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À rebours (1884)

blue  Notice
blue  Chapitre I-II.
blue  Chapitre III-IV.
blue  Chapitre V-VI.
blue  Chapitre VII-VIII.
blue  Chapitre IX-X.
blue  Chapitre XI-XII.
blue  Chapitre XIII-XIV.
blue  Chapitre XV-XVI.


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Chapitre VII.


Depuis cette nuit où, sans cause apparente, il avait évoqué le mélancolique souvenir d’Auguste Langlois, il revécut toute son existence.

Il était maintenant incapable de comprendre un mot aux volumes qu’il consultait; ses yeux mêmes ne lisaient plus — il lui sembla que son esprit saturé de littérature et d’art se refusait à en absorber davantage.

Il vivait sur lui-même, se nourrissait de sa propre substance, pareil à ces bêtes engourdies, tapies dans un trou, pendant l’hiver ; la solitude avait agi sur son cerveau, de même qu’un narcotique. Après l’avoir tout d’abord énervé et tendu, elle amenait une torpeur hantée de songeries vagues; elle annihilait ses desseins, brisait ses volontés, guidait un défilé de rêves qu’il subissait, passivement, sans même essayer de s’y soustraire.

Le tas confus des lectures, des méditations artistiques, qu’il avait accumulées depuis son isolement, ainsi qu’un barrage pour arrêter le courant des anciens souvenirs, avait été brusquement emporté, et le flot s’ébranlait, culbutant le présent, l’avenir, noyant tout sous la nappe du passé, emplissant son esprit d’une immense étendue de tristesse sur laquelle nageaient, semblables à de ridicules épaves, des épisodes sans intérêt de son existence, des riens absurdes.

Le livre qu’il tenait à la main tombait sur ses genoux ; il s’abandonnait, regardant, plein de dégoûts et d’alarmes, défiler les années de sa vie défunte ; elles pivotaient, ruisselaient maintenant autour du rappel de madame Laure et d’Auguste, enfoncé, dans ces fluctuations, comme un pieu ferme, comme un fait net. Quelle époque que celle-là ! c’était le temps des soirées dans le monde, des courses, des parties de cartes, des amours commandées à l’avance, servies, à l’heure, sur le coup de minuit, dans son boudoir rose ! Il se remémorait des figures, des mines, des mots nuls qui l’obsédaient avec cette ténacité des airs vulgaires qu’on ne peut se défendre de fredonner, mais qui finissent par s’épuiser, tout à coup, sans qu’on y pense.

Cette période fut de courte durée ; il eut une sieste de mémoire, se replongea dans ses études latines afin d’effacer jusqu’à l’empreinte même de ces retours.

Le branle était donné; une seconde phase succéda presque immédiatement à la première, celle des souvenirs de son enfance, celle surtout des ans écoulés chez les Pères.

Ceux-là étaient plus éloignés et plus certains, gravés d’une façon, plus accusée et plus sûre ; le parc touffu, les longues allées, les plates-bandes, les bancs, tous les détails matériels se levèrent dans sa chambre.

Puis les jardins s’emplirent, il entendit résonner les cris des élèves, les rires des professeurs se mêlant aux récréations, jouant à la paume, la soutane retroussée, serrée entre les genoux, ou bien causant avec les jeunes gens, sans pose ni morgue, ainsi que des camarades du même âge, sous les arbres.

Il se rappela le joug paternel qui s’accommodait mal des punitions, se refusait à infliger des cinq cents et des mille vers, se contentait de faire « réparer », tandis que les autres s’amusaient, la leçon pas sue, recourait plus souvent encore à la simple réprimande, entourait l’enfant d’une surveillance active mais douce, cherchant à lui être agréable, consentant à des promenades où bon lui semblait, le mercredi, saisissant l’occasion de toutes les petites fêtes non carillonnées de l’église, pour ajouter à l’ordinaire des repas des gâteaux et du vin, pour le régaler de parties de campagne; un joug paternel qui consistait à ne pas abrutir l’élève, à discuter avec lui, à le traiter déjà en homme, tout en lui conservant le dorlotement d’un bambin gâté.

Ils arrivaient ainsi à prendre sur l’enfant un réel ascendant, à pétrir, dans une certaine mesure, les intelligences qu’ils cultivaient, à les diriger, dans un sens, à les greffer d’idées spéciales, à assurer la croissance de leurs pensées par une méthode insinuante et pateline qu’ils continuaient, en s’efforçant de les suivre dans la vie, de les soutenir dans leur carrière, en leur adressant ces lettres affectueuses comme le dominicain Lacordaire savait en écrire à ses anciens élèves de Sorrèze.

Des Esseintes se rendait compte par lui-même de l’opération qu’il se figurait avoir sans résultat subie ; son caractère rebelle aux conseils, pointilleux, fureteur, porté aux controverses, l’avait empêché d’être modelé par leur discipline, asservi par leurs leçons; une fois sorti du collège, son scepticisme s’était accru; son passage au travers d’un monde légitimiste, intolérant et borné, ses conversations avec d’inintelligents marguilliers et de bas abbés dont les maladresses déchiraient le voile si savamment tissé par les Jésuites, avaient encore fortifié son esprit d’indépendance, augmenté sa défiance en une foi quelconque.

Il s’estimait, en somme, dégagé de tout lien, de toute contrainte ; il avait simplement gardé, contrairement à tous les gens élevés dans les lycées ou les pensions laïques, un excellent souvenir de son collège et de ses maîtres, et voilà que maintenant, il se consultait, en arrivait à se demander si les semences tombées jusqu’à ce jour dans un sol stérile, ne commençaient pas à poindre.

En effet, depuis quelques jours, il se trouvait dans un état d’âme indescriptible. Il croyait pendant une seconde, allait d’instinct à la religion, puis au moindre raisonnement son attirance vers la foi s’évaporait; mais il restait, malgré tout, plein de trouble.

Il savait pourtant bien, en descendant en lui, qu’il n’aurait jamais l’esprit d’humilité et de pénitence vraiment chrétien ; il savait, à n’en pouvoir hésiter, que ce moment dont parle Lacordaire, ce moment de la grâce « où le dernier trait de lumière pénètre dans l’âme et rattache à un centre commun les vérités qui y sont éparses », ne viendrait jamais pour lui ; il n’éprouvait pas ce besoin de mortification et de prière sans lequel, si l’on écoute la majeure partie des prêtres, aucune conversion n’est possible ; il ne ressentait aucun désir d’implorer un Dieu dont la miséricorde lui semblait des moins probables; et cependant la sympathie qu’il conservait pour ses anciens maîtres arrivait à le faire s’intéresser à leurs travaux, à leurs doctrines ; ces accents inimitables de la conviction, ces voix ardentes d’hommes d’une intelligence supérieure lui revenaient, l’amenaient à douter de son esprit et de ses forces. Au milieu de cette solitude où il vivait, sans nouvel aliment, sans impressions fraîchement subies, sans renouvellement de pensées, sans cet échange de sensations venues du dehors, de la fréquentation du monde, de l’existence menée en commun; dans ce confinement contre nature où il s’entêtait, toutes les questions, oubliées pendant son séjour à Paris, se posaient à nouveau, comme d’irritants problèmes.

La lecture des ouvrages latins qu’il aimait, d’ouvrages presque tous rédigés par des évêques et par des moines, avait sans doute contribué à déterminer cette crise. Enveloppé dans une atmosphère de couvent, dans un parfum d’encens qui lui grisaient la tête, il s’était exalté les nerfs et par une association d’idées, ces livres avaient fini par refouler les souvenirs de sa vie de jeune homme, par remettre en lumière ceux de sa jeunesse, chez les Pères.

— Il n’y a pas à dire, pensait des Esseintes s’essayant à se raisonner, à suivre la marche de cette ingestion de l’élément Jésuite, à Fontenay ; j’ai, depuis mon enfance, et sans que je l’aie jamais su, ce levain qui n’avait pas encore fermenté; ce penchant même que j’ai toujours eu pour les objets religieux en est peut-être une preuve.

Mais il cherchait à se persuader le contraire, mécontent de ne plus être maître absolu chez lui; il se procura des motifs; il avait dû forcément se tourner du côté du sacerdoce, puisque l’église a, seule, recueilli l’art, la forme perdue des siècles; elle a immobilisé, jusque dans la vile reproduction moderne, le contour des orfèvreries, gardé le charme des calices élancés comme des pétunias, des ciboires aux flancs purs; préservé, même dans l’aluminium, dans les faux émaux, dans les verres colorés, la grâce des façons d’antan. En somme, la plupart des objets précieux, classés au musée de Cluny, et échappés par miracle à l’immonde sauvagerie des sans-culottes, proviennent des anciennes abbayes de France ; de même que l’église a préservé de la barbarie, au moyen âge, la philosophie, l’histoire et les lettres, de même elle a sauvé l’art plastique, amené jusqu’à nos jours ces merveilleux modèles de tissus, de joailleries que les fabricants de choses saintes gâtent le plus qu’ils peuvent, sans en pouvoir toutefois altérer la forme initiale, exquise. Il n’y avait dès lors rien de surprenant à ce qu’il eût pourchassé ces antiques bibelots, qu’il eût, avec nombre de collectionneurs, retiré ces reliques de chez les antiquaires de Paris, de chez les brocanteurs de la campagne.

Mais, il avait beau invoquer toutes ces raisons, il ne parvenait pas complètement à se convaincre. Certes, en se résumant, il persistait à considérer la religion ainsi qu’une superbe légende, qu’une magnifique imposture, et cependant, en dépit de toutes ces explications, son scepticisme commençait à s’entamer.

Évidemment, ce fait bizarre existait : il était moins assuré maintenant que dans son enfance, alors que la sollicitude des Jésuites était directe, que leur enseignement était inévitable, qu’il était entre leurs mains, leur appartenait, corps et âme, sans liens de famille, sans influences pouvant réagir contre eux, du dehors. Ils lui avaient aussi inculqué un certain goût du merveilleux qui s’était lentement et obscurément ramifié dans son âme, qui s’épanouissait aujourd’hui, dans la solitude, qui agissait quand même sur l’esprit silencieux, interné, promené dans le court manège des idées fixes.

À examiner le travail de sa pensée, à chercher à en relier les fils, à en découvrir les sources et les causes, il en vint à se persuader que ses agissements, pendant sa vie mondaine, dérivaient de l’éducation qu’il avait reçue. Ainsi ses tendances vers l’artifice, ses besoins d’excentricité, n’étaient-ils pas, en somme, des résultats d’études spécieuses, de raffinements extraterrestres, de spéculations quasi théologiques; c’étaient, au fond, des transports, des élans vers un idéal, vers un univers inconnu, vers une béatitude lointaine, désirable comme celle que nous promettent les écritures.

Il s’arrêta net, brisa le fil de ses réflexions. — Allons, se dit-il, dépité, je suis encore plus atteint que je ne le croyais; voilà que j’argumente avec moi-même, ainsi qu’un casuiste.

Il resta songeur, agité d’une crainte sourde; certes, si la théorie de Lacordaire était exacte, il n’avait rien à redouter, puisque le coup magique de la conversion ne se produit point dans un sursaut; il fallait, pour amener l’explosion, que le terrain fût longuement, constamment miné ; mais si les romanciers parlent du coup de foudre de l’amour, un certain nombre de théologiens parlent aussi du coup de foudre de la religion ; en admettant que cette doctrine fût vraie, personne n’était alors sûr de ne pas succomber. Il n’y avait plus ni analyse à faire sur soi-même, ni pressentiments à considérer, ni mesures préventives à requérir; la psychologie du mysticisme était nulle. C’était ainsi parce que c’était ainsi, et voilà tout.

— Eh ! je deviens stupide, se dit des Esseintes, la crainte de cette maladie va finir par déterminer la maladie elle-même, si ça continue.

Il parvint à secouer un peu cette influence; ses souvenirs s’apaisèrent, mais d’autres symptômes morbides parurent ; maintenant les sujets de discussions le hantaient seuls; le parc, les leçons, les Jésuites étaient loin; il était dominé, tout entier, par des abstractions; il pensait, malgré lui, à des interprétations contradictoires de dogmes, à des apostasies perdues, consignées dans l’ouvrage sur les Conciles, du père Labbe. Des bribes de ces schismes, des bouts de ces hérésies, qui divisèrent, pendant des siècles, les églises de l’Occident et de l’Orient, lui revenaient. Ici, Nestorius contestant à la Vierge le titre de mère de Dieu, parce que, dans le mystère de l’Incarnation, ce n’était pas le Dieu, mais bien la créature humaine qu’elle avait portée dans ses flancs; là, Eutychès, déclarant que l’image du Christ ne pouvait ressembler à celle des autres hommes, puisque la Divinité avait élu domicile dans son corps et en avait, par conséquent, changé la forme du tout au tout ; là encore, d’autres ergoteurs soutenaient que le Rédempteur n’avait pas eu du tout de corps, que cette expression des livres saints devait être prise au figuré; tandis que Tertullien émettait son fameux axiome quasi matérialiste : « Rien n’est incorporel que ce qui n’est pas; tout ce qui est, a un corps qui lui est propre » ; enfin cette vieille question, débattue pendant des ans : le Christ a-t-il été attaché, seul, sur la croix ou bien la Trinité, une en trois personnes, a-t-elle souffert, dans sa triple hypostase, sur le gibet du Calvaire ? le sollicitaient et le pressaient — et, machinalement, comme une leçon jadis apprise, il se posait à lui-même les questions et se donnait les réponses.

Ce fut, durant quelques jours, dans sa cervelle, un grouillement de paradoxes, de subtilités, un vol de poils fendus en quatre, un écheveau de règles aussi compliquées que des articles de codes, prêtant à tous les sens, à tous les jeux de mots, aboutissant à une jurisprudence céleste des plus ténues, des plus baroques ; puis le côté abstrait s’effaça, à son tour, et tout un côté plastique lui succéda, sous l’action des Gustave Moreau pendus aux murs.

Il vit défiler toute une procession de prélats : des archimandrites, des patriarches, levant, pour bénir la foule agenouillée, des bras d’or, agitant leurs barbes blanches dans la lecture et la prière; il vit s’enfoncer dans des cryptes obscures des files silencieuses de pénitents ; il vit s’élever des cathédrales immenses où tonitruaient des moines blancs en chaire. De même, qu’après une touche d’opium, de Quincey, au seul mot de « Consul Romanus », évoquait des pages entières de Tite-Live, regardait s’avancer la marche solennelle des Consuls, s’ébranler la pompeuse ordonnance des armées romaines; lui, sur une expression théologique, demeurait haletant, considérait des reflux de peuple, des apparitions épiscopales se détachant sur les fonds embrasés des basiliques ; ces spectacles le tenaient sous le charme, courant d’âges en âges, arrivant aux cérémonies religieuses modernes, le roulant dans un infini de musique, lamentable et tendre.

Là, il n’avait plus de raisonnement à se faire, plus de débats à supporter; c’était une indéfinissable impression de respect et de crainte; le sens artiste était subjugué par les scènes si bien calculées des catholiques ; à ces souvenirs, ses nerfs tressaillaient, puis en une subite rébellion, en une rapide volte, des idées monstrueuses naissaient en lui, des idées de ces sacrilèges prévus par le manuel des confesseurs, des ignominieux et impurs abus de l’eau bénite et de l’huile sainte. En face d’un Dieu omnipotent, se dressait maintenant un rival plein de force, le Démon, et une affreuse grandeur lui semblait devoir résulter d’un crime pratiqué, en pleine église par un croyant s’acharnant, dans une horrible allégresse, dans une joie toute sadique, à blasphémer, à couvrir d’outrages, à abreuver d’opprobres, les choses révérées; des folies de magie, de messe noire, de sabbat, des épouvantes de possessions et d’exorcismes se levaient; il en venait à se demander s’il ne commettait pas un sacrilège, en possédant des objets autrefois consacrés, des canons d’église, des chasubles et des custodes; et, cette pensée d’un état peccamineux lui apportait une sorte d’orgueil et d’allègement; il y démêlait des plaisirs de sacrilèges, mais de sacrilèges contestables, en tout cas, peu graves, puisqu’en somme il aimait ces objets et n’en dépravait pas l’usage; il se berçait ainsi de pensées prudentes et lâches, la suspicion de son âme lui interdisant des crimes manifestes, lui enlevant la bravoure nécessaire pour accomplir des péchés épouvantables, voulus, réels.

Peu à peu enfin, ces arguties s’évanouirent. Il vit, en quelque sorte, du haut de son esprit, le panorama de l’église, son influence héréditaire sur l’humanité, depuis des siècles ; il se la représenta, désolée et grandiose, énonçant à l’homme, l’horreur de la vie, l’inclémence de la destinée, prêchant la patience, la contrition, l’esprit de sacrifice ; tâchant de panser les plaies, en montrant les blessures saignantes du Christ; assurant des privilèges divins, promettant la meilleure part du paradis aux affligés; exhortant la créature humaine à souffrir ; à présenter à Dieu, comme un holocauste, ses tribulations et ses offenses, ses vicissitudes et ses peines. Elle devenait véritablement éloquente, maternelle aux misérables, pitoyable aux opprimés, menaçante pour les oppresseurs et les despotes.

Ici, des Esseintes reprenait pied. Certes, il était satisfait de cet aveu de l’ordure sociale, mais alors, il se révoltait contre le vague remède d’une espérance en une autre vie. Schopenhauer était plus exact; sa doctrine et celle de l’église partaient d’un point de vue commun; lui aussi se basait sur l’iniquité et sur la turpitude du monde, lui aussi jetait avec l’Imitation de Notre-Seigneur, cette clameur douloureuse : « C’est vraiment une misère que de vivre sur la terre ! » Lui aussi prêchait le néant de l’existence, les avantages de la solitude, avisait l’humanité que quoi qu’elle fît, de quelque côté qu’elle se tournât, elle demeurerait malheureuse : pauvre, à cause des souffrances qui naissent des privations, riche, en raison de l’invincible ennui qu’engendre l’abondance; mais il ne vous prônait aucune panacée, ne vous berçait, pour remédier à d’inévitables maux, par aucun leurre.

Il ne vous soutenait pas le révoltant système du péché originel ; ne tentait point de vous prouver que celui-là est un Dieu souverainement bon qui protège les chenapans, aide les imbéciles, écrase l’enfance, abêtit la vieillesse, châtie les incoupables ; il n’exaltait pas les bienfaits d’une Providence qui a inventé cette abomination, inutile, incompréhensible, injuste, inepte, la souffrance physique; loin de s’essayer à justifier, ainsi que l’église, la nécessité des tourments et des épreuves, il s’écriait, dans sa miséricorde indignée : « Si un Dieu a fait ce monde, je n’aimerais pas à être ce Dieu ; la misère du monde me déchirerait le coeur. »

Ah ! lui seul était dans le vrai ! qu’étaient toutes les pharmacopées évangéliques à côté de ses traités d’hygiène spirituelle? Il ne prétendait rien guérir, n’offrait aux malades aucune compensation, aucun espoir ; mais sa théorie du Pessimisme était, en somme, la grande consolatrice des intelligences choisies, des âmes élevées ; elle révélait la société telle qu’elle est, insistait sur la sottise innée des femmes, vous signalait les ornières, vous sauvait des désillusions en vous avertissant de restreindre autant que possible vos espérances, de n’en point du tout concevoir, si vous vous en sentiez la force, de vous estimer enfin heureux si, à des moments inopinés, il ne vous dégringolait pas sur la tête de formidables tuiles.

Élancée de la même piste que l’Imitation, cette théorie aboutissait, elle aussi, mais sans s’égarer parmi de mystérieux dédales et d’invraisemblables routes, au même endroit, à la résignation, au laisser-faire.

Seulement, si cette résignation tout bonnement issue de la constatation d’un état de choses déplorable et de l’impossibilité d’y rien changer, était accessible aux riches de l’esprit, elle n’était que plus difficilement saisissable aux pauvres dont la bienfaisante religion calmait plus aisément alors les revendications et les colères,

Ces réflexions soulageaient des Esseintes d’un lourd poids; les aphorismes du grand Allemand apaisaient le frisson de ses pensées et cependant, les points de contact de ces deux doctrines les aidaient à se rappeler mutuellement à la mémoire, et il ne pouvait oublier, ce catholicisme si poétique, si poignant, dans lequel il avait baigné et dont il avait jadis absorbé l’essence par tous les pores.

Ces retours de la croyance, ces appréhensions de la foi le tourmentaient surtout depuis que des altérations se produisaient dans sa santé; ils coïncidaient avec des désordres nerveux nouvellement venus.

Depuis son extrême jeunesse, il avait été torturé par d’inexplicables répulsions, par des frémissements qui lui glaçaient l’échine, lui contractaient les dents, par exemple, quand il voyait du linge mouillé qu’une bonne était en train de tordre; ces effets avaient toujours persisté ; aujourd’hui encore il souffrait réellement à entendre déchirer une étoffe, à frotter un doigt sur un bout de craie, à tâter avec la main un morceau de moire.

Les excès de sa vie de garçon, les tensions exagérées de son cerveau, avaient singulièrement aggravé sa névrose originelle, amoindri le sang déjà usé de sa race; à Paris, il avait dû suivre des traitements d’hydrothérapie, pour des tremblements des doigts, pour des douleurs affreuses, des névralgies qui lui coupaient en deux la face, frappaient à coups continus la tempe, aiguillaient les paupières, provoquaient des nausées qu’il ne pouvait combattre qu’en s’étendant sur le dos, dans l’ombre.

Ces accidents avaient lentement disparu, grâce à une vie plus réglée, plus calme ; maintenant, ils s’imposaient à nouveau, variant de forme, se promenant par tout le corps; les douleurs quittaient le crâne, allaient au ventre ballonné, dur, aux entrailles traversées d’un fer rouge, aux efforts inutiles et pressants ; puis la toux nerveuse, déchirante, aride, commençant juste à telle heure, durant un nombre de minutes toujours égal, le réveilla, l’étrangla au lit ; enfin l’appétit cessa, des aigreurs gazeuses et chaudes, des feux secs lui parcoururent l’estomac ; il gonflait, étouffait, ne pouvait plus, après chaque tentative de repas, supporter une culotte boutonnée, un gilet serré.

Il supprima les alcools, le café, le thé, but des laitages, recourut à des affusions d’eau froide, se bourra d’assa-foetida, de valériane et de quinine ; il voulut même sortir de sa maison, se promena un peu, dans la campagne, lorsque vinrent ces jours de pluie qui la font silencieuse et vide ; il se força à marcher, à prendre de l’exercice; en dernier ressort, il renonça provisoirement à la lecture et, rongé d’ennui, il se détermina, pour occuper sa vie devenue oisive, à réaliser un projet qu’il avait sans cesse différé, par paresse, par haine du dérangement, depuis qu’il s’était installé à Fontenay.

Ne pouvant plus s’enivrer à nouveau des magies du style, s’énerver sur le délicieux sortilège de l’épithète rare qui, tout en demeurant précise, ouvre cependant à l’imagination des initiés, des au-delà sans fin, il se résolut à parachever l’ameublement du logis, à se procurer des fleurs précieuses de serre, à se concéder ainsi une occupation matérielle qui le distrairait, lui détendrait les nerfs, lui reposerait le cerveau, et il espérait aussi que la vue de leurs étranges et splendides nuances le dédommagerait un peu des chimériques et réelles couleurs du style que sa diète littéraire allait lui faire momentanément oublier ou perdre.



Chapitre VIII.


Il avait toujours raffolé des fleurs, mais cette passion qui, pendant ses séjours à Jutigny, s’était tout d’abord étendue à la fleur, sans distinction ni d’espèces ni de genres, avait fini par s’épurer, par se préciser sur une seule caste.

Depuis longtemps déjà, il méprisait la vulgaire plante qui s’épanouit sur les éventaires des marchés parisiens, dans des pots mouillés, sous de vertes bannes ou sous de rougeâtres parasols.

En même temps que ses goûts littéraires, que ses préoccupations d’art, s’étaient affinés, ne s’attachant plus qu’aux oeuvres triées à l’étamine, distillées par des cerveaux tourmentés et subtils; en même temps aussi que sa lassitude des idées répandues s’était affirmée, son affection pour les fleurs s’était dégagée de tout résidu, de toute lie, s’était clarifiée, en quelque sorte, rectifiée.

Il assimilait volontiers le magasin d’un horticulteur à un microcosme où étaient représentées toutes les catégories de la société : les fleurs pauvres et canailles, les fleurs de bouge, qui ne sont dans leur vrai milieu que lorsqu’elles reposent sur des rebords de mansardes, les racines tassées dans des boîtes au lait et de vieilles terrines, la giroflée, par exemple; les fleurs prétentieuses, convenues, bêtes, dont la place est seulement dans des cache-pots de porcelaine peints par des jeunes filles, telles que la rose; enfin les fleurs de haute lignée telles que les orchidées, délicates et charmantes, palpitantes et frileuses ; les fleurs exotiques, exilées à Paris, au chaud dans des palais de verre; les princesses du règne végétal, vivant à l’écart, n’ayant plus rien de commun avec les plantes de la rue et les flores bourgeoises.

En somme, il ne laissait pas que d’éprouver un certain intérêt, une certaine pitié, pour les fleurs populacières exténuées par les haleines des égouts et des plombs, dans les quartiers pauvres ; il exécrait, en revanche, les bouquets en accord avec les salons crème et or des maisons neuves ; il réservait enfin, pour l’entière joie de ses yeux, les plantes distinguées, rares, venues de loin, entretenues avec des soins rusés, sous de faux équateurs produits par les souffles dosés des poêles.

Mais ce choix définitivement posé sur la fleur de serre s’était lui-même modifié sous l’influence de ses idées générales, de ses opinions maintenant arrêtées sur toute chose; autrefois, à Paris, son penchant naturel vers l’artifice l’avait conduit à délaisser la véritable fleur pour son image fidèlement exécutée, grâce aux miracles des caoutchoucs et des fils, des percalines et des taffetas, des papiers et des velours.

Il possédait ainsi une merveilleuse collection de plantes des Tropiques, ouvrées par les doigts de profonds artistes, suivant la nature pas à pas, la créant à nouveau, prenant la fleur dès sa naissance, la menant à maturité, la simulant jusqu’à son déclin; arrivant à noter les nuances les plus infinies, les traits les plus fugitifs de son réveil ou de son repos; observant la tenue de ses pétales, retroussés par le vent ou fripés par la pluie ; jetant sur ses corolles matineuses, des gouttes de rosée en gomme; la façonnant, en pleine floraison, alors que les branches se courbent sous le poids de la sève, ou élançant sa tige sèche, sa cupule racornie, quand les calices se dépouillent et quand les feuilles tombent.

Cet art admirable l’avait longtemps séduit, mais il rêvait maintenant à la combinaison d’une autre flore.

Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses.

Il dirigea ses pensées dans ce sens ; il n’eut point à chercher longtemps, à aller loin, puisque sa maison était située au beau milieu du pays des grands horticulteurs. Il s’en fut tout bonnement visiter les serres de l’avenue de Châtillon et de la vallée d’Aunay, revint éreinté, la bourse vide, émerveillé des folies de végétation qu’il avait vues, ne pensant plus qu’aux espèces qu’il avait acquises, hanté sans trêve par des souvenirs de corbeilles magnifiques et bizarres.

Deux jours après, les voitures arrivèrent.

Sa liste à la main, des Esseintes appelait, vérifiait ses emplettes, une à une.

Les jardiniers descendirent de leurs carrioles une collection de Caladiums qui appuyaient sur des tiges turgides et velues d’énormes feuilles, de la forme d’un coeur ; tout en conservant entre eux un air de parenté, aucun ne se répétait.

Il y en avait d’extraordinaires, des rosâtres, tels que le Virginale qui semblait découpé dans de la toile vernie, dans du taffetas gommé d’Angleterre; de tout blancs, tels que l’Albane, qui paraissait taillé dans la plèvre transparente d’un boeuf, dans la vessie diaphane d’un porc; quelques-uns, surtout le Madame Mame, imitaient le zinc, parodiaient des morceaux de métal estampé, teints en vert empereur, salis par des gouttes de peinture à l’huile, par des taches de minium et de céruse; ceux-ci, comme le Bosphore, donnaient l’illusion d’un calicot empesé, caillouté de cramoisi et de vert myrte ; ceux-là, comme l’Aurore Boréale, étalaient une feuille couleur de viande crue, striée de côtes pourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée, suant le vin bleu et le sang.

Avec l’Albane, l’Aurore présentait les deux notes extrêmes du tempérament, l’apoplexie et la chlorose de cette plante.

Les jardiniers apportèrent encore de nouvelles variétés ; elles affectaient, cette fois, une apparence de peau factice sillonnée de fausses veines ; et, la plupart, comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres ; d’autres avaient le ton rose vif des cicatrices qui se ferment ou la teinte brune des croûtes qui se forment ; d’autres étaient bouillonnées par des cautères, soulevées par des brûlures; d’autres encore montraient des épidermes poilus, creusés par des ulcères et repoussés par des chancres ; quelques-unes, enfin, paraissaient couvertes de pansements, plaquées d’axonge noire mercurielle, d’onguents verts de belladone, piquées de grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre d’iodoforme.

Réunies entre elles, ces fleurs éclatèrent devant des Esseintes, plus monstrueuses que lorsqu’il les avait surprises, confondues avec d’autres, ainsi que dans un hôpital, parmi les salles vitrées des serres.

— Sapristi ! fit-il enthousiasmé.

Une nouvelle plante, d’un modèle similaire à celui des Caladiums, l’« Alocasia Metallica », l’exalta encore. Celle-là était enduite d’une couche de vert bronze sur laquelle glissaient des reflets d’argent; elle était le chef-d’oeuvre du factice; on eût dit d’un morceau de tuyau de poêle, découpé en fer de pique, par un fumiste.

Les hommes débarquèrent ensuite des touffes de feuilles, losangées, vert-bouteille; au milieu s’élevait une baguette au bout de laquelle tremblotait un grand as de coeur, aussi vernissé qu’un piment; comme pour narguer tous les aspects connus des plantes, du milieu de cet as d’un vermillon intense, jaillissait une queue charnue, cotonneuse, blanche et jaune, droite chez les unes, tire-bouchonnée, tout en haut du coeur, de même qu’une queue de cochon, chez les autres. C’était l’Anthurium, une aroïdée récemment importée de Colombie en France; elle faisait partie d’un lot de cette famille à laquelle appartenait aussi un Amorphophallus, une plante de Cochinchine, aux feuilles taillées en truelles à poissons, aux longues tiges noires couturées de balafres, pareilles à des membres endommagés de nègre.

Des Esseintes exultait.

On descendait des voitures une nouvelle fournée de monstres : des Echinopsis, sortant de compresses en ouate des fleurs d’un rose de moignon ignoble; des Nidularium, ouvrant, dans des lames de sabres, des fondements écorchés et béants; des « Tillandsia Lindeni » tirant des grattoirs ébréchés, couleur de moût de vin; des Cypripedium, aux contours compliqués, incohérents, imaginés par un inventeur en démence. Ils ressemblaient à un sabot, à un vide-poche, au-dessus duquel se retrousserait une langue humaine, au filet tendu, telle qu’on en voit dessinées sur les planches des ouvrages traitant des affections de la gorge et de la bouche; deux petites ailettes, rouge de jujube, qui paraissaient empruntées à un moulin d’enfant, complétaient ce baroque assemblage d’un dessous de langue, couleur de lie et d’ardoise, et d’une pochette lustrée dont la doublure suintait une visqueuse colle.

Il ne pouvait détacher ses yeux de cette invraisemblable orchidée issue de l’Inde; les jardiniers que ces lenteurs ennuyaient se mirent à annoncer, eux-mêmes, à haute voix, les étiquettes piquées dans les pots qu’ils apportaient.

Des Esseintes regardait, effaré, écoutant sonner les noms rébarbatifs des plantes vertes : l’« Encephalarios horridus », un gigantesque artichaut de fer, peint en rouille, tel qu’on en met aux portes des châteaux, afin d’empêcher les escalades ; le « Cocos Micania », une sorte de palmier, dentelé et grêle, entouré, de toutes parts, par de hautes feuilles semblables à des pagaies et à des rames ; le « Zamia Lehmanni », un immense ananas, un prodigieux pain de Chester, planté dans de la terre de bruyère et hérissé, à son sommet, de javelots barbelés et de flèches sauvages; le « Cibotium Spectabile », enchérissant sur ses congénères, par la folie de sa structure, jetant un défi au rêve, en élançant dans un feuillage palmé, une énorme queue d’orang-outang, une queue velue et brune au bout contourné en crosse d’évêque.

Mais il les contemplait à peine, attendait avec impatience la série des plantes qui le séduisaient, entre toutes, les goules végétales, les plantes carnivores, le Gobe-Mouche des Antilles, au limbe pelucheux, sécrétant un liquide digestif, muni d’épines courbes se repliant, les unes sur les autres, formant une grille au-dessus de l’insecte qu’il emprisonne ; les Drosera des tourbières garnis de crins glanduleux, les Sarracena, les Cephalothus, ouvrant de voraces cornets capables de digérer, d’absorber, de véritables viandes ; enfin le Népenthès dont la fantaisie dépasse les limites connues des excentriques formes.

Il ne put se lasser de tourner et de retourner entre ses mains, le pot où s’agitait cette extravagance de la flore. Elle imitait le caoutchouc dont elle avait la feuille allongée, d’un vert métallique et sombre, mais du bout de cette feuille pendait une ficelle verte, descendait un cordon ombilical supportant une urne verdâtre, jaspée de violet, une espèce de pipe allemande en porcelaine, un nid d’oiseau singulier, qui se balançait, tranquille, montrant un intérieur tapissé de poils.

— Celle-là va loin, murmura des Esseintes.

Il dut s’arracher à son allégresse, car les jardiniers, pressés de partir, vidaient le fond de leurs charrettes, plaçaient pêle-mêle, des Bégonias tubéreux et des Crotons noirs tachetés de rouge de saturne, en tôle.

Alors il s’aperçut qu’un nom restait encore sur sa liste, le Cattleya de la Nouvelle-Grenade ; on lui désigna une clochette ailée d’un lilas effacé, d’un mauve presque éteint ; il s’approcha, mit son nez dessus et recula brusquement; elle exhalait une odeur de sapin verni, de boîte à jouets, évoquait les horreurs d’un jour de l’an.

Il pensa qu’il ferait bien de se défier d’elle, regretta presque d’avoir admis parmi les plantes inodores qu’il possédait, cette orchidée qui fleurait les plus désagréables des souvenirs.

Une fois seul, il regarda cette marée de végétaux qui déferlait dans son vestibule ; ils se mêlaient, les uns aux autres, croisaient leurs épées, leurs kriss, leurs fers de lances, dessinaient un faisceau d’armes vertes, au-dessus duquel flottaient, ainsi que des fanions barbares, des fleurs aux tons aveuglants et durs.

L’air de la pièce se raréfiait; bientôt, dans l’obscurité d’une encoignure, près du parquet, une lumière rampa, blanche et douce.

Il l’atteignit et s’aperçut que c’étaient des Rhizomorphes qui jetaient en respirant ces lueurs de veilleuses.

Ces plantes sont tout de même stupéfiantes, se dit-il ; puis il se recula et en couvrit d’un coup d’oeil l’amas : son but était atteint ; aucune ne semblait réelle; l’étoffe, le papier, la porcelaine, le métal, paraissaient avoir été prêtés par l’homme à la nature pour lui permettre de créer ses monstres. Quand elle n’avait pu imiter l’oeuvre humaine, elle avait été réduite à recopier les membranes intérieures des animaux, à emprunter les vivaces teintes de leurs chairs en pourriture, les magnifiques hideurs de leurs gangrènes.

Tout n’est que syphilis, songea des Esseintes, l’oeil attiré, rivé sur les horribles tigrures des Caladium que caressait un rayon de jour. Et il eut la brusque vision d’une humanité sans cesse travaillée par le virus des anciens âges. Depuis le commencement du monde, de pères en fils, toutes les créatures se transmettaient l’inusable héritage, l’éternelle maladie qui a ravagé les ancêtres de l’homme, qui a creusé jusqu’aux os maintenant exhumés des vieux fossiles !

Elle avait couru, sans jamais s’épuiser à travers les siècles; aujourd’hui encore, elle sévissait, se dérobant en de sournoises souffrances, se dissimulant sous les symptômes des migraines et des bronchites, des vapeurs et des gouttes; de temps à autre, elle grimpait à la surface, s’attaquant de préférence aux gens mal soignés, mal nourris, éclatant en pièces d’or, mettant, par ironie, une parure de sequins d’almée sur le front des pauvres diables, leur gravant, pour comble de misère, sur l’épiderme, l’image de l’argent et du bien-être !

Et la voilà qui reparaissait, en sa splendeur première, sur les feuillages colorés des plantes !

— Il est vrai, poursuivit des Esseintes, revenant au point de départ de son raisonnement, il est vrai que la plupart du temps la nature est, à elle seule, incapable de procréer des espèces aussi malsaines et aussi perverses ; elle fournit la matière première, le germe et le sol, la matrice nourricière et les éléments de la plante que l’homme élève, modèle, peint, sculpte ensuite à sa guise.

Si entêtée, si confuse, si bornée qu’elle soit, elle s’est enfin soumise, et son maître est parvenu à changer par des réactions chimiques les substances de la terre, à user de combinaisons longuement mûries, de croisements lentement apprêtés, à se servir de savantes boutures, de méthodiques greffes, et il lui fait maintenant pousser des fleurs de couleurs différentes sur la même branche, invente pour elle de nouveaux tons, modifie, à son gré, la forme séculaire de ses plantes, débrutit les blocs, termine les ébauches, les marques de son étampe, leur imprime son cachet d’art.

Il n’y a pas à dire, fit-il, résumant ses réflexions ; l’homme, peut en quelques années amener une sélection que la paresseuse nature ne peut jamais produire qu’après des siècles ; décidément, par le temps qui court, les horticulteurs sont les seuls et les vrais artistes.

Il était un peu las et il étouffait dans cette atmosphère de plantes enfermées ; les courses qu’il avait effectuées, depuis quelques jours, l’avaient rompu ; le passage entre le grand air et la tiédeur du logis, entre l’immobilité d’une vie recluse et le mouvement d’une existence libérée, avait été trop brusque; il quitta son vestibule et fut s’étendre sur son lit ; mais, absorbé par un sujet unique, comme monté par un ressort, l’esprit, bien qu’endormi, continua de dévider sa chaîne, et bientôt il roula dans les sombres folies d’un cauchemar.

Il se trouvait, au milieu d’une allée en plein bois, au crépuscule ; il marchait à côté d’une femme qu’il n’avait jamais ni connue, ni vue; elle était efflanquée, avait des cheveux filasse, une face de bouledogue, des points de son sur les joues, des dents de travers lancées en avant sous un nez camus. Elle portait un tablier blanc de bonne, un long fichu écartelé en buffleterie sur la poitrine, des demi-bottes de soldat prussien, un bonnet noir orné de ruches et garni d’un chou.

Elle avait l’air d’une foraine, l’apparence d’une saltimbanque de foire.

Il se demanda quelle était cette femme qu’il sentait entrée, implantée depuis longtemps déjà dans son intimité et dans sa vie ; il cherchait en vain son origine, son nom, son métier, sa raison d’être; aucun souvenir ne lui revenait de cette liaison inexplicable et pourtant certaine.

Il scrutait encore sa mémoire, lorsque soudain une étrange figure parut devant eux, à cheval, trotta pendant une minute et se retourna sur sa selle.

Alors, son sang ne fit qu’un tour et il resta cloué, par l’horreur, sur place. Cette figure ambiguë, sans sexe, était verte et elle ouvrait dans des paupières violettes, des yeux d’un bleu clair et froid, terribles ; des boutons entouraient sa bouche; des bras extraordinairement maigres, des bras de squelette, nus jusqu’aux coudes, sortaient de manches en haillons, tremblaient de fièvre, et les cuisses décharnées grelottaient dans des bottes à chaudron, trop larges.

L’affreux regard s’attachait à des Esseintes, le pénétrait le glaçait jusqu’aux moelles — plus affolée encore, la femme bouledogue se serra contre lui et hurla à la mort, la tête renversée sur son cou roide.

Et aussitôt il comprit le sens de l’épouvantable vision. Il avait devant les yeux l’image de la Grande Vérole.

Talonné par la peur, hors de lui, il enfila un sentier de traverse, gagna, à toutes jambes, un pavillon qui se dressait parmi de faux ébéniers, à gauche; là, il se laissa tomber sur une chaise, dans un couloir.

Après quelques instants, alors qu’il commençait à reprendre haleine, des sanglots lui avaient fait lever la tête; la femme bouledogue était devant lui ; et, lamentable et grotesque, elle pleurait à chaudes larmes, disant qu’elle avait perdu ses dents pendant la fuite, tirant de la poche de son tablier de bonne, des pipes en terre, les cassant et s’enfonçant des morceaux de tuyaux blancs dans les trous de ses gencives.

— Ah ! çà, mais elle est absurde, se disait des Esseintes jamais ces tuyaux ne pourront tenir — et, en effet, tous coulaient de la mâchoire, les uns après les autres.

À ce moment, le galop d’un cheval s’approcha. Une effroyable terreur poigna des Esseintes; ses jambes se dérobèrent; le galop se précipitait; le désespoir le releva comme d’un coup de fouet ; il se jeta sur la femme qui piétinait maintenant les fourneaux des pipes, la supplia de se taire, de ne pas les dénoncer par le bruit de ses bottes. Elle se débattait, il l’entraîna au fond du corridor, l’étranglant pour l’empêcher de crier, il aperçut, tout à coup, une porte d’estaminet, à persiennes peintes en vert, sans loquet, la poussa, prit son élan et s’arrêta.

Devant lui, au milieu d’une vaste clairière, d’immenses et blancs pierrots faisaient des sauts de lapins, dans des rayons de lune.

Des larmes de découragement lui montèrent aux yeux ; jamais, non, jamais il ne pourrait franchir le seuil de la porte — je serais écrasé, pensait-il, — et, comme pour justifier ses craintes, la série des pierrots immenses se multipliait ; leurs culbutes emplissaient maintenant tout l’horizon, tout le ciel qu’ils cognaient alternativement, avec leurs pieds et avec leurs têtes.

Alors les pas du cheval s’arrêtèrent. Il était là, derrière une lucarne ronde, dans le couloir; plus mort que vif, des Esseintes se retourna, vit par l’oeil-de-boeuf des oreilles droites, des dents jaunes, des naseaux soufflant deux jets de vapeur qui puaient le phénol.

Il s’affaissa, renonçant à la lutte, à la fuite; il ferma les yeux pour ne pas apercevoir l’affreux regard de la Syphilis qui pesait sur lui, au travers du mur, qu’il croisait quand même sous ses paupières closes, qu’il sentait glisser sur son échine moite, sur son corps dont les poils se hérissaient dans des mares de sueur froide. Il s’attendait à tout, espérait même pour en finir le coup de grâce; un siècle, qui dura sans doute une minute, s’écoula ; il rouvrit, en frissonnant, les yeux. Tout s’était évanoui; sans transition, ainsi que par un changement à vue, par un truc de décor, un paysage minéral atroce fuyait au loin, un paysage blafard, désert, raviné, mort; une lumière éclairait ce site désolé, une lumière tranquille, blanche, rappelant les lueurs du phosphore dissous dans l’huile.

Sur le sol quelque chose remua qui devint une femme très pâle, nue, les jambes moulées dans des bas de soie verts.

Il la contempla curieusement; semblables à des crins crespelés par des fers trop chauds, ses cheveux frisaient en se cassant du bout; des urnes de Népenthès pendaient à ses oreilles ; des tons de veau cuit brillaient dans ses narines entrouvertes. Les yeux pâmés, elle l’appela tout bas.

Il n’eut pas le temps de répondre, car déjà la femme changeait; des couleurs flamboyantes passaient dans ses prunelles; ses lèvres se teignaient du rouge furieux des Anthurium, les boutons de ses seins éclataient, vernis tels que deux gousses de piment rouge.

Une soudaine intuition lui vint : c’est la Fleur, se dit-il ; et la manie raisonnante persista dans le cauchemar, dériva de même que pendant la journée de la végétation sur le Virus.

Alors il observa l’effrayante irritation. des seins et de la bouche, découvrit sur la peau du corps des macules de bistre et de cuivre, recula, égaré, mais l’oeil de la femme le fascinait et il avançait lentement, essayant de s’enfoncer les talons dans la terre pour ne pas marcher, se laissant choir, se relevant quand même pour aller vers elle ; il la touchait presque lorsque de noirs Amorphophallus jaillirent de toutes parts, s’élancèrent vers ce ventre qui se soulevait et s’abaissait comme une mer. Il les avait écartés, repoussés, éprouvant un dégoût sans borne à voir grouiller entre ses doigts ces tiges tièdes et fermes; puis subitement, les odieuses plantes avaient disparu et deux bras cherchaient à l’enlacer ; une épouvantable angoisse lui fit sonner le coeur à grands coups, car les yeux, les affreux yeux de la femme étaient devenus d’un bleu clair et froid, terribles. Il fit un effort surhumain pour se dégager de ses étreintes, mais d’un geste irrésistible, elle le retint, le saisit et, hagard, il vit s’épanouir sous les cuisses à l’air, le farouche Nidularium qui bâillait, en saignant, dans des lames de sabre.

Il frôlait avec son corps la blessure hideuse de cette plante ; il se sentit mourir, s’éveilla dans un sursaut, suffoqué, glacé, fou de peur, soupirant : — Ah ! ce n’est, Dieu merci, qu’un rêve.