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Croquis parisiens (1880)



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Le Voltaire

15 juin 1880.

REVUE DRAMATIQUE ET LITTERAIRE


Voilà ma dette payée au théâtre pour cette semaine. Je puis parler d’un livre que je viens de lire avec passion: Croquis parisiens, par J.-K. Huysmans. Et, à ce propos, je me suis émerveillé de l’intelligence et de la profondeur de la critique courante. Le grand malheur, aujourd’hui, c’est que nous n’avons plus de critique; nous avons seulement des reporters très actifs et des chroniqueurs fort spirituels. Aussi est-il aisé de comprendre comment il peut se faire que pas un écrivain ne soit classé à sa véritable place. Du moment où il ne s’agit que d’amuser le public, peu importe de juger avec scrupule; il suffit d’être drôle. On colle une étiquette dans le dos d’un homme, et on tire de là des plaisanteries, toujours les mêmes d’ailleurs. C’est ainsi que des plaisantins de la presse ont mis dans le même sac quelques jeunes écrivains qu’un lien d’amitié a réunis, MM. Alexis, Céard, Hennique, Huysmans et Maupassant, en déclarant qu’ils étaient tous cinq de la même farine, et en parlant d’eux comme d’élèves qui se copiaient les uns les autres. Bonnes gens, éclairez donc votre lanterne et tâchez de voir clair! Ce n’est pourtant pas difficile d’ouvrir un livre, de lire et de comprendre; il est de fait qu’il faut savoir lire. Le vrai est que ces jeunes écrivains n’ont ni la même façon de voir ni la même façon d’écrire, en dehors des tendances communes, mais très générales, qui les a rapprochés dans la bataille littéraire,

En vérité, je demande à tout lecteur de bonne foi de bien vouloir lire les Croquis parisiens. On trouvera là un écrivain très personnel dans la maturité la plus large du talent, et non l’élève de la légende qui s’efforce de pasticher un maître. Sans doute M. Huysmans n’a pas poussé tout seul dans le champ littéraire. Il tient de ses aînés, comme les aînés ont tenu des leurs. Une fois pour toutes, il faudra un jour régler cette question de la filiation dans les lettres. Évidemment nous devons beaucoup à nos pères, mais nous leur rendons beaucoup, car nous continuons et nous imposons la race, nous devenons des pères à notre tour, quand nous sommes de bons mâles. Et puis, est-ce que le succès de nos oeuvres d’aujourd’hui n’affirme pas le triomphe des oeuvres d’hier ? Est-ce que nous ne tenons pas le public en haleine ? Est-ce que nous n’élargissons pas la conquête, en envahissant de plus en plus le siècle ? Il est donc certain que Huysmans a lu Flaubert et les Goncourt qu’il leur a pris de leur rhétorique comme nous tous. C’est la loi fatale de l’enchaînement dans une littérature. J’ai bien lu ces jours-ci que Flaubert était un élève de Gautier, ce qui est peut-être vrai, si l’on s’en tient à des airs de visage. Mais tout un écrivain n’est pas dans cette vague ressemblance physique, à laquelle nul ne peut se soustraire. Étudiez donc et voyez le fond même du talent, la personnalité et ses causes.

Huysmans, d’origine hollandaise, a dans les veines un peu du sang des Rembrandt. Pour le comprendre, il faut avoir vu les musées du Nord, les étrangetés et les élégances d’architecture des villes de Hollande, si colorées dans leur ciel fin et pâle. C’est un virtuose de la langue, et un des plus hardis, des plus imprévus, des plus intenses. Il a écrit des pages où grouillent toutes les kermesses de Rubens avec un débordement de vie, des empâtements de couleurs, des curiosités de dessin qui en font des pages absolument originales, telles qu’on n’en trouve pas ailleurs. Vraiment, c’est être stupide que de croire qu’un écrivain doué il cette façon avait besoin de venir se coller à ce qu’on a si sottement appelé l’école naturaliste, pour se pousser dans le monde avec de pastiches éhontés. Eh! il était tout formé, lorsque nous nous sommes rencontrés; il avait déjà donné la mesure de sa force dans des pages publiées un peu partout. Il était un maître qui avait simplement besoin de produire, pour s’imposer au public. Cela m’enrage d’entendre répéter tant d’âneries par des gens qui n’ont pas même pris la peine de consulter les oeuvres dont ils parlent.

Lira-t-on mieux les Croquis parisiens qu’on n’a lu Les Soeurs Vatard et Marthe ? Je l’espère, sans y compter beaucoup. Y verra-t-on ce qui me ravit, cette personnalité de la forme, cette observation qui va fouiller tous les coins de la réalité, ce goût pour le drame du vrai, dans sa platitude sublime et sa navrante douleur? Cela est d’un artiste puissant et exquis, bien que les cadres restent étroits et que nous ne trouvions là Paris qu’en menue monnaie, Huysmans est un romancier de plus large vol et qui fera des romans superbes, j’en réponds pour lui ; mais il ne me déplaît pas de le chercher et de le trouver dans ces courts morceaux, dans ces coups d’oeil si légers et si pénétrants. Ce sont des eaux-fortes enlevées en quelques traits. Ce sont mieux encore de petits poèmes sans rimes, des tentatives de poésies en prose, et je dis cela dans le bon sens; l’écrivain a voulu voir si la prose, en étant très travaillée, et très colorée, n’arriverait pas à la musique, a la métrique des vers, tout en gardant plus de souplesse et plus de libre fantaisie.

Il y a là particulièrement une série de petits chapitres sur les Folies-Bergère, qui sont des merveilles de netteté et de couleur. Je recommande aussi les paysages des horizons de banlieue d’un sentiment profond, la Bièvre, le cabaret des Peupliers, la rue de la Chine, une vue des remparts du Nord-Paris. Puis viennent des fantaisies charmantes: la ballade de la chandelle des six, le poème des viandes cuites au four ; et tout au bout, tout à la fin, comme un défi, il y a un terrible morceau, Le Gousset, où le jeune écrivain s’est plu à faire une étude comparée des odeurs de la femme. Ah! mon cher Huysmans, vous paierez ce morceau-lâ, soyez-en sûr. On vous jettera ce morceau à la tête, comme vos fameuses, « pisses de chat », et cela dispensera un honnête critique de lire tout votre livre.

Comme pour des vers, je ferai des citations, c’est la seule façon de donner une idée de cette prose si savante et si aiguë.

Voici la fin de la pièce intitulée L’Ambulante. On a, rarement, écrit sur l’agonie des filles des phrases plus navrées et plus rudes. « Le matin emplit la chambre et l’après-midi se passe ; il faut se lever pourtant et s’atteler de nouveau à la dure vie qu’on lui a faite. Semblable à la veille, le jour s’écoule, pareil au lendemain qui va suivre, Les acheteurs diminuent encore ou ils lui filoutent lâchement le prix de ses peines. Grugée de nuit, grugée de jour, rongée par une inextinguible soif, elle ne peut qu’étancher celle de Polyte qui lui délivre en récompense d’extraordinaires roulées de coups de botte. Puis l’impérieuse débine s’accentue; car ces amours et ces raclées, ces famines et ces noces creusent les yeux qui capotent maintenant dans la face meurtrie. Sous peine de mourir complètement de faim, il faut désormais combler les gouffres des épaules ou contenir dans les barrières du corset, l’ampleur débordée des chairs ; les bourres, les digues de baleines, le vernissage des traits et la sauce des fards mettent la bourse de l’ambulante à sec. La moisson de ses vices est mûre et la crème menace. Eh! houp! le tombereau, et aux greniers de Lourcine ! »

Voici maintenant, un coin de la Bièvre : « Ici, des huttes pelées, des hangars borgnes, des murs salpêtrés, des briques tartreuses, tout un assemblage de teintes mornes, sur lesquelles, pendant à la croisée d’une chambre, un édredon de percale rouge jette, comme un réveil, sa note éclatante; là, des cages sans volets pour les mégissiers, des brouettes les quatre fers en l’air, un trident, un râteau, des vagues figées de laine, une colline de tan sur laquelle picore une poule à crête écarlate et à queue noire. En l’air, des toisons secouées par le vent, des peaux raclées qui s’étirent et se détachent avec leur blancheur crue sur la pourriture verdie des claies ; par terre, des baquets hydropiques, des futailles énormes où marine, dans des teintes de feuille morte et de bleu sale, la croûte liquéfiée des cuirs; plus loin, enfin, des peupliers piqués dans une boue de glaise, et un tas de masures qui s’escaladent et se haussent, les unes par-dessus les autres, étables sordid où toute une population de gosses fermente aux fenêtres pavoisées de linge sale. »

Et, pour finir, je risque quelques phrases du terrible morcéau Le Gousset : « Il est des odeurs suspectes, équivoques, comme un appel dans une rue noire. Certains quartiers du Paris laborieux les dégagent, lorsqu’on s’approche, l’été, d’un groupe. L’incurie, la fatigue des bras qui ont peiné sur d’accablants travaux, expliquent l’âpre fumet de boue qui s’élève des manches. Plus puissant encore et plus rude, je l’ai suivi, ce fleur, à la campagne, sur un peloton de faneuses passant en plein soleil. C’était excessif et terrible ; cella vous piquait les narines comme un flacon débouché d’alcali, ou vous les saisissait, irritant les muqueuses par une rude senteur tenant du fauve relent du canard sauvage cuit aux olives et de l’odeur pointue de l’échalote. Somme toute, cette émanation n’avait rien de répugnant et de vil ; elle se mariait, comme une chose attendue, à l’odeur formidable du paysage; elle était la note pure complétant par le cri de chaleur de la bête humaine, la mélodie odorante des bestiaux et des bois ( ... ). Mais c’est au moment où la Parisienne est la plus charmante, au moment où, sous un soleil de plomb, par un de ces temps où l’orage menaçant suffoque, elle chemine, abritée sous l’ombrelle, suant ainsi qu’une gargoulette, l’oeil meurtri par le chaud, le teint moite, la mine alanguie et vannée, que sa senteur s’échappe, rectifiée par le filtre des linges, tout à la fois délicieusement hardie et timidement fine... »

Je m’arrête. On peut se fâcher, mais on doit, sous peine de ne pas savoir lire, reconnaître là un écrivain, et un écrivain de race. D’ailleurs, je ne sais trop pourquoi je défends Huysmans. Il est de force à se défendre tout seul. C’est l’éternelle histoire, on bafoue tout débutant qui apporte une personnalité; on l’accuse de piller ses aînés, on le nie carrément; puis, quand le débutant est devenu un maître, on s’incline et on tâche d’écraser sous lui toute la jeune génération qui débute à son tour. La morale est qu’il faut travailler et laisser passer la bêtise du monde.