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En route (1895)



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La Dépêche

26 mars 1895.

En route


Voici un bien curieux livre de Huysmans qu’il faut non pas feuilleter distraitement en cherchant le dénouement, mais lire avec soin et méditer. En route: c’est le mouvement d’un artiste incrédule, rassasié d’incrédulité et blasé de plaisirs pervers, vers la foi et la pratique catholiques. Quel chemin ont fait les disciples ou les prétendus disciples de Zola, Guy de Maupassant et Huysmans! Guy de Maupassant a abouti à la théorie expresse de l’idéalisme dans l’art: et peut-être même n’a-t-il échappé que par la névrose à la crise de foi et de mystique abandon qui a maîtrisé Huysmans: car c’est bien lui-même que celui-ci vient de raconter sous le nom de Durtal. Il est vrai que le maître s’est appliqué lui aussi, en son livre de Lourdes, à la peinture des états mystiques, et il a témoigné quelque curiosité du mouvement néo-chrétien. Mais c’est du dehors qu’il observe et décrit les phénomènes religieux: il reste, au moment même où il les étudie avec le plus de sympathie, le naturaliste, l’homme qui croit avant tout à la Nature, à la vie qu’aucune forme ne limite, qu’aucun formule ne captive. Ce sujet s’est imposé à lui du dehors commes les autres.

Il y a eu au contraire chez Guy de Maupassant et chez Huysmans un travail intérieur, un besoin intime et personnel de croyance et de réconfort, une détresse que l’Art seul, malgré sa beauté, n’a pu consoler.

Bien que En route soit le titre de son dernier livre, c’est depuis bien plus longtemps que Huysmans est en effet en chemin. Par son analyse et sa recherche des sensations rares et transposées, de l’occultisme et de la magie, il attestait depuis bien des années le dégoût croissant de ce qu’on appelle la réalité, et un besoin de franchir ce qu’il nomme lui-même "les frontières humaines".

Et, dans toutesles curiosités déjà traversées par lui il n’a vu que des succédanés frauduleux et ignoblement inférieurs de la foi. "Le spiritisme, s’écrie-t-il, cette latrine du surnaturel."

Ah! qu’il faudrait des pages et des pages encore pour discuter non pas seulement le livre de Huysmans, mais sa vie même, j’entends sa vie intérieure. Comment a-t-il été conduit ou ramené à la foi catholique et à la vie religieuse?

Il fair lui-même très nettement l’analyse de sa propre conscience; c’est par le réveil de souvenirs d’enfance, c’est par la lassitude et l’exaspération des sens dévoyés et ne trouvant plus d’aliment que dans des perversions nouvelles, c’est enfin par l’impression profonde du grand art catholique que Huysmans a été ramené à l’Église. Non pas en amateur, non pas en dilettante; si l’Art chrétien l’a saisi, c’est l’art impersonnel du moyen âge qui se confond avec la Foi elle-même, c’est surtout ce plain-chant où vibre toute l’émotion religieuse.

Aussi est-il devenu croyant et pratiquant. Il s’est confié à un directeur, il s’est confessé, il a communié: il a été à la Trappe faire une retraite, et ce qu’il nous conte, c’est l’histoire minutieuse de sa conversion.

Mais comme en devenant chrétien et pratiquant, il n’est point devenu dévot, comme il a gardé l’horreur des bigoteries, des singeries, des faces blafardes, des mines fausses des ouvriers des cercles catholiques, de la vulgarité et de la sottise de la plupart des prêtres, de toutes les grotesques enluminures et de toutes les contrefaçons mignardes qui constituent aujourd’hui "l’Art religieux", comme, en un mot, il est resté jusque sous la discipline monastique un libre et vivant esprit, il y a peu d’oeuvres plus curieuses que ce livre.

Supposez tous les problèmes de la haute mystique qui passionnèrent tout le moyen âge et qui ne passionnent plus aujourd’hui que les cloîtres, réintroduits, si je puis dire, dans le vaste monde et dans l’actualité parisienne par un écrivain très audacieux, qui est devenu croyant sans rien perdre de son audace. Supposez encore tous ces drames de la vie intérieure, lutte de l’âme contre elle-même et son passé, tentations, élans, rechutes contés avec la minutie d’une sainte Thérèse ou d’une Angèle de Foligno, par un écrivain qui a collaboré aux Soirées de Médan, vous aurez une idée de l’étrange intérêt du livre.

Mais à vrai dire, j’ai quelque confusion à ne parler que de l’intérêt litteraire de l’ouvre: il y a un problème humain, bien plus pressant et poignant, qui se pose: Où allons-nous? Où va cette fin de siècle? Que sortira-t-il de ce trouble des esprits, de cette inquiétude des consciences? Il est certain qu’une révolution morale se prépare en même temps qu’une révolution sociale. Je ne crois pas, pour ma part, à un retour à l’antique foi, et le monde agité n’ira pas s’abîmer dans un cloître.

Huysmans lui-même avoue qu’au fond même de sa conversion il y a contradiction et impuissance. Il va à la Trappe, mais il en sort pour faire un livre, pour mêler de nouveau à toutes les agitations du siècle sa pensée, sa vie intérieure, et il termine par ce triste aveu: "Me voici condamné à vivre dépareillé, car je suis encore trop homme de lettres pour faire un moine, et je suis cependant déjà trop moine pour rester parmi des gens de lettres." Aussi Huysmans n’est-il qu’en route; il n’est point arrivé et ne peut dire quel sera le terme; c’est là, à mons sens, ce qui donne à son oeuvre la suprême mélancholie.

Jean Jaurès.