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Là-bas (1891)



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LE VOILE D’ISIS

6 mai 1891.

Jobards


Il est bien éloquent, ce quatrième mille du livre de M. Huysmans; il résume bien l’état d’esprit du public actuel que l’on pourrait aussi justement dénommer lin de sexe que fin de siècle. M. Huysmans est un écrivain de mérite, il a suffisamment bien étudié le moyen âge satanique et son Gilles de Rais est, après tout, aussi acceptable qu’un autre, d’autant qu’il est suffisamment épisodique pour la vente. Il possède de plus un décadentisme naturaliste et un naturalisme décadent qui n’est pas pour effaroucher l’une ou l’autre école. C’est d’un opportunisme littéraire prophète du succès.

M. Huysmans a bien compris l’état d’esprit actuel, il a admirablement saisi cette réaction spiritualiste des jeunes contre le matérialisme décevant des vieux. Aussi a-t-il vu ses livres enlevés dès leur apparation. Il connaît son publie et il en profite, rien n’est plus naturel et plus honorablement commercial.

Ce livre, découpé en sandwiches, au Moyen-Age, dans lequel l’innocent satanisme de Mme Chanteloup (sic) tempère Ie caviar pimenté de cet excellent Maréchal et de ce délicieux chanoine, est bien conçu pour être avalé et digéré par les estomacs médiocres de ses contemporains et, si je puis allier deux contraires, je crois qu’il a uni l’opportunisme du littérateur avec le boulangisme du romancier en captant la diathèse du moment à son profit. Il a le gros succès du jour, tant mieux pour lui, tant pis pour le public.

M. Huysmans connaît peu l’occultisme contemporain, par exemple, et de ses épithètes peu flatteuses de jobards, d’ignorants ou de charlatans, je n’en retiens qu’une, c’est celle de jobards.

N’est pas jobard qui veut. Je suis sûr que M. Huysmans n’est pas jobard, et je me félicite souvent d’être jobard, quand je vois la quantité de roublards qui nous entourent. Le jobard est au roublard ce que le croyant est au sceptique. Seulement, pour le sceptique, le croyant est un jobard tandis que le croyant traite, mais moins souvent cependant, le sceptique de roublard. L’appellation est donc dans l’appelant et non dans l’appelé. Aussi me garderai-je bien d’appeler M. Huysmans sceptique, car je suis croyant.

Croyant en quoi? me dira-t-on. Croyant en ceci: que les jeunes ont mieux à faire que la noce! Que la philosophie actuelle a démontré expérimentalement sa décevante nullité et son égoïsme. Le Bibisme est devenu la règle de conduite d’un tas de philosophes aux noms aussi variés que difficiles à comprendre.

Et les petits jeunes gens dont il est parlé, qui n’ont pas le bonheur d’avoir le talent de M. Huysmans, ont du moins le mérite de travailler pour tâcher d’avancer le plus possible dans la voie qui mène au beau, au bon, au vrai. Ils ne démasquent pas, comme le dit M. Huysmans, qui, du reste, a dû, lui aussi, démasquer pour son Gilles; ils étudient. Car démasquer est encore une acceptation d’étudier quand on veut flétrir l’étude, et l’étude est encore ce que l’on a trouvé jusqu’à présent de meilleur pour apprendre. M. Huysmans, connaissez-vous les occultistes? Faites connaissance avec eux. Et vous êtes, je n’en doute pas, trop sincère pour reconnaître qu’ils ne sont ni ignorants ni charlatans (les pauvres!).

Et s’ils sont jobards, laissez-moi vous dire qu’ils le sont au même titre que vous êtes roublard.

Marseille, 2 mai 1891.


QUOERENS