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Là-bas (1891)



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Revue Encyclopédique. 1891.


Là-bas, par HUYSMANS


Là-bas s’ouvre par une conversation entre Durtal, jusqu’ici romancier naturaliste, et Des Hermies, l’apôtre du nouvel évangile. Ce dernier fait une charge à fond de train contre le naturalisme; il lui reproche « de rejeter le supra-sensible, de dénier le rêve. » Après les romantiques, « qui extrayaient la littérature d’un idéalisme de ganache, » nos naturalistes se sont « confinés dans les buanderies de la chair », n’ont « fouillé que des dessous de nombril ». Il faut autre chose. Aux plats décalques de la vie réelle, le temps est venu de substituer la divination des « après » et des « ailleurs ». Et Durtal sent s’effriter peu à peu dans son esprit une doctrine qu’il avait crue inébranlable. Ne voyant d’ailleurs, en dehors du naturalisme, que « les oeuvres lanugineuses des Cherbuliez ou des Feuillet, » les « lacrymales histoires des Theuriet ou des Sand », ou bien encore « le coriace et gaminant fatras de ces soi-disant psychologues, » qui « se bornent à jeter dans les juleps de Feuillet les sels secs de Stendhal » (vous étes-vous reconnu, ô Paul Bourget ?), il se prend à croire que Des Hermies a raison, et que, si quelque chose peut régénérer les lettres, c’est ce besoin et ce goût de l’« au-delà » qu’éprouve notre génération inquiète. Appliquer au surnaturel les procédés du naturalisme, voilà la formule de salut. Lui-mème, quittant déjà « l’adultère, l’ambition, l’amour, tous les sujets apprivoisés des romanciers modernes, » a entrepris d’écrire la vie du maréchal de Rais: admirable matière au premier essai de sa nouvelle formule que ce mystique en délire, conduit par son mysticisme même à tout ce que l’imagination peut concevoir de plus curieusement exquis dans le satanisme de la débauche et du meurtre !

Ancien disciple de M. Zola, M. Huysmans se distingua tout d’abord entre les naturalistes les plus méprisants par son zèle à dégrader l’existence, à dégoûter l’homme de lui-même en lui tenant le nez sur ses ordures. En parallèle avec le tableau des Halles dans Le Ventre de Paris, mettez celui d’une devanture de restaurant (1) avec ses vinaigrettes persillées de boeuf froid, ses ratas figés aux navets, ses tôt-faits aux plaques noires, godant sur leur bourbe jaune, son lapin ouvert dans un plat les quatre pattes en l’air, étalant le violet visqueux de son foie sur une carcasse lavée de vermillon pâle, — et vous verrez en quoi diffèrent le large, le plantureux matérialisme du maître, et le raffinement méticuleux avec lequel le disciple choisit les détails les plus répugnants comme s’il avait pris à tâche de nous soulever le coeur. M. Huysmans peignait des choses insignifiantes, qui montrent le misérable vide de ce monde, des choses abjectes, qui en inspirent le dégoût. Il attachait l’intérèt de ses récits à quelque héros tourmenté d’un besoin physique qu’il est empêché de satisfaire (c’est le sujet de Sac au dos), et la sympathie à tel autre, celui d’A vau-l’eau, qui poursuit à travers les plus sales rues de Paris l’idéal d’une gargote où la cuisine ne soit pas trop répugnante...

Mais pourquoi s’acharner à peindre la vie dans sa nullité crasse, dans sa turpitude nauséabonde ? Déjà M. Huysmans nous avait montré Des Esseintes essayant de vivre « à rebours ». Sa nouvelle oeuvre porte un titre non moins significatif que celui du roman baroque et fantastique dont ce type du « décadentisme » inaniaque était le héros. Là-bas, c’est le monde des choses occultes, des pratiques sacrilèges, des folies meurtrières et obscènes auxquelles se prend en dernier recours la recherche de ce que nos décadents appellent la sensation rare.

Un tel livre ne s’analyse pas. Sauf les affreuses amours de Durtal avec une sorte de goule et quelques scènes, vraiment puissantes, mais d’une outrance forcenée, dans la légende de Gilles de Rais, on n’y trouve guère d’un bout à l’autre que conversations et dissertations entre lesquelles viennent çà et là s’intercaler quelques épisodes de magie noire. Comme, afin de mieux comprendre le satanisme du XVe siècle, Durtal se fait initier à celui de notre temps, c’est pour lui une occasion toute naturelle de couper son histoire du maréchal par les plus doctes conférences sur « le courant démoniaque contemporain ». Et nous, qui ne sommes pas grands clercs en ces matières, nous tenons pour vrai tout ce que l’auteur veut bien nous en découvrir; mais qu’il nous soit permis, après avoir rendu justice à son érudition, de la trouver un peu bien accablante. Trop de consultations à notre goût sur les travaux spagiriques, sur l’astrologie, sur l’incubat et le succubat, sur la « démonopathie » et tout ce qui s’y rattache. M. Huysmans verse ses notes avec une abondance inépuisable. Son nouveau roman relève du genre didactique; c’est un manuel complet du diabolisme ancien et moderne.

Aussi bien, Là-bas fait tout naturellement la suite d’A rebours. Gilles de Rais, tel du moins qu’on nous le présente, est le Des Esseintes du XVe siècle, et Durtal lui-même est un Des Esseintes qui a pioché la littérature de son sujet. Rappelons-nous quelle admiration le héros d’A rebours professait pour Baudelaire et pour Barbey d’Aurevilly. Chez le premier, il aimait son idéal de dépravation morbide, et, chez le second, un sadisme mystique qui ne consiste pas seulement à aiguiser les excès de la chair par des sévices, mais dans lequel entrent encore je ne sais quelle rébellion morale, le goût raffiné du sacrilège, une érotomanie satanisante. Le nouveau roman de M. Huysmans est là tout entier avec cet éréthisme dont il nous peint les fureurs sanglantes et les turpitudes impies.

Et il est très curieux de voir comment le besoin d’émotions mystiques qui tourmente, parait-il, « la jeunesse contemporaine » aboutit chez les Des Esseintes aux rites de la messe noire. « Dans l’au-delà, nous dit très sérieusement le bon moraliste Durtal, tout se touche: du mysticisme exalté au satanisme exaspéré, il n’y a qu’un pas. » Si Gilles de Rais devient le monstre qu’on nous peint, c’est pour avoir « transporté la furie des prières dans le territoire des A rebours. »

GEORGES PELLISSIER


(1) Dans A vau-l’eau.