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L’Echo de Paris, 24 mai 1899.


’Le quartier Saint-Pauli.’

par

J.-K. HUYSMANS.


J’avais bien souvent entendu des étrangers de passage à Paris s’étonner de la consternante imbécillité de nos beuglants. Je conjecturais de cette surprise que les cafes-concerts de leur pays valaient mieux.

J’ai voulu m’en assurer, tandis que je me trouvais dans la ville la plus cosmopolite qui soit, à Hambourg, et voici quel fut le résultat de mes démarches :

Un soir, je me dirigeai vers le quartier Saint-Pauli qui ressemble, l’après-midi, à une avenue des Ternes décuplée et fourmillant de monde et, le soir, à une formidable foire Saint-Cloud battant, jusqu’à minuit, son plein.

C’est là que la ville, excédée par ses trafics, répand par le goulot de ses étroites rues, la foule de ses employés de commerce et de ses marins.

Des concerts de tous genres, sont rangés le long des trottoirs; dans les uns, il n’y a que des cabotins, et, dans les autres, c’est le contraire. Ceux où paradent des chanteurs des deux sexes sont, pour la plupart, des goualants de dernier ordre, semblables à ces bouges de Paris dans lesquels des femmes braillent devant un piano, puis font après, avec une soucoupe, la quête ; les autres allèchent un public moins vil, car ils disposent de tout un orchestre et arborent l’éclairage enragé, le luxe anversois des vieux riddecks. Dans les uns, enfin, l’on ne chante qu’en allemand, alors que les autres assurent à leur clientèle de négociants et de capitaines de navire des romances anglaises et danoises, françaises et belges.

En somme, dans ce tas de maisons, deux de haut bord peuvent se visiter.

L’une composée d’une large salle, soutenue par des colonnes blanches cannelées d’or, se termine en une scène ronde, bordée, ainsi que dans certains concerts de Paris, par un demi-cercle de femmes aux robes décolletées dont les couleurs s’encolèrent au feu des rampes; et l’on peut croire que des baraques de femmes colosses ont été vidées sur ces planches.

Dans cette officine résolue de monstres, se tenait, ce soir-là, une fille énorme, dont les traits masculins, très en relief, semblaient dessinés au charbon sur une peau froncée et comme cendrée par les noces. Elle secouait au-dessus d’une jupe de velours vert des bras trempés dans du blanc ; et des bombes d’anciens mortiers saupoudrées de farine roulaient dans son corsage étayé par de puissants ressorts.

Elle chanta et alors son ventre sans discipline, emplit la scène; elle cria je ne sais quoi, vociféra des sons de scie en marche et des fils d’or zigzaguèrent dans le trou écarlate sur les bords et noir dans le fond qui lui servait de bouche ; puis elle clôtura ce trou et, tandis qu’elle retournait s’asseoir, une autre artiste s’avança vers le public.

Celle-là n’en finissait plus, tant elle était longue; elle avait des cheveux blonds et frisés et des yeux dont l’azur nageait dans des godets d’orgeat près d’un nez à vif; ses bras étaient grénelés de chair de poule, picotés aux coudes de points roses et elle suggérait l’idée d’un jeune Anglais hébété par des séances de boxe et des jeux de rames; dans cette face plâtrée et tachée de deux plaques de fard aux joues, une mâchoire sautait, broyant des chansons patriotiques que scandait une patte énorme, aux doigts écartés, rouge de même que cette main qui surmonte la porte des marchands de gants.

Et d’autres, bedonnantes et joufflues, les cheveux en brioche sur le crâne et en dents de râteau sur le front, se succédaient sur la scène, et toutes avaient le geste automatique, les yeux caillés, les sourcils peints, toutes poussaient comme de bruyants verrous dès qu’elles se déhanchaient les herses endommagées des dents.

L’on applaudissait à peine; la foule des commis d’armateurs et des mathurins riait, silencieuse; les femmes les yeux vides et le visage endormi, les hommes engourdis par les chopes et mâchant des cigares qui se consumaient mal.

Je m’étais suffisamment repu des trivialités vocales de ces viragos, je me rendis à l’Awes-Concert, un concert d’hommes. La salle était plus somptueuse, peinte en couleurs claires, bariolée de vert d’eau, de mauve, de saumon, surmontée d’un plafond en dôme. Inondée de lumière électrique, du sol aux frises, la scène était encadrée d’immenses roseaux et de palmes d’argent qui réfractaient la clarté des lustres et brûllaient en des touffes de flammes froides.

Dans l’autre concert, j’avais vu des éléphantes qui barrissaient la trompe en l’air, de plates romances; j’allais maintenant contempler l’abominable minauderie des cabots allemands.

Le premier qui se présenta au-dessus de la tranchée formée par l’orchestre, et presque comblée par les pavillons des instruments de cuivre, fut un bellâtre brun, coiffé à la jolie fille, rasé de près, le masque traversé par une paire de moustaches aux bouts relevés en fer de pioche. Il ajoutait à l’ignoble dégaine d’un histrion la bassesse casernière d’un sous-off. Il hurla, tel qu’un verrat dont on grille la queue, un air de Faust, puis il surpassa la gêne importune de ses cris par le dégoût d’un misérable entrechat et finalement dansa la guigue et, à peine applaudi, fila.

Il fut remplacé par un autre plus atroce, s’il est possible. Celui-là, déguisé en pitre, vêtu d’un pantalon blanc à raies roses, d’un habit d’écossais et portant des édredons sur le ventre et sur les reins, jaillit des coulisses, ainsi qu’un pantin projeté par un ressort, et, une main sur le coeur, braille en français : « Le voilà, Nicolas, ah ! ah ! ah ! », continue la chanson en allemand, se tire la voix des talons, renifle et s’extrait des narines des sons de fifre et soudain, dans une musique de caillasse qui dégouline, il se met au port d’arme, marche militairement, secoue les capitons de son derrière et de sa panse, saute, les bras au ciel, la gueule ouverte, comme effrayé, tandis que la grosse caisse fait explosion et que les cymbales éclatent en des bris de vitres.

Il disparaît et alors entre une fabuleuse ordure, un faux nègre, affublé de rose et coiffé d’un chapeau blanc. Il a la figure cirée, telle qu’une paire de bottes, une bouche — si c’en est une — travaillée au carmin, empiétant sur le menton, sur le nez, sur les joues, mangeant tout le bas de la face. L’on dirait une plaie qui se rouvre et de laquelle sortent, là où sont les dents, des caries d’os, et il joue avec ses pieds, avec ses mains, des castagnettes, piaule un chant saccadé, fébrile, fou, dont les couplets se touchent, sans aucune halte; puis, de temps en temps, il se tait, à court d’haleine, pousse un jappement glaireux, tandis que les obusiers de l’orchestre bombardent la salle.

Je regarde les consommateurs; du coup, ils gisent abattus par ces jets de pistons, par ces fracas de caisse; ils oublient de laper de nouveaux hocks; puis quand ils reprennent un peu connaissance, ils consultent leurs femmes et se décident à rire.

Le singulier public ! Ceux-là sont évidemment des commerçants aisés ; çà et là, des types hircins de juifs, de juifs roux avec des yeux en gomme et des pattes sales, aux ongles carrés et coupés courts; puis les éternelles têtes des Allemands blonds, aux oreilles roses, aux yeux faux, fuyant sous des lunettes; des gens qui, après être allés au prêche, se pochardent et s’allègent au hasard des rencontres, le soir. Mais que ces lourdes natures sont lentes à s’émouvoir ! Elles viennent dans ces beuglants, en quête d’un stimulant, et rien n’agit ; au lieu de les réveiller, le vacarme les endort ; il faut ajouter aussi que ces gens sont gorgés de lourdes nourritures et remplis de bière, et peut-être, après tout, que les poivres grossiers de ces chansons les aident à digérer, mais alors quelle vilenie que celle de ces pepsines musicales et de ces diastases ! A Paris, si piteux que soit le cabot en scène, encore a-t-il parfois un certain diable-au-corps, un certain entrain qu’éperonne une musique d’arsouille qui gagne la salle ; mais, ici, rien ; aucune mimique qui puisse surprendre, aucun refrain qui enlève ; c’est mécanique et bruyant, terne et épais ; c’est surtout bête. Et tout cela s’aggrave, pour le Français égaré dans ces halls, du croassement de cette langue. Il semble que ces gens soient toujours comme des angoras prêts à rendre des boules avalées de poils et l’on voudrait leur venir en aide, lénifier ces gorges, les éclaircir avec des préparations de kermès, les nettoyer avec des jattes de lait poudré de soufre ; et cependant cet idiome si rauque, quand il est parlé bas par de jeunes femmes, s’adoucit, car elles assouplissent les notes gutturales et veloutent presque le dur ya.

J’étais, en somme, renseigné sur la valeur de ces beuglants de Hambourg qui sont encore plus sots que les nôtres, cela est sûr. Je sors donc, mais une fois dans l’avenue, je me heurte à des musiques militaires installées dans des kiosques et il me faut passer au milieu d’un furieux tumulte de chevaux de bois à trois étages, tournant dans la tempête d’un orgue dont les tuyaux à pavillons couleur de feu crachent des dards de vapeur et des javelots de sons.

Et sur la chaussée, noire de monde, les tramways déchargent encore des tombereaux d’êtres qui se promènent, la bouche pleine. Ils s’empiffrent des charcuteries et des gâteaux, bâfrent des groseilles à maquereau vertes et des cassis mûrs ; et si, pour fuir cette foule, l’on se jette dans les petites rues qui s’embrouillent du côté de l’Elbe, alors on reste ahuri par le genre de kermesse qu’elles recèlent. Ces sentes étroites sont bordées de maisons basses et, à tous les étages, les fenêtres, grandes ouvertes, servent de cadres à des bustes penchés de femmes, à des Sidonies inclinées de coiffeurs qui ont, toutes, entre les lèvres, des cigares et d’une croisée à l’autre, au-dessus de la rue, on entend leurs croassements de choucas et leurs rires. Au rez-de-chaussée de ces maisons, des femmes, jolies pour la plupart, et souvent jeunes, se détachent sur le fond rouge des pièces ornées d’un portrait de l’empereur; et celles de l’étage au-dessus sont déjà moins bien et celles du troisième commencent à devenir laides; sans doute que les articles sont classés par étages et que les prix diminuent avec les marches.

Dans l’une de ces ruelles, le Bei den Hutten, qui paraît plus spécialement réservé aux ébats des matelots, c’est un perpétuel va-et-vient d’ivrognes que des femmes hissent à grand-peine dans des chambres, et au travers d’une fenêtre entrebaîllée, au ras du sol, l’on aperçoit cet étrange spectacle d’une femme seule, d’une grande et belle fille, d’une sorte d’amazone, sanglée dans une robe à traîne de soie rouge et noire et coiffée d’une casquette de jockey verte, qui tourne avec rage la manivelle d’un piano mécanique, dans des flots de gaz.

Etait-elle folle, celle-là, ou voulait-elle attirer, par son vacarme, des marins ? Je l’ignore; toujours est-il qu’elle ne regardait pas du côté de la rue et semblait complètement absorbée par ce labeur de jument de manège qu’elle exécutait, pour son agrément, tous les soirs, peut-être.

A vouloir résumer ce quartier Saint-Pauli, l’on aboutit à dire qu’il est le vigilant exutoire de l’exorbitante ville, la Mecque crapuleuse vers laquelle pèlerinent les continences gardées des paquebots. Ce quartier noir et traversé par sa vaste avenue, pleine de tavernes et de concerts qui s’ouvrent dans des nappes de lumière électrique, est un cloaque, mais un cloaque franc ; et c’est déjà quelque chose. A Hambourg, l’hypocrisie protestante est moindre que dans les autres centres de l’Allemagne, car il est tellement entendu qu’une fois les affaires terminées, l’on fait la noce, que l’on finit par délaisser les mines pudibondes et par se moins cacher. On y est donc très peu luthérien, plus rastaquouère même qu’Allemand; mais quand l’on a connu la tartufferie évangélique de Berlin et autres lieux, cela paraît presque sain de trouver une ville qui a la sincérité de sa bassesse et la rondeur de son ordure !