L’Artiste 15 juillet, 1877.

A MAITRE FRANCOIS VILLON

Je me figure, ô vieux maître, ton visage exsangue, coiffé d’un galeux bicoquet; je me figure ton ventre vague, tes longs bras osseux, tes jambes héronnières enroulées de bas d’un rose louche, étoilés de déchirures, papelonnés d’écailles de boue.

Je crois te voir, ô Villon, l’hiver, lorsque le glas fourre d’hermine les toits des maisons, errer dans les rues de Paris, famélique, hagard, grelottant, en arrêt devant les marchands de beuverie, caressant, de convoiteux regards, la panse monacale des bouteilles.

Je crois te voir, exténué de fatigue, las de misère, te tapir dans un des repaires de la cour des Miracles, pour échapper aux archers du guet, et là, seul dans un coin, ouvrir, loin de tous, le merveilleux écrin de ton génie.

Quel magique ruissellement de pierres! Quel étrange fourmillement de feux! Quelles étonnantes cassures d’étoffes rudes et rousses! Quelles folles striures de couleurs vives et mornes! Et quand ton oeuvre était finie, quand ta ballade était tissée et se déroulait, irisée de tons éclatants, sertie de diamants et de trivials cailloux, qui en faisaient mieux ressortir encore la limpidité sereine, tu te sentais grand, incomparable, l’égal d’un dieu, et puis tu retombais à néant, la faim te tordait les entrailles et tu devenais le vulgaire tire-laine, l’ignominieux amant de la grosse Margot!

Tu détroussais le passant, on te jetait dans un cul de basse-fosse, et là, bas, enterré, plié en deux, crevant la faim, tu criais grâce, pitié! tu appelais à l’aide tes compaings de Galles, les francs-gaultiers, les ribleurs, les coquillarts, les marmonneux, les cagnardiers! Le laisserez là, le povre Villon! Allons, madones d’amour qu’il a chantées, hahay! Margot, Rose, Jehanne la Saulcissière, hahay! Guillemette, Marion, la Peautarde, hahay! la petite Macée, hahay! toute la folle quenaille des ribaudes, des truandes, des grivoises, des raillardes, des villotières! Excitez les hommes, réveillez les biberons, entraînez-les au secours de leur chef, le poète Villon!

Las! Les fossés sont profonds, les tours sont hautes, les piques des haquebutiers sont aiguës, le vin coule, la cervoise pétille, le feu flambe, les filles sont gorgées de hideuses saouleries: ô pauvre Villon, personne ne bouge!

Claque des dents, meurtris tes mains, guermente-toi, pleure d’angoisseux gémissements, tes amis ne t’écoutent pas; ils sont à la taverne, sous les tresteaux, ivres d’hypocras, crevés de mangeailles, inertes, débraillés, fétides, couchés les uns sur les autres, Frémin l’Etourdi sur le bon Jehan Cotard qui se rigole encore et remue les badigoinces, Michault Culdoue sur ce gros lippu de Beaulde. Tes maîtresses se moquent bien de toi! elles sont dans les bouges de la cité qui s’ébattent avec les escoliers et les soudards. Le cerveau atteint du mal de pique, le nez granifié de horions, elles frottent leur rouge museau sur les joues des buveurs et se rincent galantement la fale! Oh! tu es seul et bien seul! Meurs donc, larron; crève donc dans ta fosse, souteneur de gouge; tu n’en seras pas moins immortel, poète grandiosement fangeux, ciseleur inimitable du vers, joaillier non pareil de la ballade!

J.-K. HUYSMANS.



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