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À rebours (1884)

blue  Notice
blue  Chapitre I-II.
blue  Chapitre III-IV.
blue  Chapitre V-VI.
blue  Chapitre VII-VIII.
blue  Chapitre IX-X.
blue  Chapitre XI-XII.
blue  Chapitre XIII-XIV.
blue  Chapitre XV-XVI.


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Chapitre IX.


Ces cauchemars se renouvelèrent ; il craignit de s’endormir. Il resta, étendu sur son lit, des heures entières, tantôt dans de persistantes insomnies et de fiévreuses agitations, tantôt dans d’abominables rêves que rompaient des sursauts d’homme perdant pied, dégringolant du haut en bas d’un escalier, dévalant, sans pouvoir se retenir, au fond d’un gouffre.

La névrose engourdie, durant quelques jours, reprenait le dessus, se révélait plus véhémente et plus têtue, sous de nouvelles formes.

Maintenant les couvertures le gênaient ; il étouffait sous les draps et il avait des fourmillements par tout le corps, des cuissons de sang, des piqûres de puces le long des jambes, à ces symptômes, se joignirent bientôt une douleur sourde dans les maxillaires et la sensation qu’un étau lui comprimait les tempes.

Ses inquiétudes s’accrurent; malheureusement les moyens de dompter l’inexorable maladie manquèrent. Il avait sans succès tenté d’installer des appareils hydrothérapiques dans son cabinet de toilette.

L’impossibilité de faire monter l’eau à la hauteur où sa maison était perchée, la difficulté même de se procurer de l’eau, en quantité suffisante, dans un village où les fontaines ne fonctionnent parcimonieusement qu’à certaines heures l’arrêtèrent; ne pouvant être sabré par des jets de lance qui plaqués, écrasés sur les anneaux de la colonne vertébrale, étaient seuls assez puissants pour mater l’insomnie et ramener le calme, il fut réduit aux courtes aspersions dans sa baignoire ou dans son tub, aux simples affusions froides, suivies d’énergiques frictions pratiquées, à l’aide du gant de crin, par son domestique.

Mais ces simili-douches n’enrayaient nullement la marche de la névrose; tout au plus éprouvait-il un soulagement de quelques heures, chèrement payé du reste par le retour des accès qui revenaient à la charge, plus violents et plus vifs.

Son ennui devint sans borne ; la joie de posséder de mirobolantes floraisons était tarie ; il était déjà blasé sur leur contexture et sur leurs nuances; puis malgré les soins dont il les entoura, la plupart de ses plantes dépérirent ; il les fit enlever de ses pièces et, arrivé à un état d’excitabilité extrême, il s’irrita de ne plus les voir, l’oeil blessé par le vide des places qu’elles occupaient.

Pour se distraire et tuer les interminables heures, il recourut à ses cartons d’estampes et rangea ses Goya ; les premiers états de certaines planches des Caprices, des épreuves reconnaissables à leur ton rougeâtre, jadis achetées dans les ventes à prix d’or, le déridèrent et il s’abîma en elles, suivant les fantaisies du peintre, épris de ses scènes vertigineuses, de ses sorcières chevauchant des chats, de ses femmes s’efforçant d’arracher les dents d’un pendu, de ses bandits, de ses succubes, de ses démons et de ses nains.

Puis, il parcourut toutes les autres séries de ses eaux-fortes et de ses aquatintes, ses Proverbes d’une horreur si macabre, ses sujets de guerre d’une rage si féroce, sa planche du Garrot enfin, dont il choyait une merveilleuse épreuve d’essai, imprimée sur papier épais, non collé, aux visibles pontuseaux traversant la pâte.

La verve sauvage, le talent âpre, éperdu de Goya le captait ; mais l’universelle admiration que ses oeuvres avaient conquise, le détournait néanmoins un peu, et il avait renoncé, depuis des années, à les encadrer, de peur qu’en les mettant en évidence, le premier imbécile venu ne jugeât nécessaire de lâcher des âneries et de s’extasier, sur un mode tout appris, devant elles.

Il en était de même de ses Rembrandt qu’il examinait, de temps à autre, à la dérobée; et, en effet, si le plus bel air du monde devient vulgaire, insupportable, dès que le public le fredonne, dès que les orgues s’en emparent, l’oeuvre d’art qui ne demeure pas indifférente aux faux artistes, qui n’est point contestée par les sots, qui ne se contente pas de susciter l’enthousiasme de quelques-uns, devient, elle aussi, par cela même, pour les initiés, polluée, banale, presque repoussante.

Cette promiscuité dans l’admiration était d’ailleurs l’un des plus grands chagrins de sa vie ; d’incompréhensibles succès lui avaient, à jamais gâté des tableaux et des livres jadis chers; devant l’approbation des suffrages, il finissait par leur découvrir d’imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant si son flair ne s’épointait pas, ne se dupait point.

Il referma ses cartons et, une fois de plus, il tomba, désorienté, dans le spleen. Afin de changer le cours de ses idées, il essaya des lectures émollientes, tenta, en vue de se réfrigérer le cerveau, des solanées de l’art, lut ces livres si charmants pour les convalescents et les mal-à-l’aise que des oeuvres plus tétaniques ou plus riches en phosphates fatigueraient, les romans de Dickens.

Mais ces volumes produisirent un effet contraire à celui qu’il attendait : ces chastes amoureux, ces héroïnes protestantes, vêtues jusqu’au cou, s’aimaient parmi les étoiles, se bornaient à baisser les yeux, à rougir, à pleurer de bonheur, en se serrant les mains. Aussitôt cette exagération de pureté le lança dans un excès opposé; en vertu de la loi des contrastes, il sauta d’un extrême à l’autre, se rappela des scènes vibrantes et corsées, songea aux pratiques humaines des couples, aux baisers mélangés, aux baisers colombins, ainsi que les désigne la pudeur ecclésiastique, quand ils pénètrent entre les lèvres.

Il interrompit sa lecture, rumina loin de la bégueule Angleterre, sur les peccadilles libertines, sur les salaces apprêts que l’église désapprouve; une commotion le frappa; l’anaphrodisie de sa cervelle et de son corps qu’il avait crue définitive, se dissipa ; la solitude agit encore sur le détraquement de ses nerfs ; il fut une fois de plus obsédé non par la religion même, mais par la malice des actes et des péchés qu’elle condamne ; l’habituel sujet de ses obsécrations et de ses menaces le tint seul ; le côté charnel, insensible depuis des mois, remué tout d’abord, par l’énervement des lectures pieuses, puis réveillé, mis debout, dans une crise de névrose, par le cant anglais ; se dressa et la stimulation de ses sens le reportant en arrière, il pataugea dans le souvenir de ses vieux cloaques.

Il se leva et, mélancoliquement, ouvrit une petite boîte de vermeil au couvercle semé d’aventurines.

Elle était pleine de bonbons violets ; il en prit un, et il le palpa entre ses doigts, pensant aux étranges propriétés de ce bonbon praliné, comme givré de sucre; jadis, alors que son impuissance était acquise, alors aussi qu’il songeait, sans aigreur, sans regrets, sans nouveaux désirs, à la femme, il déposait l’un de ces bonbons sur sa langue, le laissait fondre et soudain, se levaient avec une douceur infinie, des rappels très effacés, très languissants des anciennes paillardises.

Ces bonbons inventés par Siraudin et désignés sous la ridicule appellation de « Perles des Pyrénées » étaient une goutte de parfum de sarcanthus, une goutte d’essence féminine, cristallisée dans un morceau de sucre ; ils pénétraient les papilles de la bouche, évoquaient des souvenances d’eau opalisée par des vinaigres rares, de baisers très profonds tout imbibés d’odeurs.

D’habitude, il souriait, humant cet arôme amoureux, cette ombre de caresses qui lui mettait un coin de nudité dans la cervelle et ranimait, pour une seconde, le goût naguère adoré de certaines femmes ; aujourd’hui, ils n’agissaient plus en sourdine, ne se bornaient plus à raviver l’image de désordres lointains et confus ; ils déchiraient, au contraire, les voiles, jetaient devant ses yeux la réalité corporelle, pressante et brutale.

En tête du défilé des maîtresses que la saveur de ce bonbon aidait à dessiner en des traits certains, l’une s’arrêta, montrant des dents longues et blanches, une peau satinée, toute rose, un nez taillé en biseau, des yeux de souris, des cheveux coupés à la chien et blonds.

C’était miss Urania, une Américaine, au corps bien découplé, aux jambes nerveuses, aux muscles d’acier, aux bras de fonte.

Elle avait été l’une des acrobates les plus renommées du Cirque.

Des Esseintes l’avait, durant de longues soirées, attentivement suivie; les premières fois, elle lui était apparue telle qu’elle était, c’est-à-dire solide et belle, mais le désir de l’approcher ne l’étreignit point ; elle n’avait rien qui la recommandât à la convoitise d’un blasé, et cependant il retourna au Cirque alléché par il ne savait quoi, poussé par un sentiment difficile à définir.

Peu à peu, en même temps qu’il l’observait, de singulières conceptions naquirent ; à mesure qu’il admirait sa souplesse et sa force, il voyait un artificiel changement de sexe se produire en elle; ses singeries gracieuses, ses mièvreries de femelle s’effaçaient de plus en plus, tandis que se développaient, à leur place, les charmes agiles et puissants d’un mâle; en un mot, après avoir tout d’abord été femme, puis, après avoir hésité, après avoir avoisiné l’androgyne, elle semblait se résoudre, se préciser, devenir complètement un homme.

Alors, de même qu’un robuste gaillard s’éprend d’une fille grêle, cette clownesse doit aimer, par tendance, une créature faible, ployée, pareille à moi, sans souffle, se dit des Esseintes, à se regarder, à laisser agir l’esprit de comparaison, il en vint à éprouver, de son côté, l’impression que lui-même se féminisait, et il envia décidément la possession de cette femme, aspirant ainsi qu’une fillette chlorotique, après le grossier hercule dont les bras la peuvent broyer dans une étreinte.

Cet échange de sexe entre miss Urania et lui, l’avait exalté; nous sommes voués l’un à l’autre, assurait-il ; à cette subite admiration de la force brutale jusqu’alors exécrée, se joignit enfin l’exorbitant attrait de la boue, de la basse prostitution heureuse de payer cher les tendresses malotrues d’un souteneur.

En attendant qu’il se décidât à séduire l’acrobate, à entrer, si faire se pouvait, dans la réalité même, il confirmait ses rêves, en posant la série de ses propres pensées sur les lèvres inconscientes de la femme, en relisant ses intentions qu’il plaçait dans le sourire immuable et fixe de l’histrionne tournant sur son trapèze.

Un beau soir, il se résolut à dépêcher les ouvreuses. Miss Urania crut nécessaire de ne point céder, sans une préalable cour ; néanmoins elle se montra peu farouche, sachant par les ouï-dire, que des Esseintes était riche et que son nom aidait à lancer les femmes.

Mais aussitôt que ses voeux furent exaucés, son désappointement dépassa le possible. Il s’était imaginé l’Américaine, stupide et bestiale comme un lutteur de foire, et sa bêtise était malheureusement toute féminine. Certes, elle manquait d’éducation et de tact, n’avait ni bon sens ni esprit, et elle témoignait d’une ardeur animale, à table, mais tous les sentiments enfantins de la femme subsistaient en elle ; elle possédait le caquet et la coquetterie des filles entichées de balivernes; la transmutation des idées masculines dans son corps de femme n’existait pas.

Avec cela, elle avait une retenue puritaine, au lit et aucune de ces brutalités d’athlète qu’il souhaitait tout en les craignant; elle n’était pas sujette comme il en avait, un moment, conçu l’espoir, aux perturbations de son sexe. En sondant bien le vide de ses convoitises, peut-être eût-il cependant aperçu un penchant vers un être délicat et fluet, vers un tempérament absolument contraire au sien, mais alors il eût découvert une préférence non pour une fillette, mais pour un joyeux gringalet, pour un cocasse et maigre clown.

Fatalement, des Esseintes rentra dans son rôle d’homme momentanément oublié ; ses impressions de féminilité, de faiblesse, de quasi-protection achetée, de peur même, disparurent; l’illusion n’était plus possible ; miss Urania était une maîtresse ordinaire, ne justifiant en aucune façon, la curiosité cérébrale qu’elle avait fait naître.

Bien que le charme de sa chair fraîche, de sa beauté magnifique, eût d’abord étonné et retenu des Esseintes, il chercha promptement à esquiver cette liaison, précipita la rupture, car sa précoce impuissance augmentait encore devant les glaciales tendresses, devant les prudes laisser-aller de cette femme.

Et pourtant elle était la première à s’arrêter devant lui, dans le passage ininterrompu de ces luxures ; mais, au fond, si elle s’était plus énergiquement empreinte dans sa mémoire qu’une foule d’autres dont les appâts avaient été moins fallacieux et les plaisirs moins limités, cela tenait à sa senteur de bête bien portante et saine ; la redondance de sa santé était l’antipode même de cette anémie, travaillée aux parfums, dont il retrouvait un fin relent dans le délicat bonbon de Siraudin.

Ainsi qu’une odorante antithèse, miss Urania s’imposait fatalement à son souvenir, mais presque aussitôt des Esseintes, heurté par cet imprévu d’un arôme naturel et brut, retournait aux exhalaisons civilisées, et inévitablement il songeait à ses autres maîtresses; elles se pressaient, en troupeau, dans sa cervelle, mais par-dessus toutes s’exhaussait maintenant la femme dont la monstruosité l’avait tant satisfait pendant des mois.

Celle-là était une petite et sèche brune, aux yeux noirs, aux cheveux pommadés, plaqués sur la tête, comme avec un pinceau, séparés par une raie de garçon, près d’une tempe. Il l’avait connue dans un café-concert, où elle donnait des représentations de ventriloque

À la stupeur d’une foule que ces exercices mettaient mal à l’aise, elle faisait parler, à tour de rôle, des enfants en carton, rangés en flûte de pan, sur des chaises; elle conversait avec des mannequins presque vivants et, dans la salle même, des mouches bourdonnaient autour des lustres et l’on entendait bruire le silencieux public qui s’étonnait d’être assis et se reculait instinctivement dans ses stalles, alors que le roulement d’imaginaires voitures le frôlait, en passant, de l’entrée jusqu’à la scène.

Des Esseintes avait été fasciné; une masse d’idées germa en lui; tout d’abord il s’empressa de réduire, à coups de billets de banque, la ventriloque qui lui plut par le contraste même qu’elle opposait avec l’Américaine. Cette brunette suintait des parfums préparés, malsains et capiteux, et elle brûlait comme un cratère; en dépit de tous ses subterfuges, des Esseintes s’épuisa en quelques heures; il n’en persista pas moins à se laisser complaisamment gruger par elle, car plus que la maîtresse, le phénomène l’attirait.

D’ailleurs les plans qu’il s’était proposés, avaient mûri. Il se résolut à accomplir des projets jusqu’alors irréalisables.

Il fit apporter, un soir, un petit sphinx, en marbre noir, couché dans la pose classique, les pattes allongées, la tête rigide et droite; et une chimère, en terre polychrome, brandissant une crinière hérissée, dardant des yeux féroces, éventant avec les sillons de sa queue ses flancs gonflés ainsi que des soufflets de forge. Il plaça chacune de ces bêtes à un bout de la chambre, éteignit les lampes, laissant les braises rougeoyer dans l’âtre et éclairer vaguement la pièce en agrandissant les objets presque noyés dans l’ombre.

Puis, il s’étendit sur un canapé, près de la femme dont l’immobile figure était atteinte par la lueur d’un tison, et il attendit.

Avec des intonations étranges qu’il lui avait fait longuement et patiemment répéter à l’avance, elle anima, sans même remuer les lèvres, sans même les regarder, les deux monstres.

Et dans le silence de la nuit, l’admirable dialogue de la Chimère et du Sphinx commença, récité par des voix gutturales et profondes, rauques, puis aiguës, comme surhumaines.

« — Ici, Chimère, arrête-toi.

« — Non; jamais. »

Bercé par l’admirable prose de Flaubert, il écoutait, pantelant, le terrible duo et des frissons le parcoururent, de la nuque aux pieds, quand la Chimère proféra la solennelle et magique phrase :

« Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés. »

Ah ! c’était à lui-même que cette voix aussi mystérieuse qu’une incantation, parlait; c’était à lui qu’elle racontait sa fièvre d’inconnu, son idéal inassouvi, son besoin d’échapper à l’horrible réalité de l’existence, à franchir les confins de la pensée, à tâtonner sans jamais arriver à une certitude, dans les brumes des au-delà de l’art ! — Toute la misère de ses propres efforts lui refoula le coeur. Doucement, il étreignait la femme silencieuse, à ses côtés, se réfugiant, ainsi qu’un enfant inconsolé, près d’elle, ne voyant même pas l’air maussade de la comédienne obligée à jouer une scène, à exercer son métier, chez elle, aux instants du repos, loin de la rampe.

Leur liaison continua, mais bientôt les défaillances de des Esseintes s’aggravèrent; l’effervescence de sa cervelle ne fondait plus les glaces de son corps : les nerfs n’obéissaient plus à la volonté ; les folies passionnelles des vieillards le dominèrent. Se sentant devenir de plus en plus indécis près de cette maîtresse, il recourut à l’adjuvant le plus efficace des vieux et inconstants prurits, à la peur.

Pendant qu’il tenait la femme entre ses bras, une voix de rogomme éclatait derrière la porte : « Ouvriras-tu ? je sais bien que t’es avec un miché, attends, attends un peu, salope ! » — Aussitôt, de même que ces libertins excités par la terreur d’être pris en flagrant délit, à l’air, sur les berges, dans le Jardin des Tuileries, dans un rambuteau ou sur un banc, il retrouvait passagèrement ses forces, se précipitait sur la ventriloque dont la voix continuait à tapager hors de la pièce, et il éprouvait des allégresses inouïes, dans cette bousculade, dans cette panique de l’homme courant un danger, interrompu, pressé dans son ordure.

Malheureusement, ces séances furent de durée brève; malgré les prix exagérés qu’il lui paya, la ventriloque le congédia et, le soir même, s’offrit à un gaillard dont les exigences étaient moins compliquées et les reins plus sûrs.

Celle-là, il l’avait regrettée et, au souvenir de ses artifices, les autres femmes lui parurent dénuées de saveur; les grâces pourries de l’enfance lui semblèrent même fades; son mépris pour leurs monotones grimaces devint tel qu’il ne pouvait plus se résoudre à les subir.

Remâchant son dégoût, seul, un jour qu’il se promenait sur l’avenue de Latour-Maubourg, il fut abordé, près des Invalides, par un tout jeune homme qui le pria de lui indiquer la voie la plus courte pour se rendre à la rue de Babylone. Des Esseintes lui désigna son chemin et, comme il traversait aussi l’esplanade, ils firent route ensemble.

La voix du jeune homme insistant, d’une façon inopinée, afin d’être plus amplement renseigné, disant:

— Alors vous croyez qu’en prenant à gauche, ce serait plus long; l’on m’avait pourtant affirmé qu’en obliquant par l’avenue, j’arriverais plus tôt, — était, tout à la fois, suppliante et timide, très basse et douce.

Des Esseintes le regarda. Il paraissait échappé du collège, était pauvrement vêtu d’un petit veston de cheviote lui étreignant les hanches, dépassant à peine la chute des reins, d’une culotte noire, collante, d’un col rabattu, échancré sur une cravate bouffante bleu foncé, à vermicelles blancs, forme La Vallière. Il tenait à la main un livre de classe cartonné, et il était coiffé d’un melon brun, à bords plats.

La figure était troublante; pâle et tirée, assez régulière sous les longs cheveux noirs, elle était éclairée par de grands yeux humides, aux paupières cernées de bleu, rapprochés du nez que pointillaient d’or quelques rousseurs et sous lequel s’ouvrait une bouche petite, mais bordée de grosses lèvres, coupées, au milieu, d’une raie ainsi qu’une cerise.

Ils se dévisagèrent, pendant un instant, en face, puis le jeune homme baissa les yeux et se rapprocha; son bras frôla bientôt celui de des Esseintes qui ralentit le pas, considérant, songeur, la marche balancée de ce jeune homme.

Et du hasard de cette rencontre, était née une défiante amitié qui se prolongea durant des mois; des Esseintes n’y pensait plus sans frémir ; jamais il n’avait supporté un plus attirant et un plus impérieux fermage; jamais il n’avait connu des périls pareils, jamais aussi il ne s’était senti plus douloureusement satisfait.

Parmi les rappels qui l’assiégeaient, dans sa solitude, celui de ce réciproque attachement dominait les autres. Toute la levure d’égarement que peut détenir un cerveau surexcité par la névrose, fermentait, et, à se complaire ainsi dans ces souvenirs, dans cette délectation morose, comme la théologie appelle cette récurrence des vieux opprobres, il mêlait aux visions physiques des ardeurs spirituelles cinglées par l’ancienne lecture des casuistes, des Busembaum et des Diana, des Liguori et des Sanchez, traitant des péchés contre le 6e et le 9e commandement du Décalogue.

En faisant naître un idéal extrahumain dans cette âme qu’elle avait baignée et qu’une hérédité datant du règne de Henri III prédisposait peut-être, la religion avait aussi remué l’illégitime idéal des voluptés; des obsessions libertines et mystiques hantaient, en se confondant, son cerveau altéré d’un opiniâtre désir d’échapper aux vulgarités du monde, de s’abîmer, loin des usages vénérés, dans d’originales extases, dans des crises célestes ou maudites, également écrasantes par les déperditions de phosphore qu’elles entraînent.

Actuellement, il sortait de ces rêveries, anéanti, brisé, presque moribond, et il allumait aussitôt les bougies et les lampes, s’inondant de clarté, croyant entendre ainsi, moins distinctement que dans l’ombre, le bruit sourd, persistant, intolérable, des artères qui lui battaient, à coups redoublés, sous la peau du cou.



Chapitre X.


Pendant cette singulière maladie qui ravage les races à bout de sang, de soudaines accalmies succèdent aux crises; sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, des Esseintes se réveilla tout valide, un beau matin ; plus de toux déracinante, plus de coins enfoncés à coups de maillet dans la nuque, mais une sensation ineffable de bien-être, une légèreté de cervelle dont les pensées s’éclaircissaient et, d’opaques et glauques, devenaient fluides et irisées, de même que des bulles de savon de nuances tendres.

Cet état dura quelques jours, puis subitement, une après-midi, les hallucinations de l’odorat se montrèrent.

Sa chambre embauma la frangipane, il vérifia si un flacon ne traînait pas, débouché; il n’y avait point de flacon dans la pièce; il passa dans son cabinet de travail, dans la salle à manger : l’odeur persista.

Il sonna son domestique : — Vous ne sentez rien, dit-il ? L’autre renifla une prise d’air et déclara ne respirer aucune fleur : le doute ne pouvait exister; la névrose revenait, une fois de plus, sous l’apparence d’une nouvelle illusion des sens.

Fatigué par la ténacité de cet imaginaire arôme, il résolut de se plonger dans des parfums véritables, espérant que cette homéopathie nasale le guérirait ou du moins qu’elle retarderait la poursuite de l’importune frangipane.

Il se rendit dans son cabinet de toilette. Là, près d’un ancien baptistère qui lui servait de cuvette, sous une longue glace en fer forgé, emprisonnant ainsi que d’une margelle argentée de lune, l’eau verte et comme morte du miroir, des bouteilles de toute grandeur, de toute forme, s’étageaient sur des rayons d’ivoire.

Il les plaça sur une table et les divisa en deux séries : celle des parfums simples, c’est-à-dire des extraits ou des esprits, et celle des parfums composés, désignés sous le terme générique de bouquets.

Il s’enfonça dans un fauteuil et se recueillit.

Il était, depuis des années, habile dans la science du flair ; il pensait que l’odorat pouvait éprouver des jouissances égales à celles de l’ouïe et de la vue, chaque sens étant susceptible, par suite d’une disposition naturelle et d’une érudite culture, de percevoir des impressions nouvelles, de les décupler, de les coordonner, d’en composer ce tout qui constitue une oeuvre ; et il n’était pas, en somme, plus anormal qu’un art existât, en dégageant d’odorants fluides, que d’autres, en détachant des ondes sonores, ou en frappant de rayons diversement colorés la rétine d’un oeil ; seulement, si personne ne peut discerner, sans une intuition particulière développée par l’étude, une peinture de grand maître d’une croûte, un air de Beethoven d’un air de Clapisson, personne, non plus, ne peut, sans une initiation préalable, ne point confondre, au premier abord, un bouquet créé par un sincère artiste, avec un pot-pourri fabriqué par un industriel, pour la vente des épiceries et des bazars.

Dans cet art des parfums, un côté l’avait, entre tous, séduit, celui de la précision factice.

Presque jamais, en effet, les parfums ne sont issus des fleurs dont ils portent le nom; l’artiste qui oserait emprunter à la seule nature ses éléments, ne produirait qu’une oeuvre bâtarde, sans vérité, sans style, attendu que l’essence obtenue par la distillation des fleurs ne saurait offrir qu’une très lointaine et très vulgaire analogie avec l’arôme même de la fleur vivante, épandant ses effluves, en pleine terre.

Aussi, à l’exception de l’inimitable jasmin, qui n’accepte aucune contrefaçon, aucune similitude, qui repousse jusqu’aux à peu près, toutes les fleurs sont exactement représentées par des alliances d’alcoolats et d’esprits, dérobant au modèle sa personnalité même et y ajoutant ce rien, ce ton en plus, ce fumet capiteux, cette touche rare qui qualifie une oeuvre d’art.

En résumé, dans la parfumerie, l’artiste achève l’odeur initiale de la nature dont il taille la senteur, et il la monte ainsi qu’un joaillier épure l’eau d’une pierre et la fait valoir.

Peu à peu, les arcanes de cet art, le plus négligé de tous, s’étaient ouverts devant des Esseintes qui déchiffrait maintenant cette langue, variée, aussi insinuante que celle de la littérature, ce style d’une concision inouïe, sous son apparence flottante et vague.

Pour cela, il lui avait d’abord fallu travailler la grammaire, comprendre la syntaxe des odeurs, se bien pénétrer des règles qui les régissent, et, une fois familiarisé avec ce dialecte, comparer les oeuvres des maîtres, des Atkinson et des Lubin, des Chardin et des Violet, des Legrand et des Piesse, désassembler la construction de leurs phrases, peser la proportion de leurs mots et l’arrangement de leurs périodes.

Puis, dans cet idiome des fluides, l’expérience devait appuyer les théories trop souvent incomplètes et banales.

La parfumerie classique était, en effet, peu diversifiée, presque incolore, uniformément coulée dans une matrice fondue par d’anciens chimistes; elle radotait, confinée en ses vieux alambics, lorsque la période romantique était éclose et l’avait, elle aussi, modifiée, rendue plus jeune, plus malléable et plus souple.

Son histoire suivait, pas à pas, celle de notre langue. Le style parfumé Louis XIII, composé des éléments chers à cette époque, de la poudre d’iris, du musc, de la civette, de l’eau de myrte; déjà désignée sous le nom d’eau des anges, était à peine suffisant pour exprimer les grâces cavalières, les teintes un peu crues du temps, que nous ont conservées certains des sonnets de Saint-Amand. Plus tard, avec la myrrhe, l’oliban, les senteurs mystiques, puissantes et austères, l’allure pompeuse du grand siècle, les artifices redondants de l’art oratoire, le style large, soutenu, nombreux, de Bossuet et des maîtres de la chaire, furent presque possibles; plus tard encore, les grâces fatiguées et savantes de la société française sous Louis XV, trouvèrent plus facilement leur interprète dans la frangipane et la maréchale qui donnèrent en quelque sorte la synthèse même de cette époque ; puis, après l’ennui et l’incuriosité du premier Empire, qui abusa des eaux de Cologne et des préparations au romarin, la parfumerie se jeta, derrière Victor Hugo et Gautier, vers les pays du soleil; elle créa des orientales, des selam fulgurants d’épices, découvrit des intonations nouvelles, des antithèses jusqu’alors inosées, tria et reprit d’anciennes nuances qu’elle compliqua, qu’elle subtilisa, qu’elle assortit; elle rejeta résolument enfin, cette volontaire décrépitude à laquelle l’avaient réduite les Malesherbes, les Boileau, les Andrieux, les Baour-Lormian, les bas distillateurs de ses poèmes.

Mais cette langue n’était pas demeurée, depuis la période de 1830, stationnaire. Elle avait encore évolué, et, se modelant sur la marche du siècle, elle s’était avancée parallèlement avec les autres arts, s’était, elle aussi, pliée aux voeux des amateurs et des artistes, se lançant sur le Chinois et le Japonais, imaginant des albums odorants, imitant les bouquets de fleurs de Takéoka, obtenant par des alliances de lavande et de girofle, l’odeur du Rondéletia; par un mariage de patchouli et de camphre, l’arôme singulier de l’encre de Chine; par des composés de citron, de girofle et de néroli, l’émanation de l’Hovénia du Japon.

Des Esseintes étudiait, analysait l’âme de ces fluides, faisait l’exégèse de ces textes ; il se complaisait à jouer pour sa satisfaction personnelle, le rôle d’un psychologue, à démonter et à remonter les rouages d’une oeuvre, à dévisser les pièces formant la structure d’une exhalaison composée, et, dans cet exercice, son odorat était parvenu à la sûreté d’une touche presque impeccable.

De même qu’un marchand de vins reconnaît le cru dont il hume une goutte; qu’un vendeur de houblon, dès qu’il flaire un sac, détermine aussitôt sa valeur exacte; qu’un négociant chinois peut immédiatement révéler l’origine des thés qu’il sent, dire dans quelles fermes des monts Bohées, dans quels couvents bouddhiques, il a été cultivé, l’époque où ses feuilles ont été cueillies, préciser le degré de torréfaction, l’influence qu’il a subie dans le voisinage de la fleur de prunier, de l’Aglaia, de l’Olea fragrans, de tous ces parfums qui servent à modifier sa nature, à y ajouter un rehaut inattendu, à introduire dans son fumet un peu sec un relent de fleurs lointaines et fraîches ; de même aussi des Esseintes pouvait en respirant un soupçon d’odeur, vous raconter aussitôt les doses de son mélange, expliquer la psychologie de sa mixture, presque citer le nom de l’artiste qui l’avait écrit et lui avait imprimé la marque personnelle de son style.

Il va de soi qu’il possédait la collection de tous les produits employés par les parfumeurs ; il avait même du véritable baume de La Mecque, ce baume si rare qui ne se récolte que dans certaines parties de l’Arabie Pétrée et dont le monopole appartient au Grand Seigneur.

Assis maintenant, dans son cabinet de toilette, devant sa table, il songeait à créer un nouveau bouquet et il était pris de ce moment d’hésitation bien connu des écrivains, qui, après des mois de repos, s’apprêtent à recommencer une nouvelle oeuvre.

Ainsi que Balzac que hantait l’impérieux besoin de noircir beaucoup de papier pour se mettre en train, des Esseintes reconnut la nécessité de se refaire auparavant la main par quelques travaux sans importance ; voulant fabriquer de héliotrope, il soupesa des flacons d’amande et de vanille, puis il changea d’idée et se résolut à aborder le pois de senteur.

Les expressions, les procédés lui échappaient ; il tâtonna ; en somme, dans la fragrance de cette fleur, l’oranger domine : il tenta de plusieurs combinaisons et il finit par atteindre le ton juste, en joignant à l’oranger de la tubéreuse et de la rose qu’il lia par une goutte de vanille.

Les incertitudes se dissipèrent ; une petite fièvre l’agita, il fut prêt au travail, il composa encore du thé en mélangeant de la cassie et de l’iris, puis, sûr de lui il se détermina à marcher de l’avant, à plaquer une phrase fulminante dont le hautain fracas effondrerait le chuchotement de cette astucieuse frangipane qui se faufilait encore dans sa pièce.

Il mania l’ambre, le musc-tonkin, aux éclats terribles, le patchouli, le plus âcre des parfums végétaux et dont le fleur, à l’état brut, dégage un remugle de moisi et de rouille. Quoi qu’il fît, la hantise du XVIIIe siècle l’obséda ; les robes à paniers, les falbalas tournèrent devant ses yeux ; des souvenirs des « Vénus » de Boucher, tout en chair, sans os, bourrées de coton rose, s’installèrent sur ses murs ; des rappels du roman de Thémidore, de l’exquise Rosette retroussée dans un désespoir couleur feu, le poursuivirent. Furieux, il se leva et, afin de se libérer, il renifla, de toutes ses forces, cette pure essence de spikanard, si chère aux Orientaux et si désagréable aux Européens, à cause de son relent trop prononcé de valériane. Il demeura étourdi sous la violence de ce choc ; comme pilées par un coup de marteau, les filigranes de la délicate odeur disparurent ; il profita de ce temps de répit pour échapper aux siècles défunts, aux vapeurs surannées, pour entrer, ainsi qu’il le faisait jadis, dans des oeuvres moins restreintes ou plus neuves.

Il avait autrefois aimé à se bercer d’accords en parfumerie ; il usait d’effets analogues à ceux des poètes, employait, en quelque sorte, l’admirable ordonnance de certaines pièces de Baudelaire, telles que « l’Irréparable » et « le Balcon », où le dernier des cinq vers qui composent la strophe est l’écho du premier et revient, ainsi qu’un refrain, noyer l’âme dans des infinis de mélancolie et de langueur.

Il s’égarait dans les songes qu’évoquaient pour lui ces stances aromatiques, ramené soudain à son point de départ, au motif de sa méditation, par le retour du thème initial, reparaissant, à des intervalles ménagés, dans l’odorante orchestration du poème.

Actuellement, il voulut vagabonder dans un surprenant et variable paysage, et il débuta par une phrase, sonore, ample, ouvrant tout d’un coup une échappée de campagne immense.

Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d’ambroisie, de lavande de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu’elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu’on lui décerne, « d’extrait de pré fleuri »; puis dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur d’oranger et d’amande, et aussitôt d’artificiels lilas naquirent, tandis que des tilleuls s’éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations que simulait l’extrait du tilia de Londres.

Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à perte de vue sous ses yeux fermés, il insuffla une légère pluie d’essences humaines et quasi félines, sentant la jupe, annonçant la femme poudrée et fardée, le stéphanotis, l’ayapana, l’opoponax, le chypre, le champaka, le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa un soupçon de seringa, afin de donner dans la vie factice du maquillage qu’ils dégageaient, un fleur naturel de rires en sueur, de joies qui se démènent au plein soleil.

Ensuite il laissa, par un ventilateur, s’échapper ces ondes odorantes, conservant seulement la campagne qu’il renouvela et dont il força la dose pour l’obliger à revenir ainsi qu’une ritournelle dans ses strophes.

Les femmes s’étaient peu à peu évanouies ; la campagne était devenue déserte; alors, sur l’horizon enchanté, des usines se dressèrent, dont les formidables cheminées brûlaient, à leurs sommets, comme des bols de punch.

Un souffle de fabriques, de produits chimiques, passait maintenant dans la brise qu’il soulevait avec des éventails, et la nature exhalait encore, dans cette purulence de l’air, ses doux effluves.

Des Esseintes maniait, échauffait entre ses doigts, une boulette de styrax, et une très bizarre odeur montait dans la pièce, une odeur tout à la fois répugnante et exquise, tenant de la délicieuse senteur de la jonquille et de l’immonde puanteur de la gutta-percha et de l’huile de houille. Il se désinfecta les mains, inséra en une boîte hermétiquement close, sa résine, et les fabriques disparurent à leur tour. Alors, il darda parmi les vapeurs ravivées des tilleuls et des prés, quelques gouttes de new mown hay et, au milieu du site magique momentanément dépouillé de ses lilas, des gerbes de foin s’élevèrent, amenant une saison nouvelle, épandant leur fine affluence dans l’été de ces senteurs.

Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il dispersa précipitamment des parfums exotiques, épuisa ses vaporisateurs, accéléra ses esprits concentrés, lâcha bride à tous ses baumes, et, dans la touffeur exaspérée de la pièce, éclata une nature démente et sublimée, forçant ses haleines, chargeant d’alcoolats en délire une artificielle brise, une nature pas vraie et charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les souffles poivrés du santal de la Chine et de l’hediosmia de la Jamaïque, aux odeurs françaises du jasmin, de l’aubépine et de la verveine, poussant, en dépit des saisons et des climats, des arbres d’essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragrances les plus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, un parfum général, innommé, imprévu, étrange, dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l’odeur du grand pré, éventé par les lilas et les tilleuls.

Tout à coup une douleur aiguë le perça; il lui sembla qu’un vilebrequin lui forait les tempes. Il ouvrit les yeux, se retrouva au milieu de son cabinet de toilette, assis devant sa table; péniblement, il marcha, abasourdi, vers la croisée qu’il entrebâilla. Une bouffée d’air rasséréna l’étouffante atmosphère qui l’enveloppait; il se promena, de long en large, pour raffermir ses jambes, alla et vint, regardant le plafond où des crabes et des algues poudrées de sel, s’enlevaient en relief sur un fond grenu aussi blond que le sable d’une plage; un décor pareil revêtait les plinthes, bordant les cloisons tapissées de crêpe Japonais vert d’eau, un peu chiffonné, simulant le friselis d’une rivière que le vent ride et, dans ce léger courant, nageait le pétale d’une rose autour duquel tournoyait une nuée de petits poissons dessinés en deux traits d’encre.

Mais ses paupières demeuraient lourdes; il cessa d’arpenter le court espace compris entre le baptistère et la baignoire, et il s’appuya sur la rampe de la fenêtre; son étourdissement cessa; il reboucha soigneusement les fioles, et il mit à profit cette occasion pour remédier au désordre de ses maquillages. Il n’y avait point touché depuis son arrivée à Fontenay, et il s’étonna presque, maintenant, de revoir cette collection naguère visitée par tant de femmes. Les uns sur les autres, des flacon, et des pots s’entassaient. Ici, une boîte en porcelaine, de la famille verte, contenait le schnouda, cette merveilleuse crème blanche qui, une fois étendue sur les joues, passe, sous l’influence de l’air, au rose tendre, puis à un incarnat si réel qu’il procure l’illusion vraiment exacte d’une peau colorée de sang; là, des laques, incrustées de burgau, renfermaient de l’or Japonais et du vert d’Athènes, couleur d’aile de cantharide, des ors et des verts qui se transmuent en une pourpre profonde dès qu’on les mouille; près de pots pleins de pâte d’aveline, de serkis du harem, d’émulsines au lys de kachemyr, de lotions d’eau de fraise et de sureau pour le teint, et près de petites bouteilles remplies de solutions d’encre de Chine et d’eau de rose à l’usage des yeux, des instruments en ivoire, en nacre, en acier, en argent, s’étalaient éparpillés avec des brosses en luzerne pour les gencives : des pinces, des ciseaux, des strigiles, des estompes, des crêpons et des houppes, des gratte-dos, des mouches et des limes.

Il manipulait tout cet attirail, autrefois acheté sur les instances d’une maîtresse qui se pâmait sous l’influence de certains aromates et de certains baumes, une femme détraquée et nerveuse aimant à faire macérer la pointe de ses seins dans les senteurs, mais n’éprouvant, en somme, une délicieuse et accablante extase, que lorsqu’on lui ratissait la tête avec un peigne ou qu’elle pouvait humer, au milieu des caresses, l’odeur de la suie, du plâtre des maisons en construction, par les temps de pluie, ou de la poussière mouchetée par de grosses gouttes d’orage, pendant l’été.

Il rumina ces souvenirs, et une après-midi écoulée, à Pantin, par désoeuvrement, par curiosité, en compagnie de cette femme, chez l’une de ses soeurs, lui revint, remuant en lui un monde oublié de vieilles idées et d’anciens parfums; tandis que les deux femmes jacassaient et se montraient leurs robes, il s’était approché de la fenêtre et, au travers des vitrines poudreuses, il avait vu la rue pleine de boue s’étendre et entendu ses pavés bruire sous le coup répété des galoches battant les mares.

Cette scène déjà lointaine se présenta subitement, avec une vivacité singulière. Pantin était là, devant lui, animé, vivant, dans cette eau verte et comme morte de la glace margée de lune où ses yeux inconscients plongeaient; une hallucination l’emporta loin de Fontenay; le miroir lui répercuta en même temps que la rue les réflexions qu’elle avait autrefois fait naître et, abîmé dans un songe, il se répéta cette ingénieuse, mélancolique et consolante antienne qu’il avait jadis notée dès son retour dans Paris:

— Oui, le temps des grandes pluies est venu; voilà quelles gargouilles dégobillent, en chantant sous les trottoirs, et que les fumiers marinent dans des flaques qu’emplissent de leur café au lait les bols creusés dans le macadam; partout, pour l’humble passant, les rince-pieds fonctionnent.

Sous le ciel bas, dans l’air mou, les murs des maisons ont des sueurs noires et leurs soupiraux fétident; la dégoûtation de l’existence s’accentue et le spleen écrase; les semailles d’ordures que chacun a dans l’âme éclosent; des besoins de sales ribotes agitent les gens austères et, dans le cerveau des gens considérés, des désirs de forçats vont naître.

Et pourtant, je me chauffe devant un grand feu et, d’une corbeille de fleurs épanouies sur la table se dégage une exhalaison de benjoin, de géranium et de vétyver qui remplit la chambre. En plein mois de novembre, à Pantin, rue de Paris, le printemps persiste et voici que je ris, à part moi, des familles craintives qui, afin d’éviter les approches du froid, fuient à toute vapeur vers Antibes ou vers Cannes.

L’inclémente nature n’est pour rien dans cet extraordinaire phénomène; c’est à l’industrie seule, il faut bien le dire, que Pantin est redevable de cette saison factice.

En effet, ces fleurs sont en taffetas, montées sur du fil d’archal, et la senteur printanière filtre par les joints de la fenêtre, exhalée des usines du voisinage, des parfumeries de Pinaud et de Saint-James.

Pour les artisans usés par les durs labeurs des ateliers, pour les petits employés trop souvent pères, l’illusion d’un peu de bon air est, grâce à ces commerçants, possible.

Puis de ce fabuleux subterfuge d’une campagne, une médication intelligente peut sortir; les viveurs poitrinaires qu’on exporte dans le Midi, meurent, achevés par la rupture de leurs habitudes, par la nostalgie des excès parisiens qui les ont vaincus. Ici, sous un faux climat, aidé par des bouches de poêles, les souvenirs libertins renaîtront, très doux, avec les languissantes émanations féminines évaporées par les fabriques. Au mortel ennui de la vie provinciale, le médecin peut, par cette supercherie, substituer platoniquement, pour son malade, l’atmosphère des boudoirs de Paris, des filles. Le plus souvent, il suffira, pour consommer la cure, que le sujet ait l’imagination un peu fertile.

Puisque, par le temps qui court, il n’existe plus de substance saine, puisque le vin qu’on boit et que la liberté qu’on proclame, sont frelatés et dérisoires, puisqu’il faut enfin une singulière dose de bonne volonté pour croire que les classes dirigeantes sont respectables et que les classes domestiquées sont dignes d’être soulagées ou plaintes, il ne me semble, conclut des Esseintes, ni plus ridicule ni plus fou, de demander à mon prochain une somme d’illusion à peine équivalente à celle qu’il dépense dans des buts imbéciles chaque jour, pour se figurer que la ville de Pantin est une Nice artificielle, une Menton factice.

Tout cela n’empêche pas, fit-il, arraché à ses réflexions, par une défaillance de tout son corps, qu’il va falloir me défier de ces délicieux et abominables exercices qui m’écrasent. Il soupira : — Allons, encore des plaisirs à modérer, des précautions à prendre ; et il se réfugia dans son cabinet de travail, pensant échapper plus facilement ainsi à la hantise de ces parfums.

Il ouvrit la croisée toute large, heureux de prendre un bain d’air; mais, soudain, il lui parut que la brise soufflait un vague montant d’essence de bergamote avec laquelle se coalisait de l’esprit de jasmin, de cassie et de l’eau de rose. Il haleta, se demandant s’il n’était point décidément sous le joug d’une de ces possessions qu’on exorcisait au moyen âge. L’odeur changea et se transforma, tout en persistant. Une indécise senteur de teinture de tolu, de baume du Pérou, de safran, soudés par quelques gouttes d’ambre et de musc, s’élevait maintenant du village couché, au bas de la côte, et, subitement, la métamorphose s’opéra, ces bribes éparses se relièrent et, à nouveau, la frangipane, dont son odorat avait perçu les éléments et préparé l’analyse, fusa de la vallée de Fontenay jusqu’au fort, assaillant ses narines excédées, ébranlant encore ses nerfs rompus, le jetant dans une telle prostration, qu’il s’affaissa évanoui, presque mourant, sur la barre d’appui de la fenêtre.