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Trois Primitifs (1905)



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La Chronique des arts et de la curiosité.

25 février 1905.

BIBLIOGRAPHIE


J. K. HUYSMANS. — Trois Primitifs: Les Grünewald du Musée de Colmar, le Maître de Flémalle et la Florentine du Musée de Francfort-sur-le-Mein. Paris, A. Messein, 1905. Un vol, in-8, 107p. avec 6 planches.


On sait avec quel sûr instinct d’artiste, quelle profonde et pénétrante sensibilité, quel talent évocateur d’écrivain M. J.-K. Huysmans, dans ses divers ouvrages, a étudié tour à tour les maîtres les plus personnels de notre époque, certaines créations géniales ou curieuses de l’art du passé. C’est à quelques-unes de celles-ci, plus attirantes encore par le mystère qui, plus ou moins, environne leurs auteurs, à quelques-uns de ces Primitifs dont il sait, mieux que personne, scruter l’âme et exprimer le charme subtil, qu’est consacré son dernier livre: les étonnants panneaux du retable d’Isenheim, par Grünewald, au musée de Colmar; une émouvante Vierge avec l’Enfant du « maître de Flémalle » à l’Institut Staedel de Francfort; l’énigmatique figure de femme de l’école italienne dans ce même musée.

Depuis longtemps le maître encore si peu connu que fut Mathias Grünewald d’Aschaffenbourg hante la pensée de M. Huysmans: on n’a pas oublié la page saisissante où, dans Là-bas, il a décrit la terrifiante Crucifixion conservée aujourd’hui au musée de Carlsruhe. Son emotion et son enthousiasme n’ont pas été moins grands devant ce retable d’Isenheim où le peintre a donné la mesure de tout son génie; ici, comme dans le Christ en croix, pathétique et tragique à l’extrême; là, comme dans la Résurrection, où se révèle, « plus que dans ses horrifiques Calvaires, l’indéniable originalité de cet artiste prodigieux », atteignant aux plus hauts sommets du mysticisme; ailleurs, comme dans le Saint Antoine tourmenté par les démons, « lâchant bride à sa fantaisie... sonnant à plein cor ses fanfares de couleurs », tumultueux et échevelé. De semblables créations, et d’autres encore, d’un artiste qu’il faut classer dans l’histoire de la peinture « tel qu’un être exceptionnel, tel qu’un barbare de génie qui vocifère des oraisons colorées dans un dialecte original, dans une langue à part », ne pouvaient manquer d’inspirer un imaginatif et un critique tel que M. Huysmans, et I’on peut deviner quels commentaires savoureux il a su donner de ces peintures.

La Femme inconnue de l’Institut Staedel, attribuée par M. Thode à Durer, puis regardée comme l’oeuvre d’un anonyme florentin du XVe siècle, et enfla donnée, dans le dernier catalogue du musée, comme l’avait proposé Morelli, à Bartolommeo di Venezia, qui travailla à la cour de Ferrare de 1505 à 1507, ne l’a pas moins troublé, avec ses formes d’androgyne, « ses yeux prometteurs et menaçants », l’offre séductrice et, en quelque sorte, comminatoire du bouquet qu’elle tient à la main, et les pages où il dissèque cet être énigmatique sont peut-être les plus curieuses de l’ouvrage. Mais il s’agit moins ici de critique d’art que d’une étude psychologique et historique, dont l’ingéniosité est, d’ailleurs, extrême.

Après les âpres visions de Grünewald et cette inquiétante figure, la mélancolique Madone du « maître de Flémalle » est une autre création de choix qui valait l’étude que lui consacre M. Huysmans: il la juge, avec raison, à part comme sentiment dans l’oeuvre du maître, d’ordinaire seulement « appliqué et pieux »; ici plus profondément ému, et il nous fait partager son admiration pour cette touchante apparition, qu’il analyse très délicatement.

D’excellentes reproductions de toutes ces peintures complètent l’évocation si heureusement tentée par l’écrivain et permettent de mieux goûter tout ce que sa sensibilité aiguï a su y découvrir.


A. M.