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En route (1895)

blue  Première partie.
Chapitre I-V.
Chapitre VI-X.

blue  Deuxième partie.
Chapitre I-V.
Chapitre VI-IX.

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DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE I

Durtal se réveilla, gai, alerte, s’étonna de ne point s’entendre gémir, alors que le moment de partir pour la Trappe était venu ; il était incroyablement rassuré. Il tenta de se recueillir et de prier, mais il se sentit plus dispersé, plus nomade encore que d’habitude ; il demeurait indifférent et inému. Surpris de ce résultat, il voulut s’ausculter et palpa le vide ; tout ce qu’il put constater, c’est qu’il se détendait ce matin-là, dans une de ces subites dispositions où l’homme redevient enfant, incapable d’attention, dans un de ces moments où l’envers des choses disparaît, où tout amuse.

Il s’habilla à la hâte, monta dans une voiture, descendit en avance à la gare ; là, il fut pris d’un accès de vanité vraiment puérile. En regardant ces gens qui parcouraient les salles, qui piétinaient devant des guichets ou accompagnaient, résignés, des bagages, il ne fut pas éloigné de s’admirer. Si ces voyageurs qui ne s’intéressent qu’à leurs plaisirs ou à leurs affaires se doutaient où, moi, je vais ! pensa-t-il.

Puis il se reprocha la stupidité de ces réflexions et, une fois installé dans son compartiment où il eut la chance d’être seul, il alluma une cigarette, se disant : profitons du temps qui nous reste pour en fumer ; et il se mit à vagabonder, à rêvasser dans les parages des cloîtres, à rôder dans les alentours de la Trappe.

Il se rappelait qu’une revue avait jadis évalué à deux cent mille, pour la France, le nombre des religieuses et des moines.

Deux cent mille personnes qui, dans une semblable époque, ont compris la scélératesse de la lutte pour la vie, l’immondice des accouplements, l’horreur des gésines, c’est, en somme, l’honneur du pays sauf, se dit-il.

Puis, sautant des âmes conventuelles aux bouquins qu’il avait rangés dans sa malle, il reprit : c’est tout de même curieux de voir combien le tempérament de l’art français est rebelle à la Mystique !

Tous les écrivains surélevés sont étrangers. Saint Denys l’Aréopagite est un Grec ; Eckhart, Tauler, Suso, la soeur Emmerich sont des Allemands ; Ruysbroeck est originaire des Flandres ; sainte Térèse, saint Jean de la Croix, Marie D’Agréda sont Espagnols ; le père Faber est Anglais ; saint Bonaventure, Angèle de Foligno, Madeleine de Pazzi, Catherine de Gênes, Jacques de Voragine, sont italiens...

Tiens, fit-il, surpris par ce dernier nom qu’il venait de citer, j’aurais dû emporter sa Légende Dorée dans ma valise ; comment n’y ai-je pas pensé, car enfin cette oeuvre était le livre de chevet du Moyen Age, le stimulant des heures alanguies par le malaise prolongé des jeûnes, l’aide naïve des vigiles pieuses ? Pour les âmes plus méfiantes de notre époque, la légende dorée apparaît au moins encore, telle que l’un de ces purs vélins où de candides enlumineurs peignirent des figures de saintes, à l’eau de gomme ou au blanc d’oeuf, sur des fonds d’or. Jacques de Voragine est le Jehan Fouquet, l’André Beauneveu de la miniature littéraire, de la prose mystique !

C’est décidément absurde d’avoir oublié ce volume, car il m’eût fait passer d’anciennes et de précieuses journées à la Trappe !

Oui, c’est bizarre, poursuivit-il, retournant sur ses pas, revenant à sa première idée ; la France compte des auteurs religieux plus ou moins célèbres, mais très peu d’écrivains mystiques proprement dits, et il en est de même aussi pour la peinture. Les vrais primitifs sont Flamands, Allemands ou Italiens, aucun n’est Français, car notre école bourguignonne est issue des Flandres.

Non, il n’y a pas à le nier, la complexion de notre race n’est évidemment point ductile à suivre, à expliquer les agissements de Dieu travaillant au centre profond de l’âme, là où est l’ovaire des pensées, la source même des conceptions ; elle est réfractaire à rendre, par la force expressive des mots, le fracas ou le silence de la grâce éclatant dans le domaine ruiné des fautes, inapte à extraire de ce monde secret des oeuvres de psychologie, comme celles de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix, d’art, comme celles de Voragine ou de la soeur Emmerich.

Outre que notre champ est peu arable et que le sol est ingrat, où trouver maintenant le laboureur qui l’ensemence, qui le herse, qui prépare, non pas même une moisson mystique, mais seulement une récolte spirituelle, capable d’alimenter la faim des quelques-uns qui errent, égarés, et tombent d’inanition dans le désert glacé de ces temps ?

Celui qui devrait être le cultivateur de l’au delà, le fermier des âmes, le prêtre, est sans force pour défricher ces landes.

Le séminaire l’avait fait autoritaire et puéril, la vie au dehors l’a rendu tiède. Aussi, semble-t-il que Dieu se soit écarté de lui et la preuve est qu’il a retiré tout talent au sacerdoce. Il n’existe plus de prêtre qui ait du talent, soit dans le livre ; ce sont les laïques qui ont hérité de cette grâce si répandue dans l’église au Moyen Age ; un autre exemple est probant encore ; les ecclésiastiques n’opèrent plus que très rarement les conversions. Aujourd’hui, l’être qui plaît au ciel se passe d’eux et c’est le sauveur qui le percute, qui le manipule, qui manoeuvre directement en lui.

L’ignorance du clergé, son manque d’éducation, son inintelligence des milieux, son mépris de la mystique, son incompréhension de l’art, lui ont enlevé toute influence sur le patriciat des âmes. Il n’agit plus que sur les cervelles infantiles des bigotes et des mômiers ; et c’est sans doute providentiel, c’est sans doute mieux ainsi, car s’il devenait le maître, s’il parvenait à hisser, à vivifier la désolante tribu qu’il gère, ce serait la trombe de la bêtise cléricale s’abattant sur un pays, ce serait la fin de toute littérature, de tout art en France !

Pour sauver l’Eglise, il reste le moine que le prêtre abomine, car la vie du cloître est pour son existence à lui un constant reproche, continua Durtal ; pourvu que je ne perde pas encore des illusions, en voyant de près un monastère ! — mais non, je suis protégé, j’ai de la chance ; j’ai découvert, à Paris, l’un des seuls abbés qui ne fût ni un indifférent, ni un cuistre ; pourquoi ne serais-je pas en contact, dans une abbaye, avec d’authentiques moines ?

Il alluma une cigarette, inspecta le site par la portière du wagon ; le train dévalait dans des campagnes au-devant desquelles dansaient, dans des bouffées de fumée, des fils de télégraphe ; le paysage était plat, sans intérêt. Durtal se renfrogna dans son coin.

L’arrivée dans le couvent m’inquiète, murmura-t-il ; puisqu’il n’y a pas à proférer d’inutiles paroles, je me bornerai à présenter au père hôtelier sa lettre ; ah ! Et puis ça s’arrangera tout seul !

Il se sentait, en somme, une placidité parfaite, s’étonnait de n’éprouver aucune soûleur, aucune crainte, d’être même presque rempli d’entrain ; — allons, mon brave prêtre avait raison de me soutenir que je me forgeais des monstres d’avance... et il resongea à l’abbé Gévresin, fut surpris, depuis qu’il le fréquentait, de ne rien savoir sur ses antécédents, de n’être pas plus entré dans son intimité qu’au premier jour ; au fait, il n’aurait tenu qu’à moi de l’interroger discrètement, mais l’idée ne m’en est jamais venue ; il est vrai que notre liaison s’est exclusivement confinée dans des questions de religion et d’art ; cette perpétuelle réserve ne crée pas des amitiés bien vibrantes, mais elle institue une sorte de jansénisme de l’affection qui n’est pas sans charme.

Dans tous les cas, cet ecclésiastique est un saint homme ; il n’a même rien de l’allure tout à la fois pateline et réservée des autres prêtres. Sauf certains de ses gestes, sa façon de se couler le bras dans la ceinture, de se fourrer les mains dans les manches, de marcher volontiers à reculons quand on cause, sauf son innocente manie d’entrelarder de latin ses phrases, il ne rappelle ni l’attitude, ni le parler démodé de ses confrères. Il adore la mystique et le plain-chant ; il est exceptionnel ; aussi, comme il me fut, Là-Haut, soigneusement choisi !

— Ah ça ! Mais, voyons, nous devons aborder, soupira-t-il, en consultant sa montre, je commence à avoir faim ; allons, cela va bien, dans un quart d’heure nous serons à Saint-Landry.

Il tapota les vitres du wagon, regarda courir les champs et s’envoler les bois, fuma des cigarettes, ôta sa valise des filets, atteignit enfin la station et descendit.

Sur la place même où s’élevait la minuscule gare, il reconnut l’auberge que lui avait indiquée l’abbé. Il aborda dans une cuisine une bonne femme qui lui dit : c’est bien, monsieur, asseyez-vous, on attellera pendant le repas.

Et il se reput d’incomestibles choses, se vit apporter une tête de veau oubliée dans un baquet, des côtelettes mortifiées, des légumes noircis par le jus des poêles. Dans les dispositions où il était, il s’amusa de ce déjeuner infâme, se rabattit sur un petit vin qui limait la gorge, but, résigné, un café qui déposait de la terre de bruyère au fond des tasses.

Puis, il escalada un tape-cul que conduisait un jeune homme et, ventre à terre, le cheval fila à travers le village et s’engagea dans la campagne.

Chemin faisant, il demanda au conducteur quelques renseignements sur la Trappe ; mais ce paysan ne savait rien : — j’y vais souvent, fit-il, mais je n’entre pas ; la carriole reste à la porte ; alors, vous comprenez, je ne saurais pas vous raconter...

Ils galopèrent pendant une heure sur les routes ; puis le paysan salua du fouet un cantonnier et s’adressant à Durtal :

— On dit que les fourmis leur mangent le ventre.

Et comme Durtal réclamait des explications.

— Bé oui, c’est des faignants ; ils sont toujours couchés, l’été, le ventre à l’ombre.

Et il se tut.

Durtal ne pensait plus à rien ; il digérait, en fumant abasourdi par le roulis de la voiture.

Au bout d’une autre heure, ils débouchèrent en plein bois.

— Nous approchons ?

— Oh, pas encore !

— On l’aperçoit de loin la Trappe ?

— Que non ! — il faut avoir le nez dessus pour qu’on la voie ; elle est dans un bas-fond, au sortir d’une allée, tenez, on dirait celle-là, fit le paysan, en montrant un chemin touffu qu’ils allaient prendre.

Et, en v’là un qui en vient, fit-il, en désignant une espèce de vagabond qui coupait, à travers les taillis, à grands pas.

Et il exposa à Durtal que tout mendiant avait le droit de manger et même de coucher à la Trappe ; on lui servait l’ordinaire de la communauté dans une pièce à côté de la loge du frère concierge, mais il ne pénétrait pas dans le couvent.

Et Durtal le questionnant sur l’opinion des villages environnants au sujet des moines, le paysan eut sans doute peur de se compromettre, car il répondit :

— Il y en a qui n’en disent rien.

Durtal commençait à s’ennuyer, quand, enfin, au détour d’une allée, il aperçut une immense bâtisse, au-dessus de lui.

— La v’là, la Trappe ! fit le paysan qui prépara ses freins pour la descente.

De la hauteur où il était, Durtal plongeait par-dessus les toits, considérait un grand jardin, des bois et devant eux une formidable croix sur laquelle se tordait un Christ.

Puis la vision disparut, la voiture reprenait à travers les taillis, descendait par des chemins en lacets dont les feuillages interceptaient la vue.

Ils aboutirent enfin, après de lents circuits, à un carrefour au bout duquel se dressait une muraille percée d’une large porte. La carriole s’arrêta.

— Vous n’avez qu’à sonner, dit le paysan qui indiqua à Durtal une chaîne de fer pendant le long du mur ; et il ajouta :

— Faudra-t-il que je revienne vous chercher demain ?

— Non.

— Alors vous restez ? — et le paysan le regarda stupéfié et il tourna bride et remonta la côte.

Durtal demeurait anéanti, la valise à ses pieds, devant cette porte ; le coeur lui battait à grands coups ; toute son assurance, tout son entrain s’effondraient ; il balbutiait : qu’est-ce qui va m’arriver là-dedans ?

En un galop de panique, passait devant lui la terrible vie des Trappes : le corps mal nourri, exténué de sommeil, prosterné pendant des heures sur les dalles ; l’âme, tremblante, pressée à pleines mains, menée militairement, sondée, fouillée jusque dans ses moindres replis ; et, planant sur cette déroute de son existence échouée, ainsi qu’une épave, le long de cette farouche berge, le mutisme de la prison, le silence affreux des tombes !

Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi, dit-il en s’essuyant le front.

Machinalement, il jetait un coup d’oeil autour de lui, comme s’il attendait une assistance ; les routes étaient désertes et les bois vides ; l’on n’entendait aucun bruit, ni dans la campagne, ni dans la Trappe.

Il faut pourtant que je me décide à sonner ; — et, les jambes cassées, il tira la chaîne.

Un son de cloche, lourd, rouillé, presque bougon, retentit de l’autre côté du mur.

Tenons-nous, ne soyons pas ridicule, murmurait-il, en écoutant la claquette d’une paire de sabots derrière la porte.

Celle-ci s’ouvrit et un très vieux moine, vêtu de la bure brune des capucins, l’interrogea du regard.

— Je viens pour une retraite et je voudrais voir le Père Etienne.

Le moine s’inclina, empoigna la valise et fit signe à Durtal de le suivre.

Il allait, courbé, à petits pas, au travers d’un verger. Ils atteignirent une grille, se dirigèrent sur la droite d’un vaste bâtiment, d’une espèce de château délabré, flanqué de deux ailes en avance sur une cour.

Le frère entra dans l’aile qui touchait à la grille. Durtal enfila après lui un corridor percé de portes peintes en gris ; sur l’une d’elles, il lut ce mot : « Auditoire ».

Le trappiste s’arrêta devant, souleva un loquet de bois, installa Durtal dans une pièce et l’on entendit, au bout de quelques minutes, des appels répétés de cloche.

Durtal s’assit, inspecta ce cabinet très sombre, car la fenêtre était à moitié bouchée par des volets. Il y avait pour tout mobilier : au milieu, une table de salle à manger couverte d’un vieux tapis ; dans un coin un prie-dieu au-dessus duquel était clouée une image de saint Antoine de Padoue berçant l’enfant Jésus dans ses bras ; un grand Christ pendait sur un autre mur ; çà et là, étaient rangés deux fauteuils voltaire et quatre chaises.

Durtal ôta de son portefeuille la lettre d’introduction destinée au père. Quel accueil va-t-il me faire ? Se demandait-il ; celui-là peut parler, au moins ; enfin, nous allons voir, reprit-il, en écoutant des pas.

Et un moine blanc, avec un scapulaire noir dont les pans tombaient, l’un sur les épaules, l’autre sur la poitrine, parut ; il était jeune et souriait.

Il lut la lettre, puis il prit la main de Durtal, étonné, l’emmena silencieux au travers de la cour jusqu’à l’autre aile du bâtiment, poussa une porte, trempa son doigt dans un bénitier et le lui présenta.

Ils étaient dans une chapelle. Le moine invita d’un signe Durtal à s’agenouiller sur une marche, devant l’autel, et il pria à voix basse ; puis il se releva, retourna lentement jusqu’au seuil, offrit encore à Durtal l’eau bénite et, toujours sans desserrer les lèvres et le tenant par la main, il le ramena d’où ils étaient venus, à l’auditoire.

Là, il s’enquit de la santé de l’abbé Gévresin, saisit la valise et ils montèrent dans un immense escalier menaçant ruine. En haut de cet escalier qui n’avait qu’un étage, s’étendait, troué d’une large fenêtre au centre, un vaste palier, borné, à chacune de ses extrémités, par une porte.

Le P. Etienne pénétra dans celle de droite, franchit un spacieux vestibule, introduisit Durtal dans une chambre qu’une étiquette, imprimée en gros caractères, plaçait sous le vocable de saint Benoît, et dit :

— Je suis confus, Monsieur, de ne pouvoir mettre à votre disposition que ce logement peu confortable.

— Mais il est très bien, s’écria Durtal. — Et la vue est charmante, reprit-il, en s’approchant de la fenêtre.

— Vous serez au moins en bon air, dit le moine, qui ouvrit la croisée.

Au-dessous s’étalait ce verger que Durtal avait traversé, sous la conduite du frère concierge, un clos plein de pommiers rabougris et perclus, argentés par des lichens et dorés par des mousses ; puis au dehors du monastère, par-dessus les murs, grimpaient des champs de luzerne coupés par une grande route blanche qui disparaissait à l’horizon dentelé par des feuillages d’arbres.

— Voyez, monsieur, reprit le P. Etienne, ce qui vous manque dans cette cellule et dites-le-moi bien simplement, n’est-ce pas ? Car autrement, vous nous réserveriez à tous deux des regrets, à vous qui n’auriez pas osé réclamer ce qui vous était utile, à moi qui m’en apercevrais plus tard et serais peiné de mon oubli.

Durtal le regardait, rassuré par ces allures franches ; c’était un jeune père, d’une trentaine d’années environ. La figure, vive, fine, était striée de fibrilles roses sur les joues ; ce moine portait toute sa barbe et autour de la tête rasée courait un cercle de cheveux bruns. Il parlait un peu vite, souriait, les mains passées dans la large ceinture de cuir qui lui ceignait les reins.

— Je reviendrai tout à l’heure, car j’ai un travail pressé à finir, dit-il ; d’ici-là, tâchez de vous installer le mieux possible ; si vous en avez le temps, jetez aussi un coup d’oeil sur la règle que vous aurez à suivre dans ce monastère... elle est inscrite sur l’une de ces pancartes... là, sur la table ; nous en causerons, après que vous en aurez pris connaissance, si vous le voulez bien.

Et il laissa Durtal seul.

Celui-ci fit aussitôt l’inventaire de la pièce. Elle était très haute de plafond, très peu large, avait la forme d’un canon de fusil, et l’entrée était à l’un de ses bouts et la fenêtre à l’autre.

Au fond, dans un coin, près de la croisée, était un petit lit de fer et une table de nuit ronde, en noyer. Au pied du lit couché le long de la muraille, il y avait un prie-dieu en reps fané, surmonté d’une croix et d’une branche de sapin sec ; en descendant, toujours le long de la même paroi, il trouva une table de bois blanc recouverte d’une serviette, sur laquelle étaient placés un pot à l’eau, une cuvette et un verre.

La cloison opposée à ce mur était occupée par une armoire, puis par une cheminée sur le panneau de laquelle était plaqué un crucifix, enfin par une table plantée vis-à-vis du lit, alors près de la fenêtre ; trois chaises de paille complétaient l’ameublement de cette chambre.

— Jamais je n’aurai assez d’eau pour me laver, se dit Durtal, en jaugeant le minuscule pot à l’eau qui mesurait bien la valeur d’une chopine ; puisque le père Etienne se montre si obligeant, je vais lui demander une ration plus lourde.

Il vida sa valise, se déshabilla, substitua à sa chemise empesée une chemise de flanelle, aligna ses outils de toilette sur le lavabo, plia son linge dans l’armoire ; puis il s’assit, embrassa la cellule d’un regard et la jugea suffisamment confortable et surtout très propre.

Il alla ensuite vers la table sur laquelle étaient distribués une rame de papier écolier, un encrier et des plumes, fut reconnaissant de cette attention au moine qui savait sans doute, par la lettre de l’abbé Gévresin, qu’il faisait métier d’écrire, ouvrit deux volumes reliés en basane et les referma ; l’un était l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales, l’autre était intitulé Manrèse ou les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola et il rangea ses livres à lui, sur la table.

Puis il prit, au hasard, une des pancartes imprimées qui traînait sur cette table et il lut :


EXERCICES DE LA COMMUNAUTÉ POUR LES JOURS ORDINAIRES — DE PÂQUES à LA CROIX DE SEPTEMBRE

Lever à 2 heures,

Prime et messe à 5 heures 1/4,

Travail après le chapitre,

Fin du travail à 9 heures et intervalle,

Sexte à 11 heures,

Angélus et le dîner à 11 heures 1/2,

Méridienne après le dîner,

Fin de la méridienne à 1 heure 1/2,

None et travail, 5 minutes après le réveil,

Fin du travail à 4 heures et demi et intervalle,

Vêpres suivies de l’oraison à 5 heures 1/4,

Souper à 6 heures et intervalle,

Complies à 7 heures 25,

Retraite à 8 heures.


Il retourna cette pancarte ; elle contenait, sur une autre face, un nouvel horaire, intitulé :


EXERCICES D’HIVER — DE LA CROIX DE SEPTEMBRE à PÂQUES

Le lever était le même, mais le coucher était avancé d’une heure ; le dîner était reporté de 11 heures 1/2 vers 2 heures ; la méridienne et le souper de 6 heures supprimés ; les heures canoniales reculées, sauf les Vêpres et les complies qui passaient de 5 heures 1/4 et de 7 heures 25 à 4 heures 1/2i et à 6 heures 1/4.


Ce n’est pas réjouissant de se tirer du lit en pleine nuit, soupira Durtal, mais j’aime à croire que les retraitants ne sont pas soumis à ce régime d’alerte et il saisit une autre pancarte. Celle-ci doit m’être destinée, fit-il, en parcourant l’en-tête de ce carton :

Règlement des retraites de pâques à la croix de septembre

Voyons-là de près cette ordonnance. Et il examina ses deux tableaux réunis, celui du matin et celui du soir :


MATIN SOIR
4 Lever au son de l’Angelus. 1 1/2 Fin du repos, chapelet.
4 1/2 Prière et médiation. 2 Vêpres et Complies,
5 1/4 Prime, messe. 3 3e méditation.
6 à 7 Examen. 3 1/4 Lecture spirituelle.
7 Déjeuner (on ne s’attend pas). 4 1/4 Matines et Laudes.
7 1/2 Chemin de la Croix. 5 1/4 Réflexions, Vêpres du choeur.
8 Sexte et none. 5 1/2 Examen et oraison.
8 1/2 2e méditation. 6 Souper et récréation.
9 Lecture spirituelle. 7 Litanies, grand silence.
11 Adoration et examen, tierce. 7 1/4 Assister à Complies.
11 1/2 Angelus, dîner, récréation. 7 1/2 Chant de Salve Regina, Angelus.
12 1/4 Méridienne, grand silence. 7 3/4 Examen particulier, retraite.

C’est au moins plus pratique, — 4 heures du matin, c’est une heure presque possible ! — mais je n’y comprends rien, — les heures canoniales ne concordent pas sur ce tableau avec celles des moines et puis pourquoi ces vêpres et ces complies doublées ? — enfin, ces petites cases où l’on vous incite à méditer pendant tant de minutes, à lire pendant tant d’autres, ne me vont guère ! Je n’ai pas l’esprit suffisamment malléable pour le couler dans ces gaufriers ! — Il est vrai qu’après tout, je suis libre de faire ce que je veux, car personne ne peut vérifier ce qui se manigance en moi, savoir, par exemple, si je médite...

Tiens, il y a encore un règlement derrière, poursuivit-il, en renversant le carton : c’est le règlement de septembre, je n’ai pas à m’en inquiéter ; il diffère, du reste, peu de l’autre ; mais voici un post-scriptum qui concerne les deux horaires.


NOTA :

1. Ceux qui ne sont pas tenus au bréviaire diront le petit office de la Sainte Vierge ;

2. MM. les Retraitants sont invités à faire leur confession dès les premiers jours, afin d’avoir l’esprit plus libre dans les méditations;

3. Après chaque méditation, il faut lire un chapitre de l’Imitation analogue ;

4. Le temps propice pour les confessions et le chemin de croix est de 6 heures à 9 heures du matin, — 2 heures à 5 heures du soir, en été, et de 9 heures du matin à 2 heures du soir ;

5. Lire le tableau des avertissements ;

6. Il est bon d’être exact aux heures des repas, pour ne pas faire attendre ;

7. Le père hôtelier est seul chargé de pourvoir aux besoins de Mm. Les hôtes ;

8. On peut demander des livres de retraite si l’on n’en a pas.


La confession ! il ne voyait plus que ce mot dans cette série d’articles. Il allait pourtant falloir y recourir ! Et il se sentit froid dans le dos ; je vais en parler au père Etienne quand il viendra, se dit-il.

Il n’eut pas longtemps à se débattre avec lui-même, car presque aussitôt le moine entra et lui dit :

— Avez-vous remarqué quelque chose qui vous manque et dont la présence vous serait utile ?

— Non, mon père ; pourtant si vous pouviez m’obtenir un peu plus d’eau...

— Rien n’est plus simple ; je vous en ferai monter, tous les matins, une grande cruche.

— Je vous remercie... voyons, je viens d’étudier le règlement...

— Je vais vous mettre tout de suite à votre aise, fit le moine. Vous n’êtes astreint qu’à la plus stricte exactitude ; vous devez pratiquer les offices canoniaux, à la lettre. Quant aux exercices marqués sur la pancarte, ils ne sont pas obligatoires ; tels qu’ils sont organisés, ils peuvent être utiles à des gens très jeunes ou dénués de toute initiative, mais ils gêneraient, à mon sens du moins, plutôt les autres ; d’ailleurs, en thèse générale, nous ne nous occupons pas, ici, des retraitants, — nous laissons agir la solitude, — c’est à vous qu’il appartient de vous discerner et de distinguer le meilleur mode pour employer saintement votre temps. Donc, je ne vous imposerai aucune des lectures désignées sur ce tableau ; je me permettrai seulement de vous engager à dire le petit office de la Sainte Vierge ; l’avez-vous ?

— Le voici, dit Durtal, qui lui tendit une plaquette.

— Il est charmant, votre volume, dit le père Etienne qui feuilleta les pages luxueusement imprimées en rouge et noir. Il s’arrêta à l’une d’elles et lut tout haut la troisième leçon des Matines.

— Est-ce beau ! s’écria-t-il. — La joie jaillissait soudain de cette figure ; les yeux s’illuminaient, les doigts tremblaient sur la plaquette. — oui, fit-il, en la refermant, lisez cet office, ici surtout, car, vous le savez, la vraie patronne, la véritable abbé des Trappes, c’est la Sainte Vierge !

Après un silence, il reprit : j’ai fixé à huit jours la durée de votre retraite, dans la lettre que j’ai envoyée à l’abbé Gévresin, mais il va de soi que si vous ne vous ennuyez pas trop ici, vous pourrez y demeurer autant que vous le croirez bon.

— Je souhaite de pouvoir prolonger mon séjour parmi vous, mais cela dépendra de la façon dont mon corps supportera la lutte ; j’ai l’estomac assez malade et je ne suis pas sans crainte ; aussi, pour parer à tout événement, vous serai-je obligé si vous pouviez me faire venir, le plus tôt possible, le confesseur.

— Bien, vous le verrez demain ; je vous indiquerai l’heure, ce soir, après complies. Quant à la nourriture, si vous l’estimez insuffisante, je vous ferai allouer un supplément d’un oeuf ; mais, là, s’arrête la discrétion dont je puis user, car la règle est formelle, ni poisson, ni viande, — des légumes, et, je dois vous l’avouer, ils ne sont pas fameux !

Vous allez en juger, d’ailleurs, car l’heure du souper est proche ; si vous le voulez bien, je vais vous montrer la salle où vous mangerez en compagnie de M. Bruno.

Et, tout en descendant l’escalier, le moine poursuivit : M. Bruno est une personne qui a renoncé au monde et qui, sans avoir prononcé de voeux, vit en clôture. Il est ce que notre règle nomme un oblat ; c’est un saint et un savant homme qui vous plaira certainement ; vous pourrez causer avec lui, pendant le repas.

— Ah ! fit Durtal, et avant et après, je dois garder le silence ?

— Oui, à moins que vous n’ayez quelque chose à demander, auquel cas, je serai toujours à votre disposition, prêt à vous répondre.

Pour cette question du silence, comme pour celle des heures du lever, du coucher, des offices, la règle ne tolère aucun allègement ; elle doit être observée à la lettre.

— Bien, fit Durtal, un peu interloqué par le ton ferme du père ; mais, voyons, j’ai vu sur ma pancarte un article qui m’invite à consulter un tableau d’avertissement et je ne l’ai pas, ce tableau !

— Il est pendu sur le palier de l’escalier, près de votre chambre ; vous le lirez, à tête reposée, demain ; prenez la peine d’entrer, fit-il, en poussant une porte située dans le corridor en bas, juste en face de celle de l’auditoire.

Durtal se salua avec un vieux monsieur qui vint au-devant de lui ; le moine les présenta et disparut.

Tous les mets étaient sur la table : deux oeufs sur le plat, puis une jatte de riz, une autre de haricots et un pot de miel.

M. Bruno récita le Benedicite et voulut servir lui-même Durtal.

Il lui donna un oeuf.

— C’est un triste souper pour un Parisien, dit-il, en souriant.

— Oh ! du moment qu’il y a un oeuf et du vin, c’est soutenable ; je craignais, je vous l’avoue, de n’avoir pour toute boisson que de l’eau claire !

Et ils causèrent amicalement.

L’homme était aimable et distingué, de figure ascétique, mais avec un joli sourire qui éclairait la face jaune et grave, creusée de rides.

Il se prêta avec une parfaite bonne grâce à l’enquête de Durtal et raconta qu’après une existence de tempêtes, il s’était senti touché par la grâce et s’était retiré de la vie pour expier, par des années d’austérités et de silence, ses propres fautes et celles des autres.

— Et vous ne vous êtes jamais lassé d’être ici ?

— Jamais depuis cinq années que j’habite ce cloître ; le temps, découpé tel qu’il est à la Trappe, semble court.

— Et vous assistez à tous les exercices de la communauté ?

— Oui ; je remplace seulement le travail manuel par la méditation en cellule ; ma qualité d’oblat me dispenserait cependant, si je le désirais, de me lever à deux heures pour suivre l’office de la nuit, mais c’est une grande joie pour moi que de réciter le magnifique psautier bénédictin, avant le jour ; mais vous m’écoutez et ne mangez pas. Voulez-vous me permettre de vous offrir encore un peu de riz ?

— Non, merci ; j’accepterai, si vous le voulez bien, une cuillerée de miel.

Cette nourriture n’est pas mauvaise, reprit-il, mais ce qui me déconcerte un peu, c’est ce goût identique et bizarre qu’ont tous les plats ; ça sent, comment dirai-je..., le graillon ou le suif.

— Ça sent l’huile chaude avec laquelle sont accommodés ces légumes ; oh ! Vous vous y accoutumerez très vite ; dans deux jours, vous ne vous en apercevrez plus.

— Mais en quoi consiste, au juste, le rôle de l’oblat ?

— Il vit d’une existence moins austère et plus contemplative que celle du moine, il peut voyager, s’il le veut, et, quoiqu’il ne soit pas lié par des serments, il participe aux biens spirituels de l’ordre.

Autrefois, la règle admettait ce qu’elle appelait des « familiers ».

C’étaient des oblats qui recevaient la tonsure, portaient un costume distinct et prononçaient les trois grands voeux ; ils menaient en somme une vie mitigée, mi-laïque, mi-moine. Ce régime, qui subsiste encore chez les purs bénédictins, a disparu des Trappes depuis l’année 1293, époque à laquelle le chapitre général le supprima.

Il ne reste plus aujourd’hui dans les abbayes Cisterciennes que les pères, les frères lais ou convers, les oblats quand il y en a, et les paysans employés aux travaux des champs.

— Les convers, ce sont ceux qui ont la tête complètement rasée et qui sont vêtus, ainsi que le moine qui m’a ouvert la porte, d’une robe brune ?

— Oui, ils ne chantent pas aux offices, et se livrent seulement à des besognes manuelles.

— A propos, le règlement des retraites que j’ai lu dans ma chambre ne me semble pas clair. Autant que je puis me le rappeler, il double certains offices, met des matines à quatre heures de l’après-midi, des vêpres à deux heures ; en tout cas, son horaire n’est pas le même que celui des trappistes ; comment dois-je m’y prendre pour les concilier ?

— Vous n’avez pas à tenir compte des exercices détaillés sur votre pancarte ; le père Etienne a dû vous le dire, d’ailleurs ; ce moule n’a été fabriqué que pour les gens qui sont incapables de s’occuper et de se guider eux-mêmes. Cela vous explique comment, pour les empêcher de demeurer oisifs, on a en quelque sorte décalqué le bréviaire du prêtre et imaginé de leur distribuer le temps en petites tranches, de leur faire débiter, par exemple, les psaumes des matines à des heures qui ne comportent aucun psaume.

Le dîner était terminé ; M Bruno récita les grâces et dit à Durtal :

— Vous avez, d’ici à complies, une vingtaine de minutes libres ; profitez-en pour faire connaissance avec le jardin et les bois. — Et il salua poliment et il sortit.

Ce que je fumerais bien une cigarette, pensa Durtal, lorsqu’il fut seul. Il prit son chapeau et quitta, lui aussi, la pièce. La nuit tombait. Il traversa la grande cour, tourna à droite, longea une maisonnette surmontée d’un long tuyau, devina à l’odeur qu’elle exhalait une fabrique de chocolat et il s’engagea dans une allée d’arbres.

Le ciel était si peu clair qu’il ne pouvait discerner l’ensemble du bois où il entrait ; n’apercevant personne. Il roula des cigarettes, les fuma lentement, délicieusement, consultant, à la lueur de ses allumettes, de temps en temps, sa montre.

Il restait étonné du silence qui se levait de cette Trappe ; pas une rumeur, même effacée, même lointaine, sinon, à certains moments, un bruit très doux de rames ; il se dirigea du côté d’où venait ce bruit et reconnut une pièce d’eau sur laquelle voguait un cygne qui vint aussitôt à lui.

Il le regardait osciller dans sa blancheur sur les ténèbres qu’il déplaçait en clapotant, quand une cloche sonna des volées lentes ; voyons, dit-il ; en interrogeant à nouveau sa montre, l’heure des complies approche.

Il se rendit à la chapelle ; elle était encore déserte ; il profita de cette solitude pour l’examiner à son aise.

Elle avait la forme d’une croix amputée, d’une croix sans pied, arrondie à son sommet et tendant deux bras carrés, percés d’une porte à chaque bout.

La partie supérieure de la croix figurait, au-dessous d’une coupole peinte en azur, une petite rotonde autour de laquelle se tenait un cercle de stalles adossées aux murs ; au milieu, se dressait un grand autel de marbre blanc, surmonté de chandeliers de bois, flanqué, à gauche et à droite, de candélabres également en bois, placés sur des fûts de marbre.

Le dessous de l’autel était creux et fermé sur le devant par une vitre derrière laquelle apparaissait une châsse de style gothique qui reflétait, dans le miroir doré de ses cuivres, des feux de lampes.

Cette rotonde s’ouvrait en un large porche, précédé de trois marches, sur les bras de la croix qui s’allongeaient en une sorte de vestibule servant tout à la fois de nef et de bas-côtés à ce tronçon d’église.

Ces bras évidés, à leurs extrémités, près des portes, recélaient deux minuscules chapelles enfoncées dans des niches teintes, ainsi que la coupole, en bleu ; elles contenaient au-dessus d’autels en pierre, sans ornements, deux statues médiocres, l’une de saint Joseph, l’autre du Christ.

Enfin, un quatrième autel dédié à la Vierge était situé dans ce vestibule, vis-à-vis des marches accédant à la rotonde, en face par conséquent du grand autel. Il se découpait sur une fenêtre dont les vitraux représentaient, l’un, saint Bernard en blanc et l’autre saint Benoît en noir et il paraissait se reculer dans l’église, à cause des deux rangées de bancs qui s’avançaient, à sa gauche et à sa droite, au-devant des deux autres petites chapelles, ne laissant que la place nécessaire pour cheminer le long du vestibule ou pour aller, en ligne droite, de cet autel de la Vierge dans la rotonde, au maître-autel.

Ce sanctuaire est d’une laideur alarmante, se dit Durtal, qui s’en fut s’asseoir sur un banc, devant la statue de saint Joseph ; à en juger par les quelques sujets sculptés le long des murs, ce monument date du temps de Louis XVI ; fichue époque pour une église !

Il fut distrait de ses réflexions par des sons de cloches et en même temps toutes les portes s’ouvrirent ; l’une, sise dans la rotonde même, à gauche de l’autel, donna passage à une dizaine de moines, enveloppés dans de grandes coules blanches ; ils se répandirent dans le choeur et occupèrent, de chaque côté, les stalles.

Par les deux portes du vestibule, pénétra, à son tour, une foule de moines bruns qui s’agenouilla devant les bancs, des deux côtés de l’autel de la Vierge.

Durtal en avait quelques-uns près de lui ; mais ils baissaient la tête, les mains jointes, et il n’osa les observer ; le vestibule était, d’ailleurs, devenu presque noir ; la lumière se concentrait dans le choeur où étaient allumées les lampes.

Il dévisagea les moines blancs installés dans la partie de la rotonde qu’il pouvait voir et il reconnut parmi eux le père Etienne à genoux près d’un moine court ; mais un autre, placé au bout des stalles près du porche, presque en face de l’autel et en pleine clarté, le retint.

Celui-là était svelte et nerveux et il ressemblait dans son burnous blanc à un Arabe. Durtal ne l’apercevait que de profil et il distinguait une longue barbe grise, un crâne ras, ceint de la couronne monastique, un front haut et un nez en bec d’aigle. Il avait grand air avec son visage impérieux et son corps élégant qui ondulait sous la coule.

C’est probablement l’abbé de la Trappe, se dit Durtal, et il ne douta plus lorsque ce moine tira une cliquette dissimulée devant lui sous son pupitre et dirigea l’office.

Tous les moines saluèrent l’autel ; l’abbé récita les prières du prélude, puis il y eut une pause — et, de l’autre côté de la rotonde, là où Durtal ne pouvait regarder, une voix frêle de vieillard, une voix revenue au cristal de l’enfance, mais avec en plus quelque chose de doucement fêlé, s’éleva, montant à mesure que se déroulait l’antienne :

« Deus in adjutorium meum intende. »

Et l’autre côté du choeur, là où se tenaient le père Etienne et l’abbé, répondit, scandant très lentement les syllabes, avec des voix de basse-taille.

« Domine ad adjuvandum me festina. »

Et tous courbèrent la tête sur les in-folios posés devant eux et reprirent :

« Gloria patri et Filio et Spiritui sancto. »

Et ils se redressèrent tandis que l’autre partie des pères prononçait le répons : « Sicut erat in principio, etc. »

L’office commença.

Il n’était pas chanté, mais psalmodié, tantôt rapide et tantôt lent. Le côté du choeur, visible pour Durtal, faisait de toutes les voyelles des lettres aiguës et brèves ; l’autre, au contraire, les muait en des longues, semblait coiffer d’un accent circonflexe tous les O. On eût dit, d’une part, la prononciation du Midi, et, de l’autre, celle du Nord ; ainsi psalmodié, l’office devenait étrange ; il finissait par bercer tel qu’une incantation, par dorloter l’âme qui s’assoupissait dans ce roulement de versets interrompu par la doxologie revenant, en ritournelle, après la dernière strophe de chacun des psaumes.

Ah ça ! mais, je n’y comprends rien, se dit Durtal qui connaissait ses complies sur le bout du doigt ; ce n’est plus du tout l’office romain qu’ils chantent.

Le fait est que l’un des psaumes manquait. Il retrouva bien, à un moment, l’hymne de saint Ambroise, le Te lucis ante terminum, clamé alors sur un air ample et rugueux de vieux plain-chant et encore la dernière strophe n’était-elle plus la même ! Mais il se perdait à nouveau, attendait les Leçons brèves, le Nunc dimittis qui ne vinrent pas.

Les complies ne sont pourtant point variables, comme les Vêpres, se dit-il ; il faudra que je demande, demain, des explications au P. Etienne.

Puis il fut troublé dans ses réflexions par un jeune moine blanc qui passa, en s’agenouillant devant l’autel, et alluma deux cierges.

Et subitement tous se levèrent et, dans un immense cri, le Salve regina ébranla les voûtes.

Durtal écoutait, saisi, cet admirable chant qui n’avait rien de commun avec celui que l’on beugle, à Paris, dans les églises. Celui-ci était tout à la fois flébile et ardent, soulevé par de si suppliantes adorations, qu’il semblait concentrer, en lui seul, l’immémorial espoir de l’humanité et son éternelle plainte.

Chanté sans accompagnement, sans soutien d’orgue, par des voix indifférentes à elles-mêmes et fondues en une seule, mâle et profonde, il montait en une tranquille audace, s’exhaussait en un irrésistible essor vers la Vierge, puis il faisait comme un retour sur lui-même et son assurance diminuait ; il avançait plus tremblant, mais si déférent, si humble, qu’il se sentait pardonné et osait alors, dans des appels éperdus, réclamer les délices imméritées d’un ciel.

Il était le triomphe avéré des neumes, de ces répétitions de notes sur la même syllabe, sur le même mot, que l’église inventa pour peindre l’excès de cette joie intérieure ou de cette détresse interne que les paroles ne peuvent rendre ; et c’était une poussée, une sortie d’âme s’échappant dans les voix passionnées qu’exhalaient ces corps debout et frémissants de moines.

Durtal suivait sur son paroissien cette oeuvre au texte si court et au chant si long ; à l’écouter, à la lire avec recueillement, cette magnifique exoration paraissait se décomposer en son ensemble, représenter trois états différents d’âme, signifier la triple phase de l’humanité, pendant sa jeunesse, sa maturité et son déclin ; elle était, en un mot, l’essentiel résumé de la prière à tous les âges.

C’était d’abord le cantique d’exultation, le salut joyeux de l’être encore petit, balbutiant des caresses respectueuses, choyant avec des mots de douceur, avec des cajoleries d’enfant qui cherche à amadouer sa mère ; c’était le — Salve Regina, Mater misericordiae, vita, dulcedo et spes nostra, salve. — Puis cette âme, si candide, si simplement heureuse, avait grandi et connaissant déjà les défaites volontaires de la pensée, les déchets répétés des fautes, elle joignait les mains et demandait, en sanglotant, une aide. Elle n’adorait plus en souriant, mais en pleurant ; c’était le — Ad te clamamus exsules filii hevae ; ad te suspiramus gementes et flentes in hac lacrymarum valle. — Enfin la vieillesse était venue ; l’âme gisait, tourmentée par le souvenir des avis négligés, par le regret des grâces perdues ; et, devenue plus craintive, plus faible, elle s’épouvantait devant sa délivrance, devant la destruction de sa prison charnelle qu’elle sentait proche ; et alors elle songeait à l’éternelle inanition de ceux que le juge damne et elle implorait, à genoux, l’avocate de la terre, la consule du ciel ; c’était le Eia ergo Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte et jesum benedictum fructum ventris tui nobis post hoc exsilium ostende.

Et, à cette essence de prière que prépara Pierre de Compostelle ou Hermann Contract, saint Bernard, dans un accès d’hyperdulie, ajoutait les trois invocations de la fin : O clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria, scellait l’inimitable prose comme avec un triple sceau, par ces trois cris d’amour qui ramenaient l’hymne à l’adoration câline de son début.

Cela devient inouï, se dit Durtal, lorsque les trappistes chantèrent ces doux et pressants appels ; les neumes se prolongeaient sur les O qui passaient par toutes les couleurs de l’âme, par tout le registre des sons ; et ces interjections résumaient encore, dans cette série de notes qui les enrobait, le recensement de l’âme humaine que récapitulait déjà le corps entier de l’hymne.

Et brusquement, sur le mot Maria, sur le cri glorieux du nom, le chant tomba, les cierges s’éteignirent, les moines s’affaissèrent sur leurs genoux ; un silence de mort plana sur la chapelle. Et, lentement, les cloches tintèrent et l’angélus effeuilla, sous les voûtes, les pétales espacés de ses sons blancs.

Tous, maintenant prosternés, le visage dans les mains, priaient et cela dura longtemps ; enfin le bruit de la cliquette retentit ; tout le monde se leva, salua l’autel et, en une muette théorie, les moines disparurent par la porte percée dans la rotonde.

— Ah ! le véritable créateur de la musique plane, l’auteur inconnu qui a jeté dans le cerveau de l’homme la semence du plain-chant, c’est le Saint-esprit, se dit Durtal, malade, ébloui, les yeux en larmes.

M. Bruno qu’il n’avait pas aperçu dans la chapelle vint le rejoindre. Ils traversèrent, sans parler, la cour, et quand ils furent rentrés dans l’hôtellerie, M. Bruno alluma deux bougeoirs, en remit un à Durtal et gravement lui dit :

— Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur.

Durtal grimpa l’escalier derrière lui. Ils se resaluèrent sur le palier et Durtal pénétra dans sa cellule.

Le vent soufflait sous la porte et la pièce, à peine éclairée par la flamme couchée de la bougie, lui parut sinistre ; le plafond très haut disparaissait dans l’ombre et pleuvait de la nuit.

Durtal s’assit, découragé, près de sa couche.

Et cependant, il était projeté par l’une de ces impulsions qu’on ne peut traduire, par une de ces jaculations où il semble que le coeur enfle et va s’ouvrir ; et, devant son impuissance à se déliter et à se fuir, Durtal finit par redevenir enfant, par pleurer sans cause définie, simplement par besoin de s’alléger de larmes.

Il s’affala sur le prie-dieu, attendant il ne savait quoi qui ne vint pas ; puis devant le crucifix qui écartelait au-dessus de lui ses bras, il se mit à lui parler, à lui dire tout bas :

Père, j’ai chassé les pourceaux de mon être, mais ils m’ont piétiné et couvert de purin et l’étable même est en ruine. Ayez pitié, je reviens de si loin ! Faites miséricorde, seigneur, au porcher sans place ! Je suis entré chez vous, ne me chassez pas, soyez bon hôte lavez-moi !

Ah ! fit-il soudain, cela me fait penser que je n’ai pas vu le père Etienne qui devait m’indiquer l’heure à laquelle le confesseur me recevrait demain ; il aura sans doute oublié de le consulter ; tant mieux, au fond cela me reculera d’un jour ; j’ai l’âme si courbaturée que j’ai vraiment besoin qu’elle repose.

Il se déshabilla, soupirant : il faut que je sois debout à trois heures et demie, pour être dans la chapelle à quatre : je n’ai pas de temps à perdre, si je veux dormir. Pourvu que je n’aie pas de névralgies, demain, et que je m’éveille avant l’aube !




CHAPITRE II

Il vécut la plus épouvantable des nuits ; ce fut si spécial, si affreux, qu’il ne se rappelait pas, pendant toute son existence, avoir enduré de pareilles angoisses, subi de semblables transes.

Ce fut une succession ininterrompue de réveils en sursaut et de cauchemars.

Et ces cauchemars dépassèrent les limites des abominations que les démences les plus périlleuses rêvent. Ils se déroulaient sur les territoires de la luxure et ils étaient si particuliers, si nouveaux pour lui, qu’en se réveillant, Durtal restait tremblant, retenait un cri.

Ce n’était plus du tout l’acte involontaire et connu, la vision qui cesse juste au moment où l’homme endormi étreint la forme amoureuse et va se fondre en elle ; c’était ainsi et mieux que dans la nature, long, complet, accompagné de tous les préludes, de tous les détails, de toutes les sensations ; et le déclic avait lieu, avec une acuité douloureuse extraordinaire, dans un spasme de détente inouï.

Et, fait bizarre et qui semblait marquer la différence entre cet état et le stupre inconscient des nuits, c’était, en outre de certains épisodes où des caresses qui ne pourraient que se succéder dans la réalité étaient réunies, au même instant, dans le rêve, la sensation nette, précise, d’un être, d’une forme fluidique disparaissant avec le bruit sec d’une capsule ou d’un coup de fouet, d’auprès de vous, dès le réveil. Cet être, on le sentait distinctement près de soi, si près, que le linge, dérangé par le souffle de sa fuite, ondulait et que l’on regardait, effaré, la place vide.

Ah ça ! mais, se dit Durtal, quand il eut allumé la bougie ; cela me reporte au temps où je fréquentais Mme Chantelouve ; cela me réfère aux histoires du Succubat.

Il restait, ahuri, sur son séant, scrutait avec un véritable malaise cette cellule noyée d’ombre. Il consulta sa montre ; il n’était que onze heures du soir. — Mon Dieu, fit-il, si les nuits sont ainsi que celles-là dans les cloîtres !

Il recourut, pour se remettre, à des affusions d’eau froide, ouvrit la fenêtre pour renouveler l’air et, glacé, se recoucha.

Il hésitait à souffler la bougie, inquiet de ces ténèbres qui lui paraissaient habitées, pleines d’embûches et de menaces. Il se décida enfin à éteindre et répéta la strophe des Complies que l’on avait chantée, le soir même, à la chapelle :


Procul recedant somnia
Et noctium phantasmata,
Hostemque nostrum comprime,
Ne polluantur corpora.


Il finit par s’assoupir, rêva encore d’immondices, mais il se reprit à temps pour rompre le charme, éprouva encore cette impression d’une ombre s’évaporant à temps pour qu’on ne puisse la saisir dans les draps et il interrogea sa montre. Il était deux heures.

Si cela continue, je serai brisé demain, se dit-il ; il parvint tant bien que mal, en somnolant et en se détirant toutes les dix minutes, à atteindre trois heures.

Si je me rendors, je ne me réveillerai pas au moment voulu, pensa-t-il ; si je me levais ?

Et il sauta en bas du lit, s’habilla, pria, mit de l’ordre dans ses affaires.

D’authentiques excès l’eussent moins abattu que cette fausse équipée, mais ce qui lui semblait surtout odieux, c’était l’inassouvissement que laissait le viol terminé de ces larves. Comparées à leurs avides manigances, les caresses de la femme n’épandaient qu’une volupté tempérée, n’aboutissaient qu’à un faible choc ; seulement dans le succubat l’on restait enragé de n’avoir étreint que le vide, d’avoir été la dupe d’un mensonge, le jouet d’une apparence dont on ne se rappelait même plus les contours et les traits. On en arrivait forcément à désirer de la chair, à souhaiter de presser contre soi un véritable corps et Durtal se mit à songer à Florence ; elle vous désaltérait au moins, ne vous quittait pas ainsi, pantelant et fiévreux, en quête d’on ne savait quoi, dans une atmosphère où l’on était environné, épié, par un inconnu qu’on ne pouvait discerner, par un simulacre que l’on ne pouvait fuir.

Puis Durtal se secoua, voulut repousser l’assaut de ces souvenirs. Je vais toujours, se dit-il, aller respirer de l’air frais et fumer une cigarette, nous verrons après.

Il descendit l’escalier dont les murs paraissaient ne pouvoir tenir en place et dansaient avec la lueur de la bougie, enfila les corridors, souffla et déposa son lumignon près de l’auditoire et s’élança dehors.

Il faisait nuit noire ; à la hauteur d’un premier étage, un oeil de boeuf ouvert dans le mur de l’église trouait les ténèbres d’une lune rouge.

Durtal tira quelques bouffées d’une cigarette, puis il s’achemina vers la chapelle. Il tourna doucement le loquet de la porte ; le vestibule où il pénétrait était sombre, mais la rotonde, bien qu’elle fût vide, était illuminée par de nombreuses lampes.

Il fit un pas, se signa et recula, car il venait de heurter un corps ; il regarda à ses pieds.

Il entrait sur un champ de bataille.

Par terre, des formes humaines étaient couchées dans des attitudes de combattants fauchés par la mitraille ; les unes à plat ventre, les autres à genoux ; celles-ci, affaissées les mains par terre, comme frappées dans le dos, celles-là étendues les doigts crispés sur la poitrine, celles-là encore se tenant la tête ou tendant les bras.

Et, de ce groupe d’agonisants, ne s’élevaient aucun gémissement, aucune plainte.

Durtal contemplait, stupéfié, ce massacre de moines ; et il resta soudain bouche béante. Une écharpe de lumière tombait d’une lampe que le père sacristain venait de déplacer dans la rotonde et, traversant le porche, elle éclairait un moine à genoux devant l’autel voué à la Vierge.

C’était un vieillard de plus de quatre-vingt ans ; il était immobile ainsi qu’une statue, les yeux fixes, penché dans un tel élan d’adoration que toutes les figures extasiées des primitifs paraissaient, près de la sienne, efforcées et froides.

Le masque était pourtant vulgaire ; le crâne ras, sans couronne, hâlé par tous les soleils et par toutes les pluies, avait le ton des briques ; l’oeil était voilé, couvert d’une taie par l’âge ; le visage plissé, ratatiné, culotté tel qu’un vieux buis, s’enfonçait dans un taillis de poils blancs et le nez un peu camus achevait de rendre singulièrement commun l’ensemble de cette face.

Et il sortait, non des yeux, non de la bouche, mais de partout et de nulle part, une sorte d’angélité qui se diffusait sur cette tête, qui enveloppait tout ce pauvre corps courbé dans un tas de loques.

Chez ce vieillard, l’âme ne se donnait même pas la peine de réformer la physionomie, de l’ennoblir ; elle se contentait de l’annihiler, en rayonnant ; c’était, en quelque sorte, le nimbe des anciens saints ne demeurant plus autour du chef, mais s’étendant sur tous ses traits, baignant, apâli, presque invisible, tout son être.

Et il ne voyait ni n’entendait rien ; des moines se traînaient sur les genoux, venaient pour se réchauffer, pour s’abriter auprès de lui et il ne bougeait, muet et sourd, assez rigide pour qu’on pût le croire mort, si, par instant, la lèvre inférieure n’eût remué, soulevant dans ce mouvement sa grande barbe.

L’aube blanchit les vitres et, dans l’obscurité qui commençait à se dissiper, les autres frères apparurent à leur tour, à Durtal ; tous ces blessés de l’amour divin priaient ardemment, jaillissaient hors d’eux-mêmes, sans bruit, devant l’autel. Il y en avait de tout jeunes à genoux et le buste droit, d’autres, les prunelles en extase, repliés en arrière et assis sur leurs talons, d’autres encore faisaient le chemin de croix et souvent ils étaient posés, les uns devant les autres, face à face et ils se regardaient sans se voir, avec des yeux d’aveugles.

Et parmi ces convers, quelques pères, ensevelis dans leurs grandes coules blanches, gisaient, prosternés, baisaient la terre.

Oh ! prier, prier comme ces moines ! s’écria Durtal.

Il sentait son malheureux être se détendre ; dans cette atmosphère de sainteté, il se dénoua et il s’affaissa sur les dalles, demandant humblement pardon au Christ de souiller par sa présence la pureté de ce lieu.

Et il pria longtemps, se descellant pour la première fois, se reconnaissant si indigne, si vil, qu’il ne pouvait comprendre comment, malgré sa miséricorde, le seigneur le tolérait dans le petit cercle de ses élus ; il s’examina, vit clair, s’avoua qu’il était inférieur au dernier de ces convers qui ne savait peut-être même pas épeler un livre, comprit que la culture de l’esprit n’était rien et que la culture de l’âme était tout, et peu à peu, sans s’en apercevoir, ne pensant plus qu’à balbutier des actes de gratitude, il disparut de la chapelle, l’âme emmenée par celles des autres, hors du monde, loin de son charnier, loin de son corps.

Dans cette chapelle, l’élan était enfin consenti, la projection jusqu’alors refusée était enfin permise ; il ne se débattait plus de même qu’au temps où il parvenait si difficilement à s’évader de sa geôle, à Notre-Dame-des-Victoires et à Saint-Séverin.

Puis il réintégra cette chapelle où son animalité était demeurée seule et il regarda, étonné, autour de lui ; la plupart des frères étaient partis ; un père restait prostré devant l’autel de la Vierge ; il le quitta à son tour et regagna la rotonde où les les autres pères entraient.

Durtal les observa ; il y en avait de toutes les tailles, de toutes les sortes, un gros, chauve, à longue barbe noire et à besicles, des petits blonds et bouffis, de très vieux, hérissés de poils de sanglier, de très jeunes ayant de vagues airs de rêveurs allemands, avec leurs yeux bleus, sous des lunettes : et presque tous, sauf les très jeunes, avaient ce trait commun : le ventre gonflé et les joues sillonnées de vermicelles roses.

Et soudain par la porte ouverte, dans la rotonde même, le grand moine qui conduisait, la veille, l’office, parut. Il renversa sur sa chasuble un capuchon de toile qui lui couvrait la tête et, assisté de deux moines blancs, il monta au maître-autel pour célébrer la messe.

Et ce ne fut pas une de ces messes gargotées comme l’on en cuisine tant à Paris, mais une messe lente et méditée, profonde, une messe où le prêtre consacre longuement, abîmé devant l’autel, et quand il éleva l’hostie, aucune sonnette ne tinta, mais les cloches du monastère épandirent des volées espacées, des coups brefs, sourds, presque plaintifs, tandis que les trappistes disparaissaient, tapis à quatre pattes, la tête cachée sous leurs pupitres.

Quand la messe prit fin, il était près de six heures ; Durtal refit le chemin de la veille au soir, passa devant la petite fabrique de chocolat qu’il avait longée, avisa au travers des vitres des pères qui enveloppaient des tablettes dans du papier de plomb, puis, dans une autre pièce, une minuscule machine à vapeur que modérait un convers.

Il gagna cette allée où il avait fumé des cigarettes dans l’ombre. Si triste, la nuit, elle était maintenant charmante avec ses deux rangées de très vieux tilleuls qui bruissaient doucement et le vent rabattait sur Durtal leur languissante odeur.

Assis sur un banc, il embrassait, d’un coup d’oeil, la façade de l’abbaye.

Précédé d’un long potager où, çà et là, des rosiers s’épanouissaient au-dessus des vasques bleuâtres et des boules veinées des choux, cet ancien château, bâti dans le goût monumental du dix-septième siècle, s’étendait, solennel et immense, avec ses dix-huit fenêtres d’affilée et son fronton dans le tympan duquel était logée une puissante horloge.

Il était coiffé d’ardoises, surmonté d’un jeu de petites cloches et l’on y accédait par un perron de plusieurs marches. Il arborait une altitude d’au moins cinq étages, bien qu’il n’eût en réalité qu’un rez-de-chaussée et un premier, mais à en juger par l’élévation inattendue des fenêtres, les pièces devaient se plafonner à des hauteurs démesurées d’église ; somme toute, cet édifice était emphatique et froid, plus apte, puisqu’on l’avait converti en un couvent, à abriter des adeptes de Jansénius que des disciples de saint Bernard.

Le temps était tiède, ce matin-là ; le soleil se tamisait dans le crible remué des feuilles ; et le jour, ainsi bluté, se muait au contact du blanc, en rose. Durtal, qui s’apprêtait à lire son paroissien, vit les pages rosir et, par la loi des complémentaires, toutes les lettres, imprimées à l’encre noire, se teindre en vert.

Il s’amusait de ces détails, s’épanouissait, le dos au chaud, dans cette brise chargée d’aromes, se reposait, dans ce bain de lumière, des fatigues de la nuit, quand, au bout de l’allée, il aperçut quelques frères. Ils marchaient, silencieux, les uns, portant sous un bras de grands pains ronds, les autres, tenant des boîtes au lait ou des mannes pleines de foin et d’oeufs ; ils défilèrent devant lui et le saluèrent respectueusement.

Tous avaient la mine joyeuse et grave. Ah ! les braves gens, se dit-il, ce qu’ils m’ont, ce matin, aidé, car c’est à eux que je dois d’avoir pu ne pas me taire, d’avoir pu prier, d’avoir enfin connu la joie de l’oraison qui n’était pour moi à Paris qu’un leurre ! à eux et surtout à Notre-Dame de l’Atre qui a eu pitié de mon pauvre être !

Il bondit de son banc, dans un élan d’allégresse, s’engagea dans des allées latérales, atteignit la pièce d’eau qu’il avait entrevue, la veille ; devant elle se dressait la formidable croix qu’il avait distinguée de loin du haut de la voiture, dans les bois, avant que d’arriver à la Trappe.

Elle était plantée en face du monastère même et tournait le dos à l’étang ; elle supportait un Christ du dix-huitième siècle, grandeur nature, en marbre blanc ; et l’étang affectait, lui aussi, la forme d’une croix, telle qu’elle figure sur la plupart des plans des basiliques.

Et cette croix brune et liquide était granulée de pistache par des lentilles d’eau que déplaçait, en nageant, le cygne.

Il vint au-devant de Durtal, et il tendit le bec, attendant sans doute un bout de pain.

Et pas un bruit ne surgissait de ce lieu désert, sinon le craquement des feuilles sèches que Durtal froissait en marchant. L’horloge sonna sept heures.

Il se rappela que le déjeuner allait être servi et il se dirigea à grands pas vers l’abbaye. Le P. Etienne l’attendait ; il lui serra la main, lui demanda s’il avait bien dormi, puis :

— Qu’allez-vous manger ? Je n’ai que du lait et du miel à vous offrir ; j’enverrai aujourd’hui même au village le plus proche pour tâcher de vous procurer un peu de fromage ; mais vous allez subir une triste collation, ce matin.

Durtal proposa de substituer du vin au lait et déclara que ce serait pour le mieux ainsi ; j’aurais, dans tous les cas, mauvaise grâce à me plaindre, fit-il, car enfin, vous, maintenant, vous êtes à jeun.

Le moine sourit. — Pour l’instant, dit-il, nous faisons, à cause de certaines fêtes de notre ordre, pénitence. Et il expliqua qu’il ne prenait de nourriture qu’une fois par jour, à deux heures de l’après-midi, après none.

— Et vous n’avez même pas pour vous soutenir du vin et des oeufs !

Le P. Etienne souriait toujours. — On s’y habitue, dit-il. Qu’est-ce que ce régime, en comparaison de celui qu’adoptèrent saint Bernard et ses compagnons, lorsqu’ils vinrent défricher la vallée de Clairvaux ? Leur repas consistait en des feuilles de chêne, salées, cuites dans de l’eau trouble.

Et après un silence, le père reprit : — sans doute la règle des Trappes est dure, mais combien elle est douce si nous nous reportons à ce que fut jadis, en Orient, la règle de saint Pacôme. Songez donc, celui qui voulait accéder à cet ordre restait dix jours et dix nuits à la porte du couvent et il y essuyait tous les crachats, tous les affronts ; s’il persistait à vouloir entrer, il accomplissait trois années de noviciat, habitait une hutte où il ne pouvait se tenir debout et se coucher de son long ; il ne se repaissait que d’olives et de choux, priait douze fois le jour, douze fois le soir, et douze fois la nuit ; le silence était perpétuel et les mortifications ne cessaient pas. Pour se préparer à ce noviciat et s’apprendre à dompter la faim, saint Macaire avait imaginé d’enfoncer du pain dans un vase au col très rétréci et il ne s’alimentait qu’à l’aide des miettes qu’il pouvait retirer avec ses doigts ; quand il fut admis dans le monastère, il se contenta de grignoter des feuilles de choux crus, le dimanche. Hein, ils étaient plus résistants que nous, ceux-là ! Nous n’avons plus, hélas ! Ni l’âme, ni le corps assez solides pour supporter de tels jeûnes. — Mais que cela ne vous empêche pas de goûter ; allons, bon appétit ; — ah ! Pendant que j’y pense, reprit le moine, soyez à dix heures précises à l’auditoire, c’est là que le père prieur vous confessera.

Et il sortit.

Durtal aurait reçu un coup de maillet sur la tête qu’il n’eût pas été mieux assommé. Tout l’échafaudage si rapidement exhaussé de ses joies croula. Ce fait étrange avait lieu ; dans cet élan d’allégresse qui le portait depuis l’aube, il avait complètement oublié qu’il fallait se confesser. Et il eut un moment d’aberration. Mais je suis pardonné ! Se dit-il ; la preuve est cet état de bonheur que je n’ai jamais connu, cette dilatation vraiment merveilleuse d’âme que j’ai ressentie dans la chapelle et dans les bois !

L’idée que rien n’était commencé, que tout était à effectuer, l’effara ; il n’eut pas le courage d’avaler son pain ; il but une goutte de vin et, dans un vent de panique, il se rua dehors.

Il allait, affolé, à grands pas. — Se confesser ! Le prieur ? Qui était le prieur ? Il cherchait vainement parmi les pères dont il se rappelait le visage celui qui allait l’entendre.

Mon Dieu, fit-il tout à coup, mais je ne sais même pas comment l’on se confesse !

Il chercha un coin désert où il pût se recueillir. Il arpentait alors, sans même savoir comment il y était venu, une allée de noyers que bordait un mur. Il y avait là des arbres énormes ; il se dissimula derrière le tronc de l’un d’eux et, assis sur la mousse, il feuilleta son paroissien, lut : « En arrivant au confessionnal, mettez-vous à genoux, faites le signe de la croix, demandez la bénédiction du prêtre en disant : Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché ; récitez ensuite le Confiteor jusqu’à mea culpa ... et... »

Il s’arrêta et sans même qu’il eût besoin de la sonder, sa vie bondit en des jets d’ordures.

Il recula, il y en avait tant, de toutes sortes, qu’il s’abîma dans le désespoir.

Puis il eut un effort de volonté, se reprit, voulut canaliser ces sources, les endiguer, les répartir pour s’y reconnaître, mais un affluent refoulait les autres, finissait par tout absorber, devenait le fleuve même.

Et ce péché se montrait d’abord simiesque et sournois, au collège où chacun s’attentait et cariait les autres ; puis c’était toute une jeunesse avide, traînée dans les estaminets, roulée dans les auges, vautrée sur les éviers des filles et c’était un âge mûr ignoble. Aux besognes régulières avaient succédé les avaries des sens et de honteux souvenirs l’assaillaient en foule ; il se rappelait la recherche de monstrueuses fraudes, la poursuite d’artifices aggravant la malice de l’acte ; et les complices, les agentes de ses déchéances défilaient devant lui.

C’était, entre toutes, à un moment, une Mme Chantelouve, une adultère démoniaque qui l’avait précipité dans d’affreux transports, qui l’avait lié aux crimes sans nom des méfaits divins, aux sacrilèges.

Comment raconter cela à ce moine ? Se dit Durtal, terrifié par ce souvenir ; comment même s’exprimer pour se faire comprendre, sans devenir immonde ?

Les pleurs lui jaillirent des yeux. Mon Dieu, mon Dieu, soupira-t-il, c’est vraiment trop.

Et, à son tour, Florence parut, avec son sourire de petit voyou et ses hanches de garçonne. Je ne peux pourtant pas narrer au confesseur ce qui se brassait dans l’ombre parfumée de ses vices, s’écria Durtal ; je ne peux pourtant pas lui faire gicler à la face ces filets de pus !

Et dire qu’il va falloir faire cela pourtant ! Et il s’appesantissait sur les turpitudes de cette fille trempée dès l’enfance dans les incestes, barattée dès sa puberté par des passions de vieillard, sur les canapés désossés des marchands de vins.

Quelle honte que d’avoir été rivé à celle-là, quelle dégoûtation que d’avoir satisfait aux abominables exigences de ses voeux !

Et derrière cette sentine, d’autres s’étendaient. Tous les districts des péchés qu’énumérait patiemment le paroissien, il les avait traversés ! Il ne s’était jamais confessé depuis sa première communion et c’était, avec l’entassement des années, de successives alluvions de fautes ; et il pâlissait à l’idée qu’il allait détailler à un autre homme toutes ses saletés, lui avouer ses pensées les plus secrètes, lui dire ce qu’on n’ose se répéter à soi-même, de peur de se mépriser trop.

Il en sua d’angoisse ; puis une nausée de son être, un remords de sa vie le souleva et il se rendit ; le regret d’avoir si longtemps vécu dans ce cloaque le crucifia ; il pleura longtemps, doutant du pardon, n’osant même plus le solliciter, tant il se sentait vil.

Enfin il eut un sursaut ; l’heure de l’expiation devait être proche ; sa montre marquait, en effet, dix heures moins le quart. A se laminer ainsi, il avait agonisé pendant plus de deux heures.

Il rejoignit précipitamment la grande allée qui conduisait au monastère. Il marchait, la tête basse, en refoulant ses larmes.

Il ralentit un peu le pas, lorsqu’il atteignit le petit étang ; il leva des yeux suppliants vers la croix et, les baissant, il rencontra un regard si ému, si pitoyable, si doux qu’il s’arrêta ; et le regard disparut avec le salut du convers qui continua son chemin.

Il a lu en moi, se dit Durtal. — Oh ! il a raison de me plaindre, le charitable moine, car vraiment ce que je souffre ! Ah ! Seigneur, être comme cet humble frère ! cria-t-il, se rappelant avoir remarqué, le matin même, ce jeune et grand garçon, priant, dans la chapelle, avec une telle ferveur qu’il semblait s’effuser du sol, devant la Vierge.

Il arriva dans un état affreux à l’auditoire et s’effondra sur une chaise ; puis, ainsi qu’une bête traquée qui se croit découverte, il se dressa et, perturbé par la peur, emporté par un vent de déroute, il songea à fuir, à aller chercher sa valise, à s’élancer dans un train.

Et il se retenait, indécis, tremblant, l’oreille aux aguets, le coeur lui battant à grands coups ; il écoutait des bruits lointains de pas. — Mon Dieu ! Fit-il, épiant ces pas qui se rapprochaient, quel est le moine qui va entrer ?

Le pas se tut et la porte s’ouvrit ; Durtal, terrifié, n’osa fixer le confesseur, en lequel il reconnut le grand trappiste, au profil impérieux, celui qu’il croyait être l’abbé du monastère.

Suffoqué, il recula sans proférer un mot.

Surpris de ce silence, le prieur dit :

— Vous avez demandé à vous confesser, Monsieur ?

Et, sur un geste de Durtal, il lui désigna le prie-dieu posé contre le mur et lui-même s’agenouilla, en lui tournant le dos.

Durtal se roidit, s’éboula sur ce prie-dieu et perdit complètement la tête. Il avait vaguement préparé son entrée en matière, noté des points de repère, classé à peu près ses fautes ; il ne se rappelait plus rien.

Le moine se releva, s’assit sur une chaise de paille, se pencha sur le pénitent, l’oreille ramenée par la main en cornet, pour mieux entendre.

Et il attendit.

Durtal souhaitait de mourir pour ne pas parler ; il parvint cependant à prendre le dessus, à réfréner sa honte ; il desserra les lèvres et rien ne sortit ; il resta accablé, la tête dans ses mains, retenant les larmes qu’il sentait monter.

Le moine ne bougeait pas.

Enfin, il fit un effort désespéré, bredouilla le commencement du Confiteor et dit :

— Je ne me suis pas confessé depuis mon enfance ; j’ai mené, depuis ce temps-là, une vie ignoble, j’ai...

Les mots ne vinrent pas.

Le trappiste demeurait silencieux, ne l’assistait point.

— J’ai commis toutes les débauches..., j’ai fait tout..., tout...

Il s’étrangla et les larmes contenues partirent ; il pleura, le corps secoué, la figure cachée dans ses mains.

Et comme le prieur, toujours penché sur lui, ne bronchait point.

— Mais je ne peux pas, cria-t-il, je ne peux pas !

Toute cette vie qu’il ne pouvait rejeter l’étouffait ; il sanglotait, désespéré par la vue de ses fautes et atterré aussi de se trouver ainsi abandonné, sans un mot de tendresse, sans un secours. Il lui sembla que tout croulait, qu’il était perdu, repoussé par Celui-là même qui l’avait pourtant envoyé dans cette abbaye !

Et une main lui toucha l’épaule, en même temps qu’une voix douce et basse disait :

— Vous avez l’âme trop lasse pour que je veuille la fatiguer par des questions ; revenez à neuf heures, demain, nous aurons du temps devant nous, car nous ne serons pressés, à cette heure, par aucun office ; d’ici là, pensez à cet épisode du Calvaire : la croix qui était faite de tous les péchés du monde pesait sur l’épaule du sauveur d’un tel poids que ses genoux fléchirent et qu’il tomba. Un homme de Cyrène passait là, qui aida le Seigneur à la porter. Vous, en détestant, en pleurant vos péchés, vous avez allégé, vous avez délesté, si l’on peut dire, cette croix du fardeau de vos fautes et, l’ayant rendue moins pesante, vous avez ainsi permis à notre-Seigneur de la soulever.

Il vous en a récompensé par le plus surprenant des miracles, par le miracle de vous avoir attiré de si loin ici. Remerciez-le donc de tout votre coeur et ne vous désolez plus. Vous réciterez aujourd’hui pour pénitence les psaumes de la pénitence et les litanies des saints. Je vais vous donner ma bénédiction.

Et le prieur le bénit et disparut. Durtal se releva à bout de larmes ; ce qu’il craignait tant était arrivé, le moine qui devait l’opérer était impassible, presque muet ! Hélas ! Se dit-il, mes abcès étaient mûrs, mais il fallait un coup de lancette pour les percer !

— Après tout, reprit-il, en grimpant l’escalier pour aller se rafraîchir les yeux dans sa cellule, ce trappiste a été compatissant à la fin, moins dans ses observations que dans le ton dont il les a prononcées ; puis, il convient d’être juste, il a peut-être été ahuri par mes larmes ; l’abbé Gévresin n’avait sans doute pas écrit au père Etienne que je me réfugiais à la Trappe pour me convertir ; mettons-nous alors à la place d’un homme vivant en Dieu, hors le monde, et auquel on décharge tout-à-coup une tinette sur la tête !

Enfin nous verrons demain ; et Durtal se hâta de se tamponner le visage, car il était près de onze heures et l’office de sexte devait commencer.

Il se rendit à la chapelle ; elle était à peu près vide, car les frères travaillaient, à ce moment, dans la fabrique de chocolat et dans les champs.

Les pères étaient à leur place, dans la rotonde. Le prieur tira la cliquette, tous s’enveloppèrent d’un grand signe de croix et à gauche, là où il ne pouvait voir, — car Durtal s’était installé à la même place que le matin, devant l’autel de saint Joseph, — une voix monta :

— « Ave, maria, gratia plena, dominus tecum. »

Et l’autre partie du choeur répondit :

— « Et benedictus fructus ventris tui, Jesus. »

Il y eut une seconde d’intervalle et la voix pure et faible du vieux trappiste chanta comme avant l’office des Complies, la veille :

— « Deus, in adjutorium meum intende. »

Et la liturgie se déroula, avec ses Gloria patri, etc., pendant lesquels les moines courbaient le front sur leurs livres, et sa série de psaumes articulés sur un ton bref d’un côté, et long de l’autre.

Durtal agenouillé se laissait aller au bercement de la psalmodie, si las qu’il ne pouvait parvenir à prier lui-même.

Puis quand sexte se termina, tous les pères se recueillirent et Durtal surprit un regard de pitié chez le prieur qui se tourna un peu vers son banc. Il comprit que le moine implorait le sauveur pour lui, suppliait peut-être Dieu de lui indiquer la manière dont il pourrait, demain, s’y prendre.

Durtal rejoignit M. Bruno dans la cour ; ils se serrèrent la main, puis l’oblat lui annonça la présence d’un nouveau convive.

— Un retraitant ?

— Non, un vicaire des environs de Lyon ; il reste un jour seulement ; il est venu visiter l’abbé qui est malade.

— Je croyais d’abord que l’abbé de Notre-Dame de l’Atre était ce grand moine qui conduit l’office...

— Mais non, c’est le prieur, le père Maximin ; quant à l’abbé, vous ne l’avez pas vu et je doute que vous puissiez le voir, car il ne sortira sans doute pas de son lit avant votre départ.

Ils arrivèrent à l’hôtellerie, trouvèrent le père Etienne s’excusant, auprès d’un prêtre gros et court, de l’indigent régal qu’il apportait.

Ce prêtre aux traits forts, modelés dans de la graisse jaune, était hilare.

Il plaisanta M. Bruno qu’il semblait connaître de longue date sur le péché de gourmandise qui devait se commettre si fréquemment dans les Trappes, puis il huma, en simulant des gloussements d’allégresse, l’inodore bouquet du pauvre vin qu’il se versa ; enfin lorsqu’il divisa avec une cuiller l’omelette qui composait le plat de résistance du dîner, il feignit de découper un poulet, s’extasiant sur la belle apparence de la chair, disant à Durtal : — je vous affirme, monsieur, que c’est un poulet de grain ; oserai-je vous offrir une aile ?

Ce genre de plaisanterie exaspérait Durtal qui n’avait avec cela aucune envie de rire, ce jour-là ; aussi se borna-t-il à répondre par un vague salut, tout en souhaitant à part lui que la fin du repas fût proche.

La conversation continua entre ce prêtre et M. Bruno.

Après s’être disséminée sur divers lieux communs, elle finit par se concentrer sur une invisible loutre qui dévastait les étangs de l’abbaye.

— Mais enfin, disait le vicaire, avez-vous au moins découvert le lieu où elle gîte ?

— Jamais ; l’on distingue aisément dans les herbes froissées les chemins qu’elle parcourt pour se jeter dans l’eau, mais toujours, à un endroit, on perd ses traces. Nous l’avons guettée avec le P. Etienne, pendant des journées ; et jamais elle ne s’est montrée.

L’abbé expliqua divers pièges qu’il convenait de tendre. Durtal rêvait à cette chasse à la loutre si plaisamment racontée par Balzac en tête de ses Paysans, quand le dîner s’acheva.

Le vicaire récita les grâces et dit à M. Bruno :

— Si nous allions faire un tour ; le bon air remplacera le café que l’on omet de nous servir.

Durtal regagna sa cellule.

Il se sentait vidé, détrité, fourbu, réduit à l’état de filaments, à l’état de pulpe. Le corps concassé par les cauchemars de la nuit, énervé par la scène du matin, demandait à s’asseoir, à ne pas bouger et si l’âme n’avait plus cet affolement qui l’avait brisée dans des sanglots aux pieds du moine, elle restait dolente et inquiète ; elle aussi demandait à se taire, à se reposer, à dormir.

Voyons, dit Durtal, il ne s’agit pas de se déserter, secouons-nous.

Il lut les psaumes de la pénitence et les litanies des saints ; puis il hésita entre deux de ses volumes, entre saint Bonaventure et sainte Angèle.

Il se décida pour la bienheureuse. Elle avait péché, s’était convertie, elle lui semblait moins loin de lui, plus compréhensible, plus secourable que le docteur Séraphique, que le saint toujours demeuré pur, à l’abri des chutes.

N’avait-elle pas été, elle aussi, une scélérate charnelle, n’était-elle pas également arrivée de bien loin vers le sauveur ?

Mariée, elle pratique l’adultère et elle se dévergonde ; les amants se succèdent et, quand ils sont taris, elle les rejette comme des écales. Soudain la grâce fermente en elle et lui fait éclater l’âme ; elle va se confesser, n’ose avouer les plus véhéments de ses péchés au prêtre, et elle communie, greffant ainsi le sacrilège sur ses autres fautes.

Elle vit, jours et nuits, torturée par le remords, finit par supplier saint François d’Assise de la sauver. Et, la nuit suivante, le saint lui apparaît : — Ma soeur, dit-il, si vous m’aviez appelé plus tôt, je vous aurais exaucée déjà. Le lendemain, elle se rend à l’église, écoute un prêtre qui parle en chaire, comprend que c’est à celui-là qu’elle doit s’adresser et elle s’ouvre pleinement, se confesse entièrement à lui.

Alors commencent les épreuves d’une vie purgative atroce. Elle perd, coup sur coup, sa mère, son mari, ses enfants ; elle subit des tentations charnelles si violentes qu’elle en est réduite à saisir des charbons allumés et à cautériser par le feu la plaie même de ses sens.

Pendant deux années, le démon la tisonne. Elle distribue ses biens aux pauvres, revêt l’habit du tiers-ordre de saint François, recueille les malades et les infirmes, mendie dans la rue pour eux.

Un jour, un haut-le-coeur lui vient devant un lépreux dont les croûtes soulevées infectent ; pour se punir de son dégoût, elle boit l’eau dans laquelle elle a lavé ces croûtes ; des nausées la reprennent ; elle se châtie encore en se forçant à avaler une écaille que cette eau n’a pu entraîner et qui lui est restée dans le gosier, à sec.

Pendant des années elle panse des ulcères et médite sur la passion du Christ. Puis son noviciat de douleurs prend fin et le jour radieux des visions l’éclaire. Jésus la traite en enfant gâtée, la cajole, la nomme ma très douce, ma très aimée fille ; il la dispense du besoin de manger, ne la nourrit qu’avec les espèces saintes ; il l’appelle, l’attire, l’absorbe dans la lumière incréée, lui permet, par une avance d’hoirie, de connaître, vivante, les joies du ciel.

Et elle est si simple, si timide, que, malgré tout, elle a peur, car le souvenir de ses péchés l’alarme. Elle ne peut se croire pardonnée et elle dit au Christ : — « ah ! Je voudrais me mettre un collier de fer et me traîner sur la place publique pour crier mes hontes ! »

Et il la console et lui répète : rassure-toi, ma fille, j’ai compensé tes péchés par mes souffrances ; et comme elle s’accuse encore d’avoir vécu dans l’opulence, qu’elle se reproche d’avoir raffolé de toilettes et de bijoux, il lui dit en souriant : pour racheter tes richesses, j’ai manqué de tout ; il te fallait un grand nombre de robes et, moi, je n’eus qu’un vêtement et les soldats m’en dépouillèrent et le tirèrent au sort ; ma nudité fut l’expiation de ta vanité dans les parures...

Et tous les entretiens du Christ sont sur ce ton ; il passe son temps à réconforter cette humble que ses bienfaits accablent ; et elle est pourtant avec cela la plus amoureuse des saintes ! Son oeuvre est une série de libations spirituelles et de caresses ; il semble qu’à côté d’elle, les volumes des autres mystiques charbonnent tant le foyer de ce livre est vif !

Ah ! se disait Durtal, en feuilletant ces pages, c’est bien le Christ de saint François, le Dieu de miséricorde qui parle à cette franciscaine ! — et il reprenait : cela devrait me donner du courage, car enfin Angèle de Foligno a péché autant que moi et toutes ses fautes lui furent cependant remises ! Oui, mais aussi, quelle âme elle avait, tandis que la mienne n’est bonne à rien ; au lieu d’aimer, elle raisonne ! Il est juste de noter pourtant que la bienheureuse était dans de meilleures conditions que moi pour se rédimer. Elle vivait au treizième siècle, avait moins de chemin à faire pour aborder Dieu, car depuis le Moyen Age, chaque siècle nous éloigne de lui davantage ! Elle vivait dans un temps plein de miracles et qui regorgeait de saints et, moi, je vis à Paris, à une époque où les miracles sont rares, où les saints ne foisonnent guère. — puis, une fois parti d’ici, je vais m’amollir, me diluer encore dans l’infâme étuvée, dans le bain de péchés des villes, quelle perspective !

A propos... il regarda sa montre et tressauta ; il était deux heures — j’ai manqué l’office de none, se dit-il ; décidément, il faut que je simplifie l’horaire compliqué de ma pancarte, sans cela je ne m’y reconnaîtrai jamais : et il le traça en effet, en quelques lignes :

Matin — lever à 4 heures ou plutôt à 3 heures 1/2 — Déjeuner à 7 heures — Sexte à 11 heures, dîner 7 à 11 heures 1/2 — None à 1 heure 1/2 — Vêpres à 5 heures 1/4 — Souper à 6 et Complies à 7 heures 25.

Là, c’est clair au moins et facile à retenir. — Pourvu maintenant que le P. Etienne n’ait pas remarqué mon absence à la chapelle !

Il quitta sa chambre. — Ah ! voici le fameux règlement, se dit-il, en considérant un tableau encadré, pendu sur le palier.

Il s’approcha et il lut :

« Règlement de messieurs les Hôtes. »

Il se composait de nombreux articles et débutait par ces mots :

« On prie humblement ceux que la divine providence conduira dans ce monastère d’agréer qu’on les avertisse des choses suivantes »;
« On évite, en tout temps, la rencontre des religieux et des frères convers ; on n’approche pas du lieu où ils travaillent. »
« Il est interdit de sortir de la clôture pour aller à la ferme ou aux environs du monastère. »

Puis venait une série de recommandations qui figuraient déjà dans le nota des horaires imprimé sur les pancartes.

Durtal sauta plusieurs paragraphes et lut encore :

«  MM. les hôtes sont priés de ne rien écrire sur les portes, de ne pas frotter d’allumettes au mur, de ne pas jeter d’eau sur le plancher. »
«  On ne peut aller d’une chambre à l’autre pour visiter son voisin ou lui parler. »
«  On ne peut fumer dans la maison. »

Et dehors non plus, pensa Durtal, j’ai pourtant bien besoin d’allumer une cigarette. Et il descendit.

Il se heurta dans le couloir au père Etienne qui lui fit aussitôt observer qu’il ne l’avait pas vu à sa place pendant l’office. Durtal s’excusa de son mieux. Le moine n’insista pas, mais Durtal comprit qu’il était surveillé et se rendit compte que, sous ses allures bon enfant, l’hôtelier devait, dès qu’il s’agissait de discipline, vous serrer la gorge dans un garrot de fer.

Il n’en douta plus lorsqu’à l’heure des vêpres, il s’aperçut que le premier regard du moine en entrant dans la chapelle était pour lui, mais il était si veule, si endolori, ce jour-là, qu’il ne s’en occupa guère.

Ce changement brusque d’existence, ces heures de sa vie habituelle si complètement transformées l’ahurissaient et, de sa crise du matin, il avait conservé une sorte de torpeur qui lui brisait tout ressort. Il vécut cette fin de journée à la dérive, ne pensant plus à rien, dormant debout ; et quand le soir fut venu, il s’écroula sur son lit comme une masse.




CHAPITRE III

Il se réveilla en sursaut à onze heures, avec cette impression de quelqu’un qui se sent regardé pendant qu’il dort. Il fit craquer une allumette, ne vit personne, vérifia l’heure et, retombant sur sa couche, dormit d’un trait jusqu’à près de quatre heures. Il s’habilla en hâte et courut à l’église.

Le vestibule, obscur la veille, était éclairé, ce matin-là, car un vieux moine célébrait une messe à l’autel de saint Joseph, un moine chauve et cassé, avec une barbe blanche fuyant de toutes parts, en coup de vent, volant en de très longs fils.

Un convers l’assistait, un petit homme au poil noir et au crâne rasé, pareil à une boule peinte en bleu ; il ressemblait à un bandit, avec sa barbe en désordre et son sac usé de bure.

Et ce bandit avait l’oeil doux et étonné des gosses. Il servait le prêtre avec un respect presque craintif, avec une joie contenue vraiment touchante.

Les autres, à genoux sur les dalles, priaient, concentrés, ou lisaient leur messe. Durtal distingua le très vieux de quatre-vingt ans, immobile, la face tendue en avant et les yeux clos ; et le jeune, celui dont le regard miséricordieux l’avait secouru près de l’étang, méditait attentivement sur son paroissien l’office. Il devait être âgé de vingt ans, était grand et robuste ; la figure un peu fatiguée était tout à la fois mâle et tendre, avec ses traits émaciés et sa barbe blonde qui rebroussait sur la robe, en pointe.

Durtal s’abandonna dans cette chapelle où chacun mettait un peu du sien pour l’adjuver et, songeant à la confession qu’il allait faire, il supplia le seigneur de le soutenir, il l’implora pour que le moine voulût bien le déplier.

Et il se sentit moins apeuré, plus maître de soi, plus ferme. Il se collationnait et se groupait, éprouvait une douloureuse confusion, mais il n’avait plus ce découragement qui l’avait abattu, la veille. Il se remontait avec cette idée qu’il ne se délaissait pas, qu’il s’aidait de toutes ses forces, qu’il ne pouvait, dans tous les cas, se rassembler mieux.

Il fut distrait de ces réflexions par le départ du vieux trappiste qui avait fini d’offrir le sacrifice, et par l’entrée du prieur qui monta entre deux pères blancs dans la rotonde, au maître-autel, pour dire la messe.

Durtal s’absorba dans son eucologe, mais après que le prêtre eut consommé les espèces, il cessa de lire, car tous se levaient et il béa, confondu, devant un spectacle dont il ne se doutait même pas, une communion de moines.

Ils s’avançaient, un à un, muets et les yeux bas, puis arrivé devant l’autel, celui qui marchait le premier se retournait et embrassait le camarade qui venait après lui ; celui-ci, à son tour, serrait dans ses bras le religieux qui le suivait et il en était ainsi jusqu’au dernier. Tous, avant que d’aller recevoir l’Eucharistie, échangeaient le baiser de paix, puis ils s’agenouillaient, communiaient et ils revenaient encore, un à un, en tournant dans la rotonde derrière l’autel.

Et le retour de ces gens était inouï ; les pères blancs en tête, ils s’acheminaient très lentement, les yeux fermés et les mains jointes. Les figures avaient quelque chose de modifié ; elles étaient éclairées autrement, en dedans ; il semblait que, refoulée par la puissance du sacrement contre les parois du corps, l’âme filtrât, au travers des pores, éclairât l’épiderme de cette lumière spéciale de la joie, de cette sorte de clarté qui s’épand des âmes blanches, file ainsi qu’une fumée presque rose le long des joues et rayonne, en se concentrant, au front.

A considérer l’allure mécanique et hésitante de ces moines, l’on devinait que les corps n’étaient plus que des automates, exécutant par habitude leur mouvement de marche, que les âmes ne se souciaient plus d’eux, étaient ailleurs.

Durtal reconnaissait le vieux convers maintenant si courbé que son visage disparaissait dans sa barbe relevée par la poitrine et ses deux grosses mains noueuses tremblaient, en s’étreignant ; il apercevait aussi le jeune et grand frère, les traits tirés dans une face dissoute, glissant à petits pas, sans yeux.

Fatalement, il délibéra sur lui-même. Il était le seul qui ne communiait pas, car il voyait, sortant le dernier derrière l’autel, M. Bruno qui rejoignait, les bras croisés, sa place.

Cette exclusion lui faisait si clairement comprendre combien il était différent, combien il était éloigné de ce monde-là ! Tous étaient admis et, lui seul, restait. Son indignité s’attestait davantage et il s’attristait d’être mis à l’écart, traité, ainsi qu’il le méritait, en étranger, séparé de même que le bouc des ecritures, parqué, loin des brebis, à la gauche du Christ.

Ces remarques lui furent saines, car elles dissipèrent la terreur de la confession qui s’affirmait encore. Cet acte lui parut si naturel, si juste, dans sa nécessaire humiliation, dans son indispensable souffrance, qu’il eût voulu l’accomplir tout de suite et pouvoir se représenter dans cette chapelle, émondé, lavé, devenu au moins un peu plus semblable aux autres.

Quand la messe prit fin, il se dirigea vers sa cellule pour y chercher une tablette de chocolat.

En haut de l’escalier, M. Bruno, enveloppé d’un grand tablier, s’apprêtait à nettoyer les marches.

Durtal l’examinait, surpris. L’oblat sourit et lui serra la main.

— C’est une excellente besogne pour l’âme, fit-il, en montrant son balai ; cela vous rappelle aux sentiments de modestie que l’on est trop enclin à oublier, lorsqu’on a vécu dans le monde.

Et il se mit à frotter vigoureusement et à recueillir sur une pelle la poussière qui remplissait, comme une poudre de poivre, les salières creusées dans les carreaux du sol.

Durtal emporta sa tablette dans le jardin. Réfléchissons, se dit-il, en la grignotant ; si je longeais une autre route, si j’allais me promener dans la partie du bois que j’ignore. Et il n’en eut aucun désir. — non, dans l’état où je suis, j’aime mieux hanter le même endroit, ne point quitter les lieux où j’ai fixé mes habitudes ; je suis déjà si peu coordonné, si facilement épars, que je ne veux pas risquer de me désunir dans la curiosité de nouveaux sites. Et il s’en fut près de l’étang en croix.

Il remonta le long de ses rives et quand il eut atteint le sommet, il s’étonna de rencontrer, à quelques minutes de là, un ruisseau moucheté de pellicules vertes, creusé entre deux haies qui servaient de clôture au monastère. Plus loin, s’étendaient des champs, une vaste ferme dont on entrevoyait les toits dans des arbres, et, partout, à l’horizon, sur des collines, des forêts qui semblaient arrêter la marche en avant du ciel.

— Je me figurais ce territoire plus grand, se dit-il, en revenant sur ses pas et lorsqu’il eut regagné le haut de l’étang en croix, il contempla l’immense crucifix de bois, dressé en l’air et qui se réverbérait dans cette glace noire. Il s’y enfonçait, vu de dos, tremblait dans les petites ondes que plissait le vent, paraissait descendre en tournoyant dans cette étendue d’encre. Et l’on n’apercevait de ce Christ de marbre dont le corps était caché par son bois, que les deux bras blancs qui dépassaient l’instrument de supplice et se tordaient dans la suie des eaux.

Assis sur l’herbe, Durtal regardait l’obscur miroir de cette croix couchée et, songeant à son âme qui était, ainsi que cet étang, tannée, salie, par un lit de feuilles mortes, par un fumier de fautes, il plaignait le sauveur qu’il allait convier à s’y baigner, car ce ne serait même plus le martyre du Golgotha, consommé, sur une éminence, la tête haute, au jour, en plein air, au moins ! Mais ce serait par un surcroît d’outrages, l’abominable plongeon du corps crucifié, la tête en bas, la nuit, dans un fond de boue !

— Ah ! il serait temps de l’épargner, en me filtrant, en me clarifiant, se cria-t-il. — Et le cygne, demeuré jusqu’alors immobile dans un bras de l’étang, balaya, en s’avançant, la lamentable image, blanchit de son reflet tranquille le deuil remué des eaux.

Et Durtal songea à l’absolution qu’il obtiendrait peut-être et il rouvrit son eucologe et dénombra ses fautes ; et lentement, ainsi que la veille, il se tarauda, parvint, en se sondant, à faire sortir du sol de son être un jet de larmes.

Il s’agit de se contenir, se dit-il, tremblant à l’idée qu’il suffoquerait encore, qu’il ne pourrait parler ; et il résolut de commencer à rebours sa confession, d’énumérer d’abord les petits péchés, de garder les gros pour la fin, de terminer par l’aveu des méfaits charnels ; si alors je succombe, j’arriverai quand même à m’expliquer en deux mots. — Mon Dieu ! Pourvu néanmoins que le prieur ne se taise pas comme hier, pourvu qu’il me délie !

Il secoua sa tristesse, quitta l’étang, rejoignit son allée de tilleuls et il se plut à inspecter de près ces arbres. Ils érigeaient des troncs énormes, frottés d’orpin roux, gouachés d’argent gris par des mousses ; et plusieurs, ce matin-là, étaient enveloppés ainsi que d’une mantille couturée de perles, par des fils de la vierge que la rosée attachait avec les noeuds clairs de ses gouttes.

Il s’assit sur un banc, puis craignant une ondée, car le temps tournait à la pluie, il se retira dans sa cellule.

Il ne se sentait aucune envie de lire ; il n’avait plus qu’une hâte, atteindre, tout en la redoutant, la neuvième heure, en finir avec le lest de son âme et s’en décharger, et il priait mécaniquement, sans savoir ce qu’il marmottait, pensant toujours à cette confession, repris d’alarmes, retraversé de transes.

Il descendit un peu avant l’heure — et le coeur lui manqua, lorsqu’il pénétra dans l’auditoire.

Malgré lui, ses yeux se braquaient sur ce prie-dieu où il avait si cruellement souffert.

Dire qu’il allait falloir se remettre sur cette claie, s’étendre encore sur ce chevalet de torture ! Il essaya de se colliger, de se résumer — et il se cabra brusquement ; il entendait les pas du moine.

La porte s’ouvrit et, pour la première fois, Durtal osa dévisager le prieur ; ce n’était plus du tout le même homme, plus du tout la figure qu’il discernait de loin ; autant le profil était hautain, autant la face était douce ; et c’était l’oeil qui émoussait l’altière énergie des traits, un oeil familier et profond où il y avait, à la fois, de la joie placide et de la pitié triste.

— Allons, dit-il, ne vous troublez pas, car c’est à notre-Seigneur seul qui connaît vos fautes que vous allez parler.

Et il s’agenouilla, pria longuement et vint, ainsi que la veille, s’asseoir près du prie-dieu ; il se pencha sur Durtal et tendit l’oreille.

Un peu rassuré, le pénitent commença sans trop d’angoisses. Il s’accusait de toutes les fautes communes aux hommes, manque de charité envers le prochain, médisance, haine, jugements téméraires, injures, mensonges, vanité, colère, etc.

Le moine l’interrompit, un moment.

— Vous avez déclaré, je crois, tout à l’heure, que, dans votre jeunesse vous aviez contracté des dettes ; les avez-vous payées ?

Et sur un signe affirmatif de Durtal, il fit : Bien — et poursuivit :

— Avez-vous fait partie d’une société secrète ? vous êtes-vous battu en duel ? — je suis obligé de poser ces questions, car ce sont des péchés réservés. — Non ? — Bien, et il se tut.

— Envers Dieu, je m’accuse de tout, reprit Durtal ; comme je vous l’ai avoué, hier, depuis ma première communion, j’ai tout quitté, prières, messe, enfin tout ; j’ai nié Dieu, je l’ai blasphémé, j’avais entièrement perdu la Foi.

Et Durtal s’arrêta.

Il arrivait aux forfaits des chairs. Sa voix faiblit.

— Ici, je ne sais plus comment m’expliquer, fit-il, en refoulant ses larmes.

— Voyons, dit doucement le moine, vous m’avez affirmé, hier, que vous aviez commis tous les actes que comporte la malice spéciale de la Luxure.

— Oui, mon père. — Et, tremblant, il ajouta : dois-je entrer dans des détails ?

— Non, c’est inutile. Je me bornerai à vous demander, parce que cela change la nature du péché, s’il y a eu, dans votre cas, des fautes personnelles et des fautes commises entre personnes du même sexe ?

— Depuis le collège, non.

— S’il y a eu adultère ?

— Oui.

— Dois-je comprendre, que dans vos relations avec les femmes, aucun des excès possibles ne fut omis ?

Durtal eut un signe affirmatif.

— Bien, cela suffit.

Et le moine se tut.

Durtal étouffait de dégoût ; l’aveu de ces turpitudes lui coûtait affreusement ; et cependant, bien qu’il fût encore accablé de honte, il commençait déjà à respirer quand, tout à coup, il se replongea la tête dans ses mains.

Le souvenir du sacrilège, auquel Mme Chantelouve l’avait fait participer, lui revenait.

Il raconta, en balbutiant, qu’il avait assisté, par curiosité, à une messe noire et qu’après, sans le vouloir, il avait souillé une hostie que cette femme, saturée de satanisme, cachait en elle.

Le prieur écoutait sans broncher.

— Avez-vous continué à fréquenter cette femme après ?

— Non, cela m’avait fait horreur.

Le trappiste réfléchit et :

— C’est tout ?

— Je crois avoir tout avoué, répondit Durtal.

Le confesseur garda le silence pendant quelques minutes, puis d’une voix pensive, il murmura :

— Je suis plus qu’hier encore frappé par l’étonnant miracle que le ciel a opéré en vous.

Vous étiez malade, si malade que vraiment l’on pouvait dire de votre âme ce que Marthe disait du corps de Lazare : Jam foetet ! — et le Christ vous a, en quelque sorte, ressuscité. Seulement, ne vous y trompez pas, la conversion du pécheur n’est pas sa guérison, mais seulement sa convalescence ; et cette convalescence dure quelquefois plusieurs années, est souvent longue.

Il convient donc que vous vous déterminiez, dès à présent, à vous prémunir contre les rechutes, à tenter ce qui dépendra de vous pour vous rétablir. Ce traitement préventif se compose de la prière, du sacrement de pénitence, de la sainte communion.

La prière ? — vous la connaissez, car, après une vie agitée telle que fut la vôtre, vous n’avez pu vous décider à émigrer ici, sans avoir auparavant beaucoup prié.

— Ah ! si mal !

— Peu importe, puisque votre désir était de prier bien ! — La confession ? — Elle vous fut pénible ; elle le sera moins maintenant que vous n’aurez plus à avouer des années accumulées de fautes. La communion m’inquiète davantage ; l’on pourrait en effet craindre que dans le cas où vous triompheriez de la chair, le démon ne vous attendît là et qu’il ne s’efforçât de vous en éloigner, car il sait fort bien que, sans ce divin magistère, aucune guérison n’est possible. Vous aurez donc à porter sur ce point toute votre attention.

Le moine réfléchit une minute, puis il reprit :

— La sainte Eucharistie... vous en aurez plus qu’un autre besoin, car vous serez plus malheureux que les êtres moins cultivés, que les êtres plus simples. Vous serez torturé par l’imagination. Elle vous a fait beaucoup pécher et, par un juste retour, elle vous fera beaucoup souffrir ; elle sera la porte mal fermée de votre personne et c’est par là que le démon s’introduira et s’épandra en vous. — Veillez donc de ce côté et priez ardemment pour que le seigneur vous vienne en aide. Dites-moi, avez-vous un chapelet ?

— Non, mon père.

— Je sens, reprit le moine, dans le ton dont vous avez prononcé ce nom, percer une certaine hostilité contre le chapelet.

— Je vous avouerai que ce moyen mécanique pour réciter des oraisons me gêne un peu ; je ne sais pas, mais il me semble qu’au bout de quelques secondes, je ne pourrais plus penser à ce que je répète ; je bafouillerais, je finirais certainement par balbutier des bêtises...

— Vous avez connu, fit tranquillement le prieur, des pères de famille. Leurs enfants leur bredouillaient des caresses, leur racontaient n’importe quoi et ils étaient cependant ravis de les entendre ! Pourquoi voulez-vous que notre-Seigneur, qui est un bon père, n’aime pas à écouter ses enfants même lorsqu’ils ânonnent, même lorsqu’ils débitent des bêtises ?

Et, après une pause, il poursuivit :

— Je flaire un peu de ruse diabolique dans votre avis, car de grandes grâces sont attachées à cette couronne d’oraisons. La Très Sainte Vierge a elle-même révélé ce moyen de prier aux saints ; elle a déclaré s’y complaire ; cela doit suffire pour nous le faire aimer.

Faites-le donc pour elle qui a puissamment aidé à votre conversion, qui a intercédé auprès de son fils pour vous sauver. Rappelez-vous aussi que Dieu a voulu que toutes les grâces nous vinssent par elle. Saint Bernard le déclare expressément : Totum nos habere voluit per mariam.

Le moine fit une nouvelle pause et il ajouta :

— Le chapelet met, du reste, les sots en fureur et c’est là un signe sûr. Vous voudrez bien, comme pénitence, réciter une dizaine, pendant un mois, chaque jour.

Il se tut, puis lentement, il reprit :

— Nous gardons tous, hélas ! Cette cicatrice du péché originel qu’est le penchant au mal ; chacun la ménage plus ou moins ; vous, depuis l’âge de discrétion, vous l’avez constamment ouverte, mais il suffit que vous exécriez votre plaie pour que Dieu la ferme. Je ne vous parlerai donc pas de votre passé, puisque votre repentir et votre ferme propos de ne plus pécher l’effacent. Demain, vous recevrez le gage de la réconciliation, vous communierez ; après tant d’années, le seigneur s’engagera dans la route de votre âme et s’y arrêtera ; abordez-le avec grande humilité et préparez-vous d’ici-là, par la prière, à ce mystérieux coeur à coeur que sa bonté désire. Dites maintenant votre acte de contrition, je vais vous donner la sainte absolution.

Le moine leva les bras et les manches de sa coule blanche volèrent ainsi que deux ailes au-dessus de lui. Il proférait, les yeux au ciel, l’impérieuse formule qui rompt les liens ; et trois mots prononcés, d’une voix plus haute et plus lente : « Ego te absolvo, » tombèrent sur Durtal qui frémit de la tête aux pieds.

Il s’affaissa presque sur le sol, incapable de se réunir, de se comprendre, sentant seulement et cela d’une façon très nette, — que le Christ était en personne présent, était là, près de lui dans cette pièce, — et, ne trouvant aucune parole pour le remercier, il pleura, ravi, courbé sous le grand signe de croix dont le couvrait le moine.

Il lui sembla sortir d’un rêve, alors que le prieur lui dit : « Réjouissez-vous, votre vie est morte ; elle est enterrée dans un cloître et c’est aussi dans un cloître qu’elle va renaître ; c’est un bon présage ; ayez confiance en notre-Seigneur et allez en paix. »

Et le père ajouta, en lui serrant la main : — n’ayez aucune crainte de me déranger, je suis à votre entière disposition ; non seulement pour la confession, mais encore pour tous les entretiens, pour tous les conseils qui pourraient vous être utiles ; c’est bien entendu, n’est-ce pas ?

Ils quittèrent ensemble l’auditoire ; le moine le salua dans le corridor et disparut. Durtal hésitait entre aller méditer dans sa cellule ou dans l’église, quand M. Bruno survint.

Il s’approcha de Durtal et lui dit :

— Hein ? c’est un fameux poids de moins sur l’estomac !

Et Durtal le regardant, étonné, il rit.

— Pensez-vous donc qu’un vieux pécheur tel que moi n’ait pas découvert à mille riens, ne fût-ce qu’à vos pauvres yeux qui maintenant s’éclairent, que vous n’étiez pas encore réconcilié lorsque vous êtes débarqué ici. Or, je viens de surprendre le révérend père qui retourne dans le cloître et, vous, je vous rencontre sortant de l’auditoire ; il n’est pas dès lors nécessaire d’être bien malin pour deviner que le grand lavage vient d’avoir lieu !

— Mais, fit Durtal, le prieur que vous n’avez pu voir avec moi, puisqu’il était parti quand vous êtes entré, aurait pu accomplir une autre tâche.

— Non, car il n’était pas en scapulaire ; il avait la coule. Et comme il n’endosse cette robe que pour se rendre à l’église ou à confesse, j’étais bien certain, étant donnée cette heure-ci qui ne comporte aucun office, qu’il venait de l’auditoire. J’avançai encore que les trappistes n’étant pas confessés dans cette pièce, deux personnes seulement pouvaient s’y entretenir avec lui, vous ou moi.

— Vous m’en direz tant, répliqua Durtal, en riant. Le Père Etienne les accosta sur ces entrefaites et Durtal lui réclama un chapelet.

— Mais je n’en ai pas, s’écria le moine.

— J’en possède plusieurs, fit M. Bruno, et je serai très heureux de vous en offrir un. Vous permettez, mon père...

Le moine acquiesça d’un signe.

— Alors si vous voulez bien m’accompagner, reprit l’oblat, en s’adressant à Durtal, je vous le remettrai, sans plus tarder.

Ils montèrent ensemble l’escalier et Durtal connut alors que M. Bruno demeurait dans une pièce située au fond d’un petit corridor, pas bien loin de la sienne.

Cette cellule était très simplement meublée d’un ancien mobilier bourgeois, d’un lit, d’un bureau d’acajou, d’une large bibliothèque pleine de livres ascétiques, d’un poêle de faïence et de fauteuils.

Ces meubles appartenaient évidemment à l’oblat, car ils ne ressemblaient en rien au mobilier des Trappes.

— Asseyez-vous, je vous prie, dit M. Bruno, en montrant un fauteuil, et ils causèrent.

Après s’être d’abord engagée sur le sacrement de pénitence, la conversation se fixa sur le père Maximin et Durtal avoua que la haute mine du prieur l’avait terrifié tout d’abord.

M. Bruno se mit à rire. — Oui, fit-il, il produit cet effet sur ceux qui ne l’approchent point, mais quand on le fréquente, on discerne qu’il n’est rigide que pour lui-même, car nul n’est, pour les autres, plus indulgent ; c’est un vrai et un saint moine, dans toute l’acception du terme ; aussi a-t-il de grandes lumières...

Et comme Durtal lui parlait des autres cénobites et s’étonnait qu’il y eut, parmi eux, de très jeunes gens, M. Bruno répondit :

— S’imaginer que la plupart des trappistes ont vécu dans le monde est une erreur. Cette idée, si répandue, que les gens se réfugient dans les Trappes après de longs chagrins, après des existences désordonnées, est absolument fausse ; d’ailleurs, pour pouvoir endurer le régime débilitant du cloître, il faut commencer jeune et surtout ne pas apporter un corps usé par des abus de toute sorte.

Il convient aussi de ne pas confondre la misanthropie et la vocation monastique ; — ce n’est pas l’hypocondrie, mais l’appel divin, qui conduit dans les Trappes. Il y a là une grâce spéciale qui fait que de tout jeunes gens, qui n’ont jamais vécu, aspirent à pouvoir s’interner dans le silence et à y souffrir les privations les plus dures ; et ils sont heureux ainsi que je vous souhaiterais de l’être ; et cependant leur existence est encore plus rigoureuse que vous ne la supposez ; prenons les convers, par exemple.

Songez qu’ils se livrent aux labeurs les plus pénibles et qu’ils n’ont même pas comme les pères la consolation d’assister à tous les offices et de les chanter ; songez que leur récompense qui est la communion ne leur est même pas très souvent concédée.

Représentez-vous maintenant l’hiver ici. Le froid y est terrible ; dans ces bâtiments délabrés, rien ne ferme et le vent balaie la maison du haut en bas ; ils y gèlent sans feu, couchent sur des grabats ; et ils ne peuvent se soutenir, s’encourager entre eux, car ils se connaissent à peine, puisque toute conversation est interdite.

Pensez aussi que ces pauvres gens n’ont jamais un mot aimable, un mot qui les soulage ou qui les réconforte. Ils travaillent de l’aube à la nuit et jamais le maître ne les remercie de leur zèle, jamais il ne dit au bon ouvrier qu’il est content.

Considérez encore que, l’été, lorsque pour faucher la moisson, l’on embauche, dans les villages voisins, des hommes, ceux-là se reposent quand le soleil torréfie les champs ; ils s’assoient à l’ombre des meules, en manches de chemise et ils boivent s’ils ont soif et ils mangent ; et le convers les regarde dans ses lourds vêtements ; et il continue sa besogne et il ne mange pas et il ne boit point. Allez, il faut des âmes fortement trempées pour résister à une vie pareille ! — Mais enfin, dit Durtal, il doit y avoir des jours de détente, des moments où la règle se relâche.

— Jamais ; il n’y a même pas, ainsi que dans des ordres bien austères pourtant, — chez les carmélites, pour en citer un, — une heure de récréation où le religieux peut parler et rire. Ici, le silence est éternel.

— Même lorsqu’ils sont ensemble au réfectoire ?

— On lit alors les conférences de Cassien, l’echelle sainte de Climaque, les vies des pères du désert, ou quelque autre volume pieux.

— Et le dimanche ?

— Le dimanche, on se lève une heure plus tôt ; mais c’est en effet leur bon jour, car ils peuvent suivre tous les offices, passer tout leur temps dans l’église !

— L’humilité, l’abnégation, exacerbées jusqu’à ce point, sont surhumaines ! s’écria Durtal. — Mais, pour qu’ils puissent se livrer, du matin au soir, aux travaux éreintants des champs, encore faut-il qu’on leur accorde, en quantité suffisante, une nourriture assez forte.

M. Bruno sourit.

— Ils consomment tout bonnement des légumes qui ne valent même pas ceux qu’on nous sert et, en guise de vin, ils se désaltèrent avec une boisson aigre et douceâtre qui dépose une moitié de lie par verre. Ils en ont la valeur d’une hémine ou d’une pinte, mais ils peuvent l’allonger avec de l’eau, s’ils ont soif.

— Et ils font combien de repas ?

— Cela dépend. — Du 14 Septembre au Carême ils ne mangent qu’une fois par jour, à 2 heures 1/2 — et, durant le Carême, ce repas est reculé jusqu’à 4 heures. De Pâques au 14 Septembre où le jeûne Cistercien est moins rigide, le dîner a lieu vers 11 heures 1/2 et l’on peut y ajouter le mixte, c’est-à-dire une légère collation le soir.

— C’est effrayant ! Travailler et, pendant des mois, ne s’alimenter qu’à deux heures de l’après-midi, alors qu’on est debout depuis deux heures du matin et que l’on n’a pas dîné la veille !

— Aussi est-on, parfois, obligé d’élargir un peu la règle et lorsqu’un moine tombe en faiblesse, on ne lui refuse pas un morceau de pain.

Il faudra bien, du reste, continua M. Bruno d’un ton pensif, que l’on desserre davantage encore l’étreinte de ces observances, car cette question de la table devient une véritable pierre d’achoppement pour le recrutement des Trappes ; des âmes qui se plairaient dans ces cloîtres sont forcées de les fuir, parce que le corps qu’elles traînent après elles ne peut s’accoutumer à ce régime.

— Et les pères mènent la même existence que les convers ?

— Absolument, ils donnent l’exemple ; tous avalent la même pitance et couchent dans le même dortoir, sur des lits pareils ; c’est l’égalité absolue. Seulement, les pères ont l’avantage de chanter l’office et d’obtenir des communions plus fréquentes.

— Parmi les convers, il en est deux qui m’ont particulièrement intéressé, l’un, tout jeune, un grand blond qui a une barbe allongée en pointe, l’autre un très vieux, tout courbé.

— Le jeune est le frère Anaclet ; c’est une véritable colonne de prières que ce jeune homme et l’une des plus précieuses recrues dont le ciel ait doté notre abbaye. Quant au vieux Siméon, il est un enfant des Trappes, car il a été élevé dans un orphelinat de l’ordre. Celui-là est une âme extraordinaire, un véritable saint, qui vit déjà fondu en Dieu. Nous en causerons plus longuement, un autre jour, car il est temps que nous descendions ; l’heure de Sexte est proche.

Tenez, voici le chapelet que je me suis permis de vous offrir. Laissez-moi y joindre une médaille de saint Benoît. — Et il remit à Durtal un petit chapelet de bois et l’étrange rondelle, gravée de lettres cabalistiques, qu’est l’amulette de saint Benoît.

— Vous connaissez le sens de ces signes ?

— Oui, je l’ai lu autrefois dans une brochure de Dom Guéranger.

— Bon. Et, à propos, quand communiez-vous ?

— Demain.

— Demain, c’est impossible !

— Pourquoi est-ce impossible ?

— Mais parce que, demain, l’on ne célébrera qu’une seule messe, celle de cinq heures et que la règle empêche d’y communier isolément. Le père Benoît, qui en dit d’habitude une autre avant, est parti, ce matin, et il ne reviendra que dans deux jours. Il y a donc erreur.

— Enfin le prieur m’a positivement déclaré que je communierais demain ! s’écria Durtal. — Tous les pères ne sont donc pas prêtres, ici ?

— Non, en fait de prêtres, il y a l’abbé qui est malade, le prieur qui offrira, demain, le sacrifice à cinq heures, le père Benoît dont je vous ai parlé, un autre que vous n’avez pas vu et qui voyage. Au reste, si cela avait été possible, je me serais approché, moi aussi, de la Sainte Table.

— Alors, s’ils ne sont pas tous consacrés, quelle différence existe-t-il entre les pères qui n’ont pas obtenu le sacerdoce et les simples convers ?

— L’éducation. — Pour être père, il faut avoir fait ses études, savoir le latin, n’être pas, en un mot, ce que sont les frères lais, des paysans ou des ouvriers. — Dans tous les cas, je verrai le prieur et je vous rendrai, pour la communion de demain, réponse après l’office. Mais c’est ennuyeux ; il aurait fallu que vous pussiez vous mêler ce matin à nous !

Durtal eut un geste de regret. Il s’en fut à la chapelle, ruminant sur ce contre-temps, priant Dieu de ne pas retarder plus longtemps sa rentrée en grâce.

Après sexte, l’oblat vint le rejoindre. — C’est bien comme je pensais, fit-il, mais vous serez néanmoins admis à la consomption du sacrement — Le père prieur s’est entendu avec le vicaire qui dîne auprès de nous. Il dira, demain matin, avant son départ une messe et vous y communierez.

— Oh ! gémit Durtal.

Cette nouvelle lui crevait le coeur. Être venu à la Trappe pour recevoir l’Eucharistie des mains d’un prêtre de passage, d’un prêtre jovial tel qu’était celui-là ! — ah ! Non, j’ai été confessé par un moine et je voudrais être communié par un moine ! Se cria-t-il. — Il vaudrait mieux attendre que le père Benoît fût rentré, — mais comment faire ? Je ne puis cependant exposer au prieur que ce soutanier inconnu me déplaît et qu’il me serait vraiment pénible, après avoir tant fait, de finir par être réconcilié, dans un cloître, ainsi !

Et il se plaignit à Dieu, lui dit que tout le bonheur qu’il pouvait avoir, d’être décanté, d’être enfin clair, était maintenant gâté par ce mécompte.

Il arriva au réfectoire, la tête basse.

Le vicaire était déjà là. Voyant la mine contrite de Durtal, il tenta charitablement de l’égayer, mais les plaisanteries qu’il essaya produisirent l’effet contraire. Pour être poli, Durtal souriait, mais d’un air si gêné, que M. Bruno, qui l’observait, détourna la conversation et accapara le prêtre.

Durtal avait hâte que le dîner prît fin. Il avait mangé son oeuf et il absorbait péniblement une purée de pommes de terre à l’huile chaude qui ressemblait à s’y méprendre, comme aspect, à de la vaseline ; mais la nourriture, il s’en souciait peu maintenant !

Il se disait : c’est terrible d’emporter d’une première communion un souvenir irritant, une impression pénible — et je me connais, ce sera pour moi une hantise. Parbleu, je sais bien qu’au point de vue théologique, il importe peu que j’aie affaire à un prêtre ou à un trappiste ; l’un et l’autre ne sont que des truchements entre Dieu et moi, mais enfin, je sens très bien aussi que ce n’est pas du tout la même chose. Pour une fois au moins, j’ai besoin d’une garantie, d’une certitude de sainteté et comment l’avoir avec un ecclésiastique qui colporte les plaisanteries d’un placier en vins ? — Il s’arrêta, songeant que l’abbé Gévresin l’avait précisément, par crainte de ces méfiances, envoyé dans une Trappe. — Quelle déveine ! se dit-il.

Il n’écoutait même point l’entretien qui se traînait, à côté de lui, entre le vicaire et l’oblat.

Il se battait, tout seul, en mâchant, le nez dans son assiette.

— Je n’ai pas envie de communier demain, reprit-il ; et il se révolta. Il était lâche et il devenait imbécile à la fin. Est-ce que le sauveur ne se donnerait pas à lui, quand même ?

Il sortit de table, agité par une angoisse sourde et il erra dans le parc et dévala au hasard des allées.

Une autre idée s’implantait maintenant, l’idée d’une épreuve que lui infligeait le ciel. Je manque d’humilité, se répétait-il ; eh bien ! C’est pour me punir que la joie d’être sanctifié par un moine m’est refusée. — Le Christ m’a pardonné, c’est déjà beaucoup. — Pourquoi m’accorderait-il davantage, en tenant compte de mes préférences, en exauçant mes voeux ?

Cette pensée l’apaisa pendant quelques minutes ; et il se reprocha ses révoltes, s’accusa d’être injuste envers un prêtre qui pouvait être, après tout, un saint.

Ah ! laissons cela, se dit-il ; acceptons le fait accompli, tâchons pour une fois d’être un peu humble ; en attendant j’ai mon chapelet à réciter ; il s’assit sur l’herbe et commença.

Il n’en était pas au deuxième grain, qu’il était à nouveau poursuivi par son mécompte. Il recommença son Pater et son Ave, continua, ne songeant même plus au sens de ses prières, ruminant : — Quelle malchance, il faut que justement un moine, qui célèbre la messe tous les jours, s’absente pour que, demain, je subisse une déception pareille !

Il se tut, eut une minute d’accalmie et soudain un nouvel élément de trouble fondit sur lui.

Il regardait son chapelet dont il avait égrené dix grains.

Mais, voyons, le prieur m’a commandé d’en débiter une dizaine, tous les jours, une dizaine de grains ou une dizaine de chapelets ?

De grains, se répondit-il — et presque aussitôt il se répliqua : de chapelets.

Il demeura perplexe.

— Mais c’est idiot, il n’a pu m’ordonner de défiler dix chapelets par jour ; cela ferait quelque chose comme cinq cents oraisons, à la suite ; personne ne pourrait, sans dérailler, parfaire une semblable tâche ; il n’y a donc pas à hésiter, il s’agit de dix grains, c’est clair !

— Eh non ! Car enfin si le confesseur vous impose une pénitence, on doit admettre qu’il la proportionne à la grandeur des fautes qu’elle répare. Puis, j’avais une répugnance pour ces gouttes de dévotion mises en globules, il est donc naturel qu’il m’ingurgite le rosaire, à haute dose !

Pourtant... pourtant... cela ne se peut ! Je n’aurais même pas à Paris le temps matériel de l’ânonner ; c’est absurde !

Et l’idée qu’il se trompait revint, lancinante, à la charge.

Il n’y a pas à barguigner, cependant ; dans le langage ecclésiastique, une dizaine désigne dix grains ; sans doute... mais je me rappelle fort bien qu’après avoir prononcé le mot chapelet, le père s’est exprimé ainsi : vous direz une dizaine, ce qui signifie une dizaine de chapelets, car autrement il eût spécifié une dizaine... d’un chapelet.

Et il se riposta aussitôt : — le père n’avait pas à mettre les points sur les i, puisqu’il employait un terme convenu, connu de tous. Cet ergotage sur la valeur d’un mot est ridicule !

Il essaya de chasser cette tourmente en faisant vainement appel à sa raison ; et subitement, il se sortit un argument qui acheva de le détraquer.

Il s’inventa que c’était par lâcheté, par paresse, par désir de contradiction, par besoin de révolte, qu’il ne voulait pas dévider ses dix bobines. Entre les deux interprétations, j’ai choisi celle qui me dispensait de tout effort, de toute peine, c’est vraiment trop facile ! — Cela seul prouve que je me leurre lorsque j’essaie de me persuader que le prieur ne m’a pas prescrit d’égrapper plus de dix grains !

Puis un Pater, dix Ave et un Gloria, mais alors ce n’est rien ; ce n’est pas sérieux comme pénitence !

Et il dut se répondre : c’est pourtant beaucoup pour toi, puisque tu ne peux parvenir à les proférer, sans t’évaguer !

Il pivotait sur lui-même, sans avancer d’un pas.

— Je n’ai jamais éprouvé une pareille hésitation, se dit-il, en tâchant de se reprendre ; je ne suis pas fou et pourtant je me bats contre mon bon sens, car il n’y a pas à en douter, je le sais, je dois égoutter une dizaine d’Ave et pas un de plus !

Il demeura interloqué, presque effrayé de cet état qui était nouveau pour lui.

Et, pour se débarrasser, pour se faire taire, il s’imagina une nouvelle réflexion qui conciliait vaguement les deux parties, qui parait au plus pressé, qui présentait au moins une solution provisoire.

Dans tous les cas, reprit-il je ne puis communier demain si je n’ai pas accompli aujourd’hui ma pénitence ; dans le doute, le plus sage est de s’atteler aux dix chapelets ; plus tard nous verrons ; je pourrais, au besoin, consulter le prieur. Il est vrai qu’il va me croire imbécile, si je lui parle de ces chapelets ! Je ne puis cependant lui demander cela !

— Mais alors, tu vois bien, tu l’avoues toi-même, il ne saurait être question que de dix grains !

Il s’exaspéra, se rua, pour obtenir son propre silence, sur le rosaire.

Il avait beau fermer les yeux, tenter de se ramasser, de se grouper, il lui fut impossible, au bout de deux dizaines, de suivre ses oraisons ; il bafouillait, oubliait les bols du Pater, s’égarait dans les granules des Ave, piétinait sur place.

Il s’avisa, pour se réprimer, de se transporter en imagination, à chaque dose, dans une des chapelles de la vierge qu’il aimait à fréquenter à Paris, à Notre-Dame-des-Victoires, à Saint-Sulpice, à Saint-Séverin ; mais ces vierges n’étant pas assez nombreuses pour qu’il pût leur dédier chaque dizain, il évoqua les madones des tableaux des primitifs et, recueilli devant leur image, il tourna le treuil de ses exorations, ne comprenant pas ce qu’il marmottait, mais priant la mère du sauveur d’accepter ses patenôtres, comme elle recevrait la fumée perdue d’un encensoir, oublié devant l’autel.

Je ne puis me forcer davantage, se dit-il ; il sortit de ce labeur, harassé, moulu, voulut souffler ; il lui restait encore trois chapelets à épuiser.

Et aussitôt qu’il se fut arrêté, la question de l’Eucharistie, qui s’était tue, reprit :

— Mieux valait ne pas communier que de communier mal ; et il était impossible qu’après de tels débats, qu’avec de pareilles préventions, il pût aborder proprement la Sainte Table.

Oui, mais alors comment faire ? — au fond, n’était-ce pas déjà monstrueux que de discuter les ordres du moine, que de vouloir opérer à sa guise, que de réclamer ses aises ! — Je vais, si cela continue, si bien pécher aujourd’hui que je serai obligé de me reconfesser, se dit-il.

Pour rompre cette obsession, il s’élança encore sur son rouet, mais alors, il s’assotit complètement ; l’artifice dont il s’était servi pour se tenir au moins devant la vierge était usé. Quand il voulut s’abstraire, puis se susciter un souvenir de Memling, il ne put y parvenir et ses oraisons purement labiales, en l’excédant, le désolèrent.

J’ai l’âme exténuée, pensa-t-il, j’agirai sagement en la laissant reposer, en demeurant tranquille.

Il erra autour de l’étang, ne sachant plus que devenir. Si j’allais dans ma cellule ? — Il s’y rendit, essaya de s’absorber dans le petit office de la Vierge et il ne saisit pas un seul mot des phrases qu’il lisait. Il redescendit et recommença à rôder dans le parc.

— Il y a de quoi devenir fou ! se cria-t-il, — et, mélancoliquement, il se répéta : je devrais être heureux, prier en paix, me préparer à l’acte de demain et jamais je n’ai été si inquiet, si bouleversé, si loin de Dieu !

— Il faut pourtant que j’achève cette pénitence ! Le désespoir l’abattit, il fut sur le point de tout lâcher ; il se mata encore, s’astreignit à épeler ses grains.

Il finit par les expédier ; il était à bout de forces.

Et aussitôt il trouva un nouveau moyen de se torturer.

Il se reprocha d’avoir geint ces prières, négligemment, sans même avoir sérieusement, tenté d’agréger ses sens.

Et il fut sur le point de recommencer tout le chapelet ; mais devant l’évidente folie de cette suggestion, il se cabra, se refusa de s’écouter, puis il se harcela encore.

— Il n’en est pas moins vrai que tu n’as pas exactement rempli la tâche assignée par le confesseur, puisque ta conscience te reproche ton manque de recueillement, tes diversions.

Mais je suis crevé ! se cria-t-il, je ne puis, dans cet état, réitérer ces exercices ! — et, cette fois encore, il aboutit, pour se départager, à s’inventer un nouveau joint.

Il pourrait compenser par une dizaine, réfléchie, prononcée avec soin, toutes les boules du rosaire qu’il avait marmonnées, sans les comprendre.

Et il essaya de remettre la manivelle en marche, mais dès qu’il eut extrait le Pater, il divagua ; il s’entêta quand même à vouloir moudre les Ave, mais alors son esprit se dispersa, s’enfuit de toutes parts.

Il s’arrêta, songeant : à quoi bon ? Du reste, une dizaine, même bien dite, équivaudrait-elle à cinq cents oraisons ratées ? Et puis, pourquoi une dizaine et pas deux, pas trois ; c’est absurde !

La colère le gagnait ; à la fin du compte, conclut-il, ces récidives sont ineptes ; le Christ a positivement déclaré qu’il ne fallait pas user de vaines redites dans les prières. Alors quel est le but de ce moulinet d’Ave ?

— Si je m’appesantis sur cet ordre d’idées, si j’ergote sur les injonctions du moine, je suis perdu, se dit-il, tout à coup ; et d’un effort de volonté il étouffa les révoltes qui grondaient en lui.

Il se réfugia dans sa cellule ; les heures s’allongeaient interminables ; il les tuait à se ressasser toujours les mêmes objections, toujours les mêmes réponses. Cela devenait un rabâchage dont il avait, lui-même, honte.

Ce qui est certain, c’est que je suis victime d’une aberration, reprit-il ; je ne parle pas de l’Eucharistie ; là, mes pensées peuvent n’être point justes, mais elles ne sont pas démentielles au moins, tandis que pour cette question des patenôtres !

Il s’ahurit si bien, à se sentir martelé tel qu’une enclume, entre ces deux hantises, qu’il finit par s’assoupir sur une chaise.

Il atteignit ainsi l’heure des vêpres et le souper. Après ce repas, il retourna dans le parc.

Et alors les litiges en léthargie se ranimèrent et tout revint. Ce fut une mêlée furieuse dans tout son être. Il restait là, immobile, s’écoutait, atterré, quand un pas rapide s’approcha et M. Bruno lui dit :

— Prenez garde, vous êtes sous le coup d’une attaque démoniaque !

Et comme Durtal, stupéfait, ne répondait pas.

— Oui, fit-il ; le bon Dieu m’accorde parfois des intuitions, et je suis certain, à l’heure qu’il est, que le diable vous travaille les côtes. Voyons, qu’avez-vous ?

— J’ai... que je n’y comprends rien moi-même ; et Durtal narra l’étonnante bataille qu’il se livrait depuis le matin, à propos du chapelet.

— Mais c’est fou, s’écria l’oblat ; c’est dix grains que le prieur vous a commandé de dire : dix chapelets sont impossibles à réciter !

— Je le sais... et cependant je doute encore.

— C’est toujours la même tactique, fit M. Bruno ; arriver à vous dégoûter de la chose qu’on doit pratiquer ; oui, le diable a voulu vous rendre le chapelet odieux, en vous accablant. Puis qu’y a-t-il encore ? Vous n’avez pas envie de communier demain ?

— C’est vrai, répondit Durtal.

— Je m’en doutais, lorsque je vous observai pendant le repas. Ah ! Dame, après les conversions, le malin s’agite ; et ce n’est rien, il m’en a fait voir à moi de plus dures que cela, je vous prie de le croire.

Il glissa son bras sous celui de Durtal, le ramena à l’auditoire, le pria d’attendre et disparut.

Quelques minutes après, le prieur entrait.

— Eh bien ! dit-il, M. Bruno me raconte que vous souffrez. Qu’y a-t-il, au juste ?

— C’est si bête que j’ai honte de m’expliquer.

— Vous n’étonnerez jamais un moine, fit le prieur, en souriant.

— Eh bien ! Je sais pertinemment, je suis sûr que vous m’avez donné dix grains de chapelet à débiter, pendant un mois, chaque jour, et, depuis ce matin, je me dispute, contre toute évidence, contre tout bon sens pour me convaincre que c’est de dix chapelets quotidiens que se compose ma pénitence.

— Prêtez-moi votre chapelet, dit le moine, et regardez ces dix grains ; eh bien ! C’est tout ce que je vous avais prescrit et c’est tout ce que vous aurez à réciter. Alors, vous avez égrené dix chapelets entiers, aujourd’hui ?

Durtal fit signe que oui.

— Et, naturellement, vous vous êtes embrouillé, vous vous êtes impatienté et vous avez fini par battre la campagne.

Et voyant que Durtal souriait piteusement.

— Eh bien ! Entendez-moi, déclara le père, d’un ton énergique, je vous défends absolument, à l’avenir, de jamais recommencer une prière ; elle est mal dite, tant pis, passez, ne la répétez pas.

Je ne vous demande même point si l’idée de repousser la communion vous est venue, car cela va de soi ; c’est là où l’ennemi porte tous ses efforts. N’écoutez donc pas la voix diabolique qui vous la déconseille ; vous communierez demain, quoi qu’il arrive. Vous ne devez avoir aucun scrupule, car c’est moi qui vous enjoins de recevoir le sacrement ; d’ailleurs je prends tout sur moi.

Autre question maintenant, comment sont les nuits ?

Durtal lui relata l’abominable nuit de son arrivée à la Trappe et cette sensation d’être épié qui l’avait réveillé, la veille.

— Ce sont des manifestations que nous connaissons de longue date, elles sont sans danger imminent ; ne vous en inquiétez donc point. Toutefois, si elles persistaient, vous voudriez bien m’en aviser, car nous ne négligerions pas alors d’y mettre ordre.

Et le trappiste sortit tranquillement, tandis que Durtal restait songeur.

Que les phénomènes du succubat soient sataniques, je n’en ai jamais douté, pensa-t-il, mais ce que j’ignorais, ce sont ces attaques de l’âme, cette charge à fond de train contre la raison qui demeure intacte et qui est vaincue néanmoins ; ça c’est fort ; il sied seulement que cette leçon me serve et que je ne sois plus ainsi désarçonné à la première alerte !

Il remonta dans sa cellule ; une grande paix était descendue en lui. A la voix du moine tout s’était tu ; il n’éprouvait plus que la surprise d’avoir déraillé pendant des heures ; il comprenait maintenant qu’il avait été assailli à l’improviste et que ce n’était pas avec lui-même qu’il avait lutté.

Il pria, se coucha. Et, soudain, par une nouvelle tactique qu’il ne devina point, l’assaut reprit.

Sans doute, se dit-il, je communierai demain, mais... mais... suis-je bien préparé à un pareil acte ? J’aurais dû me recueillir, dans la journée, j’aurais dû remercier le seigneur de m’avoir absous, et j’ai perdu mon temps à des sottises !

Pourquoi n’ai-je pas avoué cela tout à l’heure au père Maximin ? Comment n’y ai-je pas songé ? — puis j’aurais dû me reconfesser. — Et ce prêtre qui doit me communier, ce prêtre !

L’horreur qu’il ressentit pour cet homme s’accrut subitement, devint si véhémente qu’il finit par s’étonner. Ah ça ! Mais, voilà que je suis encore roulé par l’ennemi, se dit-il et il s’affirma :

— Tout cela ne m’empêchera pas de consommer, demain, les célestes apparences, car j’y suis bien décidé ; seulement, n’est-ce pas affreux de se laisser ainsi épreindre et harceler sans répit par l’esprit de malice, de n’avoir aucun indice du ciel qui n’intervient pas, de ne rien savoir ?

Ah ! Seigneur, si j’étais seulement certain que cette communion vous plaise ! Donnez-moi un signe, montrez-moi que je puis sans remords m’allier à vous ; faites que, par impossible, demain, ce ne soit pas ce prêtre, mais bien un moine...

Et il s’arrêta, confondu lui-même de son audace, se demandant comment il osait solliciter, en le précisant, un signe.

C’est imbécile ! Se cria-t-il ; d’abord, on n’a pas le droit de réclamer de Dieu de semblables faveurs ; puis comme il n’exaucera pas ce voeu, j’y aurai gagné quoi ? D’aggraver encore mes angoisses, car j’augurerai quand même de ce refus que ma communion ne vaut rien !

Et il supplia le seigneur d’oublier son souhait, s’excusa de l’avoir formulé, voulut se convaincre lui-même qu’il devait n’en tenir aucun compte, et, abêti par les transes de cette journée, il finit, en priant, par s’endormir.




CHAPITRE IV

Il se répétait, quand il descendit de sa cellule : c’est ce matin que je communie et ce mot, qui eût dû le percuter et le faire vibrer, n’éveillait en lui aucun zèle. Il restait assoupi, n’ayant de goût à rien, las de tout, se sentant froid dans le fond de l’être.

Une crainte le dégourdit pourtant, lorsqu’il fut dehors. J’ignore, se dit-il, le moment où il faudra quitter mon banc et aller m’agenouiller devant le prêtre ; je sais que la communion des fidèles a lieu après celle de l’officiant ; oui, mais à quel instant au juste dois-je bouger ? C’est vraiment une déveine de plus que d’être obligé de se diriger, seul, vers l’inquiétante table ; autrement, je n’aurais qu’à suivre les autres et je ne risquerais pas au moins d’être inconvenant.

Il scruta, en y pénétrant, la chapelle ; il cherchait M. Bruno qui eût peut-être pu, en se plaçant à son côté, lui éviter ces soucis, mais l’oblat ne s’y trouvait point.

Durtal s’assit, désemparé, songeant à ce signe qu’il avait imploré la veille, s’efforçant de rejeter ce souvenir, y pensant quand même.

Il voulut se compulser et se réunir et il priait le ciel de lui pardonner ces allées et venues d’esprit, quand M. Bruno entra, et s’en fut s’agenouiller devant la statue de la Vierge.

Presque à la même minute, un frère, qui avait une barbe en varech plantée au bas d’une figure en poire, apporta près de l’autel de saint Joseph une petite table de jardin, sur laquelle il posa un bassin, un manuterge, deux burettes et une serviette.

Devant ces préparatifs qui lui rappelaient l’imminence du sacrifice, Durtal se roidit et parvint, d’un effort, à renverser ses anxiétés, à culbuter ses troubles et, s’échappant de lui-même, il supplia ardemment Notre-Dame d’intervenir pour qu’il pût, pendant cette heure au moins, sans s’extravaguer, prier en paix.

Et quand il eut terminé son oraison, il leva les yeux, eut un sursaut, examina, béant, le prêtre qui s’avançait, précédé du convers, pour célébrer la messe.

Ce n’était plus le vicaire qu’il connaissait, mais un autre, plus jeune, d’allure majestueuse, très grand, les joues pâles et rasées, la tête chauve.

Durtal le considérait, marchant, solennel et les yeux baissés, vers l’autel et il vit, tout à coup, une flamme violette brûler ses doigts.

Il a l’anneau épiscopal, c’est un évêque, se dit Durtal qui se pencha pour discerner, sous la chasuble et sous l’aube, la couleur de la robe. Elle était blanche.

Alors, c’est un moine, reprit-il, ahuri ; — et, machinalement, il se tourna vers la statue de la Vierge, appela d’un regard précipité l’oblat qui vint s’asseoir auprès de lui.

— Qui est-ce ?

— C’est Dom Anselme, l’abbé du monastère.

— Celui qui était malade ?

— Oui, c’est lui qui va nous communier.

Durtal tomba à genoux, suffoqué, presque tremblant : il ne rêvait pas ! le ciel lui répondait par le signe qu’il avait fixé !

Il eût dû s’abîmer devant Dieu, s’écraser à ses pieds, s’épandre en une fougue de gratitude ; il le savait et il le voulait ; et, sans qu’il sût comment, il s’ingéniait à chercher des causes naturelles qui pussent justifier cette substitution d’un moine au prêtre.

C’est, sans doute, très simple ; car enfin, avant d’admettre une sorte de miracle... au reste, j’en aurai le coeur net, car je veux, après la cérémonie, tirer cette aventure au clair.

Et il se révolta contre les insinuations qui se glissaient en lui. Eh ! quel intérêt pouvait présenter le motif de ce changement ; il en fallait évidemment un ; mais celui-là n’était qu’une conséquence, qu’un accessoire ; l’important c’était la volonté surnaturelle qui l’avait fait naître. Dans tous les cas, tu as obtenu plus que tu n’avais demandé ; tu as même mieux que le simple moine que tu désirais, tu as l’abbé même de la Trappe ! Et il se cria : O croire, croire comme ces pauvres convers, ne pas être nanti d’une âme qui vole ainsi à tous les vents ; avoir la foi enfantine, la foi immobile, l’indéracinable foi ! Ah ! Père, père, enfoncez-la, rivez-la en moi !

Et il eut un tel élan qu’il se projeta ; tout disparut autour de lui et il dit, en balbutiant, au Christ : « Seigneur, ne vous éloignez point. Que votre miséricorde réfrène votre équité ; soyez injuste, pardonnez-moi ; accueillez le mendiant de communion, le pauvre d’âme ! »

M. Bruno lui toucha le bras et l’invita, d’un coup d’oeil, à l’accompagner. Ils marchèrent jusqu’à l’autel et s’agenouillèrent sur les dalles, puis quand le prêtre les eut bénis, ils s’agenouillèrent plus près, sur la seule marche, et le convers leur tendit une serviette, car il n’y avait ni barre, ni nappe.

Et l’abbé de la Trappe les communia.

Ils rejoignirent leur place. Durtal était dans un état de torpeur absolue ; le sacrement lui avait, en quelque sorte, anesthésié l’esprit ; il gisait, à genoux, sur son banc, incapable même de démêler ce qui pouvait se mouvoir au fond de lui, inapte à se rallier et à se ressaisir.

Et il eut, tout à coup, l’impression qu’il étouffait, qu’il manquait d’air ; la messe était finie ; il s’élança dehors, courut à son allée ; là, il voulut s’expertiser et il trouva le vide.

Et devant l’étang en croix dans l’eau duquel se noyait le Christ, il éprouva une mélancolie infinie, une tristesse immense.

Ce fut une véritable syncope d’âme ; elle perdit connaissance ; et quand elle revint à elle, il s’étonna de n’avoir pas ressenti un transport inconnu de joie ; puis il s’attarda sur un souvenir gênant, sur tout le côté trop humain de la déglutition d’un Dieu ; il avait eu l’hostie, collée au palais, et il avait dû la chercher et la rouler, ainsi qu’une crêpe, avec la langue, pour l’avaler.

Ah ! c’était encore trop matériel ! Il n’eût fallu qu’un fluide, qu’un feu, qu’un parfum, qu’un souffle !

Et il chercha à s’expliquer le traitement que le sauveur lui faisait suivre.

Toutes ses prévisions étaient retournées ; c’était l’absolution et non la communion qui avaient agi. Près du confesseur, il avait très nettement perçu la présence du rédempteur ; tout son être avait été, en quelque sorte, injecté d’effluves divins et l’Eucharistie lui avait seulement apporté un tribut d’étouffement et de peine.

Il semblait que les deux sacrements eussent substitué leurs effets, l’un à l’autre ; ils avaient manoeuvré à rebours sur lui ; le Christ s’était rendu sensible à l’âme, avant et non après.

Mais c’est assez compréhensible, se dit-il, la grande question pour moi, c’était d’avoir la certitude absolue du pardon ; par une faveur spéciale, Jésus m’a ratifié ma foi dans le dictame de pénitence. Pourquoi eût-il fait davantage ?

Et puis, quelles seraient alors les largesses qu’il réserverait à ses saints ? Non mais, je suis, tout de même, étonnant. Je voudrais être traité comme il traite certainement le frère Anaclet et le frère Siméon, c’est un comble !

J’ai obtenu plus que je ne méritais. Et cette réponse que j’eus, ce matin même ? Bien oui, mais pourquoi tant d’avances pour aboutir subitement à ce recul ?

Et, en s’acheminant vers l’abbaye pour y manger son fromage et son pain, il se dit : mon tort envers Dieu, c’est de toujours raisonner, alors que je devrais tout bêtement l’adorer ainsi que le font, ici, les moines. Ah ! Pouvoir se taire, se taire à soi-même, en voilà une grâce !

Il arriva au réfectoire ; il y était, d’habitude, seul, M. Bruno n’assistant jamais, le matin, au repas de sept heures. Il commençait à se tailler une miche, quand le P. hôtelier parut.

Il tenait un pavé de grès et des couteaux. Il sourit à Durtal et lui dit : je vais faire reluire les lames du monastère, car elles en ont vraiment besoin ; — et il les déposa sur une table, dans une petite pièce qui attenait au réfectoire.

— Eh bien ! êtes-vous content ? fit-il, en revenant.

— Certainement — mais, que s’est-il passé, ce matin, comment ai-je été communié par l’abbé de la Trappe, alors que je devais l’être par ce vicaire qui dîne avec moi ?

Ah ! s’écria le moine, j’ai été aussi surpris que vous. Le père abbé a subitement, en se réveillant, déclaré qu’il lui fallait, ce matin, célébrer sa messe. Il s’est levé, malgré les observations du prieur qui, en tant que médecin, lui défendait de quitter son lit. Je ne sais pas et personne ne sait ce qui l’a pris. Toujours est-il qu’on lui a alors annoncé qu’il y aurait un retraitant à communier et il a répondu : parfaitement, c’est moi qui le communierai. M. Bruno en a, du reste, profité pour s’approcher, lui aussi, du sacrement, car il aime à recevoir notre-Seigneur des mains de Dom Anselme.

Et cette combinaison a aussi satisfait le vicaire, poursuivit, en souriant, le moine ; car il est parti de la Trappe de meilleure heure, ce matin, et il a pu dire sa messe dans une commune où il était attendu... A propos, il m’a chargé de l’excuser auprès de vous de n’avoir pu vous présenter ses adieux.

Durtal s’inclina. — Il n’y a plus à douter, pensait-il, Dieu a voulu me répondre d’une façon nette.

— Et votre estomac ?

— Mais il va bien, mon père ; je suis stupéfié ; je n’ai jamais si bien digéré qu’ici ; sans compter que les névralgies, que je craignais tant, m’épargnent.

— Cela prouve que, Là-Haut, on vous protège.

— Oui, certes, je vous assure. Tiens, pendant que j’y pense, il y a longtemps, du reste, que je voulais vous demander cela — comment sont donc organisés vos offices ? ils ne s’adaptent pas avec ceux que détaille mon eucologe.

— Mais, en effet, ils diffèrent des vôtres qui appartiennent au rituel romain. Les vêpres sont pourtant presque semblables, sauf parfois les capitules et puis ce qui vous déroute peut-être, c’est que les nôtres sont très souvent précédées des Vêpres de la Sainte Vierge. En règle générale, nous avons un psaume de moins, par office, et presque partout des leçons brèves.

Excepté, reprit en souriant le père Etienne, dans les complies, là où justement vous en récitez. Ainsi, vous avez pu le remarquer, nous ignorons l’In manus tuas, Domine, qui est une des rares leçons brèves que les paroisses chantent.

Maintenant, nous possédons aussi un propre des saints spécial ; nous célébrons la commémoration de bienheureux de notre ordre qui ne figurent pas dans vos livres. En somme, nous suivons à la lettre le bréviaire monastique de saint Benoît.

Durtal avait terminé son déjeuner. Il se leva, craignant d’importuner le père par ses questions.

Un mot du moine lui trottait quand même dans la cervelle, ce mot que le prieur tenait l’emploi de médecin ; et, avant de sortir, il interrogea encore le P. Etienne.

— Non — le R. P. Maximin n’est pas médecin, mais il connaît très bien les simples et il a une petite pharmacie qui suffit, en somme, tant qu’on ne tombe pas gravement malade.

— Et dans ce cas-là ?

— Dans ce cas-là, on peut appeler le praticien d’une des villes les plus proches, mais on n’est jamais malade à ce point ici ; ou alors on approche de sa fin et la visite d’un docteur serait inutile...

— En somme le prieur soigne l’âme et le corps, à la Trappe.

Le moine approuva d’un signe de tête.

Durtal s’en fut se promener. Il espéra dissiper son étouffement par une longue marche.

Il s’engagea dans un chemin qu’il n’avait pas encore parcouru et il déboucha dans une clairière où se dressaient les ruines de l’ancien couvent, quelques pans de murs, des colonnes tronquées, des chapiteaux de style roman ; malheureusement, ces débris étaient dans un déplorable état, couverts de mousse, granités, rêches et troués, pareils à des pierres ponces.

Il continua sa route, aboutit à une longue allée, au-dessous de laquelle s’étendait un étang ; celui-là était cinq ou six fois grand comme le petit étang en forme de croix qu’il fréquentait.

Cette allée qui le surmontait était bordée de vieux chênes et, au milieu, s’érigeait, près d’un banc de bois, une statue de la vierge, en fonte.

Il gémit, en la regardant. Le crime de l’église le poursuivait, une fois de plus ; là, et même dans cette petite chapelle si pleine d’un relent divin, toutes les statues provenaient des bazars religieux de Paris ou de Lyon !

Il s’installa, en bas, près de l’étang dont les bords étaient ceinturés par des roseaux qu’entouraient des touffes d’osiers ; et il s’amusait à contempler les couleurs de ces arbustes, leurs feuilles d’un vert lisse, leurs tiges d’un jaune citron ou d’un rouge sang, à observer l’eau qui frisait, qui se mettait à bouillir sous un coup de vent. Et des martinets la rasaient, l’effleuraient du bout de leur aile, en détachaient des gouttes qui sautaient ainsi que des perles de vif argent. Et ces oiseaux remontaient, tournoyaient au-dessus, poussant les huit, huit, huit, de leurs cris, tandis que des libellules s’allumaient dans l’air qu’elles sabraient de flammes bleues.

Le pacifiant refuge ! Pensait Durtal ; j’aurais dû m’y reposer plus tôt ; il s’assit sur un lit de mousse, et il s’intéressa à la vie sourde et active des eaux. C’était, par instants, le clapotis et l’éclair d’une carpe qui se retournait, en bondissant ; par d’autres, c’étaient de grands faucheux qui patinaient, à la surface, traçant de petits cercles, se cognant les uns sur les autres, s’arrêtant, puis refilant, en dessinant de nouveaux ronds ; et, par terre, alors, auprès de lui, Durtal voyait jaillir les sauterelles vertes au ventre vermillon, ou, grimpant à l’assaut des chênes, des colonies de ces bizarres insectes qui ont sur le dos une tête de diable peinte au minium sur un fond noir.

Et, au-dessus de tout cela, s’il levait les yeux, c’était la mer silencieuse et renversée du ciel, une mer bleue, crêtée de nuages blancs qui s’escaladaient comme des vagues ; et ce firmament courait en même temps dans l’eau où il moutonnait sous une vitre glauque.

Durtal se dilatait, en fumant des cigarettes ; la mélancolie qui le comprimait depuis l’aube commençait à se fondre et la joie s’insinuait en lui de se sentir une âme lavée dans la piscine des sacrements et essorée dans l’aire d’un cloître. Et il était, à la fois, heureux et inquiet ; heureux car l’entretien qu’il venait d’avoir avec le père hôtelier lui ôtait les doutes qu’il pouvait conserver sur le côté surnaturel que présentait le soudain échange d’un prêtre et d’un moine, pour le communier ; heureux aussi de savoir que, non seulement, malgré les désordres de sa vie, le Christ ne l’avait pas repoussé, mais encore qu’il lui accordait des encouragements et lui donnait des gages, qu’il entérinait par des actes sensibles l’annonce de ses grâces. Et il était néanmoins inquiet, car il se jugeait encore aride et il se disait qu’il allait falloir reconnaître ces bontés par une lutte contre soi-même, par une nouvelle existence complètement différente de celle qu’il avait jusqu’ici menée.

Enfin, nous verrons ! et il s’en fut, presque rasséréné, à l’office de sexte et de là au dîner où il retrouva M. Bruno.

— Nous irons nous promener aujourd’hui, fit l’oblat, en se frottant les mains.

Et Durtal le considérant, étonné.

— Mais oui, j’ai pensé qu’après une communion un peu d’air hors les murs vous ferait du bien et j’ai proposé au R. P. abbé de vous libérer aujourd’hui de la règle, au cas où cette offre ne vous déplairait pas.

— J’accepte volontiers et je vous remercie, et vraiment, de votre charitable attention, s’écria Durtal.

Ils dînèrent d’un potage à l’huile dans lequel nageaient une côte de choux et des pois ; ce n’était pas mauvais, mais le pain fabriqué à la Trappe rappelait, lorsqu’il était rassis, le pain du siège de Paris et faisait tourner les soupes.

Puis ils goûtèrent d’un oeuf à l’oseille et d’un riz salé au lait.

— Nous rendrons d’abord, si vous le voulez bien, dit l’oblat, une visite à Dom Anselme qui m’a exprimé le désir de vous connaître.

Et à travers un dédale de couloirs et d’escaliers, M. Bruno conduisit Durtal dans une petite cellule où se tenait l’abbé. Il était vêtu de même que tous les pères de la robe blanche et du scapulaire noir ; seulement, il portait, pendue au bout d’un cordon violet, sur la poitrine, une croix abbatiale d’ivoire, au centre de laquelle des reliques étaient insérées, sous un rond de verre.

Il tendit la main à Durtal et le pria de s’asseoir.

Puis, il lui demanda si la nourriture lui paraissait suffisante. Et, sur la réponse affirmative de Durtal, il s’enquit de savoir si le silence prolongé ne lui pesait pas trop.

— Mais du tout, cette solitude me convient parfaitement.

— Eh bien, fit l’abbé, en riant, vous êtes un des seuls laïques qui supportiez aussi facilement notre régime. Généralement, tous ceux qui ont tenté de faire une retraite parmi nous étaient rongés par la nostalgie et par le spleen et ils n’avaient plus qu’un désir, prendre la fuite.

Voyons, reprit-il, après une pause ; il n’est tout de même pas possible qu’un changement si brusque d’habitudes n’amène point des privations pénibles ; il en est une, au moins, que vous devez ressentir plus vivement que les autres.

— C’est vrai, la cigarette, allumée à volonté, me manque.

— Mais, fit l’abbé qui sourit, je présume que vous n’êtes pas resté sans fumer, depuis que vous êtes ici ?

— Je mentirais si je vous racontais que je n’ai pas fumé en cachette.

— Mon Dieu, le tabac n’avait pas été prévu par saint Benoît ; sa règle n’en fait donc pas mention et je suis dès lors libre d’en permettre l’usage ; fumez donc, monsieur, autant de cigarettes qu’il vous plaira et sans vous gêner.

Et Dom Anselme ajouta :

— J’espère avoir un peu plus de temps à moi, prochainement, — si toutefois je ne suis pas encore obligé de garder la chambre, — auquel cas je serais heureux de causer longuement avec vous.

Et le moine, qui paraissait exténué, leur serra la main. En redescendant avec l’oblat dans la cour, Durtal s’écria :

— Il est charmant le père abbé, et il est tout jeune.

— Il a quarante ans à peine.

— Il a l’air vraiment souffrant.

— Oui, il ne va pas et il lui a fallu, ce matin, une énergie peu commune pour dire sa messe ; mais voyons, nous allons tout d’abord visiter le domaine même de la Trappe que vous ne devez pas avoir exploré en son entier, puis nous sortirons de la clôture et nous pousserons jusqu’à la ferme.

Ils partirent, côtoyèrent les restes de l’ancienne abbaye et, chemin faisant, en contournant la pièce d’eau près de laquelle Durtal s’était, le matin, assis, M. Bruno entra dans des explications, à propos des ruines.

— Ce monastère avait été fondé en 1127 par saint Bernard qui y avait installé, comme abbé, le bienheureux Humbert, un Cistercien épileptique qu’il avait, par miracle, guéri. Il y eut à cette époque des apparitions dans le couvent ; une légende raconte que deux anges venaient couper un des lis plantés dans le cimetière et l’emportaient au ciel, chaque fois qu’un des moines mourait.

Le second abbé fut le bienheureux Guerric qui se rendit fameux par sa science, son humilité et sa patience à endurer les maux. Nous possédons ses reliques ; ce sont elles qui sont enfermées dans la châsse placée sous le maître-autel.

Mais le plus curieux des supérieurs qui se succédèrent ici, au Moyen Age, fut Pierre Monoculus dont l’histoire a été écrite par son ami, le synodite Thomas de Reuil.

Pierre dit Monoculus ou le borgne fut un saint affamé d’austérités et de souffrances. Il était assailli par d’horribles tentations dont il se riait. Exaspéré, le diable s’attaqua au corps et lui brisa, à coups de névralgies, le crâne, mais le ciel lui vint en aide et le guérit. A force de verser des larmes, par esprit de pénitence, Pierre s’éteignit un oeil et il remercia Notre-Seigneur de ce bienfait. « J’avais, disait-il, deux ennemis ; j’ai échappé au premier, mais celui que je garde m’inquiète plus que celui que j’ai perdu. »

Il a opéré des guérisons miraculeuses ; le roi de France Louis VII le vénérait à un tel point qu’il voulait baiser, lorsqu’il le voyait, sa paupière vide. Monoculus mourut en 1186 ; l’on trempa des linges dans son sang, on lava ses entrailles dans du vin qui fut distribué, car cette mixture constituait un puissant remède.

Cet ascétère était alors immense ; il comprenait tout le pays qui nous entoure, entretenait plusieurs léproseries dans ses environs et il était habité par plus de trois cents moines ; malheureusement, il en fut de l’abbaye de Notre-Dame de l’Atre, ainsi que de toutes les autres. Sous le régime des abbés commendataires, elle déclina ; elle se mourait, n’ayant plus que six religieux pour la soigner, lorsque la révolution la supprima. L’église fut alors rasée et remplacée, depuis, par la chapelle en rotonde.

Ce n’est qu’en 1875 que la maison actuelle, qui date de 1833, je crois, fut réconciliée et redevint un cloître. On y appela des trappistes de Sainte-Marie de la mer, au diocèse de Toulouse, et cette petite colonie a fait de Notre-Dame de l’Atre la pépinière Cistercienne que vous voyez.

Telle est, en quelques mots, l’histoire de ce couvent, dit l’oblat. Quant aux ruines, elles sont enfouies sous terre et l’on découvrirait, sans doute, de précieux fragments, si, faute d’argent et de bras, l’on ne devait renoncer à exécuter des fouilles.

Il survit de l’ancienne église pourtant, en sus de ces colonnes brisées et de ces chapiteaux que nous avons longés, une grande statue de vierge qui a été dressée dans l’un des corridors de l’abbaye ; puis, il subsiste encore deux anges assez bien conservés et qui sont, tenez, là-bas, au bout de la clôture, dans une petite chapelle cachée derrière un rideau d’arbres.

— On aurait bien dû mettre la vierge devant laquelle s’est peut-être agenouillé saint Bernard, dans l’église, sur l’autel même voué à Marie, car la statue coloriée qui le surmonte est d’une laideur importune, — ainsi que celle-là, d’ailleurs, dit Durtal, en désignant, au loin, la madone de fonte qui s’élevait devant l’étang.

L’oblat baissa la tête et ne répondit pas.

— Savez-vous, s’écria Durtal qui, devant ce silence, n’insista pas et changea de conversation, savez-vous que je vous envie de vivre ici !

— Il est certain que je ne méritais nullement cette faveur, car, en somme, le cloître est bien moins une expiation qu’une récompense ; c’est le seul endroit où l’on soit, loin de la terre et près du ciel, le seul où l’on puisse s’adonner à cette vie mystique qui ne se développe que dans la solitude et le silence.

— Oui, et s’il est possible, je vous envie plus encore d’avoir eu ce courage de vous aventurer dans des régions qui, je vous l’avouerai, m’effraient. Je sens si bien, du reste, que, malgré le tremplin des prières et des jeûnes, malgré la température même de la serre claustrale où l’orchidée du Mysticisme pousse, je me dessécherais, dans ces parages, sans jamais m’épanouir.

L’oblat sourit. — Qu’en savez-vous ? reprit-il ; cela ne se fait pas en une heure ; l’orchidée dont vous parlez ne fleurit pas en un jour ; l’on avance si lentement, que les mortifications s’espacent, que les fatigues se répartissent sur les années et qu’on les tolère aisément, en somme.

En règle générale, il faut, pour franchir la distance qui nous sépare du créateur, passer par les trois degrés de cette science de la perfection chrétienne qu’est la mystique ; il faut successivement vivre la vie purgative, la vie illuminative, la vie unitive, pour joindre le bien incréé et se verser en lui.

Que ces trois grandes phases de l’existence ascétique se subdivisent, elles-mêmes, en une infinité d’étapes, que ces étapes soient des degrés pour saint Bonaventure, des demeures pour sainte Térèse, des pas pour sainte Angèle, peu importe ; ils peuvent varier de longueur et de nombre, suivant la volonté du seigneur et le tempérament de ceux qui les parcourent. Il n’en reste pas moins acquis que l’itinéraire de l’âme vers Dieu comprend, d’abord, des chemins à pic et des casse-cou, — ce sont les chemins de la vie purgative ; — puis, des sentiers encore étroits, mais déjà taillés en lacets et accessibles, — ce sont les sentiers de la vie illuminative ; — enfin, une route large, presque plane, la route de la vie unitive, au bout de laquelle l’âme se jette dans la fournaise de l’amour, tombe dans l’abîme de la suradorable infinité !

En somme, ces trois voies sont successivement réservées à ceux qui débutent dans l’ascèse chrétienne, à ceux qui la pratiquent, à ceux enfin qui touchent le but suprême, la mort de leur moi et la vie en Dieu.

Il y a longtemps déjà, poursuivit l’oblat, que j’ai placé mes désirs au delà de l’horizon, et pourtant je ne progresse guère ; je suis à peine dégagé de la vie purgative, à peine...

— Et vous n’appréhendez pas, comment dirai-je, des infirmités matérielles, car enfin si vous parvenez à franchir les limites de la contemplation, vous risquez de vous ruiner à jamais le corps. L’expérience paraît démontrer, en effet, que l’âme divinisée agit sur le physique et y détermine d’incurables troubles.

L’oblat sourit. D’abord je n’atteindrai sans doute pas au dernier degré de l’initiation, au point extrême de la mystique ; puis, en supposant que je les atteigne, que seraient des accidents corporels en face des résultats acquis ?

Permettez-moi aussi de vous affirmer que ces accidents ne sont, ni aussi fréquents, ni aussi certains que vous semblez le croire.

On peut être un grand mystique, un admirable saint et ne pas être le sujet de phénomènes visibles pour ceux qui vous entourent. Pensez-vous donc, par exemple, que la lévitation, que l’envolée dans les airs du corps, qui paraît constituer la période excessive du ravissement, ne soit pas des plus rares.

Vous me citerez qui ? Sainte Térèse, sainte Christine l’Admirable, saint Pierre d’Alcantara, Dominique de Marie-Jésus, Agnès de Bohême, Marguerite du Saint-Sacrement, la bienheureuse Gorardesca de Pise et surtout saint Joseph de Cupertino qui s’enlevait, lorsqu’il le voulait, du sol. Mais ils sont dix, vingt, sur des milliers d’élus !

Et remarquez bien que ces dons ne prouvent pas leur supériorité sur les autres Saints. Sainte Térèse le déclare expressément : il ne faut pas s’imaginer qu’une personne, par cela même qu’elle est favorisée de grâces, soit meilleure que celles qui n’en ont point, car notre-Seigneur dirige chacun suivant son besoin particulier.

Et c’est bien là la doctrine de l’église dont l’infatigable prudence s’affirme lorsqu’il s’agit de canoniser les morts. Ce sont les qualités et non les actes extraordinaires qui la déterminent ; les miracles mêmes ne sont pour elle que des preuves secondaires, car elle sait que l’esprit du Mal les imite.

Aussi trouverez-vous dans les vies des Bienheureux des faits plus rares, des phénomènes plus confondants encore que dans les biographies des Saints. Ces phénomènes les ont plutôt desservis qu’ils ne les ont aidés. Après les avoir béatifiés, pour leurs vertus, l’église a sursis — et pour longtemps sans doute — à les promouvoir à la souveraine dignité de Saints.

Il est, en somme, difficile de formuler une théorie précise à ce sujet, car si la cause, si l’action intérieure est la même pour tous les contemplatifs, elle n’en diffère pas moins, je le répète, suivant les desseins du seigneur et la complexion de ceux qui les subissent ; la différence des sexes change souvent la forme de l’influx mystique, mais elle n’en modifie nullement l’essence ; l’irruption de l’Esprit d’en Haut peut produire des effets divers, mais elle n’en reste pas moins identique.

La seule observation que l’on puisse oser, en ces matières, c’est que la femme se montre, d’habitude, plus passive, moins réservée, tandis que l’homme réagit plus violemment contre les volontés du Ciel.

— Cela me fait songer, dit Durtal, que, même en religion, il existe des âmes qui semblent s’être trompées de sexe. Saint François d’Assise, qui était tout amour, avait plutôt l’âme féminine d’une moniale et sainte Térèse, qui fut la plus attentive des psychologues, avait l’âme virile d’un moine. Il serait plus exact de les appeler sainte François et saint Térèse.

L’oblat sourit. — Pour en revenir à votre question, reprit-il, je ne crois pas du tout que la maladie soit la conséquence forcée des phénomènes que peut susciter le rapt impétueux de la Mystique.

— Voyez cependant sainte Colette, Lydwine, sainte Aldegonde, Jeanne-Marie de la croix, la soeur Emmerich, combien d’autres qui passèrent leur existence, à moitié paralysées, sur un lit !

— Elles sont une minorité infime. D’ailleurs les saintes ou les bienheureuses dont vous me citez les noms étaient des victimes de la substitution, des expiatrices des péchés d’autrui, Dieu leur avait réservé ce rôle : il n’est pas étonnant dès lors qu’elles soient demeurées alitées et percluses, qu’elles aient été constamment à peu près mortes.

Non, la vérité est que la mystique peut modifier les besoins du corps, sans, pour cela, par trop altérer la santé ou la détruire. Je sais bien, vous me répondrez par le mot effrayant de sainte Hildegarde, par ce mot tout à la fois équitable et sinistre : « le Seigneur n’habite pas dans les corps sains et vigoureux » et vous ajouterez, avec sainte Térèse, que les maux sont fréquents dans le dernier des châteaux de l’âme. Oui, mais ces saintes se hissèrent sur les cimes de la vie et retinrent d’une façon permanente, dans leur coque charnelle, un Dieu. Parvenue à ce point culminant, la nature, trop faible pour supporter l’état parfait, se brise, mais, je l’affirme encore, ces cas sont une exception et non une règle. Ce sont du reste des maladies qui ne sont point contagieuses, hélas !

Je n’ignore pas, reprit l’oblat, après une pause, que des gens nient résolument l’existence même de la mystique et par conséquent n’admettent point qu’elle puisse influer sur les conditions de l’organisme, mais l’expérience de cette réalité surnaturelle est séculaire et les preuves abondent.

Prenons, par exemple, l’estomac ; eh bien, sous l’épreinte céleste, il se transforme, supprime toute nourriture terrestre, consomme seulement les Espèces Saintes.

Sainte Catherine de Sienne, Angèle de Foligno ont exclusivement vécu, pendant des années, du sacrement : et ce don fut également dévolu à sainte Colette, à sainte Lydwine, à Dominique de Paradis, à sainte Colombe de Riéti, à Marie Bagnesi, à Rose de Lima, à saint Pierre d’Alcantara, à la mère Agnès de Langeac, à beaucoup d’autres.

Sous l’emprise divine, l’odorat, le goût ne présentent pas des métamorphoses moins étranges. Saint Philippe de Néri, sainte Angèle, sainte Marguerite de Cortone, reconnaissaient un goût spécial au pain azyme, alors qu’après la consécration, il n’était plus du froment, mais la chair même du Christ. Saint Pacôme distinguait les hérétiques à leur puanteur ; sainte Catherine de Sienne, saint Joseph de Cupertino, la mère Agnès de Jésus, découvraient les péchés, à leurs mauvaises odeurs ; saint Hilarion, sainte Lutgarde, Gentille de Ravenne, pouvaient dire à ceux qu’ils rencontraient, rien qu’en les flairant, les fautes qu’ils avaient commises.

Et les saints épandent, eux-mêmes, de leur vivant et après leur mort, de puissants parfums.

Quand saint François de Paule et Venturini de Bergame offrent le sacrifice, ils embaument. Saint Joseph de Cupertino secrète de telles fragrances qu’on peut le suivre à la piste ; et, quelquefois, c’est, pendant la maladie, que ces arômes se dégagent.

Le pus de saint Jean de la croix et du bienheureux Didée fleurait les essences candides et décidées des lis ; Barthole, le tertiaire, rongé jusqu’aux os par la lèpre, exhalait de naïves émanations et il en était de même de Lydwine, d’Ida de Louvain, de sainte Colette, de sainte Humiliane, de Marie-Victoire de Gênes, de Dominique de Paradis, dont les plaies étaient des cassolettes d’où s’échappaient de fraîches senteurs.

Et nous pourrions ainsi énumérer les organes, les sens, les uns après les autres, nous y constaterions d’exorbitants effets. Sans parler de ces fidèles stigmates qui s’ouvrent ou se ferment suivant le propre de l’année liturgique, quoi de plus stupéfiant que le don de bilocation, le pouvoir de se dédoubler, d’être en même temps, au même moment, dans deux endroits ? Et pourtant de nombreux exemples de ce fait incroyable s’imposent ; plusieurs même sont célèbres, entre autres ceux de saint Antoine de Padoue, de saint François Xavier, de Marie d’Agreda qui était à la fois dans son monastère en Espagne et au Mexique où elle prêchait les mécréants, de la mère Agnès de Jésus, qui, sans sortir de son couvent de Langeac, venait visiter à Paris M. Olier. — Et l’action d’en haut semble singulièrement énergique aussi, lorsqu’elle s’empare de l’organe central de la circulation, du moteur qui refoule le sang dans toutes les parties du corps.

Nombre d’élus avaient le coeur si brûlant que les linges roussissaient sur eux ; le feu qui consumait Ursule Benincasa, la fondatrice des théatines, était si vif, que cette sainte soufflait des colonnes de fumée dès qu’elle ouvrait la bouche ; sainte Catherine de Gênes trempait ses pieds ou ses mains dans de l’eau glacée et l’eau bouillait ; la neige fondait autour de saint Pierre d’Alcantara et, un jour que le bienheureux Gerlach traversait une forêt, en plein hiver, il conseilla au compagnon qui marchait derrière lui et qui ne pouvait plus avancer, car ses jambes se gelaient, de mettre ses pieds sur la marque de ses pas et celui-ci ne sentit plus aussitôt le froid.

J’ajouterais que certains de ces phénomènes, qui font sourire les libres penseurs, se sont renouvelés et ont été vérifiés tout récemment.

Les linges roussis par les feux du coeur ont été observés par le Dr Imbert Gourbeyre sur la stigmatisée Palma d’Oria et des phénomènes de haute mystique, qu’aucune science ne peut expliquer, ont été épiés, minutes par minutes, notés, contrôlés, sur Louise Lateau, par le professeur Rohling, par le Dr Lefebvre, par le docteur Imbert-Gourbeyre, par le Dr de Noüe, par des déléguées médicales issues de tous les pays...

Mais, nous voici arrivés, reprit l’oblat ; pardon, je passe devant vous pour vous guider.

Ils avaient quitté, tout en causant, la clôture et, coupant à travers champs, ils atteignaient une immense ferme ; des trappistes les saluèrent respectueusement quand ils entrèrent dans la cour. M. Bruno, s’adressant à l’un d’eux, le pria de vouloir bien leur faire visiter le domaine.

Le convers les conduisit dans des étables, puis dans des écuries, puis dans des poulaillers ; Durtal, que ce spectacle n’intéressait pas, se bornait à admirer la bonne grâce de ces braves gens. Aucun ne parlait, mais ils répondaient aux questions par des mimiques et des clins d’yeux.

— Mais comment font-ils pour communiquer entre eux, demanda Durtal, lorsqu’il fut hors de la ferme ?

— Vous venez de le voir ; ils correspondent avec des signes ; ils emploient un alphabet plus simple que celui des sourds-muets, car chacune des idées qu’ils peuvent avoir besoin d’exprimer pour leurs travaux en commun est prévue.

Ainsi, le mot « lessive » est traduit par une main qui en tape une autre ; le mot « légume » par l’index gauche qu’on ratisse ; le sommeil est simulé par la tête penchée sur le poing ; la boisson par une main close portée aux lèvres. — Et pour les termes dont le sens est plus spirituel, ils usent d’un moyen analogue. La confession se rend par un doigt que l’on pose, après l’avoir baisé, sur le coeur ; l’eau bénite est signifiée par les cinq doigts serrés de la main gauche, sur lesquels on trace une croix avec le pouce de la droite ; le jeûne par les doigts qui étreignent la bouche ; le mot « hier » par le bras retourné vers l’épaule ; la honte par les yeux couverts avec la main.

— Bien, mais supposons qu’ils aient envie de me désigner, moi qui ne suis pas un des leurs, comment s’y prendraient-ils ?

— Ils se serviraient du signe « hôte » qu’ils figurent en éloignant le poing et en le rapprochant du corps.

— Ce qui veut dire que je viens de loin chez eux ; le fait est que c’est ingénu et même transparent, si l’on veut.

Ils marchèrent, silencieusement, le long d’une allée qui dévalait dans des champs de labour.

— Je n’ai pas aperçu, parmi ces moines, le frère Anaclet et le vieux Siméon, s’écria tout à coup Durtal.

— Ils ne sont pas occupés à la ferme ; le frère Anaclet est employé à la chocolaterie et le frère Siméon garde les porcs ; tous les deux travaillent dans l’enceinte même du monastère. Si vous le voulez, nous irons souhaiter le bonjour à Siméon.

Et l’oblat ajouta : — Vous pourrez attester, en rentrant à Paris, que vous avez vu un véritable saint, tel qu’il en exista au onzième siècle ; celui-là nous reporte au temps de saint François d’Assise ; il est en quelque sorte, la réincarnation de cet étonnant Junipère dont les Fioretti nous célèbrent les innocents exploits. Vous connaissez cet ouvrage ?

— Oui, il est, après la Légende Dorée, le livre où s’est le plus candidement empreinte l’âme du Moyen Age.

— Eh bien, pour en revenir à Siméon, ce vieillard est un saint d’une simplicité peu commune. — En voici une preuve entre mille. Il y a de cela quelques mois, j’étais dans la cellule du prieur, quand le frère Siméon se présente. Il dit au père la formule usitée pour demander la parole : « Benedicite; » — le P. Maximin lui répond : « Dominus » et sur ce mot, qui l’autorise à converser, le frère montre ses lunettes et raconte qu’il ne voit plus clair.

— Ce n’est pas bien surprenant, dit le prieur, voilà bientôt dix ans que vous portez les mêmes lunettes ; vos yeux ont pu s’affaiblir depuis ce temps ; ne vous inquiétez pas, nous trouverons le numéro qui convient maintenant à votre vue.

Tout en discourant, le P. Maximin remuait le verre des lunettes, machinalement, entre ses mains et soudain il rit, en me montrant ses doigts qui étaient devenus noirs. Il se détourne, prend un linge, achève de nettoyer les lunettes, et, les replaçant sur le nez du frère, il lui dit : voyez-vous, frère Siméon ?

Et le vieux, stupéfait, s’écrie : oui... j’y vois !

Mais ceci n’est qu’une des faces de ce brave homme. Une autre c’est l’amour de ses bêtes. Quand une truie va mettre bas, il sollicite la permission de passer la nuit auprès d’elle, il l’accouche, la soigne comme son enfant, pleure lorsqu’on vend les gorets ou qu’on expédie ses cochons à l’abattoir. Aussi ce que tous ces animaux l’adorent !

Vraiment, reprit l’oblat, après un silence, Dieu aime par-dessus tout les âmes simples, car il comble le frère Siméon de grâces. Seul, ici, il possède le don de commandement sur les esprits et peut résorber et même prévenir les accidents démoniaques qui surgissent dans les cloîtres. — L’on assiste alors à des actes étranges : un beau matin, tous les porcs tombent sur le flanc ; ils sont malades et sur le point de crever.

Siméon, qui connaît l’origine de ces maux, crie au Diable : attends, attends un peu, toi, et tu vas voir ! Il court chercher de l’eau bénite, en asperge, en priant, son troupeau et toutes les bêtes qui agonisaient se relèvent et gambadent, en remuant la queue.

Quant aux incursions diaboliques dans le couvent même, elles ne sont que trop réelles et, parfois, on ne les refoule qu’après de persistantes obsécrations et d’énergiques jeûnes : à certains moments, dans la plupart des abbayes, le Démon répand des semis de larves dont on ne sait comment se défaire. Ici, le père abbé, le prieur, tous ceux qui sont prêtres, ont échoué ; il a fallu, pour que les exorcismes fussent efficaces, que l’humble convers intervint ; aussi, en prévision de nouvelles attaques, a-t-il obtenu le droit de laver quand bon lui semble, avec de l’eau bénite et des oraisons, le monastère.

Il a le pouvoir de sentir le malin là où il se cache et il le poursuit, le traque, finit par le jeter dehors.

Voici la porcherie, continua M. Bruno, en désignant en face de l’aile gauche du cloître une masure entourée de palissades et il ajouta :

— Je vous préviens, le vieux grunnit tel qu’un pourceau, mais il ne répondra, lui aussi, que par des signes à nos questions.

— Mais il peut parler à ses animaux.

— Oui, à eux seuls.

L’oblat poussa une petite porte et le convers, tout courbé, leva péniblement la tête.

— Bonjour, mon frère, dit M. Bruno, voici monsieur qui voudrait visiter vos élèves.

Il y eut un grognement de joie sur les lèvres du vieillard. Il sourit et les invita d’un signe à le suivre.

Il les introduisit dans une étable et Durtal recula, assourdi par des cris affreux, suffoqué par l’ardeur pestilentielle des purins. Tous les porcs se dressaient debout, derrière leur barrière, hurlaient d’allégresse, à la vue du frère.

— Paix, paix, fit le vieillard, d’une voix douce, et, haussant le bras au-dessus des palis, il cajola les groins qui s’étouffaient à grogner, en le flairant.

Il tira Durtal par la manche, et le faisant pencher au-dessus du treillage, il lui montra une énorme truie au nez retroussé, de race anglaise, un animal monstrueux, entouré d’une bande de gorets qui se ruaient, ainsi que des enragés, sur des tétines.

— Oui, ma belle, va, ma belle, murmura le vieux, en lui lissant les soies avec la main.

Et la truie le regardait avec des petits yeux languissants et lui léchait les doigts ; elle finit par pousser des clameurs abominables lorsqu’il partit.

Et le frère Siméon exhiba d’autres élèves, des cochons avec des oreilles en pavillon de trompe et des queues en tire-bouchons, des truies dont les ventres traînaient et dont les pattes semblaient à peine sorties du corps, des nouveau-nés qui pillaient goulûment la calebasse des pis, et d’autres plus grands qui jouaient à se poursuivre et se roulaient dans la boue, en reniflant.

Durtal lui fit compliment de ses bêtes et le vieillard jubila, s’essuya, avec sa grosse main, le front ; puis, sur une question de l’oblat s’informant de la portée de telle truie, il têtait ses doigts à la file ; répondait à cette réflexion que ces animaux étaient vraiment voraces, en tendant les bras au ciel, en indiquant les baquets vides, en enlevant des bouts de bois, en arrachant des touffes d’herbes qu’il portait à ses lèvres, en grouinant comme s’il avait le museau plein.

Puis il les conduisit dans la cour, les rangea contre le mur, ouvrit, plus loin, une porte et s’effaça.

Un formidable verrat passa tel une trombe, culbuta une brouette, fit jaillir tout autour de lui, ainsi qu’un obus, des éclats de terre ; puis il courut au galop, en rond, tout autour de la cour et finit par aller piquer une tête dans une mare de purin. Il s’y ventrouilla, s’y retourna, gigota, les quatre pattes en l’air, s’échappa de là, noir, sale de même qu’un fond de cheminée, ignoble.

Après quoi, il se mit en arrêt, sonna joyeusement du groin et voulut aller caresser le moine qui le contint, d’un geste.

— Il est magnifique votre verrat ! dit Durtal.

Et le convers regarda Durtal avec des yeux humides ; et il se frotta le cou avec la main, en soupirant.

— Cela signifie qu’on le tuera prochainement, dit l’oblat.

Et le vieux acquiesça d’un hochement douloureux de tête.

Ils le quittèrent, en le remerciant de sa complaisance.

— Quand je songe à la façon dont cet être, qui s’est voué aux plus basses besognes, prie dans l’église, ça me donne envie de me mettre à genoux et de faire, ainsi que ses pourceaux, de lui baiser les mains ! s’écria Durtal après un silence.

— Le frère Siméon est un être angélique, répliqua l’oblat. Il vit de la vie unitive, l’âme ensevelie, noyée dans l’océan de la divine essence. Sous cette grossière enveloppe, dans ce pauvre corps, réside une âme sans péchés ; aussi, est-il bien juste que Dieu le gâte ! Il lui a, ainsi que je vous l’ai dit, délégué tout pouvoir sur le démon ; et, dans certains cas, il lui concède également la puissance de guérir, par l’imposition des mains, les maladies, il a renouvelé ici les guérisons miraculeuses des anciens Saints.

Ils se turent, puis prévenus par les cloches qui sonnaient les Vêpres, ils se dirigèrent vers l’église.

Et, revenant alors sur lui-même, tentant de se récupérer, Durtal demeura stupéfait. La vie monastique reculait le temps. Il était à la Trappe depuis combien de semaines et il y avait déjà combien de jours qu’il s’était approché des Sacrements ? cela se perdait dans le lointain : ah ! l’on vivait double, dans les cloîtres ! — Et, pourtant, il ne s’y ennuyait pas ; il s’était aisément plié au dur régime et, malgré la concision des repas, il n’avait aucune migraine, aucune défaillance ; il ne s’était même jamais si bien porté ! — mais ce qui persistait, c’était cette sensation d’étouffement, de soupirs contenus, cette ardente mélancolie des heures et, plus que tout, cette vague inquiétude d’entendre enfin en soi, d’y écouter les voix de cette Trinité, Dieu, le Démon et l’homme, réunie en sa propre personne.

Ce n’est pas la paix rêvée de l’âme — et c’est même pis qu’à Paris, se disait-il, en se rappelant l’épreuve démentielle du chapelet — et, cependant — expliquez cela, l’on est, quand même, heureux ici !




CHAPITRE V

Levé de meilleure heure que de coutume, Durtal descendit à la chapelle. L’office de matines était terminé, mais quelques convers, parmi lesquels se trouvait le frère Siméon, priaient, à genoux, sur le sol.

La vue de ce divin porcher jeta Durtal dans de longues rêveries. Il essayait vainement de pénétrer dans le sanctuaire de cette âme cachée comme une invisible chapelle derrière le rempart en fumier d’un corps, il ne parvenait même pas à se figurer les aîtres si adhésifs et si dociles de cet homme qui avait atteint l’état le plus élevé auquel, ici-bas, la créature humaine puisse prétendre.

Quelle force de prières il possède ! Se disait-il, en regardant ce vieillard.

Et il se remémorait les détails de son entrevue, la veille. C’est pourtant vrai, pensait-il, il y a chez ce moine un peu de l’allure de ce frère Junipère dont la surprenante simplicité a franchi les âges.

Et il se recordait des aventures de ce Franciscain que ses compagnons laissèrent, un jour, seul, dans le couvent, en lui recommandant de s’occuper du repas, afin qu’il fût prêt, dès leur retour.

Et Junipère réfléchit : — que de temps dépensé à préparer les mets ! Les frères qui se relaient dans cet emploi n’ont plus le moyen de vaquer aux oraisons ! — et désirant alléger ceux qui lui succéderont à la cuisine, il se résout à conditionner de si copieux plats que la communauté puisse s’alimenter avec eux pendant quinze jours.

Il allume tous les fourneaux, se procure, on ne sait comment, d’énormes chaudrons, les remplit d’eau, y précipite, pêle-mêle, des oeufs avec leurs écailles, des poulets avec leurs plumes, des légumes qu’il omet d’éplucher et il s’évertue devant un feu à rôtir des boeufs, à piler, à remuer avec un bâton la pâtée saugrenue de ses bassines.

Quand les frères rentrent et s’installent au réfectoire, il accourt, la figure rissolée et les mains cuites, et sert, joyeux, sa ratatouille. Le supérieur lui demande s’il n’est pas fol et il demeure stupéfié que l’on ne s’empiffre pas cet étonnant salmis. Il avoue, en toute humilité, qu’il a cru rendre service à ses frères et ce n’est que sur l’observation que tant de nourriture sera perdue, qu’il pleure à chaudes larmes et se déclare un misérable ; il crie qu’il n’est propre qu’à gâter les biens du bon Dieu, tandis que les moines sourient, admirant la débauche de charité et l’excès de simplicité de Junipère.

Le frère Siméon serait assez humble et assez naïf pour renouveler d’aussi splendides gaffes, se disait Durtal ; mais mieux encore que le brave Franciscain, il m’évoque le souvenir de cet exorbitant saint Joseph de Cupertino dont l’oblat parlait hier.

Celui-là, qui s’appelait lui-même frère Ane, était un délicieux et pauvre être, si modeste, si borné qu’on le chassait de partout. Il passe dans la vie, la bouche ouverte, se cognant, ahuri, contre tous les cloîtres qui le repoussent. Il vagabonde, inapte à remplir même les besognes les plus viles. Il a, comme dit le peuple, des mains en beurre, il casse tout ce qu’il touche. On lui commande d’aller chercher de l’eau, et, il erre, sans comprendre, absorbé en Dieu, finit, quand personne n’y pense plus, par en apporter au bout d’un mois.

Un monastère de capucins, qui l’avait recueilli, s’en débarrasse. Il repart, vague, désorbité, dans les villes, échoue dans un autre couvent où il s’emploie à soigner les animaux qu’il adore ; et il surgit dans une perpétuelle extase, se révèle le plus singulier des thaumaturges, chasse les démons et guérit les maux. Il est tout à la fois idiot et sublime ; dans l’hagiographie, il reste unique et semble y figurer pour fournir la preuve que l’âme s’identifie avec l’Eternelle Sagesse, plus par le non-savoir que par la science.

Et, lui aussi, il aime les bêtes, se disait Durtal, en contemplant le vieux Siméon ; et, lui aussi, il poursuit le malin et opère par sa sainteté des guérisons.

Dans une époque où tous les hommes sont exclusivement hantés par des pensées de luxure et de lucre, elle paraît extraordinaire l’âme décortiquée, l’âme candide et toute nue, de ce bon moine. Il a quatre-vingt ans sonnés, et il mène, depuis sa jeunesse, l’existence sommaire des Trappes ; il ne sait probablement pas dans quel temps il vit, sous quelles latitudes il habite, s’il est en Amérique ou en France, car il n’a jamais lu un journal et les bruits du dehors ne parviennent pas jusqu’à lui.

Il ne se doute même pas du goût de la viande et du vin ; il n’a aucune notion de l’argent dont il ne soupçonne ni la valeur, ni l’aspect ; il ne s’imagine point comment une femme est faite ; ce n’est que par la saillie de ses verrats et la gésine de ses truies qu’il devine peut-être l’essence et les suites du péché de chair.

Il vit seul, concentré dans le silence et terré dans l’ombre ; il médite sur les mortifications des pères du désert qu’on lui détaille pendant qu’il mange ; et la frénésie de leurs jeûnes le rend honteux de son misérable repas et il s’accuse de son bien-être !

Ah ! ce père Siméon, il est innocent ; il ne sait rien de ce que nous connaissons et il sait ce que tout le monde ignore ; son éducation est faite par le seigneur même qui l’instruit de ses vérités incompréhensibles pour nous, qui lui modèle l’âme avec du ciel, qui s’infond en lui et le possède et le déifie dans l’union de Béatitude !

Cela nous met un peu loin des cagots et des dévotes, aussi loin, du reste, qu’est le catholicisme moderne de la mystique, car décidément cette religion est aussi terre à terre que la mystique est haute !

Et c’est vrai cela. — Au lieu de tendre de toutes ses forces à ce but inouï, de prendre son âme, de la façonner en cette forme de colombe que le Moyen Age donnait à ses pyxides, au lieu d’en faire la custode où l’hostie repose dans l’image même du Saint-Esprit, le catholique se borne à tâcher de cacher sa conscience, s’efforce de ruser avec le juge, par crainte d’un salutaire enfer ; il agit non par dilection mais par peur ; c’est lui qui, avec l’aide de son clergé et le secours de sa littérature imbécile et de sa presse inepte, a fait de la religion un fétichisme de Canaque attendri, un culte ridicule, composé de statuettes et de troncs, de chandelles et de chromos ; c’est lui qui a matérialisé l’idéal de l’amour, en inventant une dévotion toute physique au Sacré-Coeur !

Quelle bassesse de conception ! continuait Durtal qui était sorti de la chapelle et errait sur les bords du grand étang. Il regarda les roseaux qui se courbaient comme une moisson encore verte, sous un coup de vent ; puis il entrevit, en se penchant, un vieux bateau qui portait, sur sa coque bleuâtre, le nom presque effacé de l’Alleluia; cette barque disparaissait sous des touffes de feuilles autour desquelles s’enroulaient les clochettes du volubilis, une fleur symbolique, car elle s’évase, telle qu’un calice, et elle a la blancheur mate d’une oublie.

La senteur tout à la fois câline et amère des eaux le grisait. Ah ! Se dit-il, le bonheur consiste certainement à être interné dans un lieu très fermé, dans une prison bien close, où une chapelle est toujours ouverte ; et il reprit : tiens, voici le frère Anaclet ; le convers s’avançait, courbé sous une banne.

Il passa devant Durtal, en lui souriant des yeux ; et, tandis qu’il continuait sa route, Durtal pensa : cet homme est pour moi un sincère ami ; quand je souffrais tant, avant de me confesser, il m’a tout exprimé dans un regard. Aujourd’hui qu’il me croit plus rasséréné, plus joyeux, il est content et il me le déclare dans un sourire ; et jamais je ne lui parlerai, jamais je ne le remercierai, jamais même je ne saurai qui il est-jamais je ne le reverrai peut-être !

En partant d’ici, je conserverai un ami pour lequel je sens, moi aussi, de l’affection ; et aucun de nous n’aura même échangé avec l’autre un geste !

Au fond, ruminait-il, cette réserve absolue ne rend-elle pas notre amitié plus parfaite ; elle s’estompe dans un éternel lointain, reste mystérieuse et inassouvie, plus sûre.

Tout en se ratiocinant ces réflexions, Durtal se dirigea vers la chapelle où l’appelait l’office et, de là, il se rendit au réfectoire.

Il fut surpris de ne trouver qu’un seul couvert sur la nappe. Qu’est-il arrivé à M. Bruno ? — voyons, je vais quand même un peu l’attendre, songea-t-il ; et, pour tuer le temps, il s’amusa à lire un tableau imprimé qui était pendu au mur.

C’était une sorte d’avertissement qui débutait ainsi :

Eternité !
« Hommes pécheurs, vous mourrez. — Soyez toujours prêts. »
« Veillez donc, priez sans cesse, n’oubliez jamais les quatre fins que vous voyez, ici, tracées : »
« La Mort qui est la porte de l’Eternité, »
« Le Jugement qui décide de l’Eternité, »
« L’Enfer qui est le séjour de la malheureuse Eternité, »
« Le Paradis qui est le séjour de la bienheureuse éternité. »

Le P. Etienne interrompit Durtal, en lui annonçant que M. Bruno était allé à Saint-Landry, afin d’y effectuer quelques achats, et qu’il ne reviendrait que pour le coucher, à huit heures ; dînez donc sans plus tarder et dépêchez-vous, car tous les plats vont être froids.

— Et comment se porte le père abbé ?

— Doucement ; il garde encore la chambre, mais il espère pouvoir, après-demain, descendre un peu pour assister au moins à quelques-uns des offices.

Et le moine salua et disparut.

Durtal se mit à table, mangea d’une soupe à l’eau de fèves, avala un oeuf mollet, une cuillerée de fèves tièdes et comme, une fois dehors, il longeait la chapelle, il y entra et s’agenouilla devant l’autel de la vierge ; mais aussitôt l’esprit de blasphème l’emplit ; il voulut à tout prix insulter la vierge ; il lui sembla qu’il éprouverait une joie âcre, une volupté aiguë, à la salir et il se retint, se crispa la face pour ne pas laisser échapper les injures de roulier qui se pressaient sur ses lèvres, qui se disposaient à sortir.

Et il détestait ces abominations, il se révoltait contre elles, il les refoulait avec horreur et l’impulsion devenait si irrésistible qu’il dut, pour se taire, se saigner, à coups de dents, la bouche.

C’est un peu fort d’entendre gronder en soi le contraire de ce que l’on pense, se dit-il ; mais il avait beau appeler toute sa volonté à l’aide, il sentait qu’il allait céder, cracher quand même ces impuretés, et il s’enfuit, songeant que mieux valait, s’il n’y avait plus moyen de résister, vomir ces ordures dans la cour plutôt que dans l’église.

Et dès qu’il eut quitté la chapelle, cette folie de blasphèmes cessa ; surpris par l’étrange violence de cette attaque, il déambula le long de l’étang.

Et, peu à peu, une intuition inexpliquée d’un péril qui le menaçait lui vint. Ainsi qu’une bête qui flaire un ennemi caché, il regarda avec précaution en lui, finit par apercevoir un point noir à l’horizon de son âme et, brusquement, sans qu’il eût le temps de se reconnaître, de se rendre compte du danger qu’il voyait surgir, ce point s’étendit, le couvrit d’ombre ; il ne fit plus jour en lui.

Il eut cette minute de malaise qui précède l’orage, et, dans le silence anxieux de son être, tels que des gouttes de pluie, des arguments tombèrent.

Les pénibles effets du Sacrement, mais ils se justifiaient ! N’avait-il pas procédé de telle sorte que sa communion ne pouvait qu’être infidèle ? évidemment. — Au lieu de se tasser et de s’étreindre, il avait passé un après-midi de révolte et de colère ; le soir même, il avait indignement jugé un ecclésiastique dont le seul tort était de se complaire dans la vanité des plaisanteries faciles. S’était-il confessé de cette iniquité et de ces séditions ? Pas le moins du monde ; et, après la communion, s’était-il, comme il l’eût fallu, enfermé en tête à tête avec son hôte ? Encore moins. Il l’avait abandonné, sans plus s’occuper de lui ; il avait déguerpi de son logis interne, s’était promené dans les bois, n’avait même pas assisté aux offices !

Mais voyons, voyons, ces réprimandes sont ineptes ! j’ai communié, tel que j’étais, sur l’ordre formel du confesseur ; quant à cette promenade, je ne l’ai ni demandée, ni souhaitée ! c’est M. Bruno qui, d’accord avec l’abbé de la Trappe, a décidé qu’elle me serait propice ; je n’ai donc rien à me reprocher, je suis indemne.

— Cela prouve-t-il que tu n’aurais pas mieux agi, en vivant cette journée en prières, dans l’église ?

— Mais, se cria-t-il, avec ce système-là, on ne marcherait plus, on ne mangerait plus, on ne dormirait plus, car on ne devrait jamais s’éloigner de l’église. Il y a temps pour tout, que diantre !

— Sans doute, mais une âme plus diligente eût refusé cette excursion, justement parce qu’elle lui plaisait ; elle l’eût écartée, par mortification, par esprit de pénitence.

— Evidemment mais... ces scrupules le torturèrent ; le fait est, se dit-il, que j’aurais pu employer mon après-midi plus saintement ; — de là, à croire qu’il s’était mal conduit, il n’y avait qu’un pas et il le fit. Il se lapida, pendant une heure, suant d’angoisse, s’accusant de méfaits imaginaires, s’engageant dans cette voie si loin qu’il finit par s’ébrouer, par comprendre qu’il déraillait.

L’histoire du chapelet lui revint en mémoire et alors il se blâma de se laisser encore acculer par le démon. Il commençait à souffler, à reprendre son assiette, quand des attaques autrement redoutables se présentèrent.

Ce ne fut plus une instillation d’arguments qui coulaient goutte à goutte, mais une pluie furieuse qui se précipita sur son âme, en avalanche. L’orage, dont l’ondée de scrupules n’était que le prélude, éclata en plein ; et, dans la panique du premier moment, dans l’assourdissement de la tempête, l’ennemi démasqua ses batteries, le frappa au coeur.

— Il n’avait retiré aucun bien de cette communion, mais il était vraiment par trop jeune aussi ! Ah çà, est-ce qu’il croyait que, parce qu’un prêtre avait proféré cinq mots latins sur un pain azyme, ce pain s’était transsubstantié en la chair du Christ ? Qu’un enfant accueille de pareilles sornettes, passe encore ! Mais avoir franchi la quarantaine et écouter d’aussi formidables bourdes, c’était excessif, presque inquiétant !

Et les insinuations le cinglèrent, comme des paquets de grêle : qu’est-ce qu’un pain qui est du blé avant et qui n’est plus après qu’une apparence ? Qu’est-ce qu’un corps dont l’ubiquité est telle qu’il paraît en même temps sur les autels de pays divers ? Qu’est-ce qu’une puissance qui se trouve annihilée lorsque l’hostie n’est pas fabriquée avec du pur froment ?

Et cela devint une véritable inondation qui l’ensevelit ; et cependant, de même qu’un imperméable pieu, cette foi qu’il avait acquise, sans avoir jamais su comment, restait immobile, disparaissait sous des torrents d’interrogation, mais ne bougeait point.

Et il se révolta et se dit : qu’est-ce que cela prouve sinon que la ténèbre sacramentelle de l’Eucharistie est insondable. D’ailleurs, si c’était intelligible, ce ne serait pas divin. Si le Dieu que nous servons pouvait être compris par la raison, il ne vaudrait pas la peine d’être servi, a dit Tauler ; et l’Imitation déclare nettement aussi à la fin de son IVe livre que si les oeuvres de Dieu étaient telles que l’intelligence de l’homme pût aisément les saisir, elles cesseraient d’être merveilleuses et ne pourraient être qualifiées d’ineffables.

Et une voix railleuse reprit :

— Voilà qui s’appelle répondre, en avouant que l’on n’a rien à répondre.

— Enfin, fit Durtal qui réfléchissait, j’ai assisté à des expériences de spiritisme où nulle tricherie n’était possible. Il était bien évident que ce n’étaient ni le fluide des spectateurs, ni la suggestion des personnes entourant la table qui dictaient les réponses, puisque, en frappant ses coups, cette table s’exprima subitement en anglais, alors que personne ne parlait cette langue et que, quelques minutes plus tard, s’adressant à moi qui étais éloigné d’elle et qui, par conséquent, ne la touchais pas, elle me raconta, en français, cette fois, des faits que j’avais oubliés et que, seul, je pouvais savoir. Je suis donc bien obligé de supposer un élément de surnaturel se servant, en guise de truchement, d’un guéridon, d’accepter, sinon l’évocation des morts, au moins ce qui semble plus probable, l’existence constatée de larves.

Alors, il n’est pas plus surprenant, plus impossible que le Christ se substitue à la pâte d’un pain, qu’une larve furète et bavarde dans un pied de table. Ces phénomènes déroutent également les sens ; mais si l’un d’eux est indéniable — et la manifestation spirite l’est, à coup sûr — quels motifs invoquer pour nier la vraisemblance de l’autre qui a été attestée d’ailleurs par des milliers de Saints ?

Au fond, poursuivit-il, en souriant, il y avait déjà la démonstration par l’absurde, mais celle-ci pourrait s’intituler la démonstration par l’abject, car si le mystère eucharistique est sublime, il n’en est pas de même du spiritisme qui n’est, en fin de compte, que la latrine du surnaturel, que le goguenot de l’au-delà !

— S’il n’y avait encore que cette énigme, reprit la voix, mais toutes les doctrines catholiques sont d’un gabarit pareil ! Examine la religion dès sa naissance et dis si elle ne débute pas par un dogme absurde ?

Voici un Dieu, infiniment parfait, infiniment bon, un Dieu qui n’ignore ni le passé, ni le présent, ni l’avenir, il savait donc qu’ève pécherait ; alors, de deux choses l’une : ou il n’est pas bon puisqu’il l’a soumise à cette épreuve, en connaissant qu’elle n’était pas de force à la subir ; ou bien alors, il n’était pas certain de sa défaite ; auquel cas, il n’est pas omniscient, il n’est pas parfait.

Durtal ne répondait pas à ce dilemme qu’il est, en effet, malaisé de résoudre.

— Pourtant, se dit-il, l’on peut tout d’abord écarter l’une de ces deux propositions, la dernière ; car il est enfantin de s’occuper du futur lorsqu’il s’agit de Dieu ; nous le jugeons avec notre misérable entendement et il n’y a pour lui, ni présent, ni passé, ni avenir ; il les voit tous, dans la lumière incréée, au même instant. Pour lui, la distance ne se figure pas et l’espace est nul. Les jadis, les maintenant et les demain ne sont qu’un. Il ne pouvait par conséquent douter que le serpent vaincrait. Ce dilemme amputé se détraque donc...

— Soit, mais l’autre alternative reste, que fais-tu de sa bonté ?

— Sa bonté... Et Durtal avait beau se ressasser les arguments tirés du libre-arbitre ou de la venue promise du sauveur, il était bien forcé de s’avouer que ses réponses étaient débiles.

Et la voix se fit plus pressante :

— Tu admets aussi le péché originel ?

— Je suis bien obligé de l’admettre, puisqu’il existe. Qu’est-ce que l’hérédité, l’atavisme, sinon, sous un autre vocable, le terrible péché des origines ?

— Et cela te paraît juste que des générations innocentes réparent encore et toujours la faute du premier homme ?

Et comme Durtal ne répliquait pas, la voix insinua doucement :

— Cette loi est tellement inique qu’il semble que le créateur en ait eu honte et que, pour se punir de sa férocité et ne pas se faire à jamais exécrer par sa créature, il ait voulu souffrir sur la croix, expier son crime, en la personne de son propre Fils !

— Mais, s’écria Durtal exaspéré, Dieu n’a pu commettre un crime et se châtier ; si cela était, Jésus serait le rédempteur de son père et non le nôtre ; c’est fou !

Il retrouvait peu à peu son équilibre ; lentement, il récita le symbole des apôtres, tandis que les objections qui le démolissaient se pressaient, les unes à la suite des autres, en lui.

Il y a un fait certain, se dit-il, car il était, dans cette bagarre, très lucide : c’est que nous sommes deux pour l’instant en moi. Je puis suivre mes raisonnements et j’entends, de l’autre côté, les sophismes que mon double me souffle. Jamais cette dualité ne m’était apparue aussi nette.

Et l’attaque faiblit sur cette réflexion ; on eût cru que l’ennemi découvert battait en retraite.

Mais, il n’en fut rien ; après une courte trève, l’assaut recommença sur un autre point.

— Es-tu bien sûr de ne t’être pas suggestionné, de ne t’être pas monté le coup à toi-même ? A force d’avoir voulu croire, tu as fini par enfanter et par t’implanter, en la déguisant sous le nom de grâce, une idée fixe autour de laquelle maintenant tout festonne. Tu te plains de n’avoir pas éprouvé des joies sensibles après ta communion, cela démontre simplement que tu ne t’étais pas assez tendu, ou que, lassée de ses excès de la veille, ton imagination s’est révélée inapte à te jouer l’affolante féerie que tu te réclamais, après la messe.

Au reste, tu devrais le savoir, tout dépend, dans ces questions-là, de l’activité plus ou moins fébrile de la cervelle et des sens ; vois ce qui a lieu pour les femmes ; elles se leurrent plus facilement que l’homme ; car là encore se décèle la différence des conformations, la variété des sexes ; le Christ se donne charnellement sous les apparences d’un pain ; c’est le mariage mystique, l’union divine consommée par la voie des lèvres ; il est bien l’époux des femmes, tandis que, nous autres, sans le vouloir, par l’aimant même de notre nature, nous sommes plus attirés par la Vierge. Mais elle ne se livre pas, ainsi que son fils, à nous ; elle ne réside pas dans le sacrement ; la possession est avec elle impossible ; elle est notre mère mais elle n’est pas notre Epouse, comme lui est l’Epoux des Vierges.

On conçoit dès lors que les femmes s’emballent plus violemment et qu’elles adorent mieux et qu’elles se figurent plus aisément qu’elles sont choyées. D’ailleurs, M. Bruno te le disait hier : la femme est plus passive, moins rebelle à l’action céleste...

— Eh ! Qu’est-ce que cela me fait ? Qu’est-ce que cela prouve ? Que plus on aime et mieux on est aimé ? Mais si cet axiome est faux, au point de vue terrestre, il est certainement exact au point de vue divin ; ce qui serait monstrueux, ce serait que le seigneur ne traitât pas mieux l’âme d’une clarisse que la mienne !

Il y eut encore un temps de repos ; et l’attaque tourna et se rua sur un nouvel endroit.

— Alors tu crois à l’éternel enfer ? Tu supposes un Dieu plus cruel que tu ne serais, un Dieu qui a créé les gens, sans qu’ils aient été consultés, sans qu’ils aient demandé à naître ; et, après avoir pâti pendant leur existence, ils seraient encore suppliciés sans merci, après leur mort ; mais, voyons, toi-même, tu verrais torturer ton plus fervent ennemi, que tu serais pris de pitié, que tu solliciterais sa grâce. Tu pardonnerais et le Tout-Puissant serait implacable ? tu m’avoueras que c’est se faire de lui une singulière idée.

Durtal se taisait ; l’enfer se perpétuant à l’infini demeurait, en effet, gênant. La réplique qu’il est légitime que les peines soient éternelles puisque les récompenses le sont n’était pas décisive, car enfin le propre de la bonté parfaite serait justement d’abréger les châtiments et de prolonger les joies.

Mais enfin, se dit-il, sainte Catherine de Gênes a élucidé cette question. Elle expose très bien que Dieu envoie un rayon de miséricorde, un courant de pitié dans les enfers, qu’aucun damné ne souffre autant qu’il mériterait de souffrir, que si l’expiation ne doit pas cesser, elle peut se modifier, s’atténuer, devenir, à la longue, moins rigoureuse, moins intense.

Elle remarque aussi qu’au moment de se séparer du corps, l’âme s’entête ou cède ; si elle reste endurcie, si elle ne manifeste aucune contrition de ses fautes, la coulpe ne saurait lui être remise, car après la mort le franc-arbitre ne subsiste plus, la volonté que l’on possède, à l’instant où l’on sort de ce monde, reste invariable.

Si, au contraire, elle ne persévère pas dans ses sentiments d’impénitence, une partie de la répression lui sera sans nul doute ôtée ; par conséquent, n’est voué à la géhenne continuelle, que celui qui, délibérément, ne veut pas, quand il en est temps encore, revenir à résipiscence, que celui qui se refuse à renier ses fautes.

Ajoutons que, d’après la sainte, Dieu n’a même pas à faire évacuer l’âme pour jamais polluée sur les enfers, car elle y va d’elle-même, elle y est conduite par la nature même de ses péchés ; elle s’y précipite, comme en son propre bien, elle s’y engouffre naturellement, si l’on peut dire.

En somme, on peut se figurer un enfer très petit et un purgatoire très grand ; on peut s’imaginer que l’enfer est peu peuplé, qu’il n’est réservé qu’aux cas de scélératesse rares, qu’en réalité la foule des âmes désincarnées se presse dans le purgatoire et y endure des corrections proportionnées aux méfaits qu’elles ont, ici-bas, voulus. Ces idées n’ont rien d’insoutenable et elles ont l’avantage d’accorder les idées de miséricorde et de justice.

— Parfait ! répliqua railleusement la voix. Alors l’homme serait bien bon de se contraindre ; il peut voler, piller, tuer son père et violer sa fille, c’est le même prix ; pourvu qu’à la dernière minute il se repente, il est sauvé !

— Mais non ! La contrition n’enlève que l’éternité de la peine et non la peine même ! Chacun doit être puni ou récompensé, selon ses oeuvres. Celui qui sera souillé d’un parricide ou d’un inceste supportera un châtiment autrement pénible, autrement long que celui qui ne les aura point commis ; l’égalité dans la souffrance piaculaire, dans la douleur réparatrice, n’existe pas.

Au reste, cette idée d’une vie purgative après la mort est si naturelle, si certaine, que toutes les religions l’assument. Pour toutes, l’âme est une sorte d’aérostat qui ne peut monter, atteindre ses fins dernières dans l’espace, qu’en jetant son lest. Dans les cultes de l’Orient, l’âme, pour se dépurer, se réincarne ; elle se frotte dans de nouveaux corps, ainsi qu’une lame dans des couches de grès qui l’éclaircissent. Pour nous autres, catholiques, elle ne subit aucun avatar terrestre, mais elle s’allège, se dérouille, s’éclaire dans le purgatoire où Dieu la transforme, l’attire, l’extrait peu à peu de sa gangue de péchés, jusqu’à ce qu’elle puisse s’élever et se perdre en lui.

Pour en finir avec cette irritante question d’un perpétuel enfer, comment ne point concevoir que la justice divine hésite, la plupart du temps, à prononcer d’inexorables arrêts. L’humanité est, en majeure partie, composée de scélérats inconscients et d’imbéciles qui ne se rendent même pas compte de la portée de leurs fautes. Ceux-là, leur parfaite incompréhension les sauve. Quant aux autres qui se putréfient, en sachant ce qu’ils font, ils sont évidemment plus coupables, mais la société qui hait les gens supérieurs se charge, elle-même, de les châtier ; elle les humilie, les persécute et il est dès lors permis d’espérer que notre-Seigneur prendra en pitié ces pauvres âmes si misérablement piétinées, pendant leur séjour sur la terre, par la cohue des mufles.

— Alors il y a tout avantage à être un imbécile, car l’on est épargné sur la terre et au ciel.

— Ah certes ! Et puis... et puis... à quoi sert de discuter, puisque nous ne pouvons nous faire la moindre idée de ce qu’est la justice infinie d’un Dieu !

En voilà assez, d’ailleurs, ces débats m’assomment ! Il essaya de distraire sa pensée de ces sujets, il voulut, pour rompre l’obsession, se reporter à Paris, mais cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que le double revenait à la charge.

Il s’emparait, une fois de plus, du dilemme boiteux de tout à l’heure, assaillait encore la bonté du créateur, à propos des péchés de l’homme. Le purgatoire est déjà exorbitant, car enfin, disait-il, Dieu savait que l’homme céderait aux tentations ; alors pourquoi les tolérer et surtout pourquoi le condamner ? c’est de la bonté, c’est de la justice, cela ?

— Mais c’est un sophisme ! s’écria Durtal qui s’agaçait. Dieu laisse à chacun sa liberté ; personne n’est tenté au delà de ses forces. S’il permet, en certains cas, que la séduction dépasse nos moyens de résistance, c’est pour nous rappeler à l’humilité, pour nous ramener à lui par le remords, c’est pour d’autres causes que nous ignorons et qu’il n’a pas à nous montrer. Il est probable qu’alors ces transgressions sont autrement appréciées que celles que nous avons pratiquées de notre plein gré...

— La liberté de l’homme ! Elle est jolie, oui, parlons-en ! Et l’atavisme ? Et le milieu ? Et les maladies du cerveau et des moelles ? Est-ce qu’un homme agité d’impulsions maladives, envahi par des troubles génésiques, est responsable de ses actes ?

— Mais qu’est-ce qui dit que, dans ces conditions-là, on lui impute Là-Haut, ces actes ? — c’est idiot, à la fin, de toujours comparer la justice divine aux tribunaux des hommes ! Mais c’est tout le contraire ; les jugements humains sont souvent si infâmes qu’ils avèrent qu’une autre équité existe. Mieux que les preuves de la théodicée, la magistrature prouve Dieu, car, sans lui, comment serait-il assouvi cet instinct de justice si inné en chacun de nous que même les plus humbles des bêtes l’ont ?

— Tout cela n’empêche, reprit la voix, que le caractère change suivant que l’estomac fonctionne bien ou mal ; la médisance, la colère, l’envie, c’est de la bile accumulée ou de la digestion ratée ; la bonhomie, la joie, c’est le sang qui circule librement, le corps qui s’épanouit à l’aise ; les mystiques sont des anémonerveux ; les extatiques sont des hystériques mal nourris, les maisons d’aliénés en regorgent ; ils dépendent de la science quand les visions commencent.

Du coup, Durtal se remit ; les arguments matérialistes étaient peu inquiétants, car aucun ne tenait debout ; tous confondaient la fonction et l’organe, l’habitant et le logis, l’horloge et l’heure. Leurs assertions ne reposaient sur aucune base. Assimiler la bienheureuse lucidité et l’inégalable génie d’une sainte Térèse aux extravagances des nymphomanes et des folles, c’était si obtus, si niais, qu’on ne pouvait vraiment qu’en rire !

— Le mystère demeurait entier ; aucun médecin n’avait pu et ne pouvait découvrir la psyché dans les cellules rondes ou fusiformes, dans les matières blanches ou les substances grises du cerveau. Ils reconnaissaient plus ou moins justement les organes dont l’âme se servait pour tirer les fils du pantin qu’elle était condamnée à mouvoir, mais, elle, restait invisible ; elle était partie, alors qu’ils forçaient les pièces de son logis, après la mort.

Non, ces racontars-là n’agissent pas sur moi, se confirma Durtal.

— Et celui-ci, agit-il mieux ? crois-tu à l’utilité de la vie, à la nécessité de cette chaîne sans fin, de ce touage de souffrances qui se prolongera, pour la plupart, même après la mort ? La vraie bonté, elle eût consisté à ne rien inventer, à ne rien créer, à laisser tout en l’état, dans le néant, en paix !

L’attaque pivotait sur elle-même, revenait toujours, après d’apparents détours, au même rond-point.

Durtal baissa le nez, car cet argument le dématait ; toutes les répliques que l’on pouvait imaginer étaient d’une faiblesse insigne et la moins étique, celle qui consiste à nous dénier le droit de juger, parce que nous ne pouvons percevoir que des détails du plan divin, parce que nous ne possédons sur lui aucune vue d’ensemble, ne prévalait pas contre la terrible phrase de Schopenhauer : « si Dieu a fait le monde, je ne voudrais pas être ce Dieu, car la misère du monde me déchirerait le coeur ! »

Il n’y a pas à barguigner, se disait-il, j’ai beau saisir que la Douleur est le vrai désinfectant des âmes, je suis pourtant obligé de me demander pourquoi le Créateur n’a pas inventé un moyen de nous purifier moins atroce. — Ah ! lorsque je songe aux souffrances internées dans les asiles d’aliénés et les salles d’hospice, ça me révolte, ça me fait douter de tout !

Si encore la Douleur était un antiseptique des délits futurs ou un détersif des fautes passées, on comprendrait encore ! Mais non, elle s’abat, indifférente, sur les mauvais et sur les bons ; elle est aveugle. — La meilleure preuve est la vierge qui était sans tache et qui n’avait pas, comme son fils, à expier pour nous. Elle ne devait pas, par conséquent, être châtiée et, elle aussi, elle a subi au pied du calvaire le supplice exigé par cette horrible loi !

— Bien, mais alors, reprit Durtal, après un silence de réflexion, si la vierge innocente a donné l’exemple, de quel droit, nous autres, les coupables, osons-nous nous plaindre ?

Non, il faudrait pourtant se résoudre à demeurer dans les ténèbres, à vivre entouré d’énigmes. L’argent, l’amour, rien n’est clair ; le hasard, s’il existe, est aussi mystérieux que la providence et plus qu’elle encore, il est indéchiffrable ! Dieu est au moins une origine de l’inconnu, une clef.

— Une origine qui est, elle-même, un autre secret, une clef qui n’ouvre rien !

Ah ! c’est irritant, se dit-il, d’être ainsi harcelé, dans tous les sens. En voilà assez ; d’ailleurs, ce sont là des questions qu’un théologien est seul à même de discuter ; moi, je suis sans armes ; la partie n’est pas égale ; je ne veux plus répondre.

Et il ne pouvait pas ne point entendre un vague ricanement qui montait en lui.

Il quitta le jardin, se dirigea vers la chapelle, mais la crainte d’être repris par des folies de blasphèmes l’en détourna. Ne sachant plus où aller, il regagna sa cellule, se répétant : il ne faudrait pas se chamailler ainsi ; oui, mais comment s’empêcher d’entendre des ergotages qui sortent d’on ne sait où. J’ai beau me crier : tais-toi ! — l’autre parle !

Arrivé dans sa chambre, il voulut prier et tomba à genoux devant son lit.

Alors ce fut abominable. Cette posture suscita des souvenirs de Florence, étendue au travers de la couche. Il se releva et les vieilles aberrations revinrent. Il repensait à cette créature, à ses goûts bizarres, à sa manie de mordiller les oreilles, de boire des odeurs de toilette dans de petits verres, de grignoter des tartines de caviar et des dattes. Elle était si libertine et si étrange, imbécile sans doute, mais obscure ! — Et si elle était dans cette pièce, retroussée, sur ce lit, là, devant toi, que ferais-tu ? Il se balbutiait : — je tâcherais de ne pas céder ! — Tu mens, avoue donc que tu te jetterais sur elle, avoue que tu enverrais la conversion, le cloître, tout au diable ! Il en pâlit ; la possibilité de sa lâcheté le suppliciait. Avoir communié, alors que l’on n’était pas plus certain de l’avenir, pas plus assuré de soi, c’est presque un sacrilège, se dit-il. Et il se cabra. Jusqu’ici il avait tenu bon, mais la vision de Florence l’entama. Il s’affala, désespéré, sur une chaise, ne sachant plus que devenir, ramassant ce qui lui restait de courage pour descendre à l’église où commençait l’office. Il s’y tréfila, s’y tenailla, assailli par des rappels turpides, dégoûté de lui-même, sentant sa volonté qui fuyait, blessée de toutes parts.

Et quand il fut dans la cour, il demeura abasourdi, se demandant où il allait s’abriter. Tous les lieux lui étaient devenus hostiles ; dans sa cellule, c’étaient des souvenances charnelles, dehors, c’étaient les tentations contre la foi ; ou plutôt je traîne cela constamment avec moi, se cria-t-il. Mon Dieu ! Mon Dieu, j’étais, hier, si tranquille !

Il piétinait au hasard d’une allée, quand un nouveau phénomène surgit.

Il avait eu jusqu’à cette heure, dans le ciel interne, la pluie des scrupules, la tempête des doutes, le coup de foudre de la luxure ; maintenant, c’était le silence et la mort.

Les ténèbres complètes se faisaient en lui.

Il cherchait à tâtons son âme et la trouvait inerte, sans connaissance, presque glacée. Il avait le corps vivant et sain, toute son intelligence, toute sa raison et ses autres puissances, ses autres facultés, s’engourdissaient, peu à peu, et s’arrêtaient. Il se manifestait, en son être, un effet tout à la fois analogue et contraire à ceux que le curare produit sur l’organisme, lorsqu’il circule dans les réseaux du sang ; les membres se paralysent ; l’on n’éprouve aucune douleur, mais le froid monte ; l’âme finit par être séquestrée toute vive dans un cadavre ; là, c’était le corps vivant qui détenait une âme morte.

Harcelé par la peur, il se dégagea d’un suprême effort, voulut se visiter, voir où il en était ; et de même qu’un marin, qui, dans un navire où s’est déclarée une voie d’eau, descend à fond de cale, il dut rétrograder, car l’escalier était coupé, les marches s’ouvraient sur un abîme.

Malgré la terreur qui le galopait, il se pencha, fasciné, sur ce trou et, à force de fixer le noir, il distingua des apparences ; dans un jour d’éclipse, dans un air raréfié, il apercevait au fond de soi le panorama de son âme, un crépuscule désert, aux horizons rapprochés de nuit ; et c’était, sous cette lumière louche, quelque chose comme une lande rasée, comme un marécage comblé de gravats et de cendres ; la place des péchés arrachés par le confesseur restait visible, mais, sauf une ivraie de vices sèche qui rampaient encore, rien ne poussait.

Il se voyait épuisé ; il savait qu’il n’avait plus la force d’extirper ses dernières racines et il défaillait, à l’idée qu’il faudrait encore s’ensemencer de vertus, labourer ce sol aride, fumer cette terre morte. Il se sentait incapable de tout travail, et il avait en même temps la conviction que Dieu le rejetait, que Dieu ne l’aiderait plus. Cette certitude le ravina. Ce fut inexprimable ; — car rien ne peut rendre les anxiétés, les angoisses de cet état par lequel il faut avoir passé pour le comprendre. L’affolement d’un enfant qui ne s’est jamais éloigné des jupes de sa mère et que l’on abandonnerait sans crier gare, en pleine campagne, à la brune, pourrait seul en donner un semblant d’idée ; et encore, en raison même de son âge, l’enfant, après s’être désolé, finirait-il par se calmer, par se distraire de son chagrin, par ne plus percevoir le danger qui l’entoure, tandis que, dans ces états, c’est le désespoir tenace et absolu, la pensée immuable du délaissement, la transe opiniâtre, que rien ne diminue, que rien n’apaise.

L’on n’ose plus, ni avancer, ni reculer ; on voudrait se terrer, attendre, en baissant la tête, la fin d’on ne sait quoi, être assuré que des menaces que l’on ignore et que l’on devine sont écartées. Durtal en était à ce point ; il ne pouvait revenir sur ses pas, car cette voie, qu’il avait quittée, lui faisait horreur. Il eût mieux aimé crever que de retourner à Paris pour y recommencer ses instances charnelles, pour y revivre ses heures de libertinage et d’ennuis ; mais s’il ne pouvait plus rebrousser chemin, il ne pouvait davantage marcher de l’avant, car la route aboutissait à un cul-de-sac. Si la terre le repoussait, le ciel se fermait en même temps, pour lui.

Il gisait, à mi-côte, dans la cécité, dans l’ombre, il ne savait où.

Et cet état s’aggravait d’une incompréhension absolue des causes qui l’amenaient, s’exagérait au souvenir des grâces autrefois reçues.

Durtal se rappelait la douceur des prémisses, la caresse des touches divines, cette marche continue et sans obstacles, cette rencontre d’un prêtre isolé, cet envoi à la Trappe, cette facilité même à se plier à la vie monastique, cette absolution aux effets vraiment sensibles, cette réponse rapide, nette, qu’il pouvait communier sans crainte.

Et, subitement, sans qu’il eût en somme, failli, celui qui l’avait jusqu’alors tenu par la main, refusait de le guider, le congédiait, sans dire mot, dans les ténèbres.

Tout est fini, pensa-t-il ; je suis condamné à flotter, ici-bas, tel qu’une épave dont personne ne veut ; aucune berge ne m’est désormais accessible, car si le monde me répugne, je dégoûte Dieu. Ah ! Seigneur, souvenez-vous de l’enclos de Gethsemani, de la tragique défection du père que vous imploriez dans d’indicibles affres ! Souvenez-vous qu’alors un ange vous consola et ayez pitié de moi, parlez, ne vous en allez pas ! — Dans le silence où s’éteignit son cri, il s’accabla ; et, cependant, il voulut réagir contre cette désolation, tenter d’échapper au désespoir : il pria, et il eut de nouveau cette sensation très précise que ses obsécrations ne portaient point, n’étaient même pas entendues. Il appela l’intendante des allégeances, la médiatrice des pardons à son aide et il fut persuadé que la vierge ne l’écoutait plus.

Il se tut, découragé, et l’ombre se condensa encore, et une nuit complète le recouvrit. Il ne souffrit plus alors, au sens propre du mot, mais ce fut pis ; car ce fut l’anéantissement dans le vide, le vertige de l’homme que l’on courbe sur un gouffre ; et les bribes de raisonnement qu’il pouvait rassembler et lier, dans cette débâcle, finirent par se ramifier en des scrupules.

Il cherchait quelles fautes justifiaient, depuis sa communion, une telle épreuve et il ne les découvrait pas. Il en vint à grossir ses peccadilles, à enfler ses impatiences ; il voulut se convaincre qu’il avait éprouvé un certain plaisir à surprendre l’image de Florence dans sa cellule, et il se tortura si violemment qu’il ranima l’âme à moitié évanouie par ces moxas et la remit, sans le vouloir, dans cet état aigu de scrupules où elle était, quand s’annonça la crise.

Et il ne perdait pas, dans ces bagarres de réflexions, la triste faculté de l’analyse. Il se disait, se jaugeant d’un coup d’oeil : — je suis comme la litière d’un cirque, piétiné par toutes les douleurs qui sortent et rentrent à tour de rôle. Les doutes sur la foi, qui semblaient s’étirer dans tous les sens, tournaient, en somme, dans le même cercle. Et voici maintenant que les scrupules, dont je me croyais débarrassé, réapparaissent et me parcourent.

Comment expliquer cela ? Cette torture, qui la lui infligeait, l’esprit de malice ou Dieu ?

Qu’il fût trituré par le malin, cela était sûr ; la nature même de ces attaques décelait son étampe ; oui, mais comment interpréter cet abandon de Dieu ? Car enfin, le démon ne pouvait empêcher le sauveur de l’assister ! Et il était bien obligé de conclure que s’il était martyrisé par l’un, l’autre se désintéressait, laissait faire, se retirait complètement de lui.

Cette constatation déduite de remarques précises, cette assurance raisonnée, l’acheva. Il en cria d’angoisse, regardant l’étang près duquel il marchait, souhaitant d’y tomber, jugeant que l’asphyxie, que la mort seraient préférables à une vie pareille.

Puis il trembla devant cette eau qui l’attirait et il s’enfuit, charria sa détresse au hasard des bois. Il tenta de l’user par de longues marches, mais il se fatiguait sans la lasser ; il finit par s’affaisser, moulu, brisé, devant la table du réfectoire.

Il considérait son assiette, sans courage pour manger, sans envie de boire ; il haletait, ne tenait plus, si éreinté qu’il fût, en place. Il se leva, erra dans la cour, jusqu’aux complies et là, dans la chapelle où il espérait quand même trouver un soulagement, ce fut le comble ; la mine éclata ; l’âme sapée depuis le matin fit explosion.

A genoux, désolé, il tentait encore d’invoquer un appui et rien ne venait ; il étranglait, emmuré dans une fosse si profonde, sous une voûte si épaisse, que tout appel était étouffé, qu’aucun son ne vibrait. à bout de courage, il pleura, la tête dans ses mains, et, tandis qu’il se plaignait à Dieu de l’avoir ainsi amené, pour le supplicier, dans une Trappe, d’ignobles visions l’assaillirent.

Des fluides lui passaient devant la face, peuplaient l’espace de priapées. Il ne les voyait pas avec les yeux de son corps qui n’étaient nullement hallucinés, mais il les percevait hors de lui et les sentait en lui ; en un mot, le toucher était extérieur et la vision interne.

Il tâcha de fixer la statue de saint Joseph, devant laquelle il se tenait, et il voulut se forcer à ne discerner qu’elle, mais ses yeux semblèrent se retourner, ne plus voir qu’en dedans et des croupes ouvertes les emplirent. Ce fut une mêlée d’apparitions aux contours indécis, aux couleurs confuses, qui ne se précisaient qu’aux endroits convoités par la séculaire infamie de l’homme. Et cela changea encore. Les formes humaines se fondirent. Il ne resta, dans d’invisibles paysages de chairs, que des marais rougis par les feux d’on ne sait quel couchant, que des marais frissonnant sous l’abri divisé des herbes. Puis le site sensuel se rétrécit encore, mais se maintint, cette fois, et ne bougea plus ; et ce fut la poussée d’une flore immonde, l’épanouissement de la pâquerette des ténèbres, l’éclosion du lotus des cavernes, enfoui au fond du val.

Et des souffles ardents stimulaient Durtal, l’enveloppaient, se muaient en des haleines furieuses qui lui buvaient la bouche.

Il regardait, malgré lui, ne pouvant se soustraire aux avanies imposées de ces viols, mais le corps était inerte, demeurait calme et l’âme se révoltait en gémissant ; la tentation était donc nulle ; mais si ces manigances ne parvenaient à lui suggérer que du dégoût et de l’horreur, elles le faisaient incomparablement pâtir, en s’attardant ; toute la lie de son existence dévergondée remontait à sa surface ; ces rappels de ruts avariés le crucifiaient. Jointe à la somme des douleurs accumulées depuis l’aube, la surcharge de ces souvenirs l’écrasa et une sueur froide l’inonda, de la tête aux pieds.

Il agonisa et soudain, comme s’il venait surveiller ses aides, vérifier si ses ordres s’exécutaient, le bourreau entra en scène ; Durtal ne le vit pas, mais il le sentit, et ce fut inénarrable. Dès qu’elle eut l’impression de la présence démoniaque réelle, l’âme trembla tout entière, voulut fuir, tourbillonna ainsi qu’un oiseau qui se cogne aux vitres.

Et elle retomba, épuisée ; alors, si invraisemblable que cela fût, les rôles de la vie s’intervertirent ; le corps se dressa, tint bon, commanda l’âme affolée, réprima, dans une tension furieuse, cette panique.

Très nettement, très clairement, Durtal perçut pour la première fois, la distinction, la séparation de l’âme et du corps, et pour la première fois aussi, il eut conscience de ce phénomène d’un corps qui avait tant torturé sa compagne par ses exigences et ses besoins, oublier dans le danger commun toutes les rancunes et empêcher celle qui lui résistait d’habitude de sombrer.

Il vit cela en un éclair et subitement tout s’effaça. Il sembla que le démon s’était éloigné ; le mur de ténèbres qui cernait Durtal s’ouvrit et des lueurs fusèrent de toutes parts ; en un immense élan, le Salve Regina, jailli du choeur, balayait les fantômes, chassait les larves.

Le cordial exalté de ce chant le ranima. Il reprit courage, se remit à espérer que cet effroyable abandon allait cesser ; il pria et ses exorations s’élevèrent ; il comprit qu’elles étaient écoutées enfin.

L’office était terminé ; il rejoignit l’hôtellerie, et quand il parut si défait, si pâle, devant le père &eacutE;tienne et l’oblat, ils s’écrièrent : qu’avez-vous ?

Il s’effondra sur une chaise, essaya de leur décrire l’épouvantable calvaire qu’il avait gravi. Il y a plus de neuf heures que cela dure, fit-il, je m’étonne de n’être pas devenu fou ! — et il ajouta : c’est égal, jamais je n’aurais cru que l’âme pût tant souffrir !

Et le visage du père s’illumina. Il pressa les mains de Durtal et lui dit :

— Réjouissez-vous, mon frère ; vous êtes traité tel qu’un moine ici !

— Comment cela ? fit Durtal, interdit.

— Mais oui, cette agonie, — car il n’y a pas d’autre mot pour définir l’horreur de cet état, — elle est une des plus sérieuses épreuves que Dieu nous inflige ; c’est une des opérations de la vie purgative ; soyez heureux, car c’est une grande grâce que Jésus vous fait !

— Et cela prouve que votre conversion est bonne, affirma l’oblat.

— Dieu ! mais ce n’est pas lui pourtant qui m’a insinué les doutes sur la foi, qui a fait naître en moi la folie des scrupules, qui m’a suscité l’esprit de blasphème, qui m’a caressé par de dégoûtantes apparitions, la face !

— Non, mais il le permet. Ah ! c’est affreux, je le sais, dit l’hôtelier. Dieu se cache et, on a beau l’appeler, il ne vous répond pas. On se croit délaissé et cependant il est près de vous ; et tandis qu’il s’efface, Satan s’avance. Il vous tortille, il vous pose un microscope sur vos fautes ; sa malice vous ronge la cervelle ainsi qu’une lime sourde — et, quand à tout cela se joignent, pour vous excéder, les visions impures...

Le trappiste s’interrompit — puis, se parlant à lui-même, lentement, il dit :

— Ce ne serait rien d’être en présence d’une tentation réelle, d’une vraie femme, en chair et en os, mais ces apparences sur lesquelles l’imagination travaille, c’est horrible !

— Et moi qui croyais que l’on avait la paix dans les cloîtres !

— Non, on est sur cette terre pour lutter et c’est justement dans les cloîtres que le très-bas s’agite ; là, les âmes lui échappent et il veut, à tout prix, les conquérir. Aucun endroit sur la terre n’est plus hanté par lui qu’une cellule ; personne n’est plus harcelé qu’un moine.

— Un récit qui figure dans la vie des pères du désert est à ce point de vue typique, fit l’oblat. Un seul démon est chargé de garder une ville et il dort, pendant que deux ou trois cents démons, qui ont ordre de guetter un monastère, n’ont aucun repos, se démènent, c’est le cas de le dire, comme de vrais diables !

Et, en effet, la mission d’accélérer le péché des villes est une sinécure ; car sans même qu’elles s’en doutent, Satan les tient ; il n’a donc que faire de les tourmenter pour les retirer de la fiance de Dieu, puisque, sans même qu’il ait à se donner le moindre mal, toutes lui obéissent.

Aussi réserve-t-il ses légions pour assiéger les couvents où la résistance est acharnée. Au reste, vous venez de voir la façon dont il conduit l’attaque !

— Ah ! s’exclama Durtal, ce n’est pas lui qui vous fait le plus souffrir ! Car ce qui est pis que le scrupule, pis que les tentations contre la pureté ou contre la foi, c’est l’abandon supposé du ciel ; non, rien ne peut rendre cela !

— C’est ce que la théologie mystique nomme « la Nuit obscure », répondit M. Bruno.

Et Durtal s’écria :

— Ah ! j’y suis maintenant ; je me souviens... voilà donc pourquoi saint Jean de la croix atteste qu’on ne peut dépeindre les douleurs de cette nuit et pourquoi il n’exagère rien lorsqu’il affirme qu’on est alors plongé, tout vivant, dans les enfers.

Et moi qui doutais de la véracité de ses livres ; moi qui l’accusais d’outrance ! Il atténuait plutôt. Seulement, il faut avoir ressenti cela, par soi-même, pour y croire !

— Et vous n’avez rien vu, repartit tranquillement l’oblat ; vous avez passé par la première partie de cette nuit, par la nuit des sens ; elle est terrible déjà, je le sais par expérience, mais elle n’est rien en comparaison de la nuit de l’esprit qui parfois lui succède. Celle-là est l’exacte image des souffrances que notre-Seigneur endura au jardin des olives, alors que, suant le sang il cria, à bout de forces : Seigneur, détournez de moi ce calice !

Celle-là est si épouvantable... et M. Bruno se tut, en pâlissant. Quiconque a subi ce martyre, reprit-il après une pause, sait d’avance ce qui attend, dans l’autre vie, les réprouvés !

— Voyons, fit le moine, l’heure du coucher est sonnée. Il n’existe qu’un remède à tous ces maux, c’est la sainte Eucharistie ; demain, dimanche, la communauté s’approche du sacrement ; il faut que vous vous joigniez à nous.

— Mais je ne peux pas communier dans l’état où je suis...

— Eh bien, soyez debout, cette nuit, à trois heures ; j’irai vous chercher dans votre cellule et je vous emmènerai chez le P. Maximin qui nous confesse à cette heure.

Et sans attendre sa réponse, l’hôtelier lui serra la main et s’en fut.

— Il a raison, fit l’oblat, c’est le vrai remède.

Et quand il fut remonté dans sa chambre, Durtal pensa :

— Je comprends maintenant pourquoi l’abbé Gévresin tenait tant à me prêter saint Jean de la croix ; il savait que j’entrerais dans la nuit obscure ; il n’osait m’avertir nettement de peur de m’effrayer et il voulait cependant me mettre en garde contre le désespoir, m’aider par le souvenir ici de ces lectures. Seulement, comment a-t-il pu penser que, dans un pareil naufrage, je me rappellerais quelque chose !

Tout cela me fait songer que j’ai omis de lui écrire et qu’il faudra que, demain, je tienne ma promesse, en lui envoyant une lettre.

Et il repensa à ce saint Jean de la croix, à ce carme inouï, qui avait si placidement décrit cette terrifiante phase de la genèse mystique.

Il se rendait compte de la lucidité, de la puissance d’esprit de ce saint, expliquant la vicissitude la plus obscure, la moins connue de l’âme, surprenant, suivant les opérations de Dieu qui maniait cette âme, la comprimait dans sa main, la pressait comme une éponge, puis la laissait se réimbiber, se regonfler de douleurs et la tordait encore et la faisait s’égoutter en des larmes de sang, pour l’épurer.