En Rade (1887)

revue independante

La Revue indépendante No. 6, Avril 1887

blue  Chapitre I et II. (No. 1, Novembre 1886.)

blue  Chapitre III. (No. 2, Décembre 1886)

blue  Chapitre IV et V. (No. 3, Janvier 1887)

blue  Chapitre VI, VII et VIII. (No. 4, Fèvrer 1887)

blue  Chapitre IX et X. (No. 5, Mars 1887)

blue  Chapitre XI et XII. (No. 6, Avril 1887)


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XI

Plusieurs nuits se succédèrent, des nuits où l’âme élargie de sa misérable geôle voleta dans les catacombes enfumées du rêve. Les cauchemars de Jacques étaient patibulaires et désolants, laissaient, dès le réveil, une funèbre impression qui stimulait la mélancolie des pensées déjà lasses de se ressasser, à l’état de veille, dans le milieu de ce château vide. Aucun souvenir précis de ces excursions dans les domaines de l’épouvante, mais un vague rappel d’événements douloureux traversés par d’alarmantes conjectures.

Jacques ressentait le matin une sorte de fièvre, un étourdissement d’homme ivre, trébuchant dans sa mémoire, un malaise général, une courbature par tout le corps. Une fois de plus, il s’inquiéta des causes qui dédoublaient ainsi sa vie et la rendaient tantôt incohérente et tantôt lucide. A bout d’arguments, il se demanda, songeant à une disgrâce momentanée de Louise, si l’extraordinaire sentence de Paracelse « le sang régulier des femmes engendre des fantômes » n’était pas vraie ; puis il sourit et leva les épaules, s’abstint désormais de boire des liqueurs, attendit pour se coucher que la digestion fût faite, se couvrit plus légèrement dans le lit, et obtint à défaut d’un sommeil dépeuplé, des visions plus confuses et plus douces.

Le temps étant revenu au beau, il se contraignit à marcher, visita les villages des alentours, s’en fut à Savin, vit un petit hameau composé de deux allées bordées par des cahutes ceintes de haies mortes. Il put constater que les promenades hors du château étaient sans intérêt. C’étaient partout de grandes routes poudreuses, plantées çà et là de bornes kilométriques et de noyers, rayées en l’air, souvent par le fil d’un télégraphe, bosselées, tous les cent pas, par des tas de caillasses, et toutes conduisaient, après des marches plus ou moins longues, à des bourgs semblables habités par des paysans pareils.

Il fallait s’éloigner de plusieurs lieues pour gagner les bois ; mieux valait encore errer dans le jardin de Lourps et dormasser à l’ombre de ses pins.

Puis il vécut des heures moins prévues et une journée plus neuve. Le curé venu, le dimanche, à Lourps, avait laissé la clef de l’église chez l’oncle Antoine, afin qu’il la pût remettre au serrurier qui devait réparer des gonds. Jacques l’emprunta.

Cette clef n’enfonçait pas dans la grande porte de l’église qui s’ouvrait, près du château, sur le chemin. Il dut contourner le portail, pénétrer dans le cimetière, enclos de palis, plein d’herbes folles et de croix en bois noir et en fonte mangée de rouille. Il chercha les sépulcres de ces Marquis dont parlait le père Antoine mais il ne parvint pas à les trouver ; de serpigineux ulcères de lichen et de mousse rongeaient les tombes dont les creuses inscriptions étaient depuis longtemps comblées ; peut-être, était-ce sous l’une de ces pierres que gisaient les restes abandonnés des Saint-Phal ?

Ce cimetière était avenant dans le coup de soleil qui le frappait. C’était une bagarre d’herbes, une cohue de branches au milieu desquelles s’épanouissaient sur des tiges onglées de griffes les boutons du rose indolent des églantiers. Dans ce terrain, abrité par l’église, l’air semblait plus tiède ; des bourdons ronflaient, cassés en deux, sur des fleurs qui se balançaient en pliant sous leurs poids ; des papillons volaient de travers comme grisés par le vent ; quelques-uns des pigeons sauvages du château passaient à tire d’ailes filant avec un cri d’étoffe.

Jacques regretta de n’avoir pas connu plus tôt ce petit coin, si placide et si douillet ; il lui sembla que là seulement il pourrait pactiser avec ses transes et dorloter l’insomnie de ses pensées tristes. On était si loin de tout, si caché, si seul ! Il suivit, dans les hautes herbes, un hésitant sentier qui menait à une porte creusée dans le flanc de l’église ; avec sa clef il l’ouvrit et déboucha dans une nef badigeonnée au lait de chaux.

Cette église était en longueur, sans transept simulant les bras d’une croix, formée simplement par quatre murs le long desquels de minces colonnes disposées en faisceaux s’élançaient jusqu’aux arceaux des voûtes. Elle était éclairée par des rangées de fenêtres se faisant face, des fenêtres en ogive à courtes lancettes, mais dans quel état ! les pointes des lancettes cassées, rafistolées avec des morceaux de ciment et des bouts de briques, les verrières remplacées par des vitres divisées en de faux losanges de papier de plomb ou laissées, telles quelles, vides, la voûte éraillée perdant les eschares de sa peau de plâtre, pliant surmenée, sous la pesée du toit.

Il se trouvait dans une ancienne chapelle de style gothique démolie par le temps et mutilée par des maçons. Au-dessus du choeur, une poutre carrée traversant l’édifice, d’une croisée à l’autre, supportait un immense crucifix dont le bas était vissé dans la poutre par des écrous de fer. Le Christ barbarement taillé, enduit d’une couche de peinture rose, avait l’air d’un bandit barbouillé de sang pauvre ; mal attaché sur sa croix, il tanguait au moindre vent, en criant sur ses clous qui jouaient ; du crâne aux pieds, de longs filets de fiente le sillonnaient, s’accumulant près de la blessure de son flanc dont la couleur plus épaisse faisait rebord. Les chats-huants et les corbeaux entraient librement dans l’église par les trous des vitres, perchaient sur ce Christ et, battant de l’aile, le balançaient, en l’inondant de leurs jets digérés d’ammoniaque et de chaux ! Sur le pavé du sanctuaire, sur les stalles pourries de bois, sur les bancs de l’autel même, c’était un amas de blanches immondices, une vidange d’oiseaux carnivores, ignoble !

Jacques s’approcha de l’autel dont les planches à peine rabotées s’apercevaient sous les linges empesés par le guano et compissés par des éclats de pluie ; il était surmonté d’un tabernacle constellé de même qu’une enveloppe de biscuits d’hospice, d’étoiles en argent sur fond bleu, de flambeaux munis de faux cierges en carton et de vases égueulés, privés de fleurs.

Un fumet de charogne encensait l’autel. Guidé par cette odeur, Jacques passa derrière le tabernacle et vit, par terre, des restes de mulots et de souris, des carcasses sans têtes, des bouts de queues, des bourres de poils, tout le garde-manger des chats-huants, resté là, près d’une armoire de sapin entr’ouverte dans laquelle pendaient des étoles et des aubes. Il eut la curiosité de visiter cette armoire et, au-dessous du porte-manteau, il trouva, pêle-mêle, sur une planche, un cornet de pointes, le calice et le ciboire, et une boîte en fer-blanc, mal bouchée, contenant quelques hosties.

Alors il parcourut la nef et, au fond, près de la grande porte, il aperçu sur les fonts baptismaux, un fragment de journal qui renfermait du sel et une vieille bouteille d’eau de mélisse qui contenait des gouttes d’eau.

Ah ! tout de même, le prêtre qui laissait dans un tel état d’abandon l’église où il célébrait des offices était un bien singulier prêtre ! il aurait pu du moins enfermer ses pains azymes et ses vases, se disait Jacques. Il est vrai que Dieu résidait si peu dans cet endroit, car l’abbé gargotait les sacrements, bousculait sa messe, appelait son Seigneur en hâte et le congédiait, dès qu’il était venu, sans aucun retard. C’était un service tout à la fois télégraphique et divin, suffisant peut-être pour les trois ou quatre personnes arrivées de Longueville et qui n’osaient s’asseoir, tant les bancs étaient vermoulus et sales !

Jacques allait partir lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur le pavé du choeur ; parmi des carreaux d’inégales grandeurs il remarqua des dalles régulières qui ressemblaient à des tables couchées de tombes. Il s’agenouilla, les gratta, découvrit des inscriptions en caractères gothiques, les unes complètement usées, les autres visibles encore autour de vagues écussons et de figures étendues à plat, les pieds rapprochés et les mains jointes.

Il retourna au château, rapporta une écuelle d’eau et un torchon et, dans la boue qu’il frotta, les lettres remplies parurent.

Mots à mots, il déchiffra sur l’une de ces pierres :

« Cy gist Louys Le Gouz, escuyer, en son vivant Seigneur de Loups en Brye et de Chimez en Thouz. Le 21e jour de décembre mil cinq cent vingt-cinq. Pz Dieu pour lui. »

Sur une autre, il lut :

« Ci gist Charles de Champagne, chevalier, baron de Lours, quy décéda le 2 de febvrier mil six cent cinquante-cinq, quy était fils de Robert de Champagne, chevalier, Seigneur de Séveille et Saincte Colombe, etc. Requiescat in pace. »

Quant aux autres, plus anciennes sans doute, elles étaient tellement effacées qu’il ne put, malgré tous ses efforts, reformer les lettres.

Il demeura un peu surpris. Personne dans le pays ne connaissait ces tombes à peine foulées, le dimanche, par un négligent prêtre, et par d’indifférentes ouailles. Il marchait sur les anciens suzerains oubliés dans la vieille chapelle du château de Lourps. Comme cela mettait loin ! le nom même de château avait varié. Loups et Lours avaient fini par se fondre et par s’écrire Lourps. Ah ! si l’oncle Antoine permettait de desceller les caves du château et de pénétrer par les souterrains dans la crypte de l’église, peut-être bien qu’on y découvrirait de curieux restes !

Il partit et, songeant à obtenir de la tante Norine qu’elle décidât son mari à laisser pratiquer des fouilles, il se dirigea vers sa chaumière.

Mais il dut remettre à plus tard l’ouverture de ses travaux d’approche, car la vieille grognait, exaspérée, le nez sur un calendrier, l’oreille aux guets, écoutant des mugissements de vache.

— L’oncle va bien ? fit Jacques.

— Oui da. Il est dans l’étable ; tiens, tends !

L’on entendait, en effet, une voix qui jurait et des claquements de fouet.

— Bon Dieu de bon Dieu ! mon garçon, dit Norine, vlà la Barrée qui n’est pas prise ! Il y a les trois semaines passées, je compte, et elle additionnait, en suivant avec le bout de son doigt, les jours, sur l’almanach. Au reste, il y a la Si Belle qui commence à y monter dessus et c’est le signe. Depuis tant qu’hier, elle gueule, qu’elle nous empêche tout dormage. Il n’y a pas ; va falloir qu’on la ramène au robin.

Et, répondant aux questions de Jacques, elle expliqua que la Barrée était une vache difficile à remplir. Presque toujours il fallait recourir au taureau et c’était ennuyeux car cela les faisait mal venir du berger qui n’aimait point qu’on lassât sa bête.

— Et puis que toi tu n’y mets pas ben la main sur le dos au moment que le robin la monte, si tant qu’avec son échine d’âne ça l’empêche de prendre, cria l’oncle Antoine qui apparut, furieux, tirant avec une corde sur la vache dont la tête beuglait en jetant, de tous les côtés, des coups de cornes.

— Ben vrai, que t’as une jolie dégaine à parler comme ça, mon homme ! puisque t’es si malin, vas-y donc, toi, chez François, t’y mettras la main sur le dos à ta vache, pour voir !

Le vieux haussa les épaules. — Sûr que j’y vas, dit-il. — Tiens, vlà pour toi, sale carne, et il appliqua avec le manche de son fouet un solide horion sur le crâne de la bête qui s’ébroua.

Jacques l’accompagna ; ils descendirent lentement le chemin du feu.

Nous avons de l’avance, fit l’oncle ; le berger, à cette heure, doit garder les vaches dans le pré ; ça ne fait rien, du reste, nous laisserons la Barrée chez lui, en passant, et nous irons le prendre.

Ils traversèrent la grande route de Bray et rejoignirent par une ruelle le village de Jutigny ; c’étaient dans chaque sente qu’ils franchissaient, des saluts et des bonjours de vieilles à marmottes, ravaudant dans le cadre d’une fenêtre qui les tranchait au buste. Sur le seuil des maisons les marmots sales comme des peignes, les cheveux dans les yeux, boudaient, en tenant dans leurs mains des tartines échancrées par des coups de bouche.

Ils s’arrêtèrent devant une chaumière neuve précédée d’une cour dans un coin de laquelle ondulaient des roses trémières d’un rouge sang, des roses en bâtons comme les appelait l’oncle.

Ils soulevèrent le loquet d’une porte à claire-voie, attachèrent la Barrée à un poteau planté dans la cour, puis refermant la porte ils s’engagèrent, au tournant de la rue, dans une allée longée d’ormes.

Ils aboutirent à une prairie immense. Jacques demeura surpris par l’étendue de ce paysage, couché à plat, sous un firmament dont la courbe semblait atteindre la terre à l’horizon, là-bas, dans un lointain bouqueté par des touffes d’arbres.

Au milieu de cette prairie courait un sentier bordé de saules, aux troncs bas, aux feuillages bleuâtres dégageant comme une fumée dès que le vent soufflait.

En avançant, il s’aperçut qu’entre cette haie serrée de saules coulait une minuscule rivière, la Voulzie, moirée de cercles de bistre par les sauts capricants des araignées d’eau. La rivière célébrée par Hégésippe Moreau serpentait en de silencieux et frais méandres, se lovait, à certaines places, en des boucles toutes bleues au fond desquelles frétillaient, en tournant sur eux-mêmes, les feuillages dédoublés des rives, puis elle se déroulait, s’allongeait en ligne droite, emmenant avec elle tout un courant de ciel, entre ses deux bords.

Un rayon de soleil dora le pelage du pré ; puis, le vent accéléra la course des nuages qui se grumelaient comme un lait caillé, au loin, et il les poussa au-dessus de la Voulzie dont le bleu se pommela de taches blanches. Une odeur frigide d’herbes, une senteur fade, légèrement salée d’ocre, monta de ce sol vert estampé de marques brunes par les sabots du bétail.

Ils passèrent la Voulzie sur un pont de planches et alors derrière le rideau franchi des saules, une autre partie du pré s’étala, piétinée de toutes parts, par un troupeau de vaches. Il y en avait de toutes les couleurs, de toutes les nuances, des isabelle et des bai, des blanches et des rousses, des noires dont les larges macules ressemblaient aux coulures d’un encrier versé. Les unes, vues de face, bavaient, en beuglant, les cornes en bras de fourche, le fanon haut, regardant de leurs yeux en lumière l’espace qui trépidait dans la poudre bleutée du jour ; d’autres, vues de derrière, montraient seulement au-dessous des deux salières de la croupe, une queue, qui oscillait telle qu’un balancier, devant les turgides amas de leurs mamelles roses.

Éparpillées dans la plaine, elles formaient une sorte de circonférence autour de laquelle couraient deux chiens-loups qui tiraient la langue.

— Vlà Papillon et Ramoneau, fit le père Antoine, désignant les deux chiens ; le berger est là ; et, en effet, ils l’aperçurent qui tapait, les yeux baissés, avec son bâton, sur des mottes écrasées de terre.

— Eh ben, François, ça ira-t-il ?

Il releva sa face glabre et dure, se passa la main sur son bec d’aigle et d’une voix tout à la fois traînante et goguenarde :

— Mais oui...., mais oui... et quoi que ça, père Antoine, j’ai idée à vous voir, que vous venez au moins vers moi pour la Barrée.

L’oncle se mit à rire.

— Là, t’entends tout, toi ; oh ! t’es pas simple, mon homme, tu vois aussitôt de quoi qu’il en retourne.

Le berger haussa les épaules.

— Ah ben c’est tant ! c’est égal, je serais point outré si elle crevait ta sacrée robinière, dit-il. Il se leva, regarda le soleil, et saisissant la corne de fer-blanc qu’il portait en bandoulière, il en tira, par trois fois, des sons prolongés et rauques.

Aussitôt les chiens rabattirent les vaches en un seul tas qui fluctua ; puis, divisées en deux colonnes, elles s’éloignèrent, à la queue leu leu, par de différentes routes.

— Il prévient avec sa corne le village du retour du bestial, fit l’oncle ; et il ajouta, voyant Jacques étonné par l’indifférence de François qui ne s’occupait plus des bêtes : Oh ! elles connaissent le chemin de leur étable, il n’y a pas besoin qu’on les mène!

— Ici ! cria le berger, en s’adressant aux chiens qui grondaient, hérissés et les dents découvertes, dès qu’ils s’approchaient de Jacques.

Et ils partirent. Aussitôt arrivé à sa maison, François s’approcha de la Barrée qui meuglait, la détacha et à coups de souliers et à coups de poings, il lui passa la tête dans une espèce de guillotine en bois, installée près de l’étable.

La vache, ahurie, ne remuait plus ; soudain la porte de l’étable s’ouvrit et une masse fauve, au mufle ramassé, au col court, à la tête énorme, aux cornes brèves, sortit lentement, retenue par un câble qui se déroulait autour d’un treuil.

Un frisson silla le poil de la vache dont les yeux s’éxorbitèrent. Le taureau s’approcha d’elle, la flaira, et d’un air détaché, regarda le ciel.

— Allons, clama François qui sortit de l’étable, muni d’un fouet.

— Allons, sus, sus, sus, cadet !

Le taureau demeura calme.

— Voyons, c’est-il pour aujourd’hui ?

Le taureau reniflait ferme sur ses pattes.........

— Allons, dessus ! hurla l’oncle Antoine.

De nouveau, de sa voix monotone, François siffla : Sus, sus, sus, cadet !

Et la bête continua de ne pas bouger.

— Allons, faignant, propre à rien ! — Et le berger l’enveloppa d’un grand coup de fouet.

Le taureau baissa la tête, leva les uns après les autres ses quatre pieds, et sonda, d’un oeil indifférent, la cour.

L’oncle s’approcha de la Barrée et lui releva la queue. Sans se presser, le taureau fit un pas, sentit le derrière de la vache, donna rapidement un coup de langue et ne remua plus.

Alors François s’élança avec son manche de fouet.

— S...., carcan, t’es donc bon à faire un pot au feu ! gueulait de son côté l’oncle Antoine, en cognant à tour de bras sur la bête avec sa canne.

Et soudain le taureau s’enleva....... L’oncle lâcha sa canne, se précipita sur la Barrée dont il aplatit le dos avec ses mains........ Et ce fut tout ; sans un halètement, sans un cri, sans un spasme, le taureau retomba sur ses pattes et, tiré par son câble, rentra dans l’étable, pendant que la Barrée qui n’avait éprouvé aucune secousse, qui n’avait pas même exhalé un souffle, s’allégeait de peur, regardant, effarée, comme avec des yeux bouillis, autour d’elle.

— C’est tout cela ! ne put s’empêcher de s’exclamer Jacques. La scène n’avait pas duré cinq minutes.

L’oncle et le berger éclatèrent de rire.

— Ah ! çà mais, son taureau est impuissant ! dit Jacques alors qu’il revint avec l’oncle.

— Non, c’est un bon robin ; François lui donne trop de fourrage et pas assez d’avène, mais que c’est tout de même un cadet qui flambe !

— Et c’est ainsi, chaque fois qu’on mène une vache au taureau ? c’est aussi peu désordonné et aussi court ?

— Certainement, mon homme ; le robin, il veut plus ou moins vite, mais ça ne tarde pas plus que t’as vu, une fois que ça se fait.

Jacques commençait à croire qu’il en était de la grandeur épique du taureau comme de l’or des blés, un vieux lieu commun, une vieille panne romantique rapetassés par les rimailleurs et les romanciers de l’heure actuelle ! Non, là, vraiment, il n’y avait pas de quoi s’emballer et chausser des bottes molles et sonner du cor ! ce n’était ni important, ni altier. En fait de lyrisme, la saillie se composait d’un amas de deux sortes de viandes qu’on battait, qu’on empilait l’une sur l’autre puis qu’on emportait, aussitôt qu’elles s’étaient touchées, en retapant dessus !

Sans dire mot, ils arpentaient maintenant la grande route de Longueville, suivis par la vache que l’oncle tirait après lui au bout d’une corde.

Tout à coup, le vieux toussa, puis se plaignit de la difficulté qu’il éprouvait à gagner de l’argent ; après ses lamentations coutumières, il toussa encore, et ajouta : Si seulement ceux qui nous doivent, ils tardaient pas à vous rendre, on aurait tout de même belle d’être heureux !

Jacques ne répondant pas, il appuya : J’aurais tant seulement trente francs qui me reviennent que ça me ferait ben plaisir !

— Vous les aurez demain, mon oncle, fit Jacques ; votre moitié de feuillette vous sera payée, soyez-en sûr.

— Sans doute... sans doute... mais avec les intérêts qu’on m’aurait donnés à Provins si je leur y avais porté la somme ?

— Avec les intérêts.

— Ben, ben, ben, t’es un vrai homme !

Jacques ruminait tout seul. L’argent arrivera demain sans faute ; Moran a touché les sommes qui me sont dues avant hier. En payant, ainsi qu’il a été convenu, les termes arriérés et en désintéressant les plus opiniâtres des créanciers, il a pu arrêter la saisie qui me menaçait. C’est une halte. Il doit me revenir à peu près trois cents francs ; j’ai assez, conclut-il, pour me liquider ici et pour dans trois ou quatre jours, prendre avec Louise l’express de Belfort.

Cette idée qu’il allait enfin quitter Lourps, rentrer à Paris, retrouver son intérieur, son cabinet de toilette, ses bibelots, ses livres, le transporta, mais quoi ? ce départ ferait-il taire la psalmodie de ses pensées tristes et décanterait-il cette détresse d’âme dont il accusait la défection de sa femme d’être la cause ? Il sentait bien qu’il ne pardonnerait pas aisément à Louise de s’être éloignée de lui au moment où il aurait voulu se serrer contre elle. Puis la terrible question de la vie en commun était là. Jusqu’alors, ils avaient vécu librement, dans des chambres séparées, au large ; ils s’étaient évité l’embarras des détails ridicules, la honte des soins cachés. Au château, il avait bien fallu demeurer ensemble, se coucher et se lever dans la même pièce et, si bête que cela fût, il trouvait maintenant sa femme diminuée, éprouvait une gêne, presque une aversion pour le contact de son corps, à certains jours.

Dès le retour à Paris, il allait chercher un pauvre logement et il ne pouvait raisonnablement espérer qu’il aurait, comme par le passé, sa chambre ; cette perspective de ne plus respirer seul, au moment du repos, l’atterra. Puis il savait bien que si l’homme abdique pour les tribulations intimes de la femme toute répugnance, c’est parce que, semblable à un milieu réfringent qui déforme la réalité des choses, la passion charnelle illusionne et fait du corps de la femme l’instrument de si redondantes joies que la misère de ses rebuts s’efface.

Avec Louise, malade et lasse, inquiète et froide, aucun désir n’était plus possible ; la tare originelle de la femme demeurait seule, sans compensation d’aucune sorte.

Ce séjour à Lourps aura vraiment eu de bien heureuses conséquences ; il nous aura mutuellement initiés à l’abomination de nos âmes et de nos corps ! se dit-il amèrement. Ah ! Louise me décourage !

— Eh ben, tu ne parles plus, mon neveu ? fit l’oncle.

Jacques regarda ; il avait, sans y prendre garde, atteint la porte du château.

— Bonsoir, l’oncle, — je vous verrai demain ; — et il monta l’escalier, trouva sa femme en larmes.

— Voyons, qu’y a-t-il ? — Et il apprit que la tante Norine avait perdu toute retenue, alors que sa nièce l’avait priée de lui prêter des draps. Elle s’y était refusée, disant qu’elle, elle ne changeait pas de draps, que d’ailleurs les siens étaient neufs et qu’il pouvait y avoir chez des Parisiens des causes qui empoisonnaient le linge. Puis elle avait en même temps réclamé l’argent de la feuillette et parlé des gens qui, lorsqu’ils ne sont pas riches, gaspillent la nourriture en la donnant au chat.

Et elle avait voulu reprendre la bête.

Il est bon à neyer dans une mare ! criait-elle et il avait fallu que Louise s’interposât entre elle et le chat dont la patte soudain élargie manoeuvrait tout un jeu de griffès. Bref, elle était devenue insolente et féroce, et cela, en présence de la femme enceinte de Savin qui, venue avec sa fille pour apporter les provisions, avait d’abord demandé à Louise d’être la marraine de l’enfant à naître, puis s’était jointe à la tante Norine pour l’insulter, aussitôt qu’elle avait appris que la dame à caroter n’était pas riche.

— Non, je ne supporterai pas d’être ainsi humiliée par des paysans, dit Louise. Je veux partir.

Il fallut que Jacques la raisonnât ; elle finit par se calmer, mais déclara, d’un ton ferme, qu’aussitôt l’argent arrivé, elle prendrait le train.

— Soit, fit Jacques, j’en ai assez, moi aussi, de l’hospitalité du château de Lourps, et puis, partir un jour plus tôt, un jour plus tard, ça m’est égal.

— C’est ce pauvre minet qui m’inquiète, reprit Louise, en caressant le chat qui la regardait, d’un air suppliant, en tendant ses pauvres pattes. J’ai peur qu’ils ne l’assomment, dès que nous aurons le dos tourné. Laisse-moi l’emmener, dis ?

— Je ne demande pas mieux, mais comment faire ? s’il était seulement valide ?

Et Jacques s’approcha de la bête qui se souleva péniblement et pleura dès qu’il la toucha du bout des doigts. — Au fait, dit-il, c’est tout de même le seul être vraiment affectueux que nous ayons rencontré ici ; et encore, grâce à Norine qui a pendant si longtemps frustré cet animal des rogatons qu’on gardait pour lui, c’est à peine si nous avons eu le temps de nous l’attacher !




XII

— Tu souffles ?

— Oui. Et Louise, couchée sur le devant du lit, se pencha pour éteindre la bougie.

— C’est égal, dit Jacques en s’étendant de son mieux dans l’étroite couche, nous allons enfin retrouver à Paris nos paresseux matelas. Décidément, j’en ai assez de cette galette trop piquée de fèves et de ce traversin rempli d’aiguilles qui me tricotent la nuque, dès que je bouge !

Il finissait par se caler tant bien que mal dans la ruelle, lorsqu’un roucoulement enroua la chambre, un roucoulement lent et sourd qui s’éclaircit soudain et jaillit en un cri clair, d’une détresse horrible.

— C’est le chat, fit Louise, mon Dieu ! qu’a-t-il ?

Elle ralluma la bougie et ils aperçurent l’animal couché par terre, regardant fixement les carreaux de la chambre. Des fentes s’ouvraient dans les touffes agglomérées de son pelage devenu dur ; ses oreilles aplaties rasaient le crâne, ses flancs haletaient ainsi que des soufflets de forge.

Tout à coup, des hoquets furieux l’étranglèrent ; on eût dit qu’il voulait vomir ses entrailles par la bouche qui s’ouvrait démesurément et laissait pendre la langue dont la lime mouillée râpait le sol. Il suffoqua, les yeux hors du crâne, puis parvint à reprendre haleine, poussa un hurlement désespéré et des flots d’eau mousseuse jaillirent de la gueule.

A bout de forces, il tomba, le nez dans sa bave, et ne bougea plus.

Toute tremblante, Louise sauta du lit et voulut le prendre ; mais des ondes coururent précipitamment sur la pointe des poils dès qu’elle tenta seulement de le toucher.

Le chat reprit enfin connaissance, hésita, regardant à gauche, à droite, essaya de se soulever sur ses pattes, finit par se mettre debout, trembla de tous ses membres, se traîna dans la pièce et se tapit dans les angles ; mais il ne pouvait rester en place, fuyait ainsi que devant un péril qui soufflait dans l’air, fixait un point du mur, d’un oeil douloureux et ahuri, puis reculait et trébuchait, en miaulant de peur.

— Mimi, mon petit Mimi ! — Louise l’appelait doucement. Il la reconnut et alors il gémit comme un enfant et lui jeta des regards si désolés qu’elle fondit en larmes.

Il voulut monter sur elle, mais il pouvait à peine grimper et il s’agrippait à son jupon avec ses griffes, en traînant derrière lui sa croupe déjà morte.

Il pleurait à chaque effort et elle n’osait l’aider car son propre corps semblait être un clavier de douleurs qui résonnait à quelque place qu’on le touchât.

Une fois installé sur ses genoux, il essaya de filer un maigre ronron, mais il l’arrêta, voulut redescendre, glissa lourdement sur ses pattes qui s’écartèrent, demeura, immobile, l’échine hérissée, la queue grosse, les oreilles basses ; puis il recommença à fuir dans la chambre et le soufflet de ses flancs anhéla plus fort.

— Il va avoir une nouvelle attaque, dit Louise.

Et, en effet, les hoquets et les nausées reprirent. Il bondit sur lui-même, rejeta sa tête, fit des efforts surhumains ainsi que pour s’élancer de sa peau, retomba sur le ventre et l’écume lui sortit de la gueule et bouillonna, tandis qu’il s’étendait roide, la gueule retroussée et les crocs à l’air.

— Il est bien malade, soupira Louise.

— Ah ! ce ne sont pas, comme nous l’avions cru, des rhumatismes ; c’est bel et bien la paralysie, fit Jacques, qui, penché hors du lit, examinait le museau révulsé de la bête et la rigidité de l’arrière-train.

Une fois de plus, le chat revint à lui et se souleva ; les traits se remirent en place, la gueule s’abaissa sur les dents, mais une pâleur très visible noyait la face et les regards faisaient mal tant ils décelaient un désespoir infini, une souffrance atroce.

Louise arrangea en bas du lit un jupon sur lequel il s’étendit. Il paraissait absolument exténué, à bout d’énergie, rendu, presque mort. Il poussait cependant devant lui ses griffes qui sortaient et rentraient dans les pattes crispées et il scrutait avec des prunelles noires et vernies, la chambre.

Puis des râles crépitèrent dans la gorge qui se convulsa et les yeux se fermèrent.

— L’attaque est terminée, il va s’éteindre doucement, dit Jacques. Recouche-toi, tu vas à la fin attraper du mal.

— Si j’avais seulement du chloroforme ou quelque chose pour l’achever, je ne le laisserais pas dans de tels tourments, reprit Louise.

Ils restèrent, la lumière éteinte, sans voix, étonnés qu’un malheureux animal pût tant souffrir.

— Tu ne l’entends plus ? fit Jacques.

— Si, écoute!

Le chat avait quitté le jupon, et il s’efforçait maintenant d’escalader la chaise pour de là gagner le lit. On entendait son souffle précipité et le bruit de ses ongles éraillant le bois. Puis, tout se taisait, et, tenacement, après un instant de repos, il continuait sa route, se hissant à la force des pattes, retombant, recommençant à grimper, avec des râles qu’entrecoupaient des gémissements.

Il atteignit le lit, vacilla, s’affermit, rampa entre Jacques et Louise.

Ni l’un ni l’autre n’osaient plus remuer, car le moindre mouvement provoquait de déchirantes plaintes.

Il vint les sentir, tenta encore de tourner son rouet, pour leur témoigner qu’il était content d’être auprès d’eux puis, frappé d’une secousse, il se dressa, passa par-dessus Louise, voulut descendre du lit, culbuta, roula, avec le cri d’une bête qu’on égorge, sur le plancher

— C’est fini, cette fois, dit Jacques ; ils eurent un soupir de soulagement. A la lueur d’une allumette, Louise vit la bête tordue, écorchant l’air de ses griffes, vomissant de l’écume et des gaz.

Tout à coup, elle tira, terrifiée, son mari par la main.

— Ah ! vois, les douleurs fulgurantes !

Et en effet, le chat agitait en des soubresauts désordonnés ses pattes et des fumées couraient dans ses poils dont les ondes remuaient sans qu’il bougeât.

D’une voix changée, elle ajouta : il les a aussi, c’est la paralysie qui vient !

Jacques sentit un grand froid le glacer.

— Mais non, que tu es bête ! Et vivement, il expliqua que ces secousses à fleur de peau n’avaient aucun rapport avec les douleurs fulgurantes dont elle parlait. Tu as une maladie de nerfs, toi, rien de plus ; que diable ! de là, à l’ataxie locomotrice, il y a loin ! Au reste, la meilleure preuve, la voici : le chat a ces douleurs depuis une minute et il meurt ; toi, tu les as depuis des mois et tu es cependant ingambe ! Et puis, quelle sottise que de vouloir établir des similitudes entre des maladies d’animaux et des affections de femmes !

Mais sa voix était mal assurée. En un éclair, il revoyait les médecins silencieux, se rappelait leurs mines fermées, leurs regards contrits et prudents... Eh non ! ils n’y connaissent rien, pas plus que lui ! c’était de la métrite, suivant les uns, de la névrose, suivant les autres ! C’était ils ne savaient quoi ! une de ces chloroses nerveuses devant lesquelles, à l’heure présente, si savant qu’il soit, chacun bafouille !

Il eut l’intuition que ses explications étaient maladroites, que cette hâte à vouloir dissuader était presque un aveu, que ce besoin pressant de discuter et de convaincre révélait clairement l’authenticité de ses craintes. Il s’irrita contre lui-même, puis contre ce chat qui était l’involontaire cause de ces angoisses. Eh ! qu’il crève ! se dit-il. Puis il se fit la réflexion qu’il était bien inutile que Louise s’attristât à contempler l’agonie de cette bête.

— Voyons, il est tard, nous ne pouvons cependant, pour cet animal, passer une nuit blanche, surtout si nous partons demain. Le plus simple, ce serait, je crois, de le rouler dans le jupon et de le porter dans la cuisine.

Mais il se heurta à la volonté têtue de sa femme qui s’indigna et le traita de sans coeur.

Il se renfonça sous les couvertures en maugréant. Il n’avait plus qu’un désir maintenant, c’est que ce chat mourût. Au fond, il n’est pas à moi, nous ne le connaissons pas, se dit-il, pour excuser un peu l’égoïsme de ses souhaits ; ah ! et puis, nous prenons l’express dans quelques heures ; il est vraiment temps que cela finisse !

Le chat ne bougeait plus. Louise agenouillée lui regardait les yeux, des yeux mornes, dont l’eau dépouillée de ses pépites, bleuissait comme glacée par un grand froid.

Elle se recoucha, navrée, et souffla la bougie ; et dans le silence de la pièce, chacun feignit de dormir pour ne pas parler.

— S’il était seulement cinq heures, comme je me lèverais, pensait Jacques. Mon Dieu ! quelle nuit ! je crains que Louise ne soit irrémédiablement frappée. Si c’était exact, pourtant ! Si les médecins m’avaient menti ! Si ces ruades étaient les prodromes certains d’une ataxie !

Immédiatement, il aperçut les traits décomposés de sa femme, la bouche renversée crachant des bulles, transféra les douloureux symptômes qu’il avait vus, du chat à Louise, la vit telle qu’elle serait à ce moment-là, dans une hallucination d’une netteté atroce.

Il fut sur le point de crier, d’appeler au secours, puis il revint à lui, se raisonna, à tout prix voulut détourner le courant de ses visions, résolut de compter de un à cent pour s’endormir. Il se mit les bras à l’air, se découvrit le col, afin d’attraper froid et de s’engourdir ensuite, alors que s’enfouissant sous la couverture, il aurait chaud ; mais arrivés au nombre de vingt, les chiffres énumérés descendirent tout seuls, suivirent la pente sur laquelle il les avait lancés, et il retourna, sans plus s’occuper d’eux, à l’horreur de ses réflexions.

— En voilà assez, se dit-il, en se rebiffant contre elles. Il toussa légèrement.

— Tu dors ? — Il s’adressait à sa femme, car il espérait maintenant que le bruit des paroles dissiperait les cauchemars éveillés qui le hantaient.

— Non, fit-elle d’une voix sourde.

Alors il jasa pour lui seul, se perdit en de futiles digressions sur les paquets à faire, annotant les objets qu’il fallait emporter, s’inquiétant de la capacité des malles, tâchant de gagner, en quelque sorte, du temps sur la nuit ; mais ses lèvres proféraient des sons mécaniques, marchaient seules, sans que sa pensée les dirigeât, car elle était quand même retournée sur ses pas et avait retrouvé les traces du chemin que ces subterfuges avaient vainement tenté de lui faire perdre.

Il finit cependant par se taire, par s’engourdir. S’il ne s’endormit pas complètement, il perdit du moins la notion de ses maux.

Réveillé brusquement, dès l’aube, il revécut la nuit en une seconde et sauta du lit.

Et le chat ? Il le vit, immobile, écrasé, sur le jupon, l’appela à voix basse. L’animal ne remua aucun membre mais des sillages coururent aussitôt le long de ses poils.

— Ma femme a raison, il faudrait avoir le courage de l’achever, se dit-il ; la pitié s’insinuait en lui devant l’interminable agonie de cette bête.

Il avait hâte de s’échapper de cette maudite chambre. Quelles nuits j’y aurai passées, pensa-t-il, une première horrible, d’autres démentielles, une dernière atroce !

Il descendit, se promena dans le jardin ; et peu à peu, à mesure qu’il marcha, sa haine de Lourps et ses souhaits de départ s’amollirent.

Il faisait si bon sur cette pelouse, si tiède derrière ces grilles ouvragées de feuilles ! tamisé par les sapins, le vent soufflait l’odeur affaiblie des térébenthines et des gommes ; une senteur tannique d’écorce montait de la mousse remuée du sol et le tonifiait ainsi que des émanations respirées de sels. Le château, ranimé par un bain de soleil, se défublait de ses mines grognonnes, rajeunissait, s’affêtait, coquettait, pour son départ. Ces pigeons même, si sauvages qu’on ne pouvait réussir à les toucher, se pavanaient maintenant dans la cour et le regardaient, sans fuir à son approche. C’était, en quelque sorte, un adieu câlin qu’exhalaient ces lieux abandonnés où il avait vécu de si mélancoliques heures.

Il se sentit le coeur serré, en passant pour la dernière fois sous le berceau des allées désertes, en regardant les grelots des grappes de vigne enroulées dans les pagodes à clochettes des vieux pins. C’était fini ; le soir même, il retournerait à Paris et son existence changerait !

Tant qu’il avait relégué jusqu’à d’indécises époques son retour, il avait, en somme, terrassé le souci de savoir comment il allait vivre. Il se répondait : je verrai, se proposait des expédients plus ou moins sûrs, ne se dupait pas par ses réponses, mais endormait ses inquiétudes, les décortiquait, les rendait indolentes, les espaçait, les usait même par des simulacres de résolutions auxquelles il parvenait presque, sur le moment, a croire.

Maintenant que le retour était certain, imminent, là, il perdait tout courage et n’essayait même plus de se tracer des plans.

A quoi bon ? il pénétrait dans l’inconnu ; les seules prévisions qu’il pût raisonnablement oser, c’étaient celles-ci : il faudrait, dès le retour, se mettre en course, visiter l’un, attendre l’autre, renouer des relations avec des gens qu’il méprisait, afin de se procurer un travail avantageux ou une place. Quelle série d’avanies, quelle suite d’humiliations, je vais subir, se disait-il ; ah ! l’expiation de mes dédains utilitaires est prête !

Comme la solitude avait du bon ! ici du moins, à part ces paysans, il ne voyait personne ! oui, il allait pour manger du pain se bousculer avec les autres, dans le répugnant baquet des foules !

Et puis, en admettant même qu’il s’habituât à l’agitation d’une vie pauvre, que deviendrait-il avec Louise ? Il se la figura, malade, impotente, se représenta les abominables conséquences des ataxies, les chaises spéciales, les toiles cirées, les alèses, les linges, toute l’horreur des corps inertes qu’il faut servir ; je ne pourrai même point la conserver avec moi, puisque je n’aurai pas les moyens de payer une bonne. Il sera donc nécessaire que je la place dans un hospice ! Cette pensée lui fut si cruelle que ses larmes coulèrent.

C’est pourtant inutile de se désespérer ainsi, à l’avance ! enfin, quand bien même Louise reviendrait à la santé, est-ce que les attaches qui nous reliaient, ne sont point rompues ? nous nous sommes trop froissés ici pour que jamais le souvenir de nos mésestimes se perde ! non, c’est bien fini ; quoi qu’il arrive, la tranquillité de nos vies est morte !

Mais, voyons, reprit-il, en s’essuyant les yeux ; ce n’est pas tout cela ; nous partons dans quelques heures et il s’agit de préparer les malles.

Il remonta dans sa chambre, trouva sa femme levée, pliant ses robes.

— Ah ! si je n’avais pas ce chat, je serais vraiment heureuse de retourner à Paris.

— Il n’a plus pour deux heures à vivre ; regarde, l’oeil est vitreux et les râles sifflent.

Il rangea les papiers, apprêta ses affaires, tandis que pour le déjeuner, sa femme allumait le feu.

Des pas retentirent subitement dans l’escalier et le facteur entra.

— Je suis venu plus tôt que d’habitude, dit-il, parce que j’ai pour vous de la bonne poste !... et il tira la lettre attendue, scellée des cinq cachets.

Une sorte de majesté s’élevait de sa face cuite et ses cheveux gris semblaient presque vénérables. L’importance de cette lettre qui contenait de l’argent le transfigurait, anoblissait jusqu’à son rire édenté de vieil ivrogne.

Il s’assit, se frotta la tête avec la paume de sa main, regarda les préparatifs à peine commencés du repas et la table vide ; visiblement, il regrettait de s’être autant pressé !

— C’est la dernière lettre que vous apportez, facteur, proféra Jacques, en signant le reçu ; nous partons pour Paris aujourd’hui même.

Le vieux faillit s’écrouler.

— Oh, oh, oh ! moi qui comptais tant que mes Parisiens seraient encore ici jusqu’à l’hiver, oh ben, vrai, là, cette nouvelle me tournoie le coeur. Ça me faisait trotter en plus, mais quoi que ça pouvait me faire ? je venais ici, pas vrai, chez des braves gens pas fiers ; on était quasiment des amis ; ah tenez, foi de Mignot, ma petite dame, vous pourrez dire que vous êtes regrettée, vous, continua-t-il, d’un ton dolent que commençait à démentir la lointaine sournoiserie de l’oeil.

Enfin, c’est-il ça qui nous empêchera de boire un dernier verre de vin à votre santé ? et il guignait le litre.

Jacques eut hâte de le voir déguerpir.

— Tenez, père Mignot, voici dix francs pour vos dérangements et maintenant, à la vôtre ; il lui tendit un verre.

D’une main, le facteur empocha les pièces et de l’autre, se jeta, d’un trait, le vin dans la gorge ; puis il demanda la permission de se tailler une miche, pensant, non sans raison, que l’on ne pourrait le laisser ainsi manger, sans boire.

Il lampa, de la sorte, presque tout le litre, finit par se lever, tendit sa patte sale et, d’un air attendri, déclara qu’il les attendait, l’an prochain ; puis, la mine accablée, il s’en fut, en faisant sauter les deux pièces de cent sous dans sa culotte.

— Ah çà, vous voulez donc qu’il y ait pas de lettres dans le pays ? cria l’oncle Antoine, qui parut quelques instants après le départ du facteur.

— Pourquoi cela ?

— Pourquoi ! mais parce qu’il va s’arrêter au prémier cabaret et qu’il boira jusqu’à tant qu’il tombe !

— Tiens, c’est drôle, un pays ne recevant aucune lettre parce que les Parisiens ont grisé le facteur, — mais, voyons, nous n’avons pas de temps à perdre, car nous prenons l’express de 4 h. 33. — Réglons, si vous le voulez bien, nos comptes.

— L’express ! vous partez ! c’est-il Dieu possible ! comme ça ?

— Oui, j’ai reçu, ce matin, des nouvelles qui m’obligent à être à Paris, vers les six heures.

— Mais Louise elle reste ; pas vrai, ma fille ? reprit l’oncle qui regardait, du coin de l’oeil, l’argent resté sur la table.

— Non, je pars aussi.

— Eh là, eh là !

— Voyons, fit Jacques, je vous dois combien ?

Alors le vieux tira de son gilet un papier crasseux, plié en quatre.

— C’est plein de chiffres, c’est Parisot qui m’a fait le compte avec les intérêts à prendre. Vois, mon homme, si ça te convient ?

— Parfaitement, — seulement je n’ai pas de monnaie.

— Que ça fait ! j’ai là des pièces.

Il se leva et tira de la poche de sa blouse une longue bourse.

Le vieux sachant que j’avais touché de l’argent a tout prévu, se dit Jacques.

L’oncle rendit la monnaie, pièce à pièce, retenant chacune entre ses doigts, grommelant : C’est de la bonne or que je vous donne, cachant mal une satisfaction presque narquoise, car il venait de duper, une fois de plus, les Parisiens, en faisant courir les intérêts de l’argent, non pas du jour où il avait payé le marchand, mais bien du jour où il avait commandé la feuillette.

— C’est-il ben ton compte ?

— Oui, mon oncle.

— Mais, mon cher garçon, si vous partez, va falloir qu’on attelle la bourrique.

— Dame, vous me rendriez service.

— Mais oui... mais oui, mais c’est point comme ça qu’on part ; faut que vous veniez manger un morceau chez nous.

— Mon déjeuner est prêt, dit Louise.

— V’là-t-il pas ! je vas l’emporter, nous le mangerons alors ensemble.

Louise consulta son mari, d’un regard.

— Soit ! dit celui-ci, vous avez raison, mon oncle, c’est bien le moins qu’avant de nous séparer nous trinquions ensemble, avant le départ.

L’oncle voulut à toute force porter le panier dans lequel étaient entassées les provisions. Il avait réfléchi qu’il pourrait avoir besoin de sa nièce à Paris, et débarquer chez elle et se faire goberger, alors qu’il irait à la Chandeleur pour régler ses comptes.

— Ils partent ! s’écria-t-il, en entrant chez lui.

Norine en laissa tomber de saisissement sa poêle.

Ah ben c’est tant ! — Et elle s’arracha une larme ; puis craignant d’être surtout rabrouée par sa nièce dont la mine méprisante l’inquiéta, elle tendit ses longs bras secs du côté de Jacques et, automatiquement, le baisa sur les deux joues.

— Eh là ! quoi donc faire ? v’là-t-il pas une nouvelle ! moi qui disais comme ça, faudra pourtant que je leur fasse des tortiaux, t’entends ben, mon neveu, des crêpes sautées dans la poêle, il y a rien de meilleur ! c’est-il donc malheureux ! Ah ! il est ben temps, que je compte, maintenant que les v’là partis !

Elle bredouilla, en apprêtant la table : ça va nous sembler vide ici — et elle pleurnicha en rinçant les verres.

— Mais que vous reviendrez vers nous, l’an prochain ?

— Certainement.

Le repas fut silencieux. Norine gémissait, le nez dans son assiette, le vieux, gêné par le mutisme de Jacques et de Louise qui demeuraient préoccupés et tristes, disait seulement : Allons, encore un coup, mon homme, en remplissant les verres et il vidait le sien, en faisant claquer ses lèvres qu’il torchait d’un revers de main.

— Nous ne pouvons nous attarder davantage, déclara Louise ; j’ai encore des affaires à ranger au château et l’heure du train approche.

— T’emporteras ben un lapin, pour voir ?

Ils eurent beau se défendre, il fallut en passer par là. La tante Norine étrangla l’une de ses bêtes et l’apporta, toute chaude, roulée dans de la paille.

— Tant que Louise va faire ses quatre tours, nous aurons le temps de prendre un verre de cognac, puis que nous attellerons, dit l’oncle.

Ils trinquèrent encore et Jacques, supplié, s’engagea sans l’intention du reste de tenir sa promesse, a écrire au vieux, dès qu’il serait de retour dans la capitale.

Enfin le père Antoine tira la carriole d’une grange, enfila son bourriquot dans les brancards et ils arrivèrent, en clopinant, au château de Lourps.

— J’ai porté le chat en haut, dans une chambre ; je lui ai laissé le jupon pour qu’il n’ait pas froid et de l’eau à boire, s’il avait soif. J’aime mieux qu’il meure ainsi que de le savoir assommé par Norine avec une trique, dit Louise. Il ne souffre plus, du reste il ne m’a même pas reconnue, le pauvre mimi, il est tout roide !

— Allons, nous sommes prêts, cria l’oncle, en empilant dans la voiture les valises et les malles — alors, en route ! et ils cahotèrent, jetés les uns contre les autres, dans cette dure charrette dont les roues sautaient, à chaque pierre.

Assis au fond, sur un tas de foin, Jacques examinait ces paysans qu’il espérait ne jamais revoir.

Ils me consolent de quitter cette misérable rade où j’étais presque à l’abri, pensait-il, car, canailles pour canailles, je préfère tout de même en fréquenter de plus acérées, et de plus souples.

— Dis donc, mon neveu ?

— Quoi, ma tante ?

— Si t’avais, toi ou Louise, des vêtements qui te servent plus, on en ferait ici ses habits des dimanches ?

— Ils en manquent ben des vieux vêtements ! dit l’oncle.

Jacques, harassé, promit tout ce qu’ils voulurent.

— Que nous penserons souvent à vous encore !

— Et nous donc !

— T’es comme qui dirait ma fille charnelle, reprit Norine, d’une voix éplorée, en regardant sa nièce.

Enfin ! voici la gare, murmura Jacques. Alors, après que les bagages furent descendus, les paysans ouvrirent les bras, baisèrent avec emportement Jacques et Louise sur les deux joues, en versant des larmes.

Puis quand les Parisiens furent installés dans le wagon, ils fouettèrent le baudet et, après un silence, le père Antoine dit :

— J’entends ben, moi ; j’ai écouté qu’elle racontait à Jacques qu’elle laissait un jupon pour le chat qui crève.

— Cette bêtise !

— Oui da, qu’elle l’a dit.

— Ah ben c’est tant !

Et de peur que le chat n’abîmât plus longtemps l’étoffe avec ses griffes ils se dirigèrent ventre à terre vers le château.


J.-K. HUYSMANS