est un bon père, n’aime pas à écouter ses enfants même lorsqu’ils ânonnent, même lorsqu’ils débitent des bêtises?

Et, après une pause, il poursuivit:

— Je flaire un peu de ruse diabolique dans votre avis, car de grandes grâces sont attachées à cette couronne d’oraisons. La Très Sainte Vierge a elle-même révélé ce moyen de prier aux saints; elle a déclaré s’y complaire; cela doit suffire pour nous le faire aimer.

Faites-le donc pour elle qui a puissamment aidé à votre conversion, qui a intercédé auprès de son fils pour vous sauver. Rappelez-vous aussi que Dieu a voulu que toutes les grâces nous vinssent par elle. Saint Bernard le déclare expressément: "Totum nos habere voluit per mariam."

Le moine fit une nouvelle pause et il ajouta:

— Le chapelet met, du reste, les sots en fureur et c’est là un signe sûr. Vous voudrez bien, comme pénitence, réciter une dizaine, pendant un mois, chaque jour.

Il se tut, puis lentement, il reprit:

— Nous gardons tous, hélas! Cette cicatrice du péché originel qu’est le penchant au mal; chacun la ménage plus ou moins; vous, depuis l’âge de discrétion, vous l’avez constamment ouverte, mais il suffit que vous exécriez votre plaie pour que Dieu la ferme. Je ne vous parlerai donc pas de votre passé, puisque votre repentir et votre ferme propos de ne plus pécher l’effacent. Demain, vous recevrez le gage de la réconciliation, vous communierez; après tant d’années, le seigneur s’engagera dans la route de votre âme et s’y arrêtera; abordez-le avec grande humilité et préparez-vous d’ici-là, par la prière, à ce mystérieux coeur à coeur que sa bonté désire. Dites maintenant votre acte de contrition, je vais vous donner la sainte absolution.

Le moine leva les bras et les manches de sa coule blanche volèrent ainsi que deux ailes au-dessus de lui. Il proférait, les yeux au ciel, l’impérieuse formule qui rompt les liens; et trois mots prononcés, d’une voix plus haute et plus lente: "Ego te absolvo," tombèrent sur Durtal qui frémit de la tête aux pieds.

Il s’affaissa presque sur le sol, incapable de se réunir, de se comprendre, sentant seulement et cela d’une façon très nette, — que le Christ était en personne présent, était là, près de lui dans cette pièce, — et, ne trouvant aucune parole pour le remercier, il pleura, ravi, courbé sous le grand signe de croix dont le couvrait le moine.

Il lui sembla sortir d’un rêve, alors que le prieur lui dit: "Réjouissez-vous, votre vie est morte; elle est enterrée dans un cloître et c’est aussi dans un cloître qu’elle va renaître; c’est un bon présage; ayez confiance en notre-Seigneur et allez en paix."

Et le père ajouta, en lui serrant la main: — n’ayez aucune crainte de me déranger, je suis à votre entière disposition; non seulement pour la confession, mais encore pour tous les entretiens, pour tous les conseils qui pourraient vous être utiles; c’est bien entendu, n’est-ce pas?

Ils quittèrent ensemble l’auditoire; le moine le salua dans le corridor et disparut. Durtal hésitait entre aller méditer dans sa cellule ou dans l’église, quand M. Bruno survint.

Il s’approcha de Durtal et lui dit:

— Hein? c’est un fameux poids de moins sur l’estomac!

Et Durtal le regardant, étonné, il rit.

— Pensez-vous donc qu’un vieux pécheur tel que moi n’ait pas découvert à mille riens, ne fût-ce qu’à vos pauvres yeux qui maintenant s’éclairent, que vous n’étiez pas encore réconcilié lorsque vous êtes débarqué ici. Or, je viens de surprendre le révérend père qui retourne dans le cloître et, vous, je vous rencontre sortant de l’auditoire; il n’est pas dès lors nécessaire d’être bien malin pour deviner que le grand lavage vient d’avoir lieu!

— Mais, fit Durtal, le prieur que vous n’avez pu voir avec moi, puisqu’il était parti quand vous êtes entré, aurait pu accomplir une autre tâche.

— Non, car il n’était pas en scapulaire; il avait la coule. Et comme il n’endosse cette robe que pour se rendre à l’église ou à confesse, j’étais bien certain, étant donnée cette heure-ci qui ne comporte aucun office, qu’il venait de l’auditoire. J’avançai encore que les trappistes n’étant pas confessés dans cette pièce, deux personnes seulement pouvaient s’y entretenir avec lui, vous ou moi.

— Vous m’en direz tant, répliqua Durtal, en riant. Le Père Etienne les accosta sur ces entrefaites et Durtal lui réclama un chapelet.

— Mais je n’en ai pas, s’écria le moine.

— J’en possède plusieurs, fit M. Bruno, et je serai très heureux de vous en offrir un. Vous permettez, mon père...

Le moine acquiesça d’un signe.

— Alors si vous voulez bien m’accompagner, reprit l’oblat, en s’adressant à Durtal, je vous le remettrai, sans plus tarder.

Ils montèrent ensemble l’escalier et Durtal connut alors que M. Bruno demeurait dans une pièce située au fond d’un petit corridor, pas bien loin de la sienne.

Cette cellule était très simplement meublée d’un ancien mobilier bourgeois, d’un lit, d’un bureau d’acajou, d’une large bibliothèque pleine de livres ascétiques, d’un poêle de faïence et de fauteuils.

Ces meubles appartenaient évidemment à l’oblat, car ils ne ressemblaient en rien au mobilier des Trappes.

— Asseyez-vous, je vous prie, dit M. Bruno, en montrant un fauteuil, et ils causèrent.

Après s’être d’abord engagée sur le sacrement de pénitence, la conversation se fixa sur le père Maximin et Durtal avoua que la haute mine du prieur l’avait terrifié tout d’abord.

M. Bruno se mit à rire. — Oui, fit-il, il produit cet effet sur ceux qui ne l’approchent point, mais quand on le fréquente, on discerne qu’il n’est rigide que pour lui-même, car nul n’est, pour les autres, plus indulgent; c’est un vrai et un saint moine, dans toute l’acception du terme; aussi a-t-il de grandes lumières...

Et comme Durtal lui parlait des autres cénobites et s’étonnait qu’il y eut, parmi eux, de très jeunes gens, M. Bruno répondit:

— S’imaginer que la plupart des trappistes ont vécu dans le monde est une erreur. Cette idée, si répandue, que les gens se réfugient dans les Trappes après de longs chagrins, après des existences désordonnées, est absolument fausse; d’ailleurs, pour pouvoir endurer le régime débilitant du cloître, il faut commencer jeune et surtout ne pas apporter un corps usé par des abus de toute sorte.

Il convient aussi de ne pas confondre la misanthropie et la vocation monastique; — ce n’est pas l’hypocondrie, mais l’appel divin, qui conduit dans les Trappes. Il y a là une grâce spéciale qui fait que de tout jeunes gens, qui n’ont jamais vécu, aspirent à pouvoir s’interner dans le silence et à y souffrir les privations les plus dures; et ils sont heureux ainsi que je vous souhaiterais de l’être; et cependant leur existence est encore plus rigoureuse que vous ne la supposez; prenons les convers, par exemple.

Songez qu’ils se livrent aux labeurs les plus pénibles et qu’ils n’ont même pas comme les pères la consolation d’assister à tous les offices et de les chanter; songez que leur récompense qui est la communion ne leur est même pas très souvent concédée.

Représentez-vous maintenant l’hiver ici. Le froid y est terrible; dans ces bâtiments délabrés, rien ne ferme et le vent balaie la maison du haut en bas; ils y gèlent sans feu, couchent sur des grabats; et ils ne peuvent se soutenir, s’encourager entre eux, car ils se connaissent à peine, puisque toute conversation est interdite.

Pensez aussi que ces pauvres gens n’ont jamais un mot aimable, un mot qui les soulage ou qui les réconforte. Ils travaillent de l’aube à la nuit et jamais le maître ne les remercie de leur zèle, jamais il ne dit au bon ouvrier qu’il est content.

Considérez encore que, l’été, lorsque pour faucher la moisson, l’on embauche, dans les villages voisins, des hommes, ceux-là se reposent quand le soleil torréfie les champs; ils s’assoient à l’ombre des meules, en manches de chemise et ils boivent s’ils ont soif et ils mangent; et le convers les regarde dans ses lourds vêtements; et il continue sa besogne et il ne mange pas et il ne boit point. Allez, il faut des âmes fortement trempées pour résister à une vie pareille! — Mais enfin, dit Durtal, il doit y avoir des jours de détente, des moments où la règle se relâche.

— Jamais; il n’y a même pas, ainsi que dans des ordres bien austères pourtant, — chez les carmélites, pour en citer un, -une heure de récréation où le religieux peut parler et rire. Ici, le silence est éternel.

— Même lorsqu’ils sont ensemble au réfectoire?

— On lit alors les conférences de Cassien, l’echelle sainte de Climaque, les vies des pères du désert, ou quelque autre volume pieux.

— Et le dimanche?

— Le dimanche, on se lève une heure plus tôt; mais c’est en effet leur bon jour, car ils peuvent suivre tous les offices, passer tout leur temps dans l’église!

— L’humilité, l’abnégation, exacerbées jusqu’à ce point, sont surhumaines! s’écria Durtal. — Mais, pour qu’ils puissent se livrer, du matin au soir, aux travaux éreintants des champs, encore faut-il qu’on leur accorde, en quantité suffisante, une nourriture assez forte.

M. Bruno sourit.

— Ils consomment tout bonnement des légumes qui ne valent même pas ceux qu’on nous sert et, en guise de vin, ils se désaltèrent avec une boisson aigre et douceâtre qui dépose une moitié de lie par verre. Ils en ont la valeur d’une hémine ou d’une pinte, mais ils peuvent l’allonger avec de l’eau, s’ils ont soif.

— Et ils font combien de repas?

— Cela dépend. — Du 14 Septembre au Carême ils ne mangent qu’une fois par jour, à 2 heures 1/2 — et, durant le Carême, ce repas est reculé jusqu’à 4 heures. De Pâques au 14 Septembre où le jeûne Cistercien est moins rigide, le dîner a lieu vers 11 heures 1/2 et l’on peut y ajouter le mixte, c’est-à-dire une légère collation le soir.

— C’est effrayant! Travailler et, pendant des mois, ne s’alimenter qu’à deux heures de l’après-midi, alors qu’on est debout depuis deux heures du matin et que l’on n’a pas dîné la veille!

— Aussi est-on, parfois, obligé d’élargir un peu la règle et lorsqu’un moine tombe en faiblesse, on ne lui refuse pas un morceau de pain.

Il faudra bien, du reste, continua M. Bruno d’un ton pensif, que l’on desserre davantage encore l’étreinte de ces observances, car cette question de la table devient une véritable pierre d’achoppement pour le recrutement des Trappes; des âmes qui se plairaient dans ces cloîtres sont forcées de les fuir, parce que le corps qu’elles traînent après elles ne peut s’accoutumer à ce régime.

— Et les pères mènent la même existence que les convers?

— Absolument, ils donnent l’exemple; tous avalent la même pitance et couchent dans le même dortoir, sur des lits pareils; c’est l’égalité absolue. Seulement, les pères ont l’avantage de chanter l’office et d’obtenir des communions plus fréquentes.

— Parmi les convers, il en est deux qui m’ ont particulièrement intéressé, l’un, tout jeune, un grand blond qui a une barbe allongée en pointe, l’autre un très vieux, tout courbé.

— Le jeune est le frère Anaclet; c’est une véritable colonne de prières que ce jeune homme et l’une des plus précieuses recrues dont le ciel ait doté notre abbaye. Quant au vieux Siméon, il est un enfant des Trappes, car il a été élevé dans un orphelinat de l’ordre. Celui-là est une âme extraordinaire, un véritable saint, qui vit déjà fondu en Dieu. Nous en causerons plus longuement, un autre jour, car il est temps que nous descendions; l’heure de Sexte est proche.

Tenez, voici le chapelet que je me suis permis de vous offrir. Laissez-moi y joindre une médaille de saint Benoît. — Et il remit à Durtal un petit chapelet de bois et l’étrange rondelle, gravée de lettres cabalistiques, qu’est l’amulette de saint Benoît.

— Vous connaissez le sens de ces signes?

— Oui, je l’ai lu autrefois dans une brochure de Dom Guéranger.

— Bon. Et, à propos, quand communiez-vous?

— Demain.

— Demain, c’est impossible!

— Pourquoi est-ce impossible?

— Mais parce que, demain, l’on ne célébrera qu’une seule messe, celle de cinq heures et que la règle empêche d’y communier isolément. Le père Benoît, qui en dit d’habitude une autre avant, est parti, ce matin, et il ne reviendra que dans deux jours. Il y a donc erreur.

— Enfin le prieur m’a positivement déclaré que je communierais demain! s’écria Durtal. — Tous les pères ne sont donc pas prêtres, ici?

— Non, en fait de prêtres, il y a l’abbé qui est malade, le prieur qui offrira, demain, le sacrifice à cinq heures, le père Benoît dont je vous ai parlé, un autre que vous n’avez pas vu et qui voyage. Au reste, si cela avait été possible, je me serais approché, moi aussi, de la Sainte Table.

— Alors, s’ils ne sont pas tous consacrés, quelle différence existe-t-il entre les pères qui n’ont pas obtenu le sacerdoce et les simples convers?

— L’éducation. — Pour être père, il faut avoir fait ses études, savoir le latin, n’être pas, en un mot, ce que sont les frères lais, des paysans ou des ouvriers. — Dans tous les cas, je verrai le prieur et je vous rendrai, pour la communion de demain, réponse après l’office. Mais c’est ennuyeux; il aurait fallu que vous pussiez vous mêler ce matin à nous!

Durtal eut un geste de regret. Il s’en fut à la chapelle, ruminant sur ce contre-temps, priant Dieu de ne pas retarder plus longtemps sa rentrée en grâce.

Après sexte, l’oblat vint le rejoindre. — C’est bien comme je pensais, fit-il, mais vous serez néanmoins admis à la consomption du sacrement — Le père prieur s’est entendu avec le vicaire qui dîne auprès de nous. Il dira, demain matin, avant son départ une messe et vous y communierez.

— Oh! gémit Durtal.

Cette nouvelle lui crevait le coeur. être venu à la Trappe pour recevoir l’Eucharistie des mains d’un prêtre de passage, d’un prêtre jovial tel qu’était celui-là! — ah! Non, j’ai été confessé par un moine et je voudrais être communié par un moine! Se cria-t-il. — Il vaudrait mieux attendre que le père Benoît fût rentré, — mais comment faire? Je ne puis cependant exposer au prieur que ce soutanier inconnu me déplaît et qu’il me serait vraiment pénible, après avoir tant fait, de finir par être réconcilié, dans un cloître, ainsi!

Et il se plaignit à Dieu, lui dit que tout le bonheur qu’il pouvait avoir, d’être décanté, d’être enfin clair, était maintenant gâté par ce mécompte.

Il arriva au réfectoire, la tête basse.

Le vicaire était déjà là. Voyant la mine contrite de Durtal, il tenta charitablement de l’égayer, mais les plaisanteries qu’il essaya produisirent l’effet contraire. Pour être poli, Durtal souriait, mais d’un air si gêné, que M. Bruno, qui l’observait, détourna la conversation et accapara le prêtre.

Durtal avait hâte que le dîner prît fin. Il avait mangé son oeuf et il absorbait péniblement une purée de pommes de terre à l’huile chaude qui ressemblait à s’y méprendre, comme aspect, à de la vaseline; mais la nourriture, il s’en souciait peu maintenant!

Il se disait: c’est terrible d’emporter d’une première communion un souvenir irritant, une impression pénible — et je me connais, ce sera pour moi une hantise. Parbleu, je sais bien qu’au point de vue théologique, il importe peu que j’aie affaire à un prêtre ou à un trappiste; l’un et l’autre ne sont que des truchements entre Dieu et moi, mais enfin, je sens très bien aussi que ce n’est pas du tout la même chose. Pour une fois au moins, j’ai besoin d’une garantie, d’une certitude de sainteté et comment l’avoir avec un ecclésiastique qui colporte les plaisanteries d’un placier en vins? — Il s’arrêta, songeant que l’abbé Gévresin l’avait précisément, par crainte de ces méfiances, envoyé dans une Trappe. — Quelle déveine! se dit-il.

Il n’écoutait même point l’entretien qui se traînait, à côté de lui, entre le vicaire et l’oblat.

Il se battait, tout seul, en mâchant, le nez dans son assiette.

— Je n’ai pas envie de communier demain, reprit-il; et il se révolta. Il était lâche et il devenait imbécile à la fin. Est-ce que le sauveur ne se donnerait pas à lui, quand même?

Il sortit de table, agité par une angoisse sourde et il erra dans le parc et dévala au hasard des allées.

Une autre idée s’implantait maintenant, l’idée d’une épreuve que lui infligeait le ciel. Je manque d’humilité, se répétait-il; eh bien! C’est pour me punir que la joie d’être sanctifié par un moine m’est refusée. — Le Christ m’a pardonné, c’est déjà beaucoup. -pourquoi 9 m’accorderait-il davantage, en tenant compte de mes préférences, en exauçant mes voeux?

Cette pensée l’apaisa pendant quelques minutes; et il se reprocha ses révoltes, s’accusa d’être injuste envers un prêtre qui pouvait être, après tout, un saint.

Ah! Laissons cela, se dit-il; acceptons le fait accompli, tâchons pour une fois d’être un peu humble; en attendant j’ai mon chapelet à réciter; il s’assit sur l’herbe et commença.

Il n’en était pas au deuxième grain, qu’il était à nouveau poursuivi par son mécompte. Il recommença son Pater et son Ave, continua, ne songeant même plus au sens de ses prières, ruminant: — Quelle malchance, il faut que justement un moine, qui célèbre la messe tous les jours, s’absente pour que, demain, je subisse une déception pareille!

Il se tut, eut une minute d’accalmie et soudain un nouvel élément de trouble fondit sur lui.

Il regardait son chapelet dont il avait égrené dix grains.

Mais, voyons, le prieur m’a commandé d’en débiter une dizaine, tous les jours, une dizaine de grains ou une dizaine de chapelets?

De grains, se répondit-il — et presque aussitôt il se répliqua: de chapelets.

Il demeura perplexe.

— Mais c’est idiot, il n’a pu m’ ordonner de défiler dix chapelets par jour; cela ferait quelque chose comme cinq cents oraisons, à la suite; personne ne pourrait, sans dérailler, parfaire une semblable tâche; il n’y a donc pas à hésiter, il s’agit de dix grains, c’est clair!

— Eh non! Car enfin si le confesseur vous impose une pénitence, on doit admettre qu’il la proportionne à la grandeur des fautes qu’elle répare. Puis, j’avais une répugnance pour ces gouttes de dévotion mises en globules, il est donc naturel qu’il m’ ingurgite le rosaire, à haute dose!

Pourtant... pourtant... cela ne se peut! Je n’aurais même pas à Paris le temps matériel de l’ânonner; c’est absurde!

Et l’idée qu’il se trompait revint, lancinante, à la charge.

Il n’y a pas à barguigner, cependant; dans le langage ecclésiastique, une dizaine désigne dix grains; sans doute... mais je me rappelle fort bien qu’après avoir prononcé le mot chapelet, le père s’est exprimé ainsi: vous direz une dizaine, ce qui signifie une dizaine de chapelets, car autrement il eût spécifié une dizaine... d’un chapelet.

Et il se riposta aussitôt: — le père n’avait pas à mettre les points sur les i, puisqu’il employait un terme convenu, connu de tous. Cet ergotage sur la valeur d’un mot est ridicule!

Il essaya de chasser cette tourmente en faisant vainement appel à sa raison; et subitement, il se sortit un argument qui acheva de le détraquer.

Il s’inventa que c’était par lâcheté, par paresse, par désir de contradiction, par besoin de révolte, qu’il ne voulait pas dévider ses dix bobines. Entre les deux interprétations, j’ai choisi celle qui me dispensait de tout effort, de toute peine, c’est vraiment trop facile! — Cela seul prouve que je me leurre lorsque j’essaie de me persuader que le prieur ne m’a pas prescrit d’égrapper plus de dix grains!

Puis un Pater, dix Ave et un Gloria, mais alors ce n’est rien; ce n’est pas sérieux comme pénitence!

Et il dut se répondre: c’est pourtant beaucoup pour toi, puisque tu ne peux parvenir à les proférer, sans t’évaguer!

Il pivotait sur lui-même, sans avancer d’un pas.

— Je n’ai jamais éprouvé une pareille hésitation, se dit-il, en tâchant de se reprendre; je ne suis pas fou et pourtant je me bats contre mon bon sens, car il n’y a pas à en douter, je le sais, je dois égoutter une dizaine d’Ave et pas un de plus!

Il demeura interloqué, presque effrayé de cet état qui était nouveau pour lui.

Et, pour se débarrasser, pour se faire taire, il s’imagina une nouvelle réflexion qui conciliait vaguement les deux parties, qui parait au plus pressé, qui présentait au moins une solution provisoire.

Dans tous les cas, reprit-il je ne puis communier demain si je n’ai pas accompli aujourd’hui ma pénitence; dans le doute, le plus sage est de s’atteler aux dix chapelets; plus tard nous verrons; je pourrais, au besoin, consulter le prieur. Il est vrai qu’il va me croire imbécile, si je lui parle de ces chapelets! Je ne puis cependant lui demander cela!

— Mais alors, tu vois bien, tu l’avoues toi-même, il ne saurait être question que de dix grains!

Il s’exaspéra, se rua, pour obtenir son propre silence, sur le rosaire.

Il avait beau fermer les yeux, tenter de se ramasser, de se grouper, il lui fut impossible, au bout de deux dizaines, de suivre ses oraisons; il bafouillait, oubliait les bols du Pater, s’égarait dans les granules des Ave, piétinait sur place.

Il s’avisa, pour se réprimer, de se transporter en imagination, à chaque dose, dans une des chapelles de la vierge qu’il aimait à fréquenter à Paris, à Notre-Dame-des-Victoires, à Saint-Sulpice, à Saint-Séverin; mais ces vierges n’étant pas assez nombreuses pour qu’il pût leur dédier chaque dizain, il évoqua les madones des tableaux des primitifs et, recueilli devant leur image, il tourna le treuil de ses exorations, ne comprenant pas ce qu’il marmottait, mais priant la mère du sauveur d’accepter ses patenôtres, comme elle recevrait la fumée perdue d’un encensoir, oublié devant l’autel.

Je ne puis me forcer davantage, se dit-il; il sortit de ce labeur, harassé, moulu, voulut souffler; il lui restait encore trois chapelets à épuiser.

Et aussitôt qu’il se fut arrêté, la question de l’Eucharistie, qui s’était tue, reprit:

— Mieux valait ne pas communier que de communier mal; et il était impossible qu’après de tels débats, qu’avec de pareilles préventions, il pût aborder proprement la Sainte Table.

Oui, mais alors comment faire? — au fond, n’était-ce pas déjà monstrueux que de discuter les ordres du moine, que de vouloir opérer à sa guise, que de réclamer ses aises! — Je vais, si cela continue, si bien pécher aujourd’hui que je serai obligé de me reconfesser, se dit-il.

Pour rompre cette obsession, il s’élança encore sur son rouet, mais alors, il s’assotit complètement; l’artifice dont il s’était servi pour se tenir au moins devant la vierge était usé. Quand il voulut s’abstraire, puis se susciter un souvenir de Memling, il ne put y parvenir et ses oraisons purement labiales, en l’excédant, le désolèrent.

J’ai l’âme exténuée, pensa-t-il, j’agirai sagement en la laissant reposer, en demeurant tranquille.

Il erra autour de l’étang, ne sachant plus que devenir. Si j’allais dans ma cellule? — Il s’y rendit, essaya de s’absorber dans le petit office de la Vierge et il ne saisit pas un seul mot des phrases qu’il lisait. Il redescendit et recommença à rôder dans le parc.

— Il y a de quoi devenir fou! se cria-t-il, — et, mélancoliquement, il se répéta: je devrais être heureux, prier en paix, me préparer à l’acte de demain et jamais je n’ai été si inquiet, si bouleversé, si loin de Dieu!

— Il faut pourtant que j’achève cette pénitence! Le désespoir l’abattit, il fut sur le point de tout lâcher; il se mata encore, s’astreignit à épeler ses grains.

Il finit par les expédier; il était à bout de forces.

Et aussitôt il trouva un nouveau moyen de se torturer.

Il se reprocha d’avoir geint ces prières, négligemment, sans même avoir sérieusement, tenté d’agréger ses sens.

Et il fut sur le point de recommencer tout le chapelet; mais devant l’évidente folie de cette suggestion, il se cabra, se refusa de s’écouter, puis il se harcela encore.

— Il n’en est pas moins vrai que tu n’as pas exactement rempli la tâche assignée par le confesseur, puisque ta conscience te reproche ton manque de recueillement, tes diversions.

Mais je suis crevé! se cria-t-il, je ne puis, dans cet état, réitérer ces exercices! — et, cette fois encore, il aboutit, pour se départager, à s’inventer un nouveau joint.

Il pourrait compenser par une dizaine, réfléchie, prononcée avec soin, toutes les boules du rosaire qu’il avait marmonnées, sans les comprendre.

Et il essaya de remettre la manivelle en marche, mais dès qu’il eut extrait le Pater, il divagua; il s’entêta quand même à vouloir moudre les Ave, mais alors son esprit se dispersa, s’enfuit de toutes parts.

Il s’arrêta, songeant: à quoi bon? Du reste, une dizaine, même bien dite, équivaudrait-elle à cinq cents oraisons ratées? Et puis, pourquoi une dizaine et pas deux, pas trois; c’est absurde!

La colère le gagnait; à la fin du compte, conclut-il, ces récidives sont ineptes; le Christ a positivement déclaré qu’il ne fallait pas user de vaines redites dans les prières. Alors quel est le but de ce moulinet d’Ave?

— Si je m’appesantis sur cet ordre d’idées, si j’ergote sur les injonctions du moine, je suis perdu, se dit-il, tout à coup; et d’un effort de volonté il étouffa les révoltes qui grondaient en lui.

Il se réfugia dans sa cellule; les heures s’allongeaient interminables; il les tuait à se ressasser toujours les mêmes objections, toujours les mêmes réponses. Cela devenait un rabâchage dont il avait, lui-même, honte.

Ce qui est certain, c’est que je suis victime d’une aberration, reprit-il; je ne parle pas de l’Eucharistie; là, mes pensées peuvent n’être point justes, mais elles ne sont pas démentielles au moins, tandis que pour cette question des patenôtres!

Il s’ahurit si bien, à se sentir martelé tel qu’une enclume, entre ces deux hantises, qu’il finit par s’assoupir sur une chaise.

Il atteignit ainsi l’heure des vêpres et le souper. Après ce repas, il retourna dans le parc.

Et alors les litiges en léthargie se ranimèrent et tout revint. Ce fut une mêlée furieuse dans tout son être. Il restait là, immobile, s’écoutait, atterré, quand un pas rapide s’approcha et M. Bruno lui dit:

— Prenez garde, vous êtes sous le coup d’une attaque démoniaque!

Et comme Durtal, stupéfait, ne répondait pas.

— Oui, fit-il; le bon Dieu m’accorde parfois des intuitions, et je suis certain, à l’heure qu’il est, que le diable vous travaille les côtes. Voyons, qu’avez-vous?

— J’ai... que je n’y comprends rien moi-même; et Durtal narra l’étonnante bataille qu’il se livrait depuis le matin, à propos du chapelet.

— Mais c’est fou, s’écria l’oblat; c’est dix grains que le prieur vous a commandé de dire: dix chapelets sont impossibles à réciter!

— Je le sais... et cependant je doute encore.

— C’est toujours la même tactique, fit M. Bruno; arriver à vous dégoûter de la chose qu’on doit pratiquer; oui, le diable a voulu vous rendre le chapelet odieux, 8 en vous accablant. Puis qu’y a-t-il encore? Vous n’avez pas envie de communier demain?

— C’est vrai, répondit Durtal.

— Je m’en doutais, lorsque je vous observai pendant le repas. Ah! Dame, après les conversions, le malin s’agite; et ce n’est rien, il m’en a fait voir à moi de plus dures que cela, je vous prie de le croire.

Il glissa son bras sous celui de Durtal, le ramena à l’auditoire, le pria d’attendre et disparut.

Quelques minutes après, le prieur entrait.

— Eh bien! dit-il, M. Bruno me raconte que vous souffrez. Qu’ y a-t-il, au juste?

— C’est si bête que j’ai honte de m’expliquer.

— Vous n’étonnerez jamais un moine, fit le prieur, en souriant.

— Eh bien! Je sais pertinemment, je suis sûr que vous m’avez donné dix grains de chapelet à débiter, pendant un mois, chaque jour, et, depuis ce matin, je me dispute, contre toute évidence, contre tout bon sens pour me convaincre que c’est de dix chapelets quotidiens que se compose ma pénitence.

— Prêtez-moi votre chapelet, dit le moine, et regardez ces dix grains; eh bien! C’est tout ce que je vous avais prescrit et c’est tout ce que vous aurez à réciter. Alors, vous avez égrené dix chapelets entiers, aujourd’hui?

Durtal fit signe que oui.

— Et, naturellement, vous vous êtes embrouillé, vous vous êtes impatienté et vous avez fini par battre la campagne.

Et voyant que Durtal souriait piteusement.

— Eh bien! Entendez-moi, déclara le père, d’un ton énergique, je vous défends absolument, à l’avenir, de jamais recommencer une prière; elle est mal dite, tant pis, passez, ne la répétez pas.

Je ne vous demande même point si l’idée de repousser la communion vous est venue, car cela va de soi; c’est là où l’ennemi porte tous ses efforts. N’ écoutez donc pas la voix diabolique qui vous la déconseille; vous communierez demain, quoi qu’il arrive. Vous ne devez avoir aucun scrupule, car c’est moi qui vous enjoins de recevoir le sacrement; d’ailleurs je prends tout sur moi.

Autre question maintenant, comment sont les nuits?

Durtal lui relata l’abominable nuit de son arrivée à la Trappe et cette sensation d’être épié qui l’avait réveillé, la veille.

— Ce sont des manifestations que nous connaissons de longue date, elles sont sans danger imminent; ne vous en inquiétez donc point. Toutefois, si elles persistaient, vous voudriez bien m’en aviser, car nous ne négligerions pas alors d’y mettre ordre.

Et le trappiste sortit tranquillement, tandis que Durtal restait songeur.

Que les phénomènes du succubat soient sataniques, je n’en ai jamais douté, pensa-t-il, mais ce que j’ignorais, ce sont ces attaques de l’âme, cette charge à fond de train contre la raison qui demeure intacte et qui est vaincue néanmoins; ça c’est fort; il sied seulement que cette leçon me serve et que je ne sois plus ainsi désarçonné à la première alerte!

Il remonta dans sa cellule; une grande paix était descendue en lui. A la voix du moine tout s’était tu; il n’éprouvait plus que la surprise d’avoir déraillé pendant des heures; il comprenait maintenant qu’il avait été assailli à l’improviste et que ce n’était pas avec lui-même qu’il avait lutté.

Il pria, se coucha. Et, soudain, par une nouvelle tactique qu’il ne devina point, l’assaut reprit.

Sans doute, se dit-il, je communierai demain, mais... mais... suis-je bien préparé à un pareil acte? J’aurais dû me recueillir, dans la journée, j’aurais dû remercier le seigneur de m’avoir absous, et j’ai perdu mon temps à des sottises!

Pourquoi n’ai-je pas avoué cela tout à l’heure au père Maximin? Comment n’y ai-je pas songé? — puis j’aurais dû me reconfesser. — Et ce prêtre qui doit me communier, ce prêtre!

L’horreur qu’il ressentit pour cet homme s’accrut subitement, devint si véhémente qu’il finit par s’étonner. Ah ça! Mais, voilà que je suis encore roulé par l’ennemi, se dit-il et il s’affirma:

— Tout cela ne m’empêchera pas de consommer, demain, les célestes apparences, car j’y suis bien décidé; seulement, n’est-ce pas affreux de se laisser ainsi épreindre et harceler sans répit par l’esprit de malice, de n’avoir aucun indice du ciel qui n’intervient pas, de ne rien savoir?

Ah! Seigneur, si j’étais seulement certain que cette communion vous plaise! Donnez-moi un signe, montrez-moi que je puis sans remords m’allier à vous; faites que, par impossible, demain, ce ne soit pas ce prêtre, mais bien un moine...

Et il s’arrêta, confondu lui-même de son audace, se demandant comment il osait solliciter, en le précisant, un signe.

C’est imbécile! Se cria-t-il; d’abord, on n’a pas le droit de réclamer de Dieu de semblables faveurs; puis comme il n’exaucera pas ce voeu, j’y aurai gagné quoi? D’aggraver encore mes angoisses, car j’augurerai quand même de ce refus que ma communion ne vaut rien!

Et il supplia le seigneur d’oublier son souhait, s’excusa de l’avoir formulé, voulut se convaincre lui-même qu’il devait n’en tenir aucun compte, et, abêti par les transes de cette journée, il finit, en priant, par s’endormir.




IX

COMMUNION DE DURTAL. — LE GRAND ÉTANG. — LES TRAPPISTES. — LE FRÈRE SIMÉON, LE PORCHER

Il se répétait, quand il descendit de sa cellule: c’est ce matin que je communie et ce mot, qui eût dû le percuter et le faire vibrer, n’éveillait en lui aucun zèle. Il restait assoupi, n’ayant de goût à rien, las de tout, se sentant froid dans le fond de l’être.

Une crainte le dégourdit pourtant, lorsqu’il fut dehors. J’ignore, se dit-il, le moment où il faudra quitter mon banc et aller m’agenouiller devant le prêtre; je sais que la communion des fidèles a lieu après celle de l’officiant; oui, mais à quel instant au juste dois-je bouger? C’est vraiment une déveine de plus que d’être obligé de se diriger, seul, vers l’inquiétante table; autrement, je n’aurais qu’à suivre les autres et je ne risquerais pas au moins d’être inconvenant.

Il scruta, en y pénétrant, la chapelle; il cherchait M. Bruno qui eût peut-être pu, en se plaçant à son côté, lui éviter ces soucis, mais l’oblat ne s’y trouvait point.

Durtal s’assit, désemparé, songeant à ce signe qu’il avait imploré la veille, s’efforçant de rejeter ce souvenir, y pensant quand même.

Il voulut se compulser et se réunir et il priait le ciel de lui pardonner ces allées et venues d’esprit, quand M. Bruno entra, et s’en fut s’agenouiller devant la statue de la Vierge.

Presque à la même minute, un frère, qui avait une barbe en varech plantée au bas d’une figure en poire, apporta près de l’autel de saint Joseph une petite table de jardin, sur laquelle il posa un bassin, un manuterge, deux burettes et une serviette.

Devant ces préparatifs qui lui rappelaient l’imminence du sacrifice, Durtal se roidit et parvint, d’un effort, à renverser ses anxiétés, à culbuter ses troubles et, s’échappant de lui-même, il supplia ardemment Notre-Dame d’intervenir pour qu’il pût, pendant cette heure au moins, sans s’extravaguer, prier en paix.

Et quand il eut terminé son oraison, il leva les yeux, eut un sursaut, examina, béant, le prêtre qui s’avançait, précédé du convers, pour célébrer la messe.

Ce n’était plus le vicaire qu’il connaissait, mais un autre, plus jeune, d’allure majestueuse, très grand, les joues pâles et rasées, la tête chauve.

Durtal le considérait, marchant, solennel et les yeux baissés, vers l’autel et il vit, tout à coup, une flamme violette brûler ses doigts.

Il a l’anneau épiscopal, c’est un évêque, se dit Durtal qui se pencha pour discerner, sous la chasuble et sous l’aube, la couleur de la robe. Elle était blanche.

Alors, c’est un moine, reprit-il, ahuri; — et, machinalement, il se tourna vers la statue de la Vierge, appela d’un regard précipité l’oblat qui vint s’asseoir auprès de lui.

— Qui est-ce?

— C’est Dom Anselme, l’abbé du monastère.

— Celui qui était malade?

— Oui, c’est lui qui va nous communier.

Durtal tomba à genoux, suffoqué, presque tremblant: il ne rêvait pas! le ciel lui répondait par le signe qu’il avait fixé!

Il eût dû s’abîmer devant Dieu, s’écraser à ses pieds, s’épandre en une fougue de gratitude; il le savait et il le voulait; et, sans qu’il sût comment, il s’ingéniait à chercher des causes naturelles qui pussent justifier cette substitution d’un moine au prêtre.

C’est, sans doute, très simple; car enfin, avant d’admettre une sorte de miracle... au reste, j’en aurai le coeur net, car je veux, après la cérémonie, tirer cette aventure au clair.

Et il se révolta contre les insinuations qui se glissaient en lui. Eh! quel intérêt pouvait présenter le motif de ce changement; il en fallait évidemment un; mais celui-là n’était qu’une conséquence, qu’un accessoire; l’important c’était la volonté surnaturelle qui l’avait fait naître. Dans tous les cas, tu as obtenu plus que tu n’avais demandé; tu as même mieux que le simple moine que tu désirais, tu as l’abbé même de la Trappe! Et il se cria: O croire, croire comme ces pauvres convers, ne pas être nanti d’une âme qui vole ainsi à tous les vents; avoir la foi enfantine, la foi immobile, l’indéracinable foi! Ah! Père, père, enfoncez-la, rivez-la en moi!

Et il eut un tel élan qu’il se projeta; tout disparut autour de lui et il dit, en balbutiant, au Christ: "Seigneur, ne vous éloignez point. Que votre miséricorde réfrène votre équité; soyez injuste, pardonnez-moi; accueillez le mendiant de communion, le pauvre d’âme!"

M. Bruno lui toucha le bras et l’invita, d’un coup d’oeil, à l’accompagner. Ils marchèrent jusqu’à l’autel et s’agenouillèrent sur les dalles, puis quand le prêtre les eut bénis, ils s’agenouillèrent plus près, sur la seule marche, et le convers leur tendit une serviette, car il n’y avait ni barre, ni nappe.

Et l’abbé de la Trappe les communia.

Ils rejoignirent leur place. Durtal était dans un état de torpeur absolue; le sacrement lui avait, en quelque sorte, anesthésié l’esprit; il gisait, à genoux, sur son banc, incapable même de démêler ce qui pouvait se mouvoir au fond de lui, inapte à se rallier et à se ressaisir.

Et il eut, tout à coup, l’impression qu’il étouffait, qu’il manquait d’air; la messe était finie; il s’élança dehors, courut à son allée; là, il voulut s’expertiser et il trouva le vide.

Et devant l’étang en croix dans l’eau duquel se noyait le Christ, il éprouva une mélancolie infinie, une tristesse immense.

Ce fut une véritable syncope d’âme; elle perdit connaissance; et quand elle revint à elle, il s’étonna de n’avoir pas ressenti un transport inconnu de joie; puis il s’attarda sur un souvenir gênant, sur tout le côté trop humain de la déglutition d’un Dieu; il avait eu l’hostie, collée au palais, et il avait dû la chercher et la rouler, ainsi qu’une crêpe, avec la langue, pour l’avaler.

Ah! c’était encore trop matériel! Il n’eût fallu qu’un fluide, qu’un feu, qu’un parfum, qu’un souffle!

Et il chercha à s’expliquer le traitement que le sauveur lui faisait suivre.

Toutes ses prévisions étaient retournées; c’était l’absolution et non la communion qui avaient agi. Près du confesseur, il avait très nettement perçu la présence du rédempteur; tout son être avait été, en quelque sorte, injecté d’effluves divins et l’Eucharistie lui avait seulement apporté un tribut d’étouffement et de peine.

Il semblait que les deux sacrements eussent substitué leurs effets, l’un à l’autre; ils avaient manoeuvré à rebours sur lui; le Christ s’était rendu sensible à l’âme, avant et non après.

Mais c’est assez compréhensible, se dit-il, la grande question pour moi, c’était d’avoir la certitude absolue du pardon; par une faveur spéciale, Jésus m’a ratifié ma foi dans le dictame de pénitence. Pourquoi eût-il fait davantage?

Et puis, quelles seraient alors les largesses qu’il réserverait à ses saints? Non mais, je suis, tout de même, étonnant. Je voudrais être traité comme il traite certainement le frère Anaclet et le frère Siméon, c’est un comble!

J’ai obtenu plus que je ne méritais. Et cette réponse que j’eus, ce matin même? Bien oui, mais pourquoi tant d’avances pour aboutir subitement à ce recul?

Et, en s’acheminant vers l’abbaye pour y manger son fromage et son pain, il se dit: mon tort envers Dieu, c’est de toujours raisonner, alors que je devrais tout bêtement l’adorer ainsi que le font, ici, les moines. Ah! Pouvoir se taire, se taire à soi-même, en voilà une grâce!

Il arriva au réfectoire; il y était, d’habitude, seul, M. Bruno n’assistant jamais, le matin, au repas de sept heures. Il commençait à se tailler une miche, quand le P. hôtelier parut.

Il tenait un pavé de grès et des couteaux. Il sourit à Durtal et lui dit: je vais faire reluire les lames du monastère, car elles en ont vraiment besoin; — et il les déposa sur une table, dans une petite pièce qui attenait au réfectoire.

— Eh bien! êtes-vous content? fit-il, en revenant.

— Certainement — mais, que s’est-il passé, ce matin, comment ai-je été communié par l’abbé de la Trappe, alors que je devais l’être par ce vicaire qui dîne avec moi?

Ah! s’écria le moine, j’ai été aussi surpris que vous. Le père abbé a subitement, en se réveillant, déclaré qu’il lui fallait, ce matin, célébrer sa messe. Il s’est levé, malgré les observations du prieur qui, en tant que médecin, lui défendait de quitter son lit. Je ne sais pas et personne ne sait ce qui l’a pris. Toujours est-il qu’on lui a alors annoncé qu’il y aurait un retraitant à communier et il a répondu: parfaitement, c’est moi qui le communierai. M. Bruno en a, du reste, profité pour s’approcher, lui aussi, du sacrement, car il aime à recevoir notre-Seigneur des mains de Dom Anselme.

Et cette combinaison a aussi satisfait le vicaire, poursuivit, en souriant, le moine; car il est parti de la Trappe de meilleure heure, ce matin, et il a pu dire sa messe dans une commune où il était attendu... A propos, il m’a chargé de l’excuser auprès de vous de n’avoir pu vous présenter ses adieux.

Durtal s’inclina. — Il n’y a plus à douter, pensait-il, Dieu a voulu me répondre d’une façon nette.

— Et votre estomac?

— Mais il va bien, mon père; je suis stupéfié; je n’ai jamais si bien digéré qu’ici; sans compter que les névralgies, que je craignais tant, m’ épargnent.

— Cela prouve que, Là-Haut, on vous protège.

— Oui, certes, je vous assure. Tiens, pendant que j’y pense, il y a longtemps, du reste, que je voulais vous demander cela — comment sont donc organisés vos offices? ils ne s’adaptent pas avec ceux que détaille mon eucologe.

— Mais, en effet, ils diffèrent des vôtres qui appartiennent au rituel romain. Les vêpres sont pourtant presque semblables, sauf parfois les capitules et puis ce qui vous déroute peut-être, c’est que les nôtres sont très souvent précédées des Vêpres de la Sainte Vierge. En règle générale, nous avons un psaume de moins, par office, et presque partout des leçons brèves.

Excepté, reprit en souriant le père Etienne, dans les complies, là où justement vous en récitez. Ainsi, vous avez pu le remarquer, nous ignorons l’"In manus tuas, Domine," qui est une des rares leçons brèves que les paroisses chantent.

Maintenant, nous possédons aussi un propre des saints spécial; nous célébrons la commémoration de bienheureux de notre ordre qui ne figurent pas dans vos livres. En somme, nous suivons à la lettre le bréviaire monastique de saint Benoît.

Durtal avait terminé son déjeuner. Il se leva, craignant d’importuner le père par ses questions.

Un mot du moine lui trottait quand même dans la cervelle, ce mot que le prieur tenait l’emploi de médecin; et, avant de sortir, il interrogea encore le P. Etienne.

— Non — le R. P. Maximin n’est pas médecin, mais il connaît très bien les simples et il a une petite pharmacie qui suffit, en somme, tant qu’on ne tombe pas gravement malade.

— Et dans ce cas-là?

— Dans ce cas-là, on peut appeler le praticien d’une des villes les plus proches, mais on n’est jamais malade à ce point ici; ou alors on approche de sa fin et la visite d’un docteur serait inutile...

— En somme le prieur soigne l’âme et le corps, à la Trappe.

Le moine approuva d’un signe de tête.

Durtal s’en fut se promener. Il espéra dissiper son étouffement par une longue marche.

Il s’engagea dans un chemin qu’il n’avait pas encore parcouru et il déboucha dans une clairière où se dressaient les ruines de l’ancien couvent, quelques pans de murs, des colonnes tronquées, des chapiteaux de style roman; malheureusement, ces débris étaient dans un déplorable état, couverts de mousse, granités, rêches et troués, pareils à des pierres ponces.

Il continua sa route, aboutit à une longue allée, au-dessous de laquelle s’étendait un étang; celui-là était cinq ou six fois grand comme le petit étang en forme de croix qu’il fréquentait.

Cette allée qui le surmontait était bordée de vieux chênes et, au milieu, s’érigeait, près d’un banc de bois, une statue de la vierge, en fonte.

Il gémit, en la regardant. Le crime de l’église le poursuivait, une fois de plus; là, et même dans cette petite chapelle si pleine d’un relent divin, toutes les statues provenaient des bazars religieux de Paris ou de Lyon!

Il s’installa, en bas, près de l’étang dont les bords étaient ceinturés par des roseaux qu’entouraient des touffes d’osiers; et il s’amusait à contempler les couleurs de ces arbustes, leurs feuilles d’un vert lisse, leurs tiges d’un jaune citron ou d’un rouge sang, à observer l’eau qui frisait, qui se mettait à bouillir sous un coup de vent. Et des martinets la rasaient, l’effleuraient du bout de leur aile, en détachaient des gouttes qui sautaient ainsi que des perles de vif argent. Et ces oiseaux remontaient, tournoyaient au-dessus, poussant les huit, huit, huit, de leurs cris, tandis que des libellules s’allumaient dans l’air qu’elles sabraient de flammes bleues.

Le pacifiant refuge! Pensait Durtal; j’aurais dû m’y reposer plus tôt; il s’assit sur un lit de mousse, et il s’intéressa à la vie sourde et active des eaux. C’était, par instants, le clapotis et l’éclair d’une carpe qui se retournait, en bondissant; par d’autres, c’étaient de grands faucheux qui patinaient, à la surface, traçant de petits cercles, se cognant les uns sur les autres, s’arrêtant, puis refilant, en dessinant de nouveaux ronds; et, par terre, alors, auprès de lui, Durtal voyait jaillir les sauterelles vertes au ventre vermillon, ou, grimpant à l’assaut des chênes, des colonies de ces bizarres insectes qui ont sur le dos une tête de diable peinte au minium sur un fond noir.

Et, au-dessus de tout cela, s’il levait les yeux, c’était la mer silencieuse et renversée du ciel, une mer bleue, crêtée de nuages blancs qui s’escaladaient comme des vagues; et ce firmament courait en même temps dans l’eau où il moutonnait sous une vitre glauque.

Durtal se dilatait, en fumant des cigarettes; la mélancolie qui le comprimait depuis l’aube commençait à se fondre et la joie s’insinuait en lui de se sentir une âme lavée dans la piscine des sacrements et essorée dans l’aire d’un cloître. Et il était, à la fois, heureux et inquiet; heureux car l’entretien qu’il venait d’avoir avec le père hôtelier lui ôtait les doutes qu’il pouvait conserver sur le côté surnaturel que présentait le soudain échange d’un prêtre et d’un moine, pour le communier; heureux aussi de savoir que, non seulement, malgré les désordres de sa vie, le Christ ne l’avait pas repoussé, mais encore qu’il lui accordait des encouragements et lui donnait des gages, qu’il entérinait par des actes sensibles l’annonce de ses grâces. Et il était néanmoins inquiet, car il se jugeait encore aride et il se disait qu’il allait falloir reconnaître ces bontés par une lutte contre soi-même, par une nouvelle existence complètement différente de celle qu’il avait jusqu’ici menée.

Enfin, nous verrons! et il s’en fut, presque rasséréné, à l’office de sexte et de là au dîner où il retrouva M. Bruno.

— Nous irons nous promener aujourd’hui, fit l’oblat, en se frottant les mains.

Et Durtal le considérant, étonné.

— Mais oui, j’ai pensé qu’après une communion un peu d’air hors les murs vous ferait du bien et j’ai proposé au R. P. abbé de vous libérer aujourd’hui de la règle, au cas où cette offre ne vous déplairait pas.

— J’accepte volontiers et je vous remercie, et vraiment, de votre charitable attention, s’écria Durtal.

Ils dînèrent d’un potage à l’huile dans lequel nageaient une côte de choux et des pois; ce n’était pas mauvais, mais le pain fabriqué à la Trappe rappelait, lorsqu’il était rassis, le pain du siège de Paris et faisait tourner les soupes.

Puis ils goûtèrent d’un oeuf à l’oseille et d’un riz salé au lait.

— Nous rendrons d’abord, si vous le voulez bien, dit l’oblat, une visite à Dom Anselme qui m’a exprimé le désir de vous connaître.

Et à travers un dédale de couloirs et d’escaliers, M. Bruno conduisit Durtal dans une petite cellule où se tenait l’abbé. Il était vêtu de même que tous les pères de la robe blanche et du scapulaire noir; seulement, il portait, pendue au bout d’un cordon violet, sur la poitrine, une croix abbatiale d’ivoire, au centre de laquelle des reliques étaient insérées, sous un rond de verre.

Il tendit la main à Durtal et le pria de s’asseoir.

Puis, il lui demanda si la nourriture lui paraissait suffisante. Et, sur la réponse affirmative de Durtal, il s’enquit de savoir si le silence prolongé ne lui pesait pas trop.

— Mais du tout, cette solitude me convient parfaitement.

— Eh bien, fit l’abbé, en riant, vous êtes un des seuls laïques qui supportiez aussi facilement notre régime. Généralement, tous ceux qui ont tenté de faire une retraite parmi nous étaient rongés par la nostalgie et par le spleen et ils n’avaient plus qu’un désir, prendre la fuite.

Voyons, reprit-il, après une pause; il n’est tout de même pas possible qu’un changement si brusque d’habitudes n’amène point des privations pénibles; il en est une, au moins, que vous devez ressentir plus vivement que les autres.

— C’est vrai, la cigarette, allumée à volonté, me manque.

— Mais, fit l’abbé qui sourit, je présume que vous n’êtes pas resté sans fumer, depuis que vous êtes ici?

— Je mentirais si je vous racontais que je n’ai pas fumé en cachette.

— Mon Dieu, le tabac n’avait pas été prévu par saint Benoît; sa règle n’en fait donc pas mention et je suis dès lors libre d’en permettre l’usage; fumez donc, monsieur, autant de cigarettes qu’il vous plaira et sans vous gêner.

Et Dom Anselme ajouta:

— J’espère avoir un peu plus de temps à moi, prochainement, — si toutefois je ne suis pas encore obligé de garder la chambre, — auquel cas je serais heureux de causer longuement avec vous.

Et le moine, qui paraissait exténué, leur serra la main. En redescendant avec l’oblat dans la cour, Durtal s’écria:

— Il est charmant le père abbé, et il est tout jeune.

— Il a quarante ans à peine.

— Il a l’air vraiment souffrant.

— Oui, il ne va pas et il lui a fallu, ce matin, une énergie peu commune pour dire sa messe; mais voyons, nous allons tout d’abord visiter le domaine même de la Trappe que vous ne devez pas avoir exploré en son entier, puis nous sortirons de la clôture et nous pousserons jusqu’à la ferme.

Ils avaient quitté, tout en causant, la clôture et, coupant à travers champs, ils atteignaient une immense ferme; des trappistes les saluèrent respectueusement quand ils entrèrent dans la cour. M. Bruno, s’adressant à l’un d’eux, le pria de vouloir bien leur faire visiter le domaine.

Le convers les conduisit dans des étables, puis dans des écuries, puis dans des poulaillers; Durtal, que ce spectacle n’intéressait pas, se bornait à admirer la bonne grâce de ces braves gens. Aucun ne parlait, mais ils répondaient aux questions par des mimiques et des clins d’yeux.

— Mais comment font-ils pour communiquer entre eux, demanda Durtal, lorsqu’il fut hors de la ferme?

— Vous venez de le voir; ils correspondent avec des signes; ils emploient un alphabet plus simple que celui des sourds-muets, car chacune des idées qu’ils peuvent avoir besoin d’exprimer pour leurs travaux en commun est prévue.

Ainsi, le mot "lessive" est traduit par une main qui en tape une autre; le mot "légume" par l’index gauche qu’on ratisse; le sommeil est simulé par la tête penchée sur le poing; la boisson par une main close portée aux lèvres. — Et pour les termes dont le sens est plus spirituel, ils usent d’un moyen analogue. La confession se rend par un doigt que l’on pose, après l’avoir baisé, sur le coeur; l’eau bénite est signifiée par les cinq doigts serrés de la main gauche, sur lesquels on trace une croix avec le pouce de la droite; le jeûne par les doigts qui étreignent la bouche; le mot "hier" par le bras retourné vers l’épaule; la honte par les yeux couverts avec la main.

— Bien, mais supposons qu’ils aient envie de me désigner, moi qui ne suis pas un des leurs, comment s’y prendraient-ils?

— Ils se serviraient du signe "hôte" qu’ils figurent en éloignant le poing et en le rapprochant du corps.

— Ce qui veut dire que je viens de loin chez eux; le fait est que c’est ingénu et même transparent, si l’on veut.

Ils marchèrent, silencieusement, le long d’une allée qui dévalait dans des champs de labour.

— Je n’ai pas aperçu, parmi ces moines, le frère Anaclet et le vieux Siméon, s’écria tout à coup Durtal.

— Ils ne sont pas occupés à la ferme; le frère Anaclet est employé à la chocolaterie et le frère Siméon garde les porcs; tous les deux travaillent dans l’enceinte même du monastère. Si vous le voulez, nous irons souhaiter le bonjour à Siméon.

Et l’oblat ajouta: — Vous pourrez attester, en rentrant à Paris, que vous avez vu un véritable saint, tel qu’il en exista au onzième siècle; celui-là nous reporte au temps de saint François d’Assise; il est en quelque sorte, la réincarnation de cet étonnant Junipère dont les Fioretti nous célèbrent les innocents exploits. Vous connaissez cet ouvrage?

— Oui, il est, après la "Légende Dorée," le livre où s’est le plus candidement empreinte l’âme du Moyen Age.

— Eh bien, pour en revenir à Siméon, ce vieillard est un saint d’une simplicité peu commune. — En voici une preuve entre mille. Il y a de cela quelques mois, j’étais dans la cellule du prieur, quand le frère Siméon se présente. Il dit au père la formule usitée pour demander la parole: "Benedicite;" — le P. Maximin lui répond: "Dominus" et sur ce mot, qui l’autorise à converser, le frère montre ses lunettes et raconte qu’il ne voit plus clair.

— Ce n’est pas bien surprenant, dit le prieur, voilà bientôt dix ans que vous portez les mêmes lunettes; vos yeux ont pu s’affaiblir depuis ce temps; ne vous inquiétez pas, nous trouverons le numéro qui convient maintenant à votre vue.

Tout en discourant, le P. Maximin remuait le verre des lunettes, machinalement, entre ses mains et soudain il rit, en me montrant ses doigts qui étaient devenus noirs. Il se détourne, prend un linge, achève de nettoyer les lunettes, et, les replaçant sur le nez du frère, il lui dit: voyez-vous, frère Siméon?

Et le vieux, stupéfait, s’écrie: oui... j’y vois!

Mais ceci n’est qu’une des faces de ce brave homme. Une autre c’est l’amour de ses bêtes. Quand une truie va mettre bas, il sollicite la permission de passer la nuit auprès d’elle, il l’accouche, la soigne comme son enfant, pleure lorsqu’on vend les gorets ou qu’on expédie ses cochons à l’abattoir. Aussi ce que tous ces animaux l’adorent!

Vraiment, reprit l’oblat, après un silence, Dieu aime par-dessus tout les âmes simples, car il comble le frère Siméon de grâces. Seul, ici, il possède le don de commandement sur les esprits et peut résorber et même prévenir les accidents démoniaques qui surgissent dans les cloîtres. — L’on assiste alors à des actes étranges: un beau matin, tous les porcs tombent sur le flanc; ils sont malades et sur le point de crever.

Siméon, qui connaît l’origine de ces maux, crie au Diable: attends, attends un peu, toi, et tu vas voir! Il court chercher de l’eau bénite, en asperge, en priant, son troupeau et toutes les bêtes qui agonisaient se relèvent et gambadent, en remuant la queue.

Quant aux incursions diaboliques dans le couvent même, elles ne sont que trop réelles et, parfois, on ne les refoule qu’après de persistantes obsécrations et d’énergiques jeûnes: à certains moments, dans la plupart des abbayes, le Démon répand des semis de larves dont on ne sait comment se défaire. Ici, le père abbé, le prieur, tous ceux qui sont prêtres, ont échoué; il a fallu, pour que les exorcismes fussent efficaces, que l’humble convers intervint; aussi, en prévision de nouvelles attaques, a-t-il obtenu le droit de laver quand bon lui semble, avec de l’eau bénite et des oraisons, le monastère.

Il a le pouvoir de sentir le malin là où il se cache et il le poursuit, le traque, finit par le jeter dehors.

Voici la porcherie, continua M. Bruno, en désignant en face de l’aile gauche du cloître une masure entourée de palissades et il ajouta:

— Je vous préviens, le vieux grunnit tel qu’un pourceau, mais il ne répondra, lui aussi, que par des signes à nos questions.

— Mais il peut parler à ses animaux.

— Oui, à eux seuls.

L’oblat poussa une petite porte et le convers, tout courbé, leva péniblement la tête.

— Bonjour, mon frère, dit M. Bruno, voici monsieur qui voudrait visiter vos élèves.

Il y eut un grognement de joie sur les lèvres du vieillard. Il sourit et les invita d’un signe à le suivre.

Il les introduisit dans une étable et Durtal recula, assourdi par des cris affreux, suffoqué par l’ardeur pestilentielle des purins. Tous les porcs se dressaient debout, derrière leur barrière, hurlaient d’allégresse, à la vue du frère.

— Paix, paix, fit le vieillard, d’une voix douce, et, haussant le bras au-dessus des palis, il cajola les groins qui s’étouffaient à grogner, en le flairant.

Il tira Durtal par la manche, et le faisant pencher au-dessus du treillage, il lui montra une énorme truie au nez retroussé, de race anglaise, un animal monstrueux, entouré d’une bande de gorets qui se ruaient, ainsi que des enragés, sur des tétines.

— Oui, ma belle, va, ma belle, murmura le vieux, en lui lissant les soies avec la main.

Et la truie le regardait avec des petits yeux languissants et lui léchait les doigts; elle finit par pousser des clameurs abominables lorsqu’il partit.

Et le frère Siméon exhiba d’autres élèves, des cochons avec des oreilles en pavillon de trompe et des queues en tire-bouchons, des truies dont les ventres traînaient et dont les pattes semblaient à peine sorties du corps, des nouveau-nés qui pillaient goulûment la calebasse des pis, et d’autres plus grands qui jouaient à se poursuivre et se roulaient dans la boue, en reniflant.

Durtal lui fit compliment de ses bêtes et le vieillard jubila, s’essuya, avec sa grosse main, le front; puis, sur une question de l’oblat s’informant de la portée de telle truie, il têtait ses doigts à la file; répondait à cette réflexion que ces animaux étaient vraiment voraces, en tendant les bras au ciel, en indiquant les baquets vides, en enlevant des bouts de bois, en arrachant des touffes d’herbes qu’il portait à ses lèvres, en grouinant comme s’il avait le museau plein.

Puis il les conduisit dans la cour, les rangea contre le mur, ouvrit, plus loin, une porte et s’effaça.

Un formidable verrat passa tel une trombe, culbuta une brouette, fit jaillir tout autour de lui, ainsi qu’un obus, des éclats de terre; puis il courut au galop, en rond, tout autour de la cour et finit par aller piquer une tête dans une mare de purin. Il s’y ventrouilla, s’y retourna, gigota, les quatre pattes en l’air, s’échappa de là, noir, sale de même qu’un fond de cheminée, ignoble.

Après quoi, il se mit en arrêt, sonna joyeusement du groin et voulut aller caresser le moine qui le contint, d’un geste.

— Il est magnifique votre verrat! dit Durtal.

Et le convers regarda Durtal avec des yeux humides; et il se frotta le cou avec la main, en soupirant.

— Cela signifie qu’on le tuera prochainement, dit l’oblat.

Et le vieux acquiesça d’un hochement douloureux de tête.

Ils le quittèrent, en le remerciant de sa complaisance.

— Quand je songe à la façon dont cet être, qui s’est voué aux plus basses besognes, prie dans l’église, ça me donne envie de me mettre à genoux et de faire, ainsi que ses pourceaux, de lui baiser les mains! s’écria Durtal après un silence.

— Le frère Siméon est un être angélique, répliqua l’oblat. Il vit de la vie unitive, l’âme ensevelie, noyée dans l’océan de la divine essence. Sous cette grossière enveloppe, dans ce pauvre corps, réside une âme sans péchés; aussi, est-il bien juste que Dieu le gâte! Il lui a, ainsi que je vous l’ai dit, délégué tout pouvoir sur le démon; et, dans certains cas, il lui concède également la puissance de guérir, par l’imposition des mains, les maladies, il a renouvelé ici les guérisons miraculeuses des anciens Saints.

Ils se turent, puis prévenus par les cloches qui sonnaient les Vêpres, ils se dirigèrent vers l’église.

Et, revenant alors sur lui-même, tentant de se récupérer, Durtal demeura stupéfait. La vie monastique reculait le temps. Il était à la Trappe depuis combien de semaines et il y avait déjà combien de jours qu’il s’était approché des Sacrements? cela se perdait dans le lointain: ah! l’on vivait double, dans les cloîtres! — Et, pourtant, il ne s’y ennuyait pas; il s’était aisément plié au dur régime et, malgré la concision des repas, il n’avait aucune migraine, aucune défaillance; il ne s’était même jamais si bien porté! — mais ce qui persistait, c’était cette sensation d’étouffement, de soupirs contenus, cette ardente mélancolie des heures et, plus que tout, cette vague inquiétude d’entendre enfin en soi, d’y écouter les voix de cette Trinité, Dieu, le Démon et l’homme, réunie en sa propre personne.

Ce n’est pas la paix rêvée de l’âme — et c’est même pis qu’à Paris, se disait-il, en se rappelant l’épreuve démentielle du chapelet — et, cependant — expliquez cela, l’on est, quand même, heureux ici!

***

Levé de meilleure heure que de coutume, Durtal descendit à la chapelle. L’office de matines était terminé, mais quelques convers, parmi lesquels se trouvait le frère Siméon, priaient, à genoux, sur le sol.

La vue de ce divin porcher jeta Durtal dans de longues rêveries. Il essayait vainement de pénétrer dans le sanctuaire de cette âme cachée comme une invisible chapelle derrière le rempart en fumier d’un corps, il ne parvenait même pas à se figurer les aîtres si adhésifs et si dociles de cet homme qui avait atteint l’état le plus élevé auquel, ici-bas, la créature humaine puisse prétendre.

Quelle force de prières il possède! Se disait-il, en regardant ce vieillard.

Et il se remémorait les détails de son entrevue, la veille. C’est pourtant vrai, pensait-il, il y a chez ce moine un peu de l’allure de ce frère Junipère dont la surprenante simplicité a franchi les âges.

Et il se recordait des aventures de ce Franciscain que ses compagnons laissèrent, un jour, seul, dans le couvent, en lui recommandant de s’occuper du repas, afin qu’il fût prêt, dès leur retour.

Et Junipère réfléchit: — que de temps dépensé à préparer les mets! Les frères qui se relaient dans cet emploi n’ont plus le moyen de vaquer aux oraisons! — et désirant alléger ceux qui lui succéderont à la cuisine, il se résout à conditionner de si copieux plats que la communauté puisse s’alimenter avec eux pendant quinze jours.

Il allume tous les fourneaux, se procure, on ne sait comment, d’énormes chaudrons, les remplit d’eau, y précipite, pêle-mêle, des oeufs avec leurs écailles, des poulets avec leurs plumes, des légumes qu’il omet d’éplucher et il s’évertue devant un feu à rôtir des boeufs, à piler, à remuer avec un bâton la pâtée saugrenue de ses bassines.

Quand les frères rentrent et s’installent au réfectoire, il accourt, la figure rissolée et les mains cuites, et sert, joyeux, sa ratatouille. Le supérieur lui demande s’il n’est pas fol et il demeure stupéfié que l’on ne s’empiffre pas cet étonnant salmis. Il avoue, en toute humilité, qu’il a cru rendre service à ses frères et ce n’est que sur l’observation que tant de nourriture sera perdue, qu’il pleure à chaudes larmes et se déclare un misérable; il crie qu’il n’est propre qu’à gâter les biens du bon Dieu, tandis que les moines sourient, admirant la débauche de charité et l’excès de simplicité de Junipère.

Le frère Siméon serait assez humble et assez naïf pour renouveler d’aussi splendides gaffes, se disait Durtal; mais mieux encore que le brave Franciscain, il m’ évoque le souvenir de cet exorbitant saint Joseph de Cupertino dont l’oblat parlait hier.

Celui-là, qui s’appelait lui-même frère Ane, était un délicieux et pauvre être, si modeste, si borné qu’on le chassait de partout. Il passe dans la vie, la bouche ouverte, se cognant, ahuri, contre tous les cloîtres qui le repoussent. Il vagabonde, inapte à remplir même les besognes les plus viles. Il a, comme dit le peuple, des mains en beurre, il casse tout ce qu’il touche. On lui commande d’aller chercher de l’eau, et, il erre, sans comprendre, absorbé en Dieu, finit, quand personne n’y pense plus, par en apporter au bout d’un mois.

Un monastère de capucins, qui l’avait recueilli, s’en débarrasse. Il repart, vague, désorbité, dans les villes, échoue dans un autre couvent où il s’emploie à soigner les animaux qu’il adore; et il surgit dans une perpétuelle extase, se révèle le plus singulier des thaumaturges, chasse les démons et guérit les maux. Il est tout à la fois idiot et sublime; dans l’hagiographie, il reste unique et semble y figurer pour fournir la preuve que l’âme s’identifie avec l’Eternelle Sagesse, plus par le non-savoir que par la science.

Et, lui aussi, il aime les bêtes, se disait Durtal, en contemplant le vieux Siméon; et, lui aussi, il poursuit le malin et opère par sa sainteté des guérisons.

Dans une époque où tous les hommes sont exclusivement hantés par des pensées de luxure et de lucre, elle paraît extraordinaire l’âme décortiquée, l’âme candide et toute nue, de ce bon moine. Il a quatre-vingt ans sonnés, et il mène, depuis sa jeunesse, l’existence sommaire des Trappes; il ne sait probablement pas dans quel temps il vit, sous quelles latitudes il habite, s’il est en Amérique ou en France, car il n’a jamais lu un journal et les bruits du dehors ne parviennent pas jusqu’à lui.

Il ne se doute même pas du goût de la viande et du vin; il n’a aucune notion de l’argent dont il ne soupçonne ni la valeur, ni l’aspect; il ne s’imagine point comment une femme est faite; ce n’est que par la saillie de ses verrats et la gésine de ses truies qu’il devine peut-être l’essence et les suites du péché de chair.

Il vit seul, concentré dans le silence et terré dans l’ombre; il médite sur les mortifications des pères du désert qu’on lui détaille pendant qu’il mange; et la frénésie de leurs jeûnes le rend honteux de son misérable repas et il s’accuse de son bien-être!

Ah! ce père Siméon, il est innocent; il ne sait rien de ce que nous connaissons et il sait ce que tout le monde ignore; son éducation est faite par le seigneur même qui l’instruit de ses vérités incompréhensibles pour nous, qui lui modèle l’âme avec du ciel, qui s’infond en lui et le possède et le déifie dans l’union de Béatitude!

Durtal, qui était sorti de la chapelle, errait sur les bords du grand étang. Il regarda les roseaux qui se courbaient comme une moisson encore verte, sous un coup de vent; puis il entrevit, en se penchant, un vieux bateau qui portait, sur sa coque bleuâtre, le nom presque effacé de l’"Alleluia;" cette barque disparaissait sous des touffes de feuilles autour desquelles s’enroulaient les clochettes du volubilis, une fleur symbolique, car elle s’évase, telle qu’un calice, et elle a la blancheur mate d’une oublie.

La senteur tout à la fois câline et amère des eaux le grisait. Ah! Se dit-il, le bonheur consiste certainement à être interné dans un lieu très fermé, dans une prison bien close, où une chapelle est toujours ouverte; et il reprit: tiens, voici le frère Anaclet; le convers s’avançait, courbé sous une banne.

Il passa devant Durtal, en lui souriant des yeux; et, tandis qu’il continuait sa route, Durtal pensa: cet homme est pour moi un sincère ami; quand je souffrais tant, avant de me confesser, il m’a tout exprimé dans un regard. Aujourd’hui qu’il me croit plus rasséréné, plus joyeux, il est content et il me le déclare dans un sourire; et jamais je ne lui parlerai, jamais je ne le remercierai, jamais même je ne saurai qui il est-jamais je ne le reverrai peut-être!

En partant d’ici, je conserverai un ami pour lequel je sens, moi aussi, de l’affection; et aucun de nous n’aura même échangé avec l’autre un geste!

Au fond, ruminait-il, cette réserve absolue ne rend-elle pas notre amitié plus parfaite; elle s’estompe dans un éternel lointain, reste mystérieuse et inassouvie, plus sûre.

Tout en se ratiocinant ces réflexions, Durtal se dirigea vers la chapelle où l’appelait l’office et, de là, il se rendit au réfectoire.




X

L’EUCHARISTIE. — LE SALUT DE LA NATURE

Non, dit tout bas Durtal, je ne veux pas usurper la place de ces braves gens.

— Mais je vous assure que ça leur est égal.

Et Durtal se défendant encore de passer devant les convers qui attendaient leur tour de confession, le père étienne insista: — Je vais rester avec vous et dès que la cellule sera libre, vous y entrerez.

Durtal était alors sur le palier d’un escalier qui portait, échelonné sur chacune de ses marches, un frère agenouillé ou debout, la tête enveloppée dans son capuchon, le visage tourné contre le mur. Tous se récolaient, s’épuraient, silencieux, l’âme.

De quelles fautes peuvent-ils bien s’accuser, pensait Durtal? qui sait? Reprit-il, apercevant le frère Anaclet, la tête dans sa poitrine et les mains jointes; qui sait s’il ne se reproche pas l’affection si discrète qu’il a pour moi; car, dans les couvents, toute amitié est interdite!

Il se remémorait, dans le "Chemin de la perfection" de sainte Térèse, une page à la fois ardente et glacée où elle crie le néant des liaisons humaines, déclare que l’amitié est une faiblesse, avère nettement que toute religieuse qui désire voir ses proches est imparfaite.

— Venez, dit le P. Etienne qui interrompit ses réflexions et le poussa par la porte d’où sortait un moine, dans la cellule. Le P. Maximin y était assis, près d’un prie-dieu.

Durtal s’agenouilla et lui raconta, brièvement, ses scrupules, ses luttes de la veille.

— Ce qui vous arrive n’est pas surprenant après une conversion; au reste, c’est bon signe, car, seules, les personnes sur lesquelles Dieu a des vues sont soumises à ces épreuves, dit lentement le moine, lorsque Durtal eut terminé son récit.

Et il poursuivit:

— Maintenant que vous n’avez plus de péchés graves, le démon s’efforce de vous noyer dans un crachat. En somme, dans ces épisodes d’une malice aux abois, il y a pour vous tentation et non pas faute.

Vous avez, si je sais résumer vos aveux, subi la tentation de la chair et de la foi et vous avez été torturé par le scrupule.

Laissons de côté les visions sensuelles; telles qu’elles se sont produites, elles demeurent indépendantes de votre volonté, pénibles, sans doute, mais inactives.

Les doutes sur la Foi sont plus dangereux.

Pénétrez-vous bien de cette vérité qu’il n’existe, en sus de la prière, qu’un remède qui soit souverain contre ce mal, le mépris.

Satan est l’orgueil, méprisez-le et aussitôt son audace croule; il parle; haussez les épaules, et il se tait. Ce qu’il faut, c’est de ne pas disserter avec lui; si retors que vous puissiez être, vous auriez le dessous, car il possède la plus rusée des dialectiques.

— Oui, mais comment faire? je ne voulais pas l’écouter et je l’entendais quand même; j’étais bien obligé, ne fût-ce que pour le réfuter, de lui répondre.

— Et c’est justement sur cela qu’il comptait pour vous réduire; retenez avec soin ceci: afin de vous donner la facilité de le rétorquer, il vous présentera, au besoin, des arguments grotesques et, une fois qu’il vous verra, confiant, naïvement satisfait de l’excellence de vos répliques, il vous embrouillera dans des sophismes si spécieux que vous vous débattrez vainement pour les résoudre.

Non, je vous le répète, eussiez-vous la meilleure des raisons à lui opposer, ne ripostez pas, refusez la lutte.

Le prieur se tut, puis tranquillement, il reprit:

— Il y a deux manières de se débarrasser d’une chose qui gêne, la jeter au loin ou la laisser tomber. Jeter au loin exige un effort dont on peut n’être pas capable, laisser tomber n’impose aucune fatigue, est simple, sans péril, à la portée de tous.

Jeter au loin implique encore un certain intérêt, une certaine animation, voire même une certaine crainte; laisser tomber, c’est l’indifférence, le mépris absolu; croyez-moi, usez de ce moyen et Satan fuira.

Cette arme du mépris serait aussi toute-puissante pour vaincre l’assaut des scrupules si, dans les combats de cette nature, la personne assiégée y voyait clair. Malheureusement, le propre du scrupule est d’affoler les gens, de leur faire perdre aussitôt la tramontane, et il est dès lors indispensable de s’adresser au prêtre, pour se défendre.

En effet, poursuivit le moine, qui s’était interrompu, un moment, pour réfléchir — plus on se regarde de près et moins on se voit; l’on devient presbyte dès qu’on s’observe; il est nécessaire de se placer à un certain point de vue pour distinguer les objets, car lorsqu’ils sont très rapprochés, ils deviennent aussi confus que s’ils étaient loin. C’est pourquoi il faut, en pareil cas, recourir au confesseur qui n’est ni trop éloigné, ni trop contigu, qui se tient juste à l’endroit d’où les objets se détachent dans leur relief. Seulement, il en est du scrupule ainsi que de certaines maladies qui, lorsqu’elles ne sont pas prises à temps, deviennent presque incurables.

Ne lui permettez donc point de s’implanter en vous; le scrupule ne résiste pas à l’aveu, dès qu’il débute. Au moment où vous le formulez devant le prêtre, il se dissout; c’est une sorte de mirage qu’un mot efface.

Vous m’ objecterez, continua le moine, après un silence, qu’il est très mortifiant d’avouer des chimères qui sont, la plupart du temps, absurdes; mais c’est bien pour cela que le démon vous suggère presque toujours moins des arguties que des sottises. Il vous appréhende ainsi, par la vanité, par la fausse honte.

Le moine se tut encore, puis il continua:

— Le scrupule non traité, le scrupule non guéri mène au découragement, qui est la pire des tentations, car, dans les autres, Satan n’attaque qu’une vertu en particulier et il se montre, tandis que, dans celle-là, il les attaque toutes en même temps et il se cache.

Et cela est si vrai que si vous êtes séduit par la concupiscence, par l’amour de l’argent, par l’orgueil, vous pouvez, en vous examinant, vous rendre compte de la nature de la tentation qui vous épuise; dans le découragement, au contraire, votre entendement est obscurci à un tel degré que vous ne soupçonnez même pas que cet état, dans lequel vous croupissez, n’est qu’une manoeuvre diabolique qu’il faut combattre; et vous lâchez tout, vous livrez même la seule arme qui pouvait vous sauver, la prière, dont le démon vous détourne ainsi que d’une chose vaine.

N’hésitez donc jamais à couper le mal dans sa racine, à soigner le scrupule aussitôt qu’il naît.

Maintenant, dites-moi, vous n’avez pas autre chose à confesser?

— Non, si ce n’est l’indésir de l’Eucharistie, la langueur dans laquelle maintenant je fonds.

— Il y a de la fatigue dans votre cas, car l’on n’endure pas impunément un pareil choc; ne vous inquiétez pas de cela — ayez confiance — ne prétendez point vous présenter devant Dieu, tiré à quatre épingles; allez 1 à lui, simplement, naturellement, en négligé même, tel que vous êtes; n’oubliez pas que si vous êtes un serviteur, vous êtes aussi un fils; ayez bon courage, notre-Seigneur va dissiper tous ces cauchemars.

Et lorsqu’il eut reçu l’absolution, Durtal descendit à l’église, pour attendre l’heure de la messe.

Et quand le moment de la communion fut venu, il suivit M. Bruno derrière les convers; tous étaient agenouillés sur les dalles et, les uns après les autres, ils se relevaient pour échanger le baiser de paix, et gagner l’autel.

Tout en se répétant les conseils du père Maximin, tout en s’exhortant à l’abandon, Durtal ne pouvait s’empêcher de penser, en voyant tous ces moines aborder la table: ce que le seigneur va trouver un changement lorsque je m’avancerai à mon tour; après être descendu dans les sanctuaires, il va être réduit à visiter les bouges. Et sincèrement, humblement, il le plaignit.

Et il éprouva, comme la première fois qu’il s’était approché du pacifiant mystère, une sensation d’étouffement, de coeur gros, lorsqu’il fut retourné à sa place. Il quitta, aussitôt la messe terminée, la chapelle et s’échappa dans le parc.

Alors, doucement, sans effets sensibles, le sacrement agit; le Christ ouvrit, peu à peu, ce logis fermé et l’aéra; le jour entra à flots chez Durtal. Des fenêtres de ses sens qui plongeaient jusqu’alors sur il ne savait quel puisard, sur quel enclos humide et noyé d’ombre, il contempla subitement, dans une trouée de lumière, la fuite à perte de vue du ciel.

Sa vision de la nature se modifia; les ambiances se transformèrent; ce brouillard de tristesse qui les voilait s’évanouit; l’éclairage soudain de son âme se répercuta sur les alentours.

Il eut cette sensation de dilatement, de joie presque enfantine du malade qui opère sa première sortie, du convalescent qui, après avoir traîné dans une chambre met enfin le pied dehors; tout se rajeunit. Ces allées, ces bois qu’il avait tant parcourus, qu’il commençait à connaître, à tous leurs détours, dans tous leurs coins, lui apparurent sous un autre aspect. Une allégresse contenue, une douceur recueillie émanaient de ce site qui lui paraissait, au lieu de s’étendre ainsi qu’autrefois, se rapprocher, se rassembler autour du crucifix, se tourner, attentif, vers la liquide croix.

Les arbres bruissaient, tremblants, dans un souffle de prières, s’inclinaient devant le Christ qui ne tordait plus ses bras douloureux dans le miroir de l’étang, mais qui étreignait ces eaux, les éployait contre lui, en les bénissant.

Et elles-mêmes différaient; leur encre s’emplissait de visions monacales, de robes blanches qu’y laissait, en passant, le reflet des nuées; et le cygne les éclaboussait, dans un clapotis de soleil, faisait, en nageant, courir devant lui de grands ronds d’huile.

L’on eût dit de ces ondes dorées par l’huile des catéchumènes et le saint-chrême que l’église exorcise, le samedi de la semaine sainte; et, au-dessus d’elles, le ciel entr’ ouvrit son tabernacle de nuages, en sortit un clair soleil semblable à une monstrance d’or en fusion, à un saint sacrement de flammes.

C’était un Salut de la nature, une génuflexion d’arbres et de fleurs, chantant dans le vent, encensant de leurs parfums le pain sacré qui resplendissait Là-Haut, dans la custode embrasée de l’astre.

Durtal regardait, transporté. Il avait envie de crier à ce paysage son enthousiasme et sa foi; il éprouvait enfin une aise à vivre. L’horreur de l’existence ne comptait plus devant de tels instants qu’aucun bonheur simplement terrestre n’est capable de donner. Dieu seul avait le pouvoir de gorger ainsi une âme, de la faire déborder et ruisseler en des flots de joie; et, lui seul pouvait aussi combler la vasque des douleurs, comme aucun événement de ce monde ne le savait faire. Durtal venait de l’expérimenter; la souffrance et la liesse spirituelles atteignaient, sous l’épreinte divine, une acuité que les gens les plus humainement heureux ou malheureux ne soupçonnent même pas.




XI

GRANDEUR DE L’EGLISE. — BEAUTÉ DE LA LITURGIE

J’ai envie, dit Durtal, de visiter aujourd’hui cette petite chapelle, au bout du parc, dont vous m’avez parlé, l’autre jour. Quel est le chemin le plus court pour l’accoster?

M. Bruno lui établit son itinéraire et Durtal s’en fut, en roulant une cigarette, rejoindre le grand étang; là, il bifurqua par un sentier, sur la gauche, et escalada une ruelle d’arbres.

Il glissait sur la terre détrempée, avançait avec peine. Il finit par atteindre cependant un bouquet de noyers qu’il contourna. Derrière eux, s’élevait une tour naine coiffée d’un minuscule dôme et percée d’une porte. à gauche et à droite de cette porte, sur des socles où des ornements de l’époque romane apparaissaient encore sous la croûte veloutée des mousses, deux anges de pierre étaient debout.

Ils appartenaient évidemment à l’école bourguignonne, avec leurs grosses têtes rondes, leurs cheveux ébouriffés et divisés en ondes, leurs faces joufflues au nez relevé, leurs solides draperies à tuyaux durs. Eux aussi provenaient des ruines du vieux cloître, mais ce qui était malheureusement bien moderne, c’était l’intérieur de cette chapelle si exiguë que les pieds touchaient presque le mur d’entrée lorsqu’on s’agenouillait devant l’autel.

Dans une niche enfumée par une gaze blanche, une vierge qui exhibait des yeux en plâtre bleu et deux pommes d’api à la place des joues, souriait en étendant les mains. Elle était d’une insignifiance vraiment gênante, mais son sanctuaire, qui gardait la tiédeur des pièces toujours closes, était intime. Les cloisons tapissées de lustrine rouge étaient époussetées, le plancher était balayé et les bénitiers pleins, de superbes roses-thé s’épanouissaient dans des pots, entre les candélabres. Durtal comprit alors pourquoi il avait si souvent aperçu M. Bruno se dirigeant, des fleurs à la main, de ce côté; il devait orer dans ce lieu qu’il aimait sans doute parce qu’il était isolé dans la solitude profonde de cette Trappe.

Le brave homme! Se cria Durtal, resongeant aux services affectueux, aux prévenances fraternelles que l’oblat avait eus pour lui. Et il ajouta: l’heureux homme aussi, car il se possède et vit si placide ici!

Et en effet, reprit-il, à quoi bon lutter si ce n’est contre soi-même? s’agiter pour de l’argent, pour de la gloire, se démener afin d’opprimer les autres et d’être adulé par eux, quelle besogne vaine!

Seule, l’Eglise, en dressant les reposoirs de l’année liturgique, en forçant les saisons à suivre, pas à pas, la vie du Christ, a su nous tracer le plan des occupations nécessaires, des fins utiles. Elle nous a fourni le moyen de marcher toujours côte à côte avec Jésus, de vivre l’au jour le jour des évangiles; pour les chrétiens, elle a fait du temps le messager des douleurs et le héraut des joies; elle a confié à l’année le rôle de servante du Nouveau Testament, d’émissaire zélée du culte.

Et Durtal réfléchissait à ce cycle de la liturgie qui débute au premier jour de l’an religieux, à l’Avent, puis tourne d’un mouvement insensible, sur lui-même, jusqu’à ce qu’il revienne à son point de départ, à cette époque où l’église se prépare, par la pénitence et la prière, à célébrer la Noël.

Et, feuilletant son eucologe, voyant ce cercle inouï d’offices, il pensait à ce prodigieux joyau, à cette couronne du roi Recceswinthe que le musée de Cluny recèle.

L’année liturgique n’était-elle pas, comme elle, pavée de cristaux et de cabochons par ses admirables cantiques, par ses ferventes hymnes, sertis dans l’or même des Saluts et des Vêpres?

Il semblait que l’Eglise eût substitué à cette couronne d’épines dont les juifs avaient ceint les tempes du sauveur la couronne vraiment royale du propre du temps, la seule qui fût ciselée dans un métal assez précieux, avec un art assez pur, pour oser se poser sur le front d’un Dieu!

Et la grande Lapidaire avait commencé son oeuvre en incrustant, dans ce diadème d’offices, l’hymne de saint Ambroise, et l’invocation tirée de l’Ancien Testament, le "Rorate coeli," ce chant mélancolique de l’attente et du regret, cette gemme fumeuse, violacée, dont l’eau s’éclaire alors qu’après chacune de ses strophes surgit la déprécation solennelle des patriarches appelant la présence tant espérée du Christ.

Et les quatre dimanches de l’Avent disparaissaient avec les pages tournées de l’eucologe; la nuit de la nativité était venue: après le "Jesu redemptor" des Vêpres, le vieux chant portugais, l’"Adeste fideles," s’élevait, au salut, de toutes les bouches. C’était une prose d’une naïveté vraiment charmante, une ancienne image où défilaient les pâtres et les rois, sur un air populaire approprié aux grandes marches, apte à 1 charmer, à aider, par le rythme en quelque sorte militaire des pas, les longues étapes des fidèles quittant leurs chaumières pour se rendre aux églises éloignées des bourgs.

Et, imperceptiblement, ainsi que l’année, en une invisible rotation, le cercle virait, s’arrêtait à la fête des saints Innocents où s’épanouissait, telle qu’une flore d’abattoir, en une gerbe cueillie sur un sol irrigué par le sang des agneaux, cette séquence rouge et sentant la rose qu’est le "Salvete flores martyrum," de Prudence; — la couronne bougeait et l’hymne de l’épiphanie, le "Crudelis Herodes" de Sedulius, paraissait à son tour.

Maintenant, les dimanches gravitaient, les dimanches violets où l’on n’entend plus le "Gloria in excelsis," où l’on chante l’"Audi Benigne" de saint Ambroise et le "Miserere," ce psaume couleur de cendre qui est peut-être le plus parfait chef-d’oeuvre de tristesse qu’ait puisé, dans ses répertoires de plains-chants, l’Eglise.

C’était le Carême, dont les améthystes s’éteignaient dans le gris mouillé des hydrophanes, dans le blanc embrumé des quartz et l’invocation magnifique l’"Attende Domine" montait sous les cintres. Issu, comme le "Rorate coeli," des proses de l’Ancien Testament, ce chant humilié, contrit, énumérant les punitions méritées des fautes, devenait sinon moins douloureux, en tous cas plus grave encore et plus pressant, lorsqu’il confirmait, lorsqu’il résumait, dans la strophe initiale de son refrain, l’aveu déjà confessé des hontes.

Et, subitement, sur cette couronne éclatait, après les feux las des Carêmes, l’escarboucle en flamme de la passion. Sur la suie bouleversée d’un ciel, une croix rouge se dressait et des hourras majestueux et des cris éplorés acclamaient le fruit ensanglanté de l’arbre; et le "Vexilla regis" se répétait encore, le dimanche suivant, à la férie des rameaux qui joignait à cette prose de Fortunat l’hymne verte qu’elle accompagnait d’un bruit soyeux de palmes, le "Gloria, laus et honor" de Théodulphe.

Puis les feux des pierreries grésillaient et mouraient. Aux braises des gemmes succédaient les charbons éteints des obsidiennes, des pierres noires, renflant à peine sur l’or terni, sans un reflet, de leurs montures; l’on entrait dans la semaine sainte; partout le "Pange lingua gloriosi" et le "Stabat" gémissaient sous les voûtes; et c’étaient les ténèbres, les lamentations et les psaumes dont le glas faisait vaciller la flamme des cierges de cire brune, et, après chaque halte, à la fin de chacun des psaumes, l’un des cierges expirait et sa fusée de fumée bleue s’évaporait encore dans le pourtour ajouré des arches, lorsque le choeur reprenait la série interrompue des plaintes.

Et la couronne conversait une fois de plus; les grains de ce rosaire musical coulaient encore et tout changeait. Jésus était ressuscité et les chants d’allégresse sautaient des orgues. Le "Victimae paschali laudes" exultait avant l’évangile des messes et, au salut, l’"O filii et filiae," vraiment créé pour être entonné par les jubilations éperdues des foules, courait, jouait, dans l’ouragan joyeux des orgues qui déracinaient les piliers et soulevaient les nefs.

Et les fêtes carillonnées se suivaient à de plus longs intervalles. à l’Ascension, les cristaux lourds et clairs de saint Ambroise emplissaient d’eau lumineuse le bassin minuscule des chatons; les feux des rubis et des grenats s’allumaient à nouveau avec l’hymne cramoisie et la prose écarlate de la Pentecôte, "le Veni creator" et le "Veni Spiritus." La fête de la Trinité passait, signalée par les quatrains de Grégoire le Grand et pour la fête du saint sacrement, la liturgie pouvait exhiber le plus merveilleux écrin de son douaire, l’office de saint Thomas, le "Pange lingua," l’"Adoro te," le "Sacris Solemniis," le "Verbum supernum" et surtout le "Lauda Sion," ce pur chef-d’oeuvre de la poésie latine et de la scolastique, cette hymne si précise, si lucide dans son abstraction, si ferme dans son verbe rimé autour duquel s’enroule la mélodie la plus enthousiaste, la plus souple peut-être du plain-chant.

Le cercle se déplaçait encore, montrant sur ses différentes faces les vingt-trois à vingt-huit dimanches qui défilent derrière la Pentecôte, les semaines vertes du temps de pèlerinage, et il s’arrêtait à la dernière férie, au dimanche après l’octave de la Toussaint, à la dédicace des églises qu’encensait le "Coelestis urbs," de vieilles stances dont les ruines avaient été mal consolidées par les architectes d’Urbain VIII, d’antiques cabochons dont l’eau trouble dormait, ne s’animait qu’en de rares lueurs.

La soudure de la couronne religieuse de l’année liturgique se faisait alors aux messes où l’évangile du dernier dimanche qui suit la Pentecôte, l’évangile selon saint Mathieu répète, ainsi que l’évangile selon saint Luc qui se récite au premier dimanche de l’Avent, les terribles prédictions du Christ sur la désolation des temps, sur la fin annoncée du monde.

Ce n’est pas tout, reprit Durtal que cette course au travers de son paroissien intéressait. Dans cette couronne du propre du temps, s’insèrent, telles que des pierres plus petites, les proses du propre des saints qui comblent les places vides et achèvent de parer le cycle.

D’abord, les perles et les gemmes de la Sainte Vierge, les joyaux limpides, les saphirs bleus et les spinelles roses de ses antiennes, puis l’aigue-marine si lucide, si pure de l’"Ave maris stella," la topaze pâlie des larmes de l’"O quot undis lacrymarum" de la fête des sept douleurs, et l’hyacinthe, couleur de sang essuyé, du "Stabat;" puis s’égrènent les fêtes des anges et des saints, les hymnes dédiées aux apôtres et aux évangélistes, aux martyrs solitaires ou accouplés, hors et pendant le temps pascal, aux confesseurs pontifes ou non pontifes, aux vierges, aux saintes femmes, toutes fêtes différenciées par des séquences particulières, par des proses spéciales, dont quelques-unes naïves, comme les quatrains tressés en l’honneur de la nativité de saint Jean-baptiste, par Paul Diacre.

Il reste enfin la Toussaint avec le "Placare Christe" et les trois coups de tocsin, le glas en tercets du "Dies irae" qui retentit le jour réservé à la commémoration des morts.

Quel immense bien-fonds de poésie, quel incomparable fief d’art l’église possède! S’écria-t-il, en fermant son livre; et des souvenirs se levaient pour lui de cette excursion dans l’eucologe.

Que de soirs où la tristesse de vivre s’était dissipée, en écoutant ces proses clamées dans les églises!

Il repensait à la voix suppliante de l’Avent et il se rappelait un soir où il rôdait, sous une pluie fine, le long des quais. Il était chassé de chez lui par d’ignobles visions et en même temps obsédé par le dégoût croissant de ses vices. Il avait fini, sans le vouloir, par échouer à Saint-Gervais.

Dans la chapelle de la vierge, de pauvres femmes étaient prostrées. Il s’était agenouillé, las, abasourdi, l’âme si mal à l’aise, qu’elle somnolait, sans force pour s’éveiller. Des chantres et des gamins de la maîtrise s’étaient installés avec deux ou trois prêtres dans cette chapelle; on avait allumé des cierges, et une voix blonde et ténue d’enfant avait, dans le noir de l’église, chanté les longues antiennes du Rorate.

Dans l’état d’accablement, de tristesse où il stagnait, Durtal s’était senti ouvert et saigné jusqu’au fond de l’âme, alors que moins tremblante qu’une voix plus âgée qui eût compris le sens des paroles qu’elle disait, cette voix racontait ingénument, presque sans confusion, au juste: "Peccavimus et facti sumus tanquam immundus nos."

Et Durtal reprenait ces mots, les épelait, terrifié, pensait: ah oui, nous avons péché et nous sommes semblables au lépreux, Seigneur! — Et le chant continuait et, à son tour, le très-haut empruntait ce même organe innocent de l’enfance, pour confesser à l’homme sa pitié, pour lui confirmer le pardon assuré par la venue du Fils.

Et la soirée s’était terminée par un salut de plain-chant au milieu de ce silence prosterné de malheureuses femmes.

Durtal se rappelait être sorti de l’église, étayé, renfloué, débarrassé de ses hantises et il était reparti sous la bruine, surpris que le chemin fût aussi court, fredonnant le Rorate dont l’air l’obsédait, finissant par y voir l’attente personnelle d’un inconnu propice.

Et c’étaient d’autres soirs... l’Octave des Morts à Saint-Sulpice et à Saint-Thomas-d’Aquin où l’on ressuscitait, après les vêpres des trépassés, la vieille séquence disparue du bréviaire romain, le "Languentibus in purgatorio."

Cette église était la seule à Paris qui eût conservé ces pages de l’hymnaire gallican et elle les faisait détailler, sans maîtrise, par deux basses, mais ces chantres, si médiocres d’habitude, aimaient sans doute cette mélodie, car s’ils ne la chantaient pas avec art, ils l’expulsaient au moins dans un peu d’âme.

Et cette invocation à la madone que l’on adjurait de sauver les âmes du purgatoire était dolente comme ces âmes mêmes, et si mélancolique, si languide qu’on oubliait l’alentour, l’horreur de ce sanctuaire dont le choeur est une scène de théâtre, entourée de baignoires fermées et, garnie de lustres; on rêvait, loin de Paris, quelques instants, hors de cette population de dévotes et de domestiques qui fréquente ce lieu, le soir.

Ah! l’Eglise, se disait-il, en descendant le sentier qui conduisait au grand étang, quelle génitrice d’art!




XII

DÉPART DE DURTAL DE LA TRAPPE

Durtal voulut, aussitôt après la messe, visiter, une dernière fois, ces bois qu’il avait, tour à tour, si languissamment et si violemment battus. Il se promena d’abord dans la vieille allée de ces tilleuls dont les pâles émanations étaient vraiment pour son esprit ce que leurs feuilles infusées sont pour le corps, une sorte de panacée très faible, de sédatif bénin, très doux.

Puis il s’assit à leur ombre, sur un banc de pierre. En se penchant un peu, par les trous agités des branches, il apercevait la façade solennelle de l’abbaye, et, vis-à-vis d’elle, séparée par le potager, la gigantesque croix debout, devant ce plan liquide d’une basilique que simulait l’étang.

Il se leva, s’approcha de cette croix d’eau dont le ciel bleuissait le jus de chique et il contemplait le grand Christ de marbre blanc qui dominait toute la Trappe, semblait se dresser, en face d’elle, comme un rappel permanent des voeux de souffrances qu’il avait acceptés et qu’il se réservait de changer, à la longue, en joies.

Le fait est, se dit Durtal qui repensait à ces aveux contradictoires des moines, confessant qu’ils menaient, à la fois la vie la plus attrayante et la plus atroce, le fait est que le bon Dieu les dupe. Ils atteignent ici-bas le paradis en y cherchant l’enfer; quelle étrange existence, j’ai moi-même égouttée dans ce cloître, reprit-il, car j’y ai été, presque en même temps, et très malheureux et très heureux; et maintenant je sens bien le mirage qui déjà commence; avant deux jours, le souvenir des chagrins qui furent cependant, si je les recense avec soin, très supérieurs aux liesses, aura disparu et je ne me rappellerai plus que les témulences intérieures à la chapelle, que les vols délicieux, le matin, dans les sentiers du parc.

Ce que je regretterai la geôle en plein air de ce couvent! — c’est curieux, je m’y découvre attaché par d’obscurs liens; il me remonte, lorsque je suis dans ma cellule, je ne sais quelles souvenances de famille ancienne. Je me suis aussitôt retrouvé chez moi, dans un lieu que je n’avais jamais vu; j’ai reconnu, dès le premier instant, une vie très spéciale et que j’ignorais néanmoins. Il me semble que quelque chose qui m’ intéresse, qui m’est même personnel, s’est passé, avant que je ne fusse né, ici. Vraiment, si je croyais aux métempsycoses, je pourrais m’ imaginer que j’ai été, dans les existences antérieures, moine... mauvais moine alors, se dit-il, en souriant de ces réflexions, puisque j’aurais dû me réincarner et retourner, pour expier mes fautes, dans un cloître.

Tout en se causant, il avait arpenté une longue allée qui conduisait au bout de la clôture et, coupant à mi-chemin, à travers des halliers, il flâna sur la lisière du grand étang.

Il ne bouillonnait pas de même que certains jours où le vent le creusait et l’enflait, le faisait courir et revenir sur lui-même, dès qu’il touchait ses rives. Il restait immobile, n’était remué que par des reflets de nuages mouvants et d’arbres. Par moments, une feuille tombée des peupliers voisins voguait sur l’image d’une nuée; par d’autres, des bulles d’air filaient du fond et crevaient à la surface, dans le bleu réverbéré du ciel.

Durtal chercha la loutre, mais elle ne se montra point; il revoyait seulement les martinets qui écorchaient l’eau d’un coup d’aile, les libellules qui pétillaient comme des aigrettes, éclairaient comme les flammes azurées des soufres.

S’il avait souffert près de l’étang en croix, il ne pouvait évoquer devant la nappe de cet autre étang que le rappel des lénitives heures qu’il y avait coulées, étendu sur un lit de mousse ou sur une couche de roseaux secs; et il le regardait, attendri, essayant de le fixer, de l’emporter dans sa mémoire, pour revivre à Paris, les yeux fermés, sur ses bords.

Il poursuivit sa marche, s’attarda dans une allée de noyers qui longeait les murailles au-dessus du monastère; de là, il plongeait dans la cour, devant le cloître, sur des communs, des écuries, des bûchers, sur les cabines mêmes des porcs. Il tentait d’apercevoir le frère Siméon, mais il était probablement occupé dans les étables, car il ne parut pas. Les bâtiments étaient muets, les pourceaux rentrés; seuls, quelques chats efflanqués rôdaient, taciturnes, se regardant à peine lorsqu’ils se rencontraient, allant, chacun de son côté, à la recherche sans doute d’un nourrissant gibier qui les consolerait de ces éternels repas de soupe maigre que leur servait la Trappe.

L’heure pressait, il s’en fut prier, une dernière fois, à la chapelle et regagna sa cellule, afin de préparer sa valise.

Tout en rangeant ses affaires, il pensait à l’inutilité des logis qu’on pare. Il avait dépensé tout son argent, à Paris, pour acheter des bibelots et des livres, car il avait jusqu’alors détesté la nudité des murs.

Et aujourd’hui, considérant les parois désertes de cette pièce, il s’avouait qu’il était mieux chez lui entre ces quatre cloisons blanchies à la chaux, que dans sa chambre tendue, à Paris, d’étoffes.

Subitement, il discernait que la Trappe l’avait détaché de ses préférences, l’avait en quelques jours renversé de fond en comble. La puissance d’un pareil milieu! se dit-il, un peu effrayé de se sentir ainsi transformé. Et il reprit, en bouclant sa malle: il faut pourtant que je rejoigne le P. Etienne, car enfin, il s’agit de régler ma dépense; je ne veux pas du tout être à la charge de ces braves gens.

Il visita les corridors, finit par croiser le père dans la cour.

Il était un peu gêné pour aborder cette question; aux premiers mots, l’hôtelier sourit.

— La règle de saint Benoît est formelle, fit-il, nous devons recevoir les hôtes comme nous recevrions Notre-Seigneur Jésus même, c’est vous dire que nous ne pouvons échanger contre de l’argent nos pauvres soins.

Et Durtal insistant, embarrassé.

— S’il ne vous convient pas d’avoir partagé, sans la payer, notre maigre pitance, faites alors comme il vous plaira; seulement la somme que vous donnerez sera distribuée, par pièces de dix et de vingt sous, aux pauvres qui viennent, chaque matin, de bien loin souvent, frapper à la porte du monastère.

Durtal s’inclina et remit l’argent qu’il tenait tout préparé, dans sa poche, au père; puis il s’enquit s’il ne pourrait pas entretenir le père Maximin avant son départ.

— Mais si; au reste, le père prieur ne vous aurait pas laissé partir, sans vous serrer la main. Je vais m’assurer s’il est libre; attendez-moi dans le réfectoire. — Et le moine disparut et rentra, quelques minutes après, précédé du prieur.

— Eh bien, dit celui-ci, vous allez donc vous replonger dans la bagarre!

— Oh! sans joie, mon père.

— Je comprends cela. C’est si bon, n’est-ce pas, de ne plus rien entendre et de se taire? Enfin, prenez courage, nous prierons pour vous.

Et comme Durtal les remerciait, tous les deux, de leurs attentives bontés.

— Mais c’est plaisir que d’accueillir un retraitant tel que vous, s’écria le père étienne; rien ne vous rebute et vous êtes si exact que vous êtes debout avant l’heure; vous m’avez rendu mon rôle de surveillant facile. Si tous étaient aussi peu exigeants et aussi souples!

Sur ces entrefaites, un convers apporta des plats recouverts par des assiettes et les déposa sur la table.

— Nous avons modifié l’heure de votre dîner, à cause du train, fit le père étienne.

— Bon appétit, adieu, et que le Seigneur vous bénisse, dit le prieur.

Il leva la main et enveloppa d’un grand signe de croix Durtal qui s’agenouilla, surpris par le ton subitement ému du moine. Mais le père Maximin se reprit aussitôt et il le salua, au moment où M. Bruno entrait.

Le repas fut silencieux; l’oblat était visiblement peiné du départ de ce compagnon qu’il aimait et Durtal considérait, le coeur gros, ce vieillard qui était si charitablement sorti de sa solitude pour lui prêter son aide.

— Vous ne viendrez donc pas, un jour, à Paris, me voir? lui dit-il.

— Non, j’ai quitté la vie sans esprit de retour; je suis mort au monde; je ne veux plus revoir Paris, je ne veux plus revivre.

Mais si Dieu me prête encore quelques années d’existence, j’espère vous retrouver ici, car ce n’est pas en vain que l’on a franchi le seuil de l’ascétère mystique, pour y vérifier, par une expérience sur soi-même, la réalité de ces perquisitions que notre-Seigneur opère. Or, comme Dieu ne procède pas au hasard, il achèvera certainement, en vous triturant, son oeuvre. J’ose vous le recommander, tâchez de ne pas vous céder et essayez de mourir assez à vous-même pour ne point contrarier ses plans.

— Je sais bien, fit Durtal, que tout s’est déplacé en moi, que je ne suis plus le même, mais ce qui m’ épouvante, c’est d’être sûr maintenant que les travaux de l’école térésienne sont exacts... alors, alors... s’il faut passer par tous les rouleaux des laminoirs que saint Jean de la Croix décrit...

Un bruit de voiture, dans la cour, l’interrompit. M. Bruno s’en fut à la fenêtre et s’informa:

— Vos bagages sont descendus?

— Oui.

Ils se regardèrent.

— Ecoutez, je voudrais vraiment vous dire...

— Non, non, ne me remerciez pas, s’écria l’oblat. Voyez-vous, je n’ai jamais si bien compris la misère de mon être; ah! Si j’avais été un autre homme, j’aurais pu, en priant mieux, vous aider plus!

La porte s’ouvrit et le père étienne déclara:

— Vous n’avez pas une minute à perdre, si vous ne voulez pas manquer le train.

Ainsi bousculé par l’heure, Durtal n’eut que le temps d’embrasser son ami qui l’accompagna dans la cour. Sur une sorte de char à banc, un trappiste qui allongeait, sous un crâne chauve et des joues vergetées de fils roses, une grande barbe noire, l’attendait, assis.

Durtal pressait, une dernière fois, la main de l’hôtelier et de l’oblat, quand le père abbé vint, à son tour, lui souhaiter un bon voyage et, au bout de la cour, Durtal aperçut deux yeux qui le fixaient, ceux du frère Anaclet qui, de loin, lui disait, un peu incliné, sans un geste, adieu.

Jusqu’à ce pauvre homme dont le regard éloquent racontait une affection vraiment touchante, une pitié de saint pour l’étranger qu’il avait vu si tumultueux et si triste, dans l’abandon désolé des bois?

Certes, la rigidité de la règle interdisait toute effusion à ces moines, mais Durtal sentait bien qu’ils étaient allés pour lui jusqu’aux limites des concessions permises et son affliction fut affreuse lorsqu’il leur jeta, en partant, un dernier merci.

Et la porte de la Trappe se referma, cette porte devant laquelle il avait tremblé, en arrivant, et qu’il considérait, les larmes aux yeux, maintenant.

— Nous allons détaler bon train, fit le procureur, car nous sommes en retard. Et le cheval courut, ventre à terre, sur les routes.

Durtal reconnaissait son compagnon pour l’avoir entrevu dans la rotonde, chantant au choeur, pendant l’office.

Il avait l’air à la fois bonhomme et décidé et son petit oeil gris souriait, en furetant, derrière des lunettes à branches.

— Eh bien, dit-il, comment avez-vous supporté notre régime?

— J’ai eu toutes les chances; je suis débarqué, ici, l’estomac détraqué, le corps malade et les repas laconiques de la Trappe m’ ont guéri!

Et Durtal lui narrant brièvement les stages d’âme qu’il avait subis, le moine murmura:

— Ce n’est rien, en fait d’assauts démoniaques, nous avons eu, ici, de véritables cas de possession.

— Et c’est le frère Siméon qui les a résolus!

— Ah! vous savez cela... et il répliqua très simplement à Durtal qui lui parlait de son admiration pour les pauvres convers.

— Vous avez raison, monsieur; si vous pouviez causer avec ces paysans et ces illettrés, vous seriez surpris des réponses souvent profondes que ces gens vous feraient; puis ils sont les seuls qui soient réellement courageux à la Trappe; nous autres, les pères, lorsque nous nous croyons trop affaiblis, nous acceptons volontiers le supplément autorisé d’un oeuf; eux pas; ils prient davantage et il faut admettre que Notre-Seigneur les écoute, puisqu’ils se rétablissent et ne sont, en somme, jamais malades.

Et à une question de Durtal lui demandant en quoi consistaient ses fonctions de procureur, le moine repartit:

— Elles consistent à tenir des comptes, à être placier de commerce, à voyager, à pratiquer tout, hélas! Sauf ce qui concerne la vie du cloître; mais nous sommes si peu nombreux à Notre-Dame de l’Atre que nous devenons forcément des maîtres Jacque. Voyez le père étienne qui est cellérier de l’abbaye et hôtelier, il est aussi sacristain et sonneur de cloches; moi, je suis également premier chantre et professeur de plain-chant.

Et, tandis que la voiture roulait, cahotée dans les ornières, le procureur affirmait à Durtal qui lui racontait combien les offices chantés de la Trappe l’avaient ravi:

— Ce n’est pas chez nous qu’il convient de les entendre; nos choeurs sont trop restreints, trop faibles, pour pouvoir soulever la masse géante de ces chants. Il faut aller chez les moines noirs de Solesmes ou de Ligugé, si vous voulez retrouver les mélodies grégoriennes exécutées, telles qu’elles le furent au Moyen Age. à propos, connaissez-vous, à Paris, les Bénédictines de la rue Monsieur?

— Oui, mais ne pensez-vous point qu’elles roucoulent un peu?

— Je ne dis pas; n’empêche cependant que leur répertoire est authentique; mais au petit séminaire de Versailles, vous avez mieux encore, puisqu’on y chante exactement comme à Solesmes; remarquez-le bien, du reste, à Paris, quand les églises consentent à ne pas répudier les cantilènes liturgiques, elles usent, pour la plupart, de la fausse notation imprimée et répandue à foison dans tous les diocèses de France, par la maison Pustet, de Ratisbonne.

Or, les erreurs et les fraudes dont pullulent ces éditions sont avérées.

La légende sur laquelle ses partisans l’étayent est inexacte. Prétendre, ainsi qu’ils le font, que cette version n’est autre que celle de Palestrina qui fut chargé par le pape Paul v de réviser la liturgie musicale de l’église, est un argument dénué de véracité et privé de force, car tout le monde sait que lorsque Palestrina est mort il avait à peine commencé la correction du Graduel.

J’ajouterai que, quand bien même ce musicien aurait achevé son oeuvre, cela ne prouverait pas que son interprétation devrait être préférée à celle qui a été récemment constituée, après de patientes recherches, par l’abbaye de Solesmes; car les textes bénédictins s’appuient sur la copie conservée au monastère de Saint-Gall, de l’antiphonaire de saint Grégoire qui représente le monument le plus ancien, le plus sûr que l’église détienne du vrai plain-chant.

Ce manuscrit dont des fac-similés, dont des photographies existent est le code des mélodies grégoriennes et il devrait être, s’il m’est permis de parler de la sorte, la bible neumatique des maîtrises.

Les disciples de saint Benoît ont donc absolument raison lorsqu’ils attestent que leur version est la seule fidèle, la seule juste.

— Comment se fait-il alors que tant d’églises se fournissent à Ratisbonne?

— Hélas! Comment se fait-il que Pustet ait pendant si longtemps accaparé le monopole des livres liturgiques et... mais non, mieux vaut se taire... tenez seulement pour certain que les volumes allemands sont la négation absolue de la tradition grégorienne, l’hérésie la plus complète du plain-chant.

A propos, quelle heure avons-nous? — Ah! Il faut nous dépêcher, fit le procureur, en regardant la montre que lui tendait Durtal. — Hue, la belle! — Et il cingla la bête.

— Vous conduisez avec un entrain! s’écria Durtal.

— C’est vrai, j’ai oublié de vous dire qu’en sus de 1 mes autres fonctions, j’exerçais encore, au besoin, celle de cocher.

Durtal pensait qu’ils étaient tout de même extraordinaires ces gens qui vivaient de la vie intérieure, en Dieu. Dès qu’ils consentaient à redescendre sur la terre, ils se révélaient les plus sagaces et les plus audacieux des commerçants. Un abbé fondait, avec les quelques sous qu’il réussissait à se procurer, une fabrique; il décernait l’emploi qui convenait à chacun de ses moines et il improvisait avec eux des artisans, des commis aux écritures, transformait un professeur de plain-chant en un placier, se débrouillait dans la bagarre des achats et des ventes et, peu à peu, la maison, qui ne s’élevait qu’au ras du sol, grandissait, poussait, finissait par nourrir de ses fruits l’abbaye qui l’avait plantée.

Transportés dans un autre milieu, ces gens-là eussent tout aussi facilement créé de grandes usines et lancé des banques. Et il en était de même des femmes. Quand on songe aux qualités pratiques d’homme d’affaires et au sang-froid de vieux diplomate que doit posséder, pour régir sa communauté, une mère abbesse, l’on est bien obligé de s’avouer que les seules femmes vraiment intelligentes, vraiment remarquables, sont, hors les salons, hors le monde, à la tête des cloîtres!

Et comme il s’étonnait, tout haut, que les moines fussent si experts à monter des entreprises.

— Il le faut bien, soupira le père; mais si vous croyez que nous ne regrettons pas le temps où l’on pouvait se suffire, en piochant la terre! On avait l’esprit libre, au moins; on pouvait se sanctifier dans ce silence qui est aussi nécessaire que le pain au moine, car c’est grâce à lui que l’on étouffe la vanité qui surgit, que l’on réprime l’indocilité qui murmure, que l’on refoule toutes les aspirations, toutes les pensées vers Dieu, que l’on devient enfin attentif à sa Présence.

Au lieu de cela... mais nous voici à la gare; ne vous occupez pas de votre valise et allez prendre votre billet car j’entends siffler le train. Et Durtal n’eut que le temps, en effet, de serrer la main du père qui lui déposa son bagage dans le wagon.

Là, quand il fut seul assis, regardant le moine qui s’éloignait, il se sentit le coeur gonflé, prêt à se rompre.

Et dans le vacarme des ferrailles, le train partit.

Nettement, clairement, en une minute, Durtal se rendit compte de l’effrayant désarroi dans lequel l’avait jeté la Trappe.

Ah! ce qu’en dehors d’elle, tout m’est égal et ce que plus rien ne m’ importe! Se cria-t-il. Et il gémit, 3 sachant qu’il ne parviendrait plus, en effet, à s’intéresser à tout ce qui fait la joie des hommes! L’inutilité de se soucier d’autre chose que de la mystique et de la liturgie, de penser à autre chose qu’à Dieu, s’implanta si violemment en lui qu’il se demanda ce qu’il allait devenir à Paris avec des idées pareilles.

Il se vit, subissant les tracas des controverses, la lâcheté des condescendances, la vanité des affirmations, l’inanité des preuves. Il se vit, choqué, heurté par les réflexions de tout le monde, contraint désormais de s’avancer ou de reculer, de se taire.

Dans tous les cas, c’était la paix à jamais perdue. Comment, en effet, se rallier et se recouvrer, alors qu’il faudrait s’habiter dans un lieu de passage, dans une âme ouverte à tous les vents, visitée par la foule des pensées publiques?

Son mépris des relations, son dégoût des accointances s’accrurent. Non, tout, plutôt que de me mêler encore à la société, se clama-t-il; et il se tut, désespéré, car il n’ignorait point qu’il ne pourrait, loin de la zone monastique, rester dans l’isolement. C’était l’ennui, à bref délai, le vide; aussi pourquoi ne s’était-il rien réservé, pourquoi s’était-il confié tout entier au cloître? Il n’avait même pas su ménager le plaisir de rentrer dans son intérieur; il avait découvert le moyen de perdre l’amusement du bibelot, de s’extirper cette dernière satisfaction, dans la blanche nudité d’une cellule! Il ne tenait plus à rien, gisait, démantelé, se disait: j’ai renoncé au peu de bonheur qui pouvait m’ échoir et je vais mettre quoi à la place?

Et, terrifié, il perçut les inquiétudes d’une conscience habile à se tourmenter, les reproches permanents d’une tiédeur acquise, les appréhensions des doutes contre la foi, la crainte des clameurs furieuses des sens remués par des rencontres.

Et il se répétait que le plus difficile ne serait pas encore de mater les émois de sa chair, mais bien de vivre chrétiennement, de se confesser, de communier, à Paris, dans une église. — Ça, jamais il n’y arriverait. — Et il supputait ses discussions avec l’abbé Gévresin, ses atermoiements, ses refus, prévoyait que leur amitié se traînerait dans des disputes.

Puis où se réfugier? Au souvenir seul de la Trappe, les représentations théâtrales de Saint-Sulpice le faisaient bondir. Saint-Séverin lui semblait et distrait et fade. Comment demeurer aussi parmi le peuple stupide des dévots, comment écouter, sans grincer des dents, les chants grimés des maîtrises? Comment enfin retrouver dans la chapelle des bénédictines, et même à Notre-Dame-des-Victoires, cette sourde chaleur rayonnant des âmes des moines et dégelant, peu à peu, les glaces de son pauvre être?

Et puis ce n’était même pas cela! Ce qui était vraiment navrant, vraiment affreux, c’était de penser que jamais plus sans doute il n’éprouverait cette admirable allégresse qui vous soulève de terre, vous porte on ne sait où, sans qu’on sache comment, au-dessus des sens!

Ah! ces allées de la Trappe parcourues dès l’aube, ces allées où, un jour, après une communion, Dieu lui avait dilaté l’âme de telle sorte, qu’il ne la sentait même plus sienne, tant le Christ l’avait noyée dans la mer de sa divine infinité, engloutie dans le céleste firmament de sa personne!

Comment réintégrer cet état de grâce, sans communion et hors d’un cloître? Non, c’est bien fini, conclut-il.

Et il fut pris d’un tel accès de tristesse, d’un tel élan de désespoir, qu’il rêva de descendre à la première station et de retourner à la Trappe; et il dut hausser les épaules car il n’avait ni le caractère assez patient, ni la volonté assez ferme, ni le corps assez résistant pour supporter les terribles épreuves d’un noviciat. D’ailleurs, la perspective de n’avoir pas de cellule à soi, de coucher tout habillé, pêle-mêle, dans un dortoir, l’épouvantait.

Mais quoi alors? Et douloureusement, il se résumait,

— Ah! se disait-il, j’ai vécu vingt années en dix jours dans ce couvent et je sors de là, la cervelle défaite et le coeur en charpie; je suis à jamais fichu. Paris et Notre-Dame-de-l’Atre m’ ont rejeté à tour de rôle comme une épave et me voici condamné à vivre dépareillé, car je suis encore trop homme de lettres pour faire un moine et je suis cependant déjà trop moine pour rester parmi les gens de lettres.

Il tressauta et se tut, ébloui par des jets de lumière électrique qui l’inondèrent, en même temps que s’arrêtait le train.

Il était de retour à Paris.

— Si ceux-là, reprit-il, pensant à ces écrivains qu’il lui serait sans doute difficile de ne pas revoir, si ceux-là savaient combien ils sont inférieurs au dernier des convers! s’ils pouvaient s’imaginer combien l’ébriété divine d’un porcher de la Trappe m’ intéresse plus que toutes leurs conversations et que tous leurs livres! Ah! vivre, vivre à l’ombre des prières de l’humble Siméon, Seigneur!