back

Le Gaulois, 6 juin 1880.


LES MYSTÈRES DE PARIS


’Robes et Manteaux.’



Sept heures et demie. — Des messieurs arpentent, de long en large, les trottoirs de la rue du Quatre-Septembre. Ils vérifient l’heure au cadran de la Bourse, et longuement ils font le pied de grue devant une grande porte au-dessus de laquelle flambe en lettres d’or cette inscription: "Robes et manteaux"; les uns regardent indifféremment en l’air, les autres se plongent le nez dans un journal.

Leur chassé-croisé s’accentue à mesure que l’heure s’écoule; l’examen des toits est termine, la lecture du journal est accomplie; le nez collé contre les vitres d’une montre, interminablement, ils examinent, chez un papetier, des registres verts à coins de cuivre, des menus ou des amours en marmiton, désignent du doigt la série des mets pas encore écrite; ou bien ils stationnent devant des boutiques de marchands de cheveux et de postiches, pleines de têtes immobiles de femmes, roses des joues, bleues des yeux, rouges des lèvres, ornées de tignaces de toute nuance, canelle, soufre, poivre-et-sel, marron, piquées de fleurs en taffetas, d’épis d’argent ou d’or, coupées au bas du buste, sortant d’une glace comme d’une nappe d’eau, arborant, pour indiquer le prix de leurs chignons, des étiquettes plantées dans la cire du crâne.

Huit heures sonnent; tous les messieurs se retournent comme un seul homme et, postés près de la grande porte, échangent entre eux des regards inquiets. Rien ne parait; puis les ouvrières descendent, deux jeunes filles apparaissent qui filent à droite, deux autres qui filent, à grands pas, à gauche; enfin tout un tourbillon qui se jette, en piaillant, sur le trottoir, se baisant sur les joues, se dispersant, en tous sens, par couples.

Et chacun retrouve sa chacune. Ces gens, que les boutiquières à l’affût derrière leurs vitres désignent de l’ironiqne sobriquet de "poireaux", s’en vont, accueillis ou rebiffés, jusqu’au lendemain soir où la même attente aura lieu, la même sortie.

L’accablante journée des couturières est enfin achevée. Depuis huit heures du matin, elles ont été enfermées là-haut, dans ces mansardes au-dessus desquelles passent des fils de télègraphe, barrant le ciel de leurs lignes noires. On a gravi six étages; subi, si l’on a oublié de souhaiter, en entrant, le bonjour, l’éternel: "Tiens, v’là Madeleine qui oublie quelque chose derrière la porte!" encouru les reproches de la mercière, la terrible moucharde qui marque les heures d’arrivée et de sortie, l’odieuse pionne qui possède, dans de grandes boîtes, toute les nuances des soies, et crie, lorsqu’on va lui demander des fournitures: "Comment! vous avez déjà tôut usé! Montrez-moi votre bôbine!" puis, chacune à la queue-leu-leu, va s’installer à sa place, devant une grand table à rebord, dans une mansarde tapisse de papier à six sous le rouleau, des fleurs roses grimpant dans des treilles grises, éclairees par des tabatières, réunies par des portes dont les battants manquent, et alors, jusqu’à l’heure du déjeuner, le nez sur l’aiguille, chacune coupe, coud, galonne des portions de manteau et de robe.

Trois catégories d’ouvrières, s’exécrant, comme il convient, les jupières, les corsagières, les confectionneuses; en bas, au premier, dans les saIons, les filIes-mannequins qui se promènent sur du parquet luisant dans des robes prêtées. InutiIe de décrire le dégoût des trois catégories pour les mannequins; il n’a d’égal que celui ressenti par les mannequins pour elles.

Alors, les conversations commencent, dans l’atelier; les hommes sont sur le tapis — les apostrophes se croisent. Malheur à celles dont le ventre pousse! ou celles qui ont découché! "Tiens, une telle, tu as un col sale et c’est jeudi; tu n’es donc pas rentrée hier chez toi? Du reste, vrai, tu peux te regarder, tu en as, des yeux!" Mais plus encore que les hommes, plus encore que les accidents dont ils sont cause, ce sont les rêves qui entretiennent régulièrement la conversation de ces dames.

Tous les matins, à la même heure, ces mots s’échangent:

— Bonjour, ma cherie. Tu as bien dormi?

— Oh oui, ma chère, j’ai rêvé de toute sorte de choses;je te raconterai cela pendant le déjeuner. Oh! tu verras, ma chère."

Et quand l’heure ests venue, à onze heures pour les unes, à midi pour les autres, tout en croquant les radis que l’on se cotise pour acheter, les rêves défilent, expliqués par certaines ouvrières qui possèdent comme pas une la clef des songes, tandis que toutes se repaissent de crudités, d’artichauts à la poivrade, de fromage blanc à la ciboulette, de pommes vertes et, en fait de nourritures plus substantielles, de clovisses, de moules, de côtelettes, le tout apporté du dehors dans de grands paniers et chauffé, dans une pièce spéciale, commune à toutes les séries d’ouvrières, au sixième, sur des fournaux à gaz dont on se dispute les trous, retenus à l’avance pourtant, par de pâles; mioches, savantes comme chaussons, les apprenties de chaque atelier.

Et puis l’on redescend. Les unes s’échappent pour alIer fumer, comme des collegiens, des cigarettes dans les cabinets; les autres se caressent ou se pincent; le tabac à prisor, dont toutes les ouvrières de ces maisons, jeunes ou vieilles, font usage, est tiré, en un cornet d’un sou, des poches; on le pose pour le faire sécher sous un fer chaud, et les prises se succèdent, tandis que les bras et les langues marchent sans arrêter jusqu’au soir. "V’là l’heure!" et d’ateIier en atelier ce cri retentit, se répercute! — Chacune des fillettes se lisse les cheveux avec un peu de salive, se regarde dans le petit miroir acheté à la boutique à treize, épluche les bouts de fil nichés sur sa robe, se pomponne les joues avec une houpette enfermée dans un bout de journal, se fait les cils avec une épingle à cheveux passée à la flamme d’une allumette, et les plus délurées prennent un petit air modeste, remuant doucement les hanches, jouant à la tata, baissant pudiquement les yeux sur leur bout de nez rose, et la descente s’accomplit dans la rue, où les messieurs attendent.

Et c’est là! dans cette rue du Quatre-Septembre sans histoire, toute neuve, l’un des côtés animés et joyeux, mettant un adorable coin du féminin populacier dans la lourde opulence d’un faubourg tout remué par les coups de Bourse. Cette rue a un aspect bien à elle, une senteur particulière. Partout s’étalent, à perte de vue, d’énormes lettres d’or, de gigantesques réclames luisantes dans le ciel: "Confection pour dames. — Jupons et tournures. — Dresses et mantles". Partout ce ne sont que des annonces, courant, s’enroulant le long des façades, rampant au-dessus des portes, s’accrochant aux balustres des terrasses, grimpant jusqu’aux sixièmes étages, jusqu’aux faîtes des toits — et tout cela sent pourtant un luxe indécis, une richesse douteuse; la faillite est dans l’air — c’est la rue vivant au jour le jour, subordonnée aux engouements de la clientèle spéciale qu’elle possède, la clientèle de toute l’armée des actrices et de filles.


J.-K. HUYSMANS