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Les soeurs Vatard (1879)



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Revue politique et littéraire.

8 mars 1879.

La littérature naturaliste s'est augtnentée d'au moins deux romans depuis une quinzaine. M. Zola n'a pas manqué l'occasion de recommander ces produits à l'appétit des lecteurs sans préjugés.

Il a fait une préface pour Madame Bécart, et, après avoir accepté la dédicace des Soeurs Vatard, il a écrit tout un feuilleton pour expliquer que ce livre est l'oeuvre de son vrai disciple, rude à la besogne, peu dégoûté, ne reculant devant rien, mais destiné à faire reculer les gens de mauvais goût qui trouvent que l'art ne consiste pas à tout dire ni à tout oser.

Les théories de M. Zola sont bien simples. Ce qu'il prône, c'est l'absence d'événements. Il loue les Soeurs Vatard de « n'être pas même un fait·divers, car un fait-divers demande un drame ». Un fait quelconque suffit.


« Le moindre document humain vous prend aux entrailles, dit-il, plus fortement que n'importe quelle combinaison imaginaire. On finira par donner de simples études sans péripétie, ni dénouement, l'analyse d'une année d'existence, l'histoire d'une passion, la biographie d'un personnage, les notes prises sur la vie et logiquement classées ».


La Gazette des Tribunaux semble trop féconde à ces amateurs de la nature en fonction.

Aucune péripétie, aucun drame, aucune de ces mélancolies que nous appelons le remords, la nostalgie du bien, ne trouble Césarine et Désirée Vatard. Nous assistons au procès-verbal de leurs besoins physiques. Quand elles ont leur mesure, l'auteur clôt son livre, le charge sur la charrette du dépotoir, et tout est dit.

Voilà le peuple ! s'écrie M. Zola triomphant : plus on le montre ignoble et crapuleux, plus on le sert. Auprès de qui ? Je ne crois pas que le peuple lise ces études faites sur lui, mais non pour lui, et ceux qui s'amusent de ces crudités n'en prennent pas texte pour se dévouer à l'éducation et à la moralisation des gens dont on leur donne le mépris.

M. Zola souhaite, avec une ironie formidable, que M. Huysmans, l'auteur des Soeurs Vatard, soit traîné « dans les ruisseaux de la critique, soit dénoncé à la police par ses confrêres et entende le troupeau des envieux et des impuissants hurler sur ses talons. C'est alors qu'il sentira sa force. »

M. Zola flatte trop son disciple et le compromet en le dévouant au martyre : c'est le dévouer à l'apostolat de l'idéal. Quant aux ruisseaux de la critique, évidemment l'auteur de l'Assommoir ne les suppose que pour les croire très propres et peu nauséabonds. S'ils étaient infects, ils seraient, non pas à la critique, mais aux naturalistes.

Est-il vrai que tous ceux qui n'admirent pas les émules de Coupeau sont prêts à les dénoncer à la police ? C'est là de l'exagération. Un ami du fait brutal, comme M. Zola, devrait savoir qu'on trouve plus d'affinités avec la police dans le monde qu'il peint que dans le monde policé qu'il dédaigne.

Je repousse aussi le reproche d'envie, et, pour mieux prouver mon désintéressement en ce qui me concerne, je veux citer fidèlement, sans commentaires, sans malice, un coin du tableau qui commence le roman des Soeurs Vatard. M. Zola trouve que cette description est un chef·d'oeuvre. Je me garderai de le contredire : c'est, en effet, le suprême du genre.


« Cahin, caha, les brocheuses disparaissaient. Il n'en resta bientôt plus que deux, une petite qui souffrait d'un incurable mal de dents, et une grande déhanchée qui cherchait ses puces et suçait une larme de sang pointant à sa lèvre gercée.

On ouvrit les vasistas pour renouveler l'air.

Une buée lourde planait au-dessus de la salle ; une insupportable odeur de houille et de gaz, de sueur de femmes dont les dessous sont sales, une senteur forte de chèvres qui auraient gigoté au soleil, se mêlaient aux émanations putrides : de la charcuterie et du vin, à l'acre pissat du chat, à la puanteur rude des latrines, à la fadeur des papiers mouillés et des baquets de colle. »


M. Zola dit à propos de cette description : « Tout l'art moderne est là ! »

C'est peut-être aller un peu loin dans l'èxtase, surtout quand il s'agit d'un livre inscrit au catalogue de la collection Charpentier, qui n'attendait pas M. Huysmans pour avoir des chefs-d'oeuvre et qui compte parmi ses auteurs Théophile Gautier, Mérimée, Alfred de Musset, Nodier, Sainte-Beuve, Sandeau. Je ne crois pas m'avancer trop en affirmant que ces gens-là représentent une portion considérable de l'art moderne, bien qu'ils n'aient pas été les précurseurs des Soeurs Vatard.

M. Zola pourtant trouve que M. Huymans abuse des mots rares. Cela veut-il dire qu'il n'est pas assez trivial ? Ou bien M. Zola trouve-t-il que son disciple lui fait du tort en l'exagérant ?

Je veux offrir, en guise de consolation et de conseil, une anecdote à l'auteur de l'Assommoir. Il pardonnera son caractère historique en faveur de son naturalisme.

Il s'agit du bailli de Suffren.

Ce grand marin était un épouvantable priseur ; il râpait dans son tabac ce qu'à Bondy on râpe dans les engrais.

Ses officiers, obligés par respect de priser ce tabac de haut goût, voulurent se venger. Ils emplirent une tabatière de poudrette et offrirent à leur tour une prise· au bailli.

Il huma lentement, il dégusta en expert ce tabac nouveau, et dit poliment :

« Il est bon, très bon ! seulement il y en a un peu trop. »

Il n'y avait que cela.

M. Zola ne sera pas humilié d'être comparé au bailli de Suffren.

Commence-t-il à trouver qu'on lui râpe un peu trop de naturalisme, quand ses disciples ne lui offrent que de la quintessence ? trouve-t-il qu'il y en a un peu trop, quand il ne reste plus que cela ?


LOUIS ULBACH