anecdotique

Marthe: histoire d’une fille (1876)



back

Gazette Anecdotique.

15 décembre 1876.

— Marthe, de J. K. Huysmans. Il nous tombe sous la main un etrange et curiosissme petit volume, imprimé et publié à Bruxelles il y a quelques jours à peine, et dont la censure a interdit l’entrée en France. C’est donc à titre de curiosité seulement que nous le signalons à nos lecteurs. Ce petit livre a pour titre: Marthe, histoire d’une fille, et pour auteur M. J. K. Huysmans, qui avait déjà publié un premier volume, le Drageoir aux épices, lequel était en effet suffisamment « épicé » et était bien loin de faire mentir son titre.

Du talent, M. Huysmans en a, certes, et beaucoup même; mais c’est un talent dévoyé. Il est un réaliste de l’école d’E. Zola, celui-ci un maître en son genre, mais un maître à qui l’on regrette de voir des élèves. Çe livre interdit de M. Huysmans ne saurait se raconter. C’est l’histoire d’une fille, voilà tout !... « Les filles comme Marthe, nous dit l’auteur, ont cela de bon qu’elles font aimer celles qui ne leur ressemblent pas; elles servent de repoussoir à l’honnêteté... » Et là-dessus voilà M. Huysmans qui nous conduit en de tels lieux, en de telles sociétés et en de tels bouges enfin, qu’un lecteur — si peu pudibond que vous puissez le supposer — ne l’y voudrait pas suivre. Le résultat, pour l’auteur, se borne donc à ceci : son livre se vend très-cher sous le manteau, mais le grand public continuera à ignorer le nom de M. Huysmans s’il ne se décide à nous donner quelque jour, avec le réel talent qu’il possède, un volume que tout le monde puisse lire.

Voici, our les curieux, un spécimen, avec points suppressifs, du style de ce récent adepte du réalisme, extrait du volume dont nous parlons ; c’est la description d’une maison de bas étage où les héros du roman viennent réfugier leur misère:

« ...Cette maison avait toutes les allures d’un bouge: porte rouilleuse, zébrée de sang de boeuf et d’ocre, long corridor obscur dont les murs suintent des gouttes noires comme du café, escalier étrange, criant à chaque pesée de bottes, imprégné des immondes senteurs des éviers... Ce fut au troisième étage de ce logis qu’ils choisirent une chambre tapissée de papier à fleurs, éraillé par endroits, laissant couler par d’autres une pluie fine de plâtre. Il n’y avait même plus dans cet habitacle les vases d’albâtre et de porcelaine peinte, la pendule sans aiguilles, la glace piquée par les... mouches ; il n’y avait même plus ce dernier luxe des hôtels garnis, la gravure coloriée de Napoléon blessé au pied et remontant à cheval...; le carreau, avec ses plaques de vernis écarlate, semblait une peau malade marbrée d’érosions rouges. Pour tout mobilier, un lit en bois sale, une table sans tiroirs, des rideaux de perse bitumés et roidis par la crasse, une chaise sans fond et un vieux fauteuil qui se rigolait seul, près de la cheminée, riant par toutes ses crevasses, tirant, comme pour les narguer, ses langues de crin noir par toutes les fentes de ses gueules de velours. »


GEORGES D'HEYLLI