En Rade (1887)

revue independante

La Revue indépendante No. 4, Fèvrier 1887

blue  Chapitre I et II. (No. 1, Novembre 1886.)

blue  Chapitre III. (No. 2, Décembre 1886)

blue  Chapitre IV et V. (No. 3, Janvier 1887)

blue  Chapitre VI, VII et VIII. (No. 4, Fèvrer 1887)

blue  Chapitre IX et X. (No. 5, Mars 1887)

blue  Chapitre XI et XII. (No. 6, Avril 1887)


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VI

Quelques jours passèrent. Un matin, en remontant, après une promenade à travers champs, dans sa chambre, Jacques trouva sa femme, livide, les bras tombés, anéantie sur une chaise.

— Non, je n’ai rien, mais je ne puis me peigner. Dès que je lève le bras, je me sens défaillir ; je ne souffre pas; au contraire, cela me fait au-dedans de moi, tout doux, tout doux ; tiens, j’ai comme le coeur gros, je suffoque.

Cela ne sera rien, reprit-elle, après un soupir ; et d’un effort de volonté, elle se mit debout et fit un pas ; c’est singulier, il me semble que le carreau de la chambre se déplace et que c’est lui qui marche.

Subitement, elle poussa un cri bref et jeta le pied droit en avant, avec le coup de détente sec du maître de savate.

Jacques la porta sur le lit où ces ruades en avant se continuèrent, se succédant, de minutes en minutes, précédées d’un cri ; des douleurs semblables à des commotions électriques filaient dans les jambes, s’évanouissaient comme après la secousse crépitante de l’étincelle, revenaient, errant le long des cuisses, éclatant de nouveau en des décharges brusques.

Jacques s’assit, se sentant désarmé contre ce mal qui avait lassé toutes les suppositions, toutes les formules. Il se rappelait des consultations de médecins parlant d’affection incurable, de métrite, avouant sa marche continue derrière une adynamie aggravée par le repos et par les drogues, et toutes les cautérisations, toutes les saignées, toutes les sondes, toutes les désolantes visites, toutes les abominables manoeuvres que la malheureuse avait dû subir, étaient demeurées vaines.

Après être descendus dans les cryptes du corps où ils recherchaient les traces de cette sensation obtuse qui pesait habituellement sur la malade, les médecins, inquiets de ne rien trouver, changeaient de tactique, les uns après les autres, attribuaient au malaise de l’organisme entier cette maladie dont les racines s’étendaient partout et n’étaient nulle part. Ils prescrivaient les fortifiants et les toniques, essayaient du bromure à forte dose, recouraient, pour terrasser les douleurs, à la morphine, attendant qu’un symptôme leur permit de se diriger, de ne plus tâtonner ainsi, dans le brouillard de maux inconnus et vagues.

Les empiriques, auxquels toujours l’on s’adresse alors que l’on a constaté la décisive impuissance de la médecine, n’avaient pas vu clair ; tout au plus, l’un d’eux avait-il découvert un remède qui s’ajustait mais de quelle sorte ! En plaquant une pièce de métal sur le point précis de la souffrance, celle-ci se déplaçait et il fallait la suivre, lui livrer la chasse, la traquer, pour n’aboutir, en fin de compte, qu’à d’irréductibles acculs d’où elle bondissait à nouveau, comme lancée par un vibrant tremplin, dans le taillis des nerfs.

D’autre part, un magistère bolonais, inventé par un comte Matteï et connu, dans les schismes de l’homoeopathie, sous le nom d’ « Électricité Verte » enrayait parfois l’attaque, escamotait presque la douleur, matait à peu près le sursaut, mais ses effets étaient infidèles ; après avoir agi, pendant quelque temps, cette eau mystérieuse n’opérait plus.

Jacques regardait pensivement sa femme qui s’était enfouie la face dans l’oreiller et dont le corps ondulait, glacé, sous le drap ; et, remontées à la source de cette maladie, ses pensées descendaient maintenant le cours des crises, le rejoignaient à l’heure actuelle, le repéraient au château de Lourps, le devançaient même, en calculant son passage dans les régions ignorées de l’avenir.

Elle datait de quand et elle était issue de quels désastres, cette déconcertante folie des nerfs ? nul ne le savait ; après le mariage sans doute, à la suite de désordres internes qu’une fausse honte avait dissimulés le plus longtemps possible, aux diagnostics incertains des docteurs et aux imprévoyantes approches du mari ; cela s’était traîné pendant des années, n’influant que sur la santé physique, puis, peu à peu, s’infiltrant dans le moral, le sapant à sa base, finissant par ordonner, dans un lamentable équilibre, les pesanteurs de la métrite aux torpeurs de l’âme, les évanouissements d’un estomac ravagé aux langueurs d’une volonté déchue.

Et petit à petit, une fissure s’était produite dans la cale du ménàge, une fissure par laquelle l’argent fuyait. Louise, si attentive dans sa vigie, dès le mariage, s’était endormie, laissant la bonne mener la barque. Une voie d’eau sale était aussitôt entrée. Le jour où la domestique fit le marché, ce fut autour de la bourse de Jacques un blocus de vieilles soudardes apportant des légumes charriés par les ruisseaux, des poires véreuses remplies, de même que des tabatières, de grains noirs, des pommes habitées aux chairs de coton mâché par des chats ; les poissons devinrent suspects et les viandes blanchirent, épuisées par l’odieux soutirage d’un sang vendu à part.

La cuisine fut, tout à la fois, coûteuse et sordide ; comme secouée par une inépuisable chorée, l’anse du panier dansa et cette tarentule s’étendit aux fournisseurs ; le charbonnier adultéra ses poids et rétrécit ses sacs, le frotteur ne patina plus qu’indolemment sur les parquets privés de cire, la blanchisseuse usa des stratagèmes employés par ses pareilles, massacra le linge, l’échangea, oublia de l’apporter, le perdit, embrouilla les mouchoirs et les comptes, recourut à d’astucieux pliages pour cacher les plaies du chlore et les trous du fer.

Louise se sentait sans force pour réagir, arrivait au va-comme-je-te-pousse, épouvantée à l’idée de tenter un effort, de hasarder des observations, d’entamer une lutte ; et ce désarroi la rongeait pourtant tel qu’un remords troublait ses nuits, aggravait par son aiguillante continuité la maladie des nerfs.

Elle s’épuisa dans cette lutte intime, se commanda sans pouvoir s’obéir, finit, découragée, par se cacher ainsi qu’un enfant la tête, voulant s’imaginer que les dols n’existaient plus depuis qu’elle se fermait les yeux pour ne pas les voir.

Jacques n’avait pas été sans se plaindre de cette débâcle, mais la figure navrée de sa femme, la supplication muette de son regard le désarmaient ; s’apercevant que, dès qu’il se renfrognait, l’état de Louise devenait pire, il consentit, lui aussi, à se croiser les bras, effrayé de cette défaillance d’énergie, de ce mutisme douloureux d’une femme qu’il avait connue ardente à la besogne et vive.

Il songeait mélancoliquement, à cette heure, à la désorganisation progressive de son intérieur ; ah ! c’était irrémédiable maintenant ! et de sourdes révoltes se levaient en lui. Après tout, il ne s’était pas marié pour renouveler le désordre de sa vie de garçon. Ce qu’il avait voulu, c’était l’éloignement des odieux détails, l’apaisement de l’office, le silence de la cuisine, l’atmosphère douillette, le milieu duveté, éteint, l’existence arrondie, sans angles pour accrocher l’attention sur des ennuis ; c’était dans une bienheureuse rade, l’arche capitonnée, à l’abri des vents, et puis, c’était aussi la société de la femme, la jupe émouchant les inquiétudes des tracas futiles, le préservant, ainsi qu’un moustiquaire, de la piqûre des petits riens, tenant la chambre dans une température ordonnée, égale ; c’était le tout sous la main, sans attentes et sans courses, amour et bouillon, linges et livres.

Solitaire comme il l’était, peu accessible aux physionomies nouvelles, peu liant, ayant le monde en horreur, étant enfin parvenu à réaliser les difficiles bienfaits de la réputation d’ours qu’il s’était acquise, car, las de ses refus, les gens lui évitaient, maintenant, la contrariété des excuses en ne l’invitant plus, il avait incarné son rêve de quiétude, en épousant une bonne fille sans le sou, orpheline de père et de mère, sans famille à voir, silencieuse et dévouée, pratique et probe, qui le laissait fureter, tranquille, dans ses livres, tournant autour de ses manies, les sauvegardant sans les déranger.

Comme tout cela était loin ! comme cet apaisement éprouvé dans le coude-à-coude d’une femme dont le verbiage était modéré, par conséquent tolérable, et dont les besoins de va-et-vient dans les soirées et les théâtres étaient nuls, avait été de durée courte !

Rapidement, dès les prodromes de l’inexplicable mal, l’atmosphère du chez soi avait changé. Ce matin un peu couvert qu’il aimait à sentir autour de lui, s’était mué en un crépuscule d’hiver, long et morne. Louise, taciturne, inerte, souriait pourtant, témoignant à Jacques que son affection demeurait intacte, mais implorait, en quelque sorte, d’un oeil hésitant et câlin, pareil à celui d’une chatte couchée sur des habits, qu’on la laissât là, sans la chasser, sans la forcer à chercher une autre place.

Et il s’irritait devant la descente de ses souvenirs qui appuyaient, en passant, chacun, sur l’élancement de sa plaie. Était-ce sa faute s’il était organisé de telle façon qu’il ne pût supporter la dérive d’une vie et si, avec ses curiosités et ses engouements, il lui fallait à tout prix le repos ? Il était l’homme qui lit dans un journal, dans un livre, une phrase bizarre sur la religion, sur la science, sur l’histoire, sur l’art, sur n’importe quoi, qui s’emballe aussitôt et se précipite, tête en avant, dans l’étude, se ruant, un jour, dans l’antiquité, tendant d’y jeter la sonde, se reprenant au latin, piochant comme un enragé, puis laissant tout, dégoûté soudain, sans cause, de ses travaux et de ses recherches, se lançant, un matin, en pleine littérature contemporaine, s’ingérant la substance de copieux livres, ne pensant plus qu’à cet art, n’en dormant plus, jusqu’à ce qu’il le délaissât, un autre matin, d’une volte brusque et rêvât ennuyé, dans l’attente d’un sujet sur lequel il pourrait fondre. Le préhistorique, la théologie, la kabbale l’avaient tour à tour requis et tenu. Il avait fouillé des bibliothèques, épuisé des cartons, s’était congestionné l’intellect à écumer la surface de ces fatras, et tout cela par désoeuvrement, par attirance momentanée, sans conclusion cherchée, sans but utile.

A ce jeu, il avait acquis une science énorme et chaotique, plus qu’un à peu près, moins qu’une certitude. Absence d’énergie, curiosité trop aiguë pour qu’elle ne s’écachât pas aussitôt ; manque de suite dans les idées, faiblesse du pal spirituel promptement tordu, ardeur excessive à courir par les voies bifurquées et à se lasser des chemins dès qu’on y entre, dyspepsie de cervelle exigeant des mets variés, se fatiguant vite des nourritures désirées, les digérant presque toutes mais mal, tel était son cas.

A se rouler ainsi dans la poussière des temps, il avait goûté de délicieuses heures, mais depuis que les prévoyances de Louise s’étaient dispersées, usées par la lime des nerfs, il était demeuré consterné, sans défense contre les soucis d’argent qui glaçaient ses emballages de cervelle et le rejetaient brutalement dans les inextricables réseaux de la vie réelle.

Et maintenant qu’il n’avait plus d’argent du tout, que serait-ce donc ? — Il hocha désespérément la tête ; c’est la déchéance morale et physique, la misère complète, se dit-il, et il se complut à s’exagérer l’horreur de l’avenir, allant du coup à la mendicité, au manque de pain, à l’hospice pour sa femme, à la gueuserie des bas-fonds pour lui.

Comme il arrive toujours aux gens malheureux et inquiets qui sautent d’un élan jusqu’aux extrêmes et éprouvent même une certaine consolation à constater qu’ils ne sauraient tomber plus loin, Jacques recula et s’apaisa, en s’affirmant à lui-même l’outrance de ses craintes. Tout s’arrange ; cet axiome cher aux pauvres diables qui finissent quand même par manger et par vivre, alors que, raisonnablement, ils ne peuvent plus rien attendre, il se le répéta, tablant sur l’inconnu, comptant sur l’avenir, se confiant à la providence ou au hasard.

Après tout, se dit-il, mes affaires peuvent se débrouiller, sans que j’aie recours à des chimères ! — En rentrant à Paris, je trouverai peut-être quelques sommes et m’installerai dans un quartier tranquille.

Il se lança sur cette piste : — Je pourrai vendre la majeure partie de mon mobilier et de mes livres — il les passa en revue, sacrifiant d’abord les objets auxquels il tenait le moins, puis hésitant, pendant quelques secondes, sur quelques-uns d’entre eux. — Baste, conclut-il, il est indispensable de se désencombrer et de garder juste ce qu’il faut pour meubler deux chambres !

Et ce n’était pas sans une certaine joie qu’il se livrait à cette sélection de bibelots et de livres ; son affection éparse sur des bibliothèques entières et sur des pièces, se concentrait, en se reportant sur les rares objets qu’il s’apprêtait à conserver ; il les aimait davantage et cette recrudescence d’amitié pour certains volumes, pour certains meubles lui faisaient presque désirer, à ce moment, de se débarrasser sans tarder des autres auxquels il ne tenait tout à coup plus.

Ce serait charmant, pensait-il, de meubler avec le dessus du panier de mes bibelots, une petite cuisine et deux petites pièces, et il se les figura plus larges que longues, gaiement éclairées sur un fond de jardin, à l’abri de la trépidation des rues. Il accepterait la dépense d’un papier de tenture, sans ramages et sans fleurs, mat et foncé. Ici, son lit qu’il gardait et sa table de nuit en bois de violette et d’anis ; là, sa table de travail, deux fauteuils, trois chaises, une carpette et un devant de feu ; puis dans l’âtre, ses chenets en fer forgé, aux pieds en paraphes et aux têtes allongées en poires ; sur la cheminée enfin, le buste en bois peint et sculpté d’un pauvre homme de la fin du moyen âge, priant, les mains croisées sur un livre, levant vers le ciel des yeux suppliants et navrés ; de chaque côté de ce buste, ses deux flambeaux de cuivre rouge, à plateformes, et ses deux pots de pharmacie, blasonnés aux armes d’un monastère, deux pots qui avaient sans doute contenu les électuaires, le diascordium et la thériaque, d’un vieux couvent.

Dans l’autre pièce, il disposerait ses livres sur de simples rayons de bois peint en noir, organisant de la sorte une salle à manger bibliothèque.

Il sourit, désireux, presque impatient de réaliser ce logis intime ; il lui sembla qu’il serait mieux calfeutré, plus chez soi, mieux à l’aise, dans ces chambres de banlieue, que dans son appartement de Paris, aux vastes pièces.

Eh non, cela n’était pas possible ! Il roula du haut en bas de son rêve. Je n’ai même pas cette ressource des gens déchus de me retirer dans un coin, de me confiner dans un trou, de vivre une existence ouvrière, car pour réaliser ce modique rêve, il faut une femme économe et robuste ! et Louise n’est, depuis sa maladie, bonne à rien. Que faire d’une femme impotente, assise dans un angle, et frappant le plancher du pied ; et puis... et puis... qui sait si sa santé ne s’aggravera point et si je ne deviendrai pas, sans argent pour la soigner, garde-malade ?

Ah ! s’il était seul, comme sa vie s’arrangerait mieux ! si c’était à refaire, comme il ne se marierait plus ! — A supposer, en effet, que Louise mourût, une fois le chagrin tari, il pourrait attendre sans trop pâtir les événements à naître, il pourrait vivoter jusqu’à ce qu’il eût trouvé une place ; il pourrait peut-être découvrir une femme, râblée, solide, experte à diriger un ménage, une femme qui fût une servante de curé et avec cela une maîtresse qui n’imposât pas à son amant de trop longs jeûnes ! eh oui ! il en souffrait à la fin de cette abstinence de la chair que la maladie de sa femme lui faisait subir !

Il ne la détesterait pas un peu forte, pas trop rose de peau cependant, cette maîtresse, il la voudrait...

Ah! çà, mais je deviens simplement ignoble ! se dit-il, comme réveillé tout à coup d’un songe, regardant Louise qui souffrait, en fermant les yeux. Il demeura ébahi de ce fulminate d’ordures qui éclatait soudain en lui, car il aimait sincèrement sa femme et il eût donné tout ce qu’il possédait pour la guérir.

A l’idée qu’il pouvait la perdre, des sanglots lui montèrent aux lèvres ; il se pencha vers elle et l’embrassa, comme pour la dédommager de cette involontaire explosion d’égoïsme, comme pour se démentir à lui-même la bassesse de ses réflexions.

Elle lui sourit — et elle-même, à ce moment-là, retournait en arrière dans sa vie, pleurait sur la misère de son corps, sur son existence perdue, désorbitée par les approches de la misère.

Elle s’affirmait que son mari ne serait jamais apte à rien. Certes, elle ne pouvait se plaindre ; il était bon, affectueux, presque câlin, certains jours, bien que plongé dans ses livres et distrait, d’ordinaire, d’attentions aimables par ses études ; mais aussi quelle insouciance de ses intérêts ! maintes fois, elle s’était inquiétée de ses placements d’argent, plus retorse, plus défiante que lui, en ces matières. Il levait les épaules. Ah ! l’imbécile qui s’était laissé gruger par un banquier qu’il estimait par le seul fait que ce tripoteur ne parlait jamais d’affaires et s’occupait d’art ! Combien de fois s’était-elle exaspérée contre son mari qui était peut-être un homme supérieur dans elle ne savait quoi, mais qui était à coup sûr un béjaune, dans la pratique !

Que faire ? elle avait pendant des années essayé de sauver son ménage des périls et des embûches, mais elle s’était constamment butée, dès qu’il s’était agi d’argent, à un mari qui ne répondait pas, se plongeait le nez dans ses livres et, impatienté, grognait ; et elle avait dû s’abstenir désormais de reproches, se répétant qu’après tout cette petite fortune n’était pas la sienne, se sentant, pour ainsi dire, dans la situation fausse d’une personne qui participe à un bien-être qu’elle ne détient pas.

Aujourd’hui, la ruine était venue, une complète ruine et elle éprouvait une fureur de ménagère contre le mari qui n’avait pas su garer la barque ; elle s’étonnait même d’avoir pu s’imaginer qu’elle n’avait pas le droit d’imposer ses volontés, de parler haut. En somme, cette fortune lui appartenait depuis le mariage. Si elle n’avait apporté à Jacques aucune dot, elle lui avait aliéné du moins les biens de son sexe et quelles largesses étaient de poids à les payer, ceux-là ! Quoiqu’elle ne fût, ni éprise d’elle-même, ni assotie par l’orgueil, elle pensait forcément, comme toutes les femmes, que la possession de son corps était un inestimable don ; comme toutes les femmes encore, épouses, filles ou maîtresses, elle pensait aussi que le mari, le père ou l’amant avait été mis sur la terre pour subvenir aux besoins de la femme, pour l’entretenir, pour être, en un mot, sa bête à pain.

Puis, n’était-elle pas enviable et jolie quand il l’avait épousée, n’avait-elle pas été la dispensatrice de nuits folles, et n’avait-elle pas été constamment aussi attentive aux souhaits de Jacques, vigilante et douce ? En somme, elle avait fait, en se mariant, un marché de dupe, car en fin de compte, il l’avait frustrée ; il lui avait volé par son insouciance sa vie heureuse et criminellement aggravé les transes de sa maladie par le menaçant aspect de la misère !

Ah ! si c’était à refaire, comme elle ne se marierait pas ! puis une lueur de bon sens lui vint ; que serait-elle donc devenue sans famille et sans dot ? mais son sort était inespéré ; elle avait épousé un homme qui lui plaisait et qui, dans un siècle de lucre, la choisissait pauvre. Enfin, à part son désintéressement de la vie réelle, que pouvait-elle lui reprocher ? rien, pas même dans le carême charnel qu’il subissait, une brève frasque !

Elle eut regret de son injustice. Se soulevant un peu sur le lit, elle appela Jacques et l’embrassa, comme pour le dédommager de cette involontaire explosion d’égoïsme, comme pour se démentir à elle-même la bassesse de ses réflexions.

Et cependant, malgré cette crise d’intérêt personnel qui les avait tout à coup si brutalement secoués, Jacques et Louise étaient de bonnes gens, heureux de vivre ensemble, inaptes aux sournoiseries des beaux-semblants, incapables de se tromper, prêts à se sacrifier, sans scrupules, l’un pour l’autre.

Pris en traître, saisis à l’improviste par une force indépendante de leur volonté, ils incarnaient bien le lamentable exemple de l’inconsciente ignominie des âmes propres. Ils étaient, en somme, les victimes de ces terribles pensées qui se faufilent chez les meilleurs, qui font qu’un fils adorant ses parents n’aspire certes pas à être privé d’eux, mais songe, sans le vouloir, avec une certaine complaisance à l’instant de leur mort.

Sans nul doute, cette douloureuse pensée le navre ; il est remué jusqu’au fond du ventre par la soudaine vision de la mise en bière ; il se voit, pleurant à chaudes larmes, mais il sent aussi couler tout d’abord en lui une lente douceur, alors qu’il se représente, au cimetière, entouré de gens qui le regardent, qui stimulent, par leur présence, son envie d’être intéressant, sa satisfaction d’être plaint, qui contentent ainsi ce soupçon de besoin de parade que chacun recèle sans s’en douter.

Puis, fatalement, maintenant que l’affreux spectacle des funérailles a disparu, il se suit dans l’avenir, s’adjuge une avance d’hoirie sur la confortable existence qu’il pourra mener quand il sera son maître.

C’est encore ce même ferment d’idées interlopes qui fait qu’un homme resté veuf avec des enfants, ne peut s’empêcher de songer combien son sort serait différent, s’il était seul ; et il se lance dans des conjectures, rêve à l’avenir, échafaude une vie libre, s’éjouit à évoquer une nouvelle existence, ne va pas évidemment jusqu’à souhaiter que ses enfants disparaissent, mais cède à l’appel de cette idée qu’ils ne sont plus et s’y arrête.

Si ferme, si vaillant qu’il soit, nul n’échappe à ces mystérieuses velléités qui cernent de loin le désir, le couvent, l’élèvent, le cachent dans les latrines les plus dissimulées de l’âme.

Et ces impulsions irraisonnées, morbides, sourdes, ces simulacres de tentation, ces suggestions diaboliques, pour parler comme les croyants, naissent surtout chez les malheureux dont la vie est démâtée, car c’est le propre de l’angoisse que de s’acharner sur les âmes élevées qu’elle abat, en leur insinuant des germes de pénsées infâmes.

Honteux et attendris, Louise et Jacques se regardaient sans parler.

— Mon pauvre ami, dit enfin Louise, tu dois avoir faim et je ne puis me lever et allumer le feu. Vois donc s’il ne reste pas de la viande d’hier ; la petite de Savin va venir, d’ailleurs. Ah ! si je pouvais bouger.

— Ne te fais pas de mauvais sang en t’occupant de moi ; tiens, voilà du veau, du pain et du vin, je n’ai pas besoin de plus.

Il approcha la table du lit et, sans grand appétit, s’escrima contre du veau fade et du pain dur.

Des pas montaient l’escalier. — C’est l’enfant, dit Louise qui se mit sur son séant ; donne-lui la liste des provisions à acheter, elle est là, dans le coin, sur la cheminée.

Une petite fille entra, une blondine au nez en croissant, picoté de son, aux yeux en boules blanches et bleues ; elle se tortilla les hanches, en reniflant et en grattant du bout de ses doigts son tablier.

— Tiens, mignonne, fit Louise, voici la liste pour ta maman ; tu nous rapporteras les achats dans l’après-midi.

L’enfant baissait la tête, sans bouger.

— Ton papa est épicier, n’est-ce pas, sais-tu s’il a du gruyère ?

Elle avança le globe de ses yeux qu’elle releva et ouvrit, comme une carpe, une bouche dont il ne sortit aucun son.

— Tu sais ce que c’est que du gruyère ?

— Elle blanchit, m’man, elle m’a dit de le dire à la dame, poussa tout à coup la petite.

— Eh bien ! reprit Louise que la question du linge inquiétait justement depuis deux jours ; tu lui diras à ta maman qu’elle vienne, demain, me voir.

L’enfant remua la tête. Ça ? s’exclama-t-elle, soudain, en montrant une boîte à poudre de riz.

— Tiens, elle se décide à parler, s’écria Jacques. Il lui mit la boîte débouchée sous le nez, mais alors l’enfant recula, fit la grimace, lança des petits crachats autour de la boîte, ainsi que font les chats autour d’une assiettée de foie pas frais.

Et elle déclara que l’odeur de cette poudre lui faisait mal au coeur.

— Va prendre l’air, ça te remettra, et n’oublie pas nos emplettes. Bonsoir ; tiens, voilà le facteur. Est-ce que vous avez une lettre ?

— Je compte pas, j’ai un journal ; et l’homme s’assit, déposa son chapeau de paille par terre, planta sa canne droite entre ses jambes, se retira du dos une sacoche et tendit à Jacques un journal, tout en regardant avec attention le veau qui restait dans le plat.

Il paraissait encore plus ivre que de coutume.

Jacques lui offrit un verre de vin.

Il l’éleva pour souhaiter bonne santé à tous, et se le jeta d’un seul coup dans la gorge.

— C’est bon, mais ça creuse, fit-il, en regardant toujours fixement le plat.

Louise l’invita à se mettre à table ; alors il s’approcha, tira son couteau, trancha un bloc de pain, l’ouvrit, enfourna dans la mie un morceau de viande et avec un bruit de mastication affreux, engloutit et la miche et le veau.

Il suça la lame de son couteau, avant de le refermer, et, clignant son oeil qui semblait le soupirail par lequel passaient les flammes couvant sous sa peau cuite :

— C’est-il donc que vous êtes malade, la petite dame ? dit-il à Louise.

— Oui, elle souffre dans les jambes, répondit Jacques.

— Oh ! ne m’en parlez pas, il y a pas de plus mauvais mal. Je suis resté, moi, des semaines sur le dos, sans bouger, mais là, ce qui s’appelle sans remuer un doigt, par rapport à une chute que j’ai faite — et j’ai pensé y créver — il y aura tantôt deux ans de cela, j’en boite toujours ; tenez, on m’a ramassé sur la route de Donnemarie, dans un fossé ; j’étais comme qui dirait mouru, plus un souffle, rien. Ils appelaient : père Mignot ! père Mignot ! je les entendais point ; le fils à Constant et le grand François peuvent vous le dire...

— Avez-vous été bien soigné au moins ? demanda Louise.

— Oui-da, c’était le temps qu’on vote ; M. Pathelin qu’était le rouge et M. Berthulot qu’est pour les rois, ils m’ont envoyé leur médecin jusqu’à deux fois par jour. Et c’était du bon bordeaux, du chenu qu’on m’apportait ; une fois les votes finis, aussi vrai que je vous le dis, j’ai jamais revu les médecins et le vin ; et qu’il a fallu que je me soigne à mes frais encore ! mais, voyons, quelle heure qu’il est, sans vous commander ?

— Midi et demi.

Le facteur se leva et reprit son bâton. A l’avantage, dit-il, en saluant à derrière ouvert, et il descendit.

Louise était retombée, épuisée, sur sa couche. — Si je pouvais dormir, soupira-t-elle.

— Je vais te laisser, dit Jacques ; jusqu’à ce que la petite de Savin revienne, tu auras le temps de faire un somme.

Il s’apprêtait à sortir quand des pas précipités ébranlèrent l’escalier et le facteur reparut, nu-tête, tenant son chapeau, les deux ailes rejointes dans sa main, fermant comme d’un couvercle le panier de paille.

Il l’ouvrit par terre et quelque chose d’effaré sauta, une bête étrange, emmanchée de pattes énormes, grises et crochues, et surmontée sur un très petit corps roulé dans du duvet blanc, d’une tête grimaçante, affreuse, avec des yeux immobiles et ronds et un bec d’aigle qui renfrognait cette face épeurée de vieux singe.

— C’est un petit chat-huan qu’est dégringolé de son nid et que j’ai trouvé dans les orties, au pied de l’église.

Et le facteur le toucha du bout de sa botte. — La bête marcha péniblement, de côté, comme un crabe, finit par gagner un coin de la chambre où elle s’arrêta, le nez collé contre le mur.

— Ah çà, que voulez-vous que je fasse de cet animal, demanda Jacques?

— Mais si vous n’en voulez point, je l’emporterai au curé de Chalmaison ; il m’en donnera bien une pièce de vingt sous. Il en a, il en a, cet homme ; des papillons, des oiseaux, des taupes qu’il empaille ! il en a, que c’est rigolo, qui ont l’air de danser, et des grenouilles debout qui se battent !

— Je ne veux pas qu’on le tue, dit Louise, il faut le reporter au bas de l’église, sa mère viendra le prendre.

— Je compte pas ; les enfants le trouveront et ils le quilleront avec des pierres.

Et reprenant la bête immobile dans son coin, il l’apporta près du lit, grelottante de peur, les yeux vides, aveuglés par le jour, les ailes encore enveloppées dans un cocon de peluche d’une finesse incroyable, d’une blancheur inouïe.

— Alors, il ne vous va point. — Viens voir Monsieur le Curé, Pierrot, fit-il, en l’enfermant de nouveau dans son chapeau de paille ; va falloir allonger le pas car la trotte est longue. — Bien sûr que vous n’en voulez point ?

— Non, merci, dit Jacques.

— Tu aurais dû lui donner vingt sous pour qu’il remette ce chat-huan près de l’église, reprit Louise, quand le facteur fut descendu.

Jacques haussa les épaules et témoigna tout à coup d’un sens pratique : — Il aurait pris les vingt sous et serait quand même parti pour Chalmaison !

Afin de laisser sa femme se reposer, il sortit, se promena au hasard des allées, puis se rendit chez la tante Norine et trouva porte close. Le mari et la femme étaient aux champs.

— Ah ! il n’y a pas d’aide à attendre d’eux quand on est malade, pensa-t-il ; ils doivent être dans les vignes de la Graffignes, si j’allais les rejoindre.

Et il n’y alla point, car il se rappelait l’extraordinaire différence qui existait entre la tante Norine et l’oncle assis chez eux, et la tante Norine et l’oncle en train de travailler dans leurs terres ; au repos, ils étaient d’aimables gens, attentionnés pour leur nièce et serviables ; au labours, ils le prenaient de haut, répondaient négligemment, cachaient mal un entier dédain. Il semblaît qu’ils remplissent un sacerdoce alors qu’ils trifouillaient dans le jus de fumier et qu’eux seuls, au monde, travaillassent ; puis ils gouaillaient et, d’ordinaire très humbles, coulaient des regards insolents sur le Parisien qui ne savait seulement pas comment « pousse le blé ».

— Ben, on n’apprend pas ça à Paris, que je pense, ricanait Norine, et l’oncle donnait d’un ton docte des explications qu’on ne lui demandait pas.

— Vois-tu, mon neveu, la terre c’est pas comme le pavé de vos villes, ça travaille, mais c’est aussi comme nous, faut que ça repose ; quand, une année, elle a donné du blé, ben, l’année qui vient on y sème de l’avoine et, l’autre année qui suit encore, on y plante de la pomme de terre ou de la betterave, puis qu’on reprend le blé et quelquefois même il faut qu’elle dorme tout un an, après la moisson, sans qu’on y touche ; on aurait beau être un malin qui viendrait de Paris, c’est pas en un jour qu’on apprend la terre !

Puis, pensa Jacques, ils me doucheront encore avec l’antienne de leurs plaintes et je m’entendrai répéter qu’ils sont courbattus, que c’est bien dur de s’échiner à leur âge, tandis que moi je gagne de la monnaie tant que je veux, en ne faisant rien.

Ah oui! j’en gagne, se dit-il amèrement, c’est étonnant combien j’en gagne ! et combien je suis capable d’en gagner ! et il se demanda, de même que tous les jours, comment, une fois de retour à Paris, il allait vivre ; mais cette question demeurait sans réponse, car il s’avouait modestement n’être bon à rien. Et au château ? l’argent diminuait et la prochaine arrivée du vin commandé à Bray achèverait de draguer sa bourse. Tout bien considéré, il eût mieux valu ne pas se sauver à la campagne, tenir tête aux assaillants, se débattre à Paris, s’installer d’une façon autre, ne pas user inutilement son peu d’argent au château de Lourps. Mais il avait été si las, et Louise était si souffrante ! enfin, il avait compté toucher des créances aux Ormes.

Ah ! cet ami qu’il avait jadis obligé et qui se refusait maintenant à le rembourser, et il est riche, je le sais, se disait-il avec rage ; c’était pourtant, autrefois, un garçon propre ! comme la province vous écale un homme !

Mon Dieu ! que je m’ennuie, soupira-t-il ; et de même que tous les gens excédés, il rêva de ne pas être où il était, souhaita de s’enfuir loin de Lourps, à l’étranger, n’importe où, de laisser en panne ses tracas et ses ennuis, d’oublier son existence, de faire âme nouvelle et peau neuve. Eh ! ce serait la même chose partout, se dit-il ; il faudrait être transporté dans une autre planète et encore, du moment qu’elle serait habitable, la misère y serait. Et il sourit, car cette idée d’une autre planète lui rappelait ses songes de la nuit dernière, son voyage en pleine Lune ; cette fois, se dit-il, la source de mon rêve est claire, la filiation plus facile à suivre que celle d’Esther, car j’ai passé la soirée qui précéda mon départ pour le vieil astre, à regarder les étoiles et la Lune et je me souviens qu’à ce moment je me rappelais nettement les détails des cartes sélénographiques que je possède.

Et, au travers de ces réflexions, à bâtons rompus, il se remérora tout à coup qu’il fallait, pour les besoins du ménage, tirer de l’eau.

Il s’achemina vers le puits et jugea que le treuil eût avantageusement figuré parmi les instruments de torture du Moyen-Age ; il fallait se pendre après lui, s’arcbouter, en tournant la manivelle, pour empêcher la dégringolade effarée du seau dans l’abîme, de peur de détacher la corde retenue par un seul clou dans le tambour en bois du treuil ; puis il fallait tourner en sens inverse et remonter, la tète abasourdie par les cris de la poulie sèche, le seau qui pesait bien cent livres. Il tournait, tournait, éreinté, regardant la corde, espérant qu’elle remonterait enfin mouillée du trou, annonçant ainsi l’imminente arrivée du seau.

Cela n’en finissait pas. — C’est curieux, tout de même, se dit-il, le poids me semble plus léger que d’habitude ; — ah ! voici la corde, elle n’est pas trempée ! — Il atteignit le seau qui apparaissait au ras des margelles ; il était vide.

Cela me manquait, fit-il, le puits est probablement tari ; nous voilà propres !

Il s’assit, découragé. — Voyons, il est nécessaire que je trouve l’oncle Antoine ; il connait mieux que moi, les coutumes du puits !

Mais ni le père Antoine, ni sa femme n’étaient revenus des champs.

Il ne les revit que le soir, alors qu’alléchés par l’idée de boire un petit verre, ils rendirent visite à leur nièce.

— Mais quoi donc que t’as ?

— Oh là ! oh là ! c’est-il Dieu possible ! s’exclamèrent-ils, alors qu’elle détendait brusquement la jambe.

— Ben, faut vraiment que ça te trouille, pour que tu remues comme ça ! — Et ils manifestèrent des craintes pour leur bois de lit ; puis, d’un air singulier, presque défiant, ils avalèrent un verre de cassis et partirent, disant que c’était tout de même ben drôle, ces maladies de Paris !

— Quoiqu’on a, je te demande, à avoir comme ça des sauts ? questionna Norine, une fois sortie.

— C’est les riches qu’ont ça ! — puis, là, tu sais, ce château, il porte pas bonheur quand on l’habite ; à preuve que le Marquis y est mort...

— Et que sa femme, lorsque la lune était forte, elle parlait... elle parlait... elle avait plus sa tête.

— Dis donc, reprit l’oncle, Jacques se plaint que la feuillette n’arrive pas. — En l’attendant, t’as bien coché sur le bois, près de la cheminée, les litres de vin qu’on leur prête ?

La vieille hocha la tête.

— Ah ben c’est tant, dit-elle ! — ça sera à leur prendre en plus de la moitié de la feuillette qu’ils nous cèdent. Puis, après un silence : Écoute donc, mon homme !

— Quoi donc que t’as ?

— T’as ben dit à Bénoni quand il arriverait de Bray qu’il apporte la feuillette pas au château mais ben chez nous ?

— Oui. — Et tous deux sourirent, songeant à une fructueuse combinaison qu’ils préparaient : retirer de la feuillette et serrer en cave autant de litres, qu’ils pourraient, puis parfaire le compte des Parisiens, en allongeant, par de bonnes écuellées d’eau, la sauce.




VII

Un matin, Jacques aperçut l’oncle Antoine qui cheminait dans le jardin, vêtu d’une longue blouse d’un bleu foncé, luisante, comme vernie, brodée d’arabesques de fil blanc formant épaulette de chaque côté du col. Un impérieux savonnage avait éclairci l’épiderme écru de ses joues sur lesquelles des poils de brosse à dents se piquaient, couchés par un dernier coup de torchon, dans le sens de la bouche, les pointes en bas.

— Où que je vas, mon cher garçon, mais je vas me faire raser, car c’est aujourd’hui le dimanche.

— Ah ! fit Jacques qui perdait absolument la notion du temps depuis qu’il vivait à Lourps. Tiens ! mais, célèbre-t-on ici la messe ? et il désigna par-dessus le mur du verger la vieille église.

— Sans doute qu’on la dit pour les femmes de Longueville.

— Et vous, vous n’y allez pas ?

— Moi, à quoi que ça m’avancerait ? La messe, c’est le métier du curé, pas vrai ? Il prie pour tout le monde, cet homme, il n’a que ça à faire !

— Et Norine ?

— Elle est allée à l’herbe sur la montée de la Renardière. Et après un silence, il ajouta : Encore une, vois donc, mon neveu, ce qu’il y en a des guêpes ! c’est bon signe, car ça prouve qu’il y aura, cette année, beaucoup de vin.

Tout en causant, ils étaient sortis du jardin et se trouvaient en haut, près de l’église, en face du chemin du feu.

— A tout à l’heure, cria le père Antoine, qui descendit la côte.

Jacques le suivit des yeux, puis il s’assit sur le talus et contempla ce même paysage qu’il avait entrevu, dans la brune, le jour de son arrivée à Lourps.

— Voyons, se dit-il, se rappelant le nom des coteaux dont il avait les oreilles quotidiennement rebattues grâce à Norine, voici, au loin, tout au loin, les futaies de Tachy, puis Grateloup et la butte des Froidsculs ; par ici, où je suis, les versants de la Renardière et de la Graffignes et en bas, au fond de ce cirque liséré de bois, le petit village blanc et rouge de Jutigny, avec ses murs peints au lait de chaux et ses toits de tuiles, puis, presque derrière moi, le pays noir et vert de Longueville, avec ses tourbières et ses arbres ; enfin, traversant ainsi qu’une bande de craie le sol labouré du cirque, la monotone et plate route qui mène à Bray.

Il releva la tête et scruta l’horizon.

En haut, au-dessus de Tachy, le ciel bruinait en une imperceptible limaille d’un bleu très pâle, presque lilas comme ces poudres que blutent les firmaments chauffés, le matin, et dont le ton, dans l’après-midi, se fonce. Les arbres qui clôturaient la vue s’étendaient en masses confuses, d’un gris souris, atténué par la cendre mauve qui tremblait dans l’air ; et, peu à peu cette cendre se dispersa, et les troncs apparurent en une haie sombre, mais les cimes demeurèrent encore émoussées, sans aucun vert ; plus bas s’étageaient, les uns sous les autres, des champs pareils à des tapis, jaspés de feuille morte, tavelés de rouille, et d’interminables routes montaient, filant jusqu’aux pieds des futaies, séparant, telles que des bandes de linge, ces carrés de laines teintes.

Puis, au-dessus de l’horizon, derrière les touffes informes des bois, une grande nuée blanche s’élevait, croissant à mesure, puis s’écartant et volant comme des bouffées de chemin de fer dans le ciel qui passait par d’infinies dégradations du violet tendre au roux et devenait, dans sa fuite sur la vallée, tout bleu.

Et au loin, des villages s’entrevoyaient, sur les collines, au bout des rubans de toile, sur la bordure des tapis, des amas de maisons dont les toits demeuraient invisibles, perdus dans la trépidation de l’air, mais dont les murs éclataient avec l’aveuglante franchise des badigeons crus ; la brume s’éclaircit encore ; les buttes blondirent et se dorèrent dans un coup de soleil qui frappa tout un hameau mais épargna la moquette sourde des champs et repoussa la taciturne couleur des guérets secs.

A son tour, le vent se leva, rompant le silence de la plaine, balayant les bleuâtres vapeurs qui voilaient les côtes.

Alors l’horizon creusa de profondes encoches dans le sommet des arbres dont le vert se vit ; les bourgades, les chemins, tout à l’heure vagues, s’affermirent et semblèrent ne plus voguer au ras de la terre mais s’implanter réellement au sol. Les peupliers immobiles et muets, étriqués, pour la plupart, avec leurs têtes chevelues, leurs places épilées, leurs bouquets serrés de feuilles, bouffèrent, s’élargirent, roulèrent dans le vent, avec un bruit d’écluse. Et, une fois de plus, le firmament changea ; le soleil disparut, rejetant les villages qui grelottèrent sur les buttes ; des nuages coururent, dessinèrent des continents dans ces mers du ciel dont le bleu apparaissait en des golfes déchirés de caps. Et des trous s’enfoncèrent dans ces alluvions de l’espace, des trous infundibuliformes, roux, par lesquels filtra une lumière de lanterne sourde, une lumière de crépuscule qui blêmit le paysage, râpant, en quelque sorte, les tons incertains et tièdes, les délayant encore, accusant, au contraire, les tons criards qui, livrés à eux-mêmes, s’avancèrent, débringués, au-dessus du val.

L’atmosphère était étouffante ; des souffles accablants de poêles arrivaient avec le vent, gonflaient la blouse vernie de l’oncle Antoine qu’on apercevait au loin, tout au loin, très petit, renflé d’une bosse par la blouse, laissant passer entre ses jambes des fumées de poussière qui lui enveloppaient par instants le dos.

Jacques, qu’atterraient les cruautés bleues des ciels d’août et que ravissait la tristesse des novembres gris, demeurait indifférent à ce marchandage du temps qui, tour à tour, soucieux et gai, ne versait ni réelle mélancolie, ni véritable joie. Il rentra et se promena dans le jardin du château. Il s’assit sur l’ancienne pelouse, mais cette position l’impatienta ; il s’étendit sur le ventre et, ne pensant à rien, il se complut à grapiller des fleurs. Il n’y en avait aucune parmi celles qu’il atteignait qu’un horticulteur eût tolérée dans un jardin, car c’était une séquelle de ces plantes qui poussent sur les routes, une flore égrotante, une gueuserie de fleurs dont quelques-unes, telles que la chicorée sauvage, étaient pourtant charmantes avec leurs étoiles d’un azur de bleuet pâle.

D’aucunes avaient percé la croûte des mousses et vivaient seules ; d’autres s’étaient réunies en de petits groupes et occupaient de minuscules districts dans lesquels leur tribu campait à l’aise.

Au nombre de celles-là, Jacques reconnut des familles d’oeillettes qui balançaient leurs têtes surmontées, comme celles des pavots, d’une couronne comtale aplatie, d’un gris verdoyant d’eau taché de rose ; puis, séparés par des landes à fourmis, des pieds de baume dont il s’amusait à pétrir les feuilles entre ses doigts qu’il sentait, savourant les variations de l’odeur qui s’évapore d’abord avec son parfum initial, puis avec un relent accusé de pétrole et, en fin de compte, alors que l’essence s’éloigne, avec un léger fumet d’aisselle douce.

Il se retourna, ne pouvant décidément tenir en place. Il se leva, fuma une cigarette, par les allées. Au milieu de ce fouillis de verdures, il découvrait chaque jour de nouveaux arbrisseaux et de nouvelles plantes. Cette fois, contre les anciens fossés, au bout du jardin, près de la grille, il aperçut des haies de chardons magnifiques et des buissons de houx, truités sur leurs feuilles d’un vert métallique de larmes jaunes pareilles à des gouttes de foie de soufre. Et la vue de ces arbustes l’arrêta, car, griffés et contournés comme des arabesques de vieux fer, volutes de jambages et de crochets, ainsi que les lettres gothiques des anciennes chartes, ils lui rappelaient certaines gravures allemandes de la fin du XVe siècle dont les allures héraldiques le faisaient rêver.

Le grincement du treuil mis en branle au-dessus du puits le tira de ses réflexions. Il remarqua, au travers du tamis des feuilles, la tante Norine en sabots, qui tournait furieusement la manivelle.

— Quoi donc que tu dis, mon neveu, que le puits est tari, cria-t-elle, du plus loin qu’elle l’entrevit ; as pas peur, va, il y a encore de l’eau assez pour en neyer de plus grands que toi ; tiens, regarde, — et d’un bras de fer, elle attira l’énorme seau, plein d’une eau froide et bleue, dans laquelle remua la poulie réverbérée du puits.

Et elle lui expliqua comment il devait s’y prendre. Il fallait descendre avec précaution le seau, mais arrivé au terme de la corde, il fallait le lâcher d’un petit coup sec pour qu’il plongeât et ne surnageât point.

— Eh zut ! s’exclama Jacques ennuyé par cette leçon et un peu vexé de sa maladresse sur laquelle la vieille appuyait, en goguenardant. Il remonta dans sa chambre, la table était mise.

— Ah çà, il y a encore du veau !

— Que veux-tu que je fasse ? je ne puis pourtant pas tout jeter ! — Et Louise lui révéla les procédés de la bouchère ; on lui commandait une livre de viande et elle en envoyait trois, déclarant que c’était à prendre ou à laisser, attendu qu’elle aurait sans cela un débit trop restreint pour tuer et écouler ses bêtes ; et dire que, faute d’une autre boucherie, il importait d’accepter, sous peine de famine, ces conditions !

— De sorte que nous sommes obligés d’avaler, pendant plusieurs jours, la même viande ou de nous en débarrasser, ce que nous faisons, en somme. Dis donc, mais ça finit par coûter cher, ces gabegies-là !

Et il s’emporta lorsqu’il apprit que la bourse était presque vide.

Ils commençaient à échanger des mots aigres quand un bruit de voix retentit dans l’escalier. Alors, ils se turent ; elle, desservant la table, lui, songeant aux nouvelles tentatives que son ami avait dû faire à Paris, afin d’obtenir l’escompte de ses billets.

Le père Antoine parut, rasé de frais, coiffé d’une casquette à triple dôme, Norine, presque débarbouillée, les cheveux enveloppés dans une marmotte à grands carreaux noirs.

— Je t’emmène à Jutigny, mon neveu, dit l’oncle ; c’est le jour où qu’on va chez Parisot faire la partie et prendre un verre.

— Mais, je ne joue pas.

— Que ça fait, tu nous regarderas !... Tout de même, c’est pas de refus, dit-il à Louise qui lui offrait du cognac.

— Et amusez-vous ! cria la tante Norine, après qu’on eut trinqué ; les deux hommes se levèrent et partirent.

— Parisot, c’est un garçon qu’a de l’aisance, racontait, en chemin, l’oncle Antoine ; puis, que son auberge vaut de l’argent ; et il désignait une grande bâtisse à un étage, assise sur la route de Longueville à Bray, au commencement du village.

Ils pénétrèrent par une porte au-dessus de laquelle se balançait une branche de pin, dans un indescriptible brouhaha. On eût dit que tous ces paysans qui riaient, tassés, les uns contre les autres, se disputaient et allaient en venir aux mains. On acclama le père Antoine et quelques-uns se reculèrent pour lui faire place ainsi qu’à Jacques.

— Qu’est-ce qu’on vous sert ? demanda Parisot, un long gaillard dont la tête glabre tenait de celle du bedeau et du jocrisse.

— Donne-nous du cassis et du vin, mon homme, et de l’eau fraîche, répondit le père Antoine.

Tandis que le vieux examinait, les coudes sur la table, le jeu des voisins, Jacques embrassa d’un coup d’oeil la salle, une grande salle aux murs peints en vert d’eau, avec des soubassements et des filets chocolat. Çà et là, des affiches d’assurances et des prospectus d’engrais ; un exemplaire de la loi sur l’ivresse collé par des pains à cacheter aux quatre coins ; une règle encadrée du jeu de billard et des boules enfilées sur une tringle pour marquer les points.

Au plafond, quelques lampes à schiste ; tout autour de la pièce, des bancs d’écoliers et des tables revêtues d’une toile cirée, écorchée, montrant ses fils.

Au centre, un billard massif avec des cuivres du temps du premier Empire et, dans un angle, une haie de queues blanches, à dessins marron.

Un nuage de fumée emplissait la pièce ; presque tous les paysans se sortaient de la bouche, les jeunes, des cigarettes et les vieux, des tronçons culottés de pipes.

Jacques les contempla ; au fond, tous se ressemblaient ; les vieux avaient des tignasses sèches, des oreilles énormes et velues, aux lobes percés mais sans boucles, des pattes de lapin près des tempes, des yeux pas clairs, des nez ronds et gros aux fosses embroussaillées par des poils, une gouttière rasée dessous, des lèvres lie de vin, de durs mentons sur lesquels ils se passaient constamment les doigts.

En somme, ils ressemblaient tous aux cabots qui les imitent, avec leur rire édenté, leur teint au brou de noix et leurs ânonnements si peu comiques ; seules, lés mains turgides, noires aux articulations, les ongles écrasés, fendus, éternellement sales, les calus et les croûtes des paumes, le cuir régredillé, couleur de pelure d’oignon des revers, indiquaient qu’ils travaillaient réellement la terre.

Et les jeunes avaient l’air de souteneurs et de soldats. Ils ne portaient pas des favoris en pattes de lapin, mais de courtes moustaches et des crânes tondus ras. Vus, de tête seulement, ils appartenaient à l’armée ; du chef aux pieds, sous leur haute casquette, dans leur grande blouse bleue tombant jusqu’aux chevilles, ouverte sur le devant, laissant passer un gilet mastic garni de boutons pointillés, découpés dans une sorte de fromage d’Italie ferme, dans leur pantalon gris et leurs pantoufles à talons, brodées, ils simulaient, à s’y méprendre, la pêche des barrières parisiennes dont ils avaient le dandinement des hanches et le renversement des poings.

Ils turbulaient autour du billard, croisant leurs queues comme des armes, se sautaient sur les épaules pour se faire plier, se tapaient les cuisses, se frottaient des allumettes sur les fesses, et ils s’engueulaient ainsi que des gens qui vont s’égorger, braillant, la bouche en avant, les uns sur les autres, prêts à se manger le nez et à s’éborgner avec leurs gestes qui s’achevaient en des bourrades amicales et de gros rires.

Les vieux hurlaient, pour leur part, aussi fort, frappant du poing la table, chaque fois qu’ils jetaient une carte, ou bien s’arrêtant, en tiraient une à moitié de l’éventail de leur jeu, puis la renfonçaient, en se contractant par un rictus des mâchoires la peau des fanons.

— C’est-il pour demain ? criaient les autres.

Et, une fois le coup terminé, les récriminations commençaient.

— T’aurais dû jouer coeur ! — Mais non. — Si da. — Bougre d’empoté, quoi donc que t’aurais fait à ma place ? puisque je te dis que le pique était maître !

— De l’eau ! — une absinthe pour moi ! — un Picon, Parisot ! et l’aubergiste traînant les pieds apportait la consommation dans un verre, tandis que son fils, un long cadet lagingeole qui dormait tout debout, errait dans la salle, en promenant une carafe.

Eh, par ici, l’andouille ! — Mais oui, mais oui, comme ça le monde est plus content. — Ben, on le croirait point. — Je te dis que c’est un menteux. — En vérité, ben sûr, elle a si peu d’âge. — Non, j’y vas les dimanches, mais pas les jours. — Oh là !... oh là !... ah ben c’est tant !

Jacques perdait la tête dans ces interjections, dans ces bribes de causeries qui lui parvenaient, coupées par le fri-fri d’une lèchefrite criant dans la pièce voisine, par le roulement du billard dont les queues brandies en arrière menaçaient de l’aveugler.

Il regarda l’oncle Antoine ; il sirotait placidement son mélange de cassis et de vin et marquait avec un bout de craie sur la table les points du jeu.

Jacques commençait à s’ennuyer démesurément dans ce vacarme. Une odeur de vieux gilet de flanelle, de copeaux de crasse, de bran, une senteur d’étable et des bouffées de lie l’enveloppaient en même temps que des milliers de mouches bourdonnaient autour de lui, s’abattaient en masse sur le sucre, pompaient les taches de la table, se reposaient sur ses joues ou se lissaient les ailes sur le bout de son nez.

Il les chassait, mais elles revenaient en hâte, plus sifflantes et plus têtues.

Je voudrais bien filer, pensait-il, mais l’oncle Antoine commençait une partie de piquet. Il changea de place et Jacques eut près de lui un vieux paysan qui portait un collier de barbe comme certains grands singes ; et il dut se reculer car le nez de cet homme, qui avait la mine d’un professeur au jus de réglisse, égouttait ainsi qu’un filtre du café qui coulait sur la table, sur ses voisins quand il remuait, n’importe où.

— Ça y est ! criait l’oncle Antoine, en distribuant les cartes et il se mouillait le pouce chaque fois et tous faisaient de même lorsqu’ils jouaient.

Jacques finissait par somnoler quand il entendit des fragments de conversation dont il s’efforça de pénétrer le sens ; mais l’un des deux paysans qui causait parlait si vite et jargonnait si durement qu’il était impossible de le suivre. Il était question d’une Parisienne et Jacques se demanda tout d’abord s’il ne s’agissait pas de Louise ; mais non, on rappelait une scène qui s’était passée, le dimanche d’avant, dans l’auberge même, chez Parisot. Les deux paysans riaient aux larmes et l’oncle Antoine, un moment distrait de son jeu par ces rires et mis sur la piste de l’histoire par un mot qu’il entendit, s’esclaffa à son tour.

Ce que je m’embête ! ce que j’aurais mieux fait de rester à Lourps, se disait Jacques. Il se leva, se mit à genoux sur le banc et regarda par la fenêtre.

Toutes les femmes du pays étaient en quelque sorte réunies sur la route et pas une, pas une, n’avait de seins ! Et ce qu’elles étaient, pour la plupart, affreuses, taillées à coups de serpe, mal équarries, blondasses, fanées à vingt ans, fagotées telles que des souillons, avec leurs chemises à coulisses, leurs jupes grises et leurs bas de prison, enfilés dans des bamboches!

Crédieu ! quels laiderons ! se dit Jacques. Les petites filles mêmes étaient en avance sur leur âge, avaient des traits accusés et l’air vieux. Se tenant, à six, par les mains, elles formaient une ronde et chantaient avec des voix aigrelettes :


Je m’en vas chez ma tante

Qu’a des poules à vendre,

Des noires et des blanches.

A quatre sous,

A quatre sous,

Mademoiselle, retournez-vous.


Et sur ce mot, elles se retournaient et, dos à dos, se repoussaient le derrière, en jetant des cris.

Jacques finit par s’intéresser à ces petites singesses qui avaient au moins pour elles une vague santé de lèvres et des yeux frais ; puis, d’autres accoururent dont quelques-unes toutes jeunes, presque gentilles, dans leurs tabliers à raies. Et la ronde s’allongea et reprit, tandis qu’isolée et virant sur elle-même, au centre, une plus grande entamait une complainte sur le massacre des Innocents et sur la Vierge :


Marie, Marie, faut vous en aller

Car le Roi Hérode il vient pour tuer

Tous les enfants qui sont au berceau

Sans oublier ceux de notre hameau.


Et la ronde s’accéléra, vola, enlevant par les bras les plus petites qui ne touchaient plus terre et dont les chapeaux tombés sur le dos dansaient, retenus par un élastique autour du col.

Dans le nuage de poussière qu’elles soulevaient, Jacques n’apercevait plus la fillette dont la ronde répétait sur tous les tons le chant plaintif et traîné :


Marie monta dans son cabinet

De blanc et de bleu elle s’est habillée

Puis par dessus ses plus beaux effets

Emporta son fils dans...


Tout s’interrompit, et la ronde et le chant ; des calottes accompagnées de piaillements aigus retentirent ; une paysanne giflait éperdument l’une des petites qui avait perdu son soulier et qui continuait à sauter sur son bas.

— Dis donc, mon neveu, fit l’oncle Antoine, en tirant Jacques par sa manche, il est temps de s’en aller vers Lourps.

— Je suis prêt, répondit le jeune homme, enchanté de quitter l’auberge, et ils partirent.

En chemin, il demanda au vieux de lui narrer l’histoire de cette Parisienne qui avait tant fait rire les paysans qui la racontaient.

— Oh c’est rien ! dit le père Antoine, c’est une dame qu’a sa petiote en nourrice dans le pays — oh, c’est pas une dame riche ! Elle est venue avec son autre enfant et comme chez la mère Catherine où qu’est la petiot, il y a pas de place pour loger, elle a loué une chambre chez Parisot.

Mais, dimanche, que c’était la fête, Parisot, le soir, quand elle est rentrée, à neuf heures, pour coucher, il y a dit qu’il pouvait pas la recevoir parce que sa chambre, c’était la chambre d’amour, celle où les garçons et les filles montent. Alors cette dame a voulu rester, parce qu’il faisait nuit noire et qu’il pleuvait et qu’elle savait pas où coucher, et il y a dit comme ça : oh ben, il y a pas d’autres chambres, mais dans celle-là, il y a deux lits, couchez-vous avec votre petiote, les garçons, ils ne vous feront rien, ils iront sur l’autre lit avec les filles. Et elle a fait une tête que tous ceux qu’étaient là s’en tordent encore — si ben qu’elle a fini par aller chez la mère Catherine qu’était avec ça malade et que la dame elle a passé la nuit sur une chaise.

— Mais je ne trouve pas drôle, dit Jacques, de mettre une femme et un enfant à la porte, quand il pleut et que la nuit est venue.

— Fallait pourtant ben qu’il profite de sa chambre, Parisot, puisque les autres elles étaient occupées par des clients venus pour la fête. Il pouvait pas perdre pour la Parisienne la vente de son vin ; c’est tant pis pour elle qu’elle était là. — Puis, elle aurait ben pu coucher dans le lit, les garçons ils se bousculent avec les pouliches, mais ils ne font rien de mal, car on est trop. On se tritouille, on s’amuse, quoi ! et l’on boit des verres — puis qu’on sort et dame ceux que ça leur dit, ils s’en vont vers les champs.

— Mais alors, reprit Jacques, le village doit être plein de filles enceintes ?

— Sans doute, sans doute, mais elles se marient — aussi les malins ils tâchent de faire un enfant à une fille qu’a vraiment du bien, poursuivit-il, après un silence, et en clignant des yeux.

— Et c’est ainsi dans tous les environs ?

— Ben sùr, comment donc que tu voudrais que ça soit ?

— C’est juste, répliqua Jacques un peu interloqué par cette histoire qui résumait la haine parisienne, les instincts pécuniaires et les moeurs charnelles de cette campagne.

En rentrant, le soir, il narra ces faits à Louise. Il s’attendait à la voir s’exclamer contre la rapacité cruelle et l’impudente goguenardise de l’aubergiste. Elle plaignit la femme, s’apitoya sur l’enfant, mais elle haussa les épaules. Un autre aurait agi de même que Parisot, dit-elle ; ici, l’argent est tout, et puis il faut bien dire aussi que le soir de la fête, c’est le moment de l’année où l’auberge réalise ses plus forts bénéfices, et, dame...

— Ah ! fit Jacques, qui regarda, surpris, sa femme.




VIII

La feuillette tant attendue arriva, un soir. Jacques apprit cette nouvelle, le lendemain, par la tante Norine qui, d’un air contraint, presque sournois, l’avertit que l’oncle Antoine achevait de mettre le vin en bouteilles.

— Mâtin ! il n’a pas perdu de temps, s’écria Jacques.

— Quoi donc qu’il aurait fait, mon cher garçon ? c’est-il donc pas pour que vous qui n’avez point de litres, vous ayez plus tôt votre part : on la laissera dans le tonneau qu’Antoine apportera sans plus qu’il tarde.

Jacques et Louise voulurent goûter le vin. Ils se rendirent chez l’oncle qu’ils trouvèrent très affairé, bredouillant tout seul, vantant l’excellence de son cocher, racontant que la pièce venait de Sens, affirmant que c’était du ben bon boire.

Devant ces sauts capricants de paroles et la gêne des vieux, Jacques eut l’immédiate perception qu’on le filoutait.

— Voyons, fit-il, en tournant la cannelle, et lui et sa femme dégustèrent ce vin. C’était une zélée piquette qui s’empressait à rappeler tout d’abord le goût du raisin, puis qui vous laissait, quand on l’avait bue, un fumet de futaille rincée sous une pompe.

Il jeta un coup d’oeil sur les litres déjà tirés, pensant que ceux-là étaient moins additionnés d’eau.

— Voilà, cria la tante Norine, soixante-deux litres qui font la moitié que nous vous payons et vingt qu’on vous a prêtés en attendant que Bénoni amène sa feuillette. Ils sont là, que je compte. Quien, vois, c’est à vous qu’est le reste !

— C’est égal, c’est une vraie lavasse que ce vin-là, dit Louise, votre ami Bénoni est un voleur.

— Oh... oh... faut-il ! s’exclamèrent les deux vieux ; et ils s’efforcèrent de persuader leur nièce que la légèreté de ce vin témoignait de l’honnêteté de Bénoni qui aurait pu, s’il était un malin, le sophistiquer pour le grossir.

— Allons, c’est bon, dit Jacques. Mais où va-t-on mettre la barrique ?

— Tu vas voir, mon homme, fit le vieux qui la plaça sur une brouette, la roula jusqu’au château et la déchargea sur l’une des marches de l’escalier, soutenant la partie qui dépassait par un amas de pierres posé sur les gradins du dessous.

— Mon opinion, la voici, ton oncle est une vieille ficelle, dit Jacques à sa femme lorsqu’ils furent seuls.

Et aussitôt elle s’exaspéra, reprochant à ses parents cette hospitalité qui consistait, à prêter une chambre qui ne leur appartenait même pas ; et elle débita, pour la première fois, ses griefs, révélant que Norine offrait des pommes de terre et des prunes à cochons, mais jamais une pêche, parce que ce fruit-là se vendait à Provins, tous les samedis. Non, on n’invite pas les gens lorsqu’on veut les laisser se nourrir à leurs frais ; et ils sont riches, très riches, je le sais, conclut-elle, énumérant les terres qu’ils possédaient, à cinq lieues à la ronde.

Jacques demeura surpris par la soudaine âpreté de ces reproches.

— Ne nous emballons pas, fit-il, cela n’en vaut pas la peine ; une seule chose m’ennuie, c’est la maladresse de ces grigous ; s’ils avaient volé un certain nombre de litres, le malheur ne serait pas grand, mais ils ont gâté ceux qu’ils nous laissent avec de l’eau, pour cacher leurs fraudes !

— Norine ne l’emportera pas en paradis, conclut sa femme.

— Oui... mais... reprit Jacques, en hésitant, ils ont sans doute payé leur Bénoni. Pouvons-nous les rembourser tout de suite ?

— Maintenant non.

— Ah !

— Évidemment, puisque tu n’as pas d’argent !

— J’attends la lettre de Moran qui s’occupe de nos affaires.

— Oh ! Moran !

— Comment, voilà un ami, le seul qui nous soit resté fidèle dans la débâcle et tu as l’air d’en faire fi !

— Moi ! mais où as-tu vu que j’avais l’air d’en faire fi !

— Au ton méprisant de ta voix, parbleu !

Louise haussa les épaules.

— Tiens, je vais faire un tour.

Et, une fois dehors, il songea au changement qui s’opérait en sa femme, chercha à démêler ce qui se passait en elle.

Il y a comme trois phases, se dit-il, en réfléchissant. Après le mariage, bonne fille, aimante et dévouée, économe mais pas liardeuse — bien portante, il est vrai ; — puis, quand les douleurs nerveuses sont venues, imprévoyante, gaspilleuse et presque humble ; — maintenant, ici, intéressée et aigre. Il repensait à cette façon dont elle avait accueilli l’histoire de la Parisienne chassée de l’auberge et à cette rage qu’elle avait soudain montrée, alors qu’elle s’était aperçue des manigances de Norine et de l’oncle. Autrefois, elle aurait ri.

Il est vrai qu’aujourd’hui nous sommes pauvres et qu’elle a raison de défendre notre bien ; mais cette réflexion ne le convainquit point. Il sentait un je ne sais quoi de nouveau s’insinuer entre eux, un essai de défiance et de rancune ; mais elle est malade, se criat-il, et cette autre réflexion ne le rassura point. Non, il y avait quelque chose de particulier, une nouvelle période d’âme ; d’une part, une impatience qu’il ne lui connaissait pas et, de l’autre, une tentative de volonté, enveloppée dans de vagues reproches, une sorte de réaction contre son rôle jusqu’alors réduit dans le ménage, une réaction qui impliquait forcément du dédain pour l’homme et une certaine confiance vaniteuse en soi.

On n’est pas seulement lâché par les indifférents et les camarades quand on tombe dans la misère, se dit-il amèrement, l’on est même abandonné par ses plus proches ; puis il sourit, se rendant compte de la banalité de cette observation.

Que faire ? se dit-il, tergiverser avec ma femme et ménager les vieux, car autrement la vie ne serait pas tenable. Et il eut, en effet, besoin de poser des tampons pour amortir, de temps en temps, les chocs.

Un froid survint entre sa femme et Norine, entre l’oncle Antoine et lui ; et cette gêne, cette réserve, cette continuelle réticence, ce furent les vieux qui l’apportèrent et qui contraignirent Jacques à se rapprocher d’eux, pour ne pas rompre.

Ce fut, sans le vouloir, sans même s’en douter, que les paysans se reculèrent de leur nièce. D’abord, ils avaient des torts envers elle et demeuraient sur la défensive, comprenant bien que les Parisiens n’avaient pas été absolument dupés par le vol du vin ; puis une inquiétude, presque une répulsion, les éloignait de Louise depuis qu’ils l’avaient vue malade et frappant du pied. Ils n’étaient pas loin de la croire possédée ou folle, craignaient peut-être même que son mal ne fût contagieux et ne les surprît. Ils pensaient aussi que l’argent de la feuillette aurait dû leur être aussitôt versé et ils étaient, en somme, déçus des bombances et des largesses sur lesquelles ils avaient compté, en les invitant ; enfin, l’époque de la moisson était venue et il n’y avait plus pour eux ni famille, ni amis, ni camarades, rien ; ils étaient exclusivement préoccupés par des questions pécuniaires, hantés par des inquiétudes d’atmosphère et de grange.

Ils ne prêtèrent même plus attention aux Parisiens qu’ils dédaignaient comme des propres à rien et ils ne vinrent plus leur rendre visite ; ces circonstances aidèrent à détourner la brouille. Las de vivre seuls, Jacques et Louise s’avancèrent vers Norine et l’oncle, les fréquentèrent, et le besoin que les vieux éprouvaient de se plaindre de leur sort, de vanter leurs travaux, décida de leur accueil dont la gracieuseté amplifia, car les saletés qu’on inflige aux gens déterminent d’abord, chez ceux qui les commettent, un petit recul, puis un mouvement en sens inverse, un désir de palliatif, un abandon de patte douce, sans doute destinés à cacher de futures trappes.

Jacques fut heureux que les choses n’eussent pas tourné plus mal, car sa période d’engourdissement, sa torpeur de grand air avaient pris fin, l’ennui l’accablait ; forcément, il songeait, en les regrettant, à ses travaux, à ses livres, à sa vie de Paris, à cette atmosphère apéritive dont le charme s’exagérait depuis qu’il ne le subissait plus.

Puis la grande chaleur éclata ; le temps incertain depuis quelques jours s’affermit. Écalé de ses nuages, le ciel arda, nu, d’un bleu cru, féroce, inonda la campagne de flammes, désola la plaine. Le sol se dessécha, jaunit comme une terre à poêle, les buttes altérées se fendirent ; sous des trognons poussiéreux d’herbes, les routes rissolées pelèrent.

Ainsi que la plupart des gens nerveux, Jacques souffrait d’indicibles tortures par ces temps qui vous fondent la tête, vous trempent les mains, installent des bains de siège dans votre culotte. L’horreur des chemises remontant dans le dos, des cols mouillés, des flanelles moites, des pantalons collant aux genoux, des pieds gonflant dans la bottine, l’épuisement des sueurs coulant de la peau comme d’une gargoulette, perlant sous les cheveux, poissant les tempes, l’accablèrent.

Et tout aussitôt l’appétit cessa ; la pâture des interminables viandes mal masquées par d’insipides sauces, lui fit lever le coeur. Il fouilla le potager, chercha des épices. Il n’y en avait point, ni cerfeuil, ni thym, ni pimprenelle, ni laurier, pas même des gousses d’ail dont la crapuleuse odeur le dégoûtait pourtant ; rien, sinon quelques échalottes, mais leur goût brûlant, comme minéral, le rebuta. Il ne mangea plus et les défaillances d’estomac se montrèrent.

Il traîna par les chambres, cherchant un peu de fraîcheur, mais dans l’obscurité où il se calfeutra, sa tristesse devint insupportable. Il se promenait, allait dans les endroits les moins closes, mais alors la chaleur entrait, des bouches de calorifère lui soufflaient des trombes, des trombes empuanties par la moisissure des parquets, par le renfermé des pièces.

Il attendait que cet abominable soleil fût couché pour sortir, et l’atmosphère demeurait encore matelassée de vapeurs lourdes.

Quant à Louise, elle se confina dans sa chambre, somnolant, anonchalie sur une chaise, perdant son peu de force dans le milieu déprimant des canicules. Elle descendit à peine, le soir, malgré les supplications de Jacques qui l’entraînait pour la faire marcher un peu et se distraire, jusque chez Norine.

La distraction était, il est vrai, médiocre. Elle et le père Antoine se plaignaient sans trêve des sapeurs qu’ils avaient loués, expliquant qu’ils avaient engagé pour la moisson les sapeurs belges qui parcourent le nord et l’est de la France, à cette époque, criant que c’était une ruine que ces gens qu’il fallait payer et nourrir.

— C’est du fléau, disait Norine, c’est des faignants, faudrait qu’on leur-y porte tout ; on est ben malheureux, tout de même. Il y a que les gens qui ont pas de récolte qui savont pas.

— Mais, fit Jacques, vous ne pouvez donc pas couper vos blés vous-mêmes ?

— Oh là !... oh là !... mais, mon cher garçon, la moisson elle serait terminée tant qu’à vendange. Ça durerait prochainement trois mois.

Et le vieux finissait par avouer que les belges avec la petite faux de leur sape et leur crochet allaient plus vite en besogne et travaillaient mieux que tous les hommes du pays réunis ensemble.

— Nous savons pas nous ; nous sommes des piqueurs. Nous travaillons avec la grande faux qu’est là dans le coin, mais ça fait de la lente ouvrage et pour le blé qu’a versé, on n’en sort pas et puis qu’on en perd !

Las de solitude, une après-midi, Jacques quitta le château et se promena sur les côtes de la Renardière, à la recherche du père Antoine.

Partout, en haut des collines, en bas du val, des gens fauchaient et, le son portait loin, il entendait distinctement le bruit de soie, suivi du tintement métallique, de la sape coupant le blé. Et la vie du paysage changeait selon les côtes. Près de Tachy, la moisson était terminée, les moyette posées en tas, pareilles à des ruches d’abeille sur un sol pâle hérissé comme de courts chalumeaux par les pieds épargnés des tiges, des voitures circulaient qu’on chargeait de gerbes et des meules s’élevaient, semblables à d’énormes pâtés enveloppés de paille. Du côté de la Renardière, l’on commençait à faucher seulement et l’on apercevait des grands chapeaux, aucune tête, à peine un bout d’échine, et partout des bouquets de fesses remuant sur des jambes écartées par un va-et-vient balancé et lent.

Jacques reconnut enfin la tante Norine et l’oncle s’agitant auprès des sapeurs qu’ils avaient loués. Ils s’arrêtèrent, en le voyant. Jacques demeura ébloui par le soleil, suant des averses, ébahi de voir ces Belges parfaitement secs, coupant le blé, d’une main, le couchant, de l’autre, sur leurs crochets.

C’étaient de hauts gaillards, à barbes jaunes, à teint bis, à yeux cillés de blond, de faux albinos couverts d’une patine par la flamme du temps. Ils portaient une grossière chemise à raies, épaisse et rude comme un cilice, et, attaché à la ceinture de cuir du pantalon et pendant sur le bas ventre, un cornet de fer blanc plein d’eau et de paille pour mouiller et empêcher de ballotter la pierre à aiguiser la sape.

Ils ne soufflaient mot et comme ils fauchaient du blé couché par les pluies, ils peinaient, se crachaient dans les mains, et leurs sapes criaient sur le blé qui tombait avec un long déchirement d’étoffes.

— Eh là ! bonnes gens ! c’en est un ouvrage que le blé versé ! soupirait l’oncle Antoine, et il ajouta cette remarque qui ne plut guère à Jacques : Vrai, que tu sues, mon neveu, à ne rien faire !

Quelle fournaise ! pensa le jeune homme, qui s’assit en tailleur et se tassa, cherchant à s’abriter le corps dans le cercle d’ombre projeté par les ailes de son large chapeau de paille. Et quelle blague que l’or des blés ! se dit-il, regardant au loin ces bottes couleur d’orange sale, réunies en tas. Il avait beau s’éperonner, il ne pouvait parvenir à trouver que ce tableau de la moisson si constamment célébré par les peintres et par les poètes, fût vraiment grand. C’était, sous un ciel d’un imitable bleu, des gens dépoitraillés et velus, puant le suint, et qui sciaient en mesure des taillis de rouille. Comme ce tableau semblait mesquin en face d’une scène d’usine ou d’un ventre de paquebot, éclairé par des feux de forges !

Qu’était, en somme, auprès de l’horrible magnificence des machines, cette seule beauté que le monde moderne ait pu créer, le travail anodin des champs ? qu’était la récolte claire, la ponte facile d’un bienveillant sol, l’accouchement indolore d’une terre fécondée par la semence échappée des mains d’une brute, en comparaison de cet enfantement de la fonte copulée par l’homme, de ces embryons d’acier sortis de la matrice des fours, et se formant, et poussant, et grandissant, et pleurant en de rauques plaintes, et volant sur les rails, et soulevant des monts, et pilant des rocs !

Le pain nourricier des machines, la dure anthracite, la sombre houille, toute la noire moisson fauchée dans les entrailles même du sol en pleine nuit, était autrement douloureuse, autrement grande.

Et il renvoya un peu du mépris qu’ils lui portaient, à ces paysans pleurards dont la clémente vie eût été un incomparable Eden pour les mineurs, pour les mécaniciens, pour tous les ouvriers des villes ! sans compter que, l’hiver, les paysans baguenaudent et se chauffent, alors que les artisans des cités gèlent et triment. Oui, va, geins, se dit-il, s’adressant mentalement à l’oncle Antoine qui se lamentait, les deux mains sur le ventre, soupirant : — C’est-il donc point malheureux que du blé mou comme ça !

— Ah çà, quoi donc que t’as, toi, fit-il, après un silence, en regardant Jacques. Qu’est-ce qui te prend ?

— Je suis dévoré et partout à la fois, s’écria le jeune homme. C’était soudain une invasion de gale, une démangeaison atroce que les écorchures des ongles n’arrêtaient pas. Il se sentait le corps enveloppé d’une petite flamme et, peu à peu, à la passagère jouissance de la peau grattée jusqu’au sang, succédaient une brûlure plus aiguë, un énervement à crier, une douleur chatouillante à rendre fou !

— C’est les aôutats, fit, en riant, la tante Norine, ils sont venus, tant qu’hier. Tiens, regarde, et elle pencha la tête, écarta deux bourrelets fermés de son cou, entre lesquels Jacques aperçut, enfoncé sous la peau, un grain de millet rouge.

— Mais c’est rien, c’est comme qui dirait de la puce ! reprit l’oncle ; il y en aura prochainement jusqu’à la pluie.

Jacques envia le cuir grenu de ces gens qui ne souffraient guère, alors que lui commençait à grincer des dents, en se labourant les chairs.

Que le diable emporte la campagne ! se dit-il ; il quitta les moissonneurs. Il fallait qu’il se déshabillât, qu’il pût se lacérer, à l’aise. Il se dirigea vers le château, mais il n’eut pas la force d’attendre, d’aller plus loin ; derrière un bouquet d’arbres, il se dévêtit, pleurant presque, tant il se faisait mal ; il s’arrachait des copeaux d’épiderme et ne pouvait se rassasier du douloureux plaisir de se pincer, de se racler, de se tenailler, de se raboter le corps et, à mesure qu’il se ravinait une place, d’intolérables cuissons renaissaient à une autre, flambant partout à la fois, l’interrompant, le forçant à se griffer de tous les côtés, avec ses deux mains, les ramenant aux cloques déjà mûres dont le sang partait.

Il se rajusta, tant bien que mal, monta, comme un homme pris de démence, dans sa chambre. Il trouva Louise, presque nue, en larmes ; et chez elle, l’énervement s’était si rapidement accru que les doigts tremblaient, en même temps que les dents entre la haie desquelles sourdaient des hoquets et des râles.

Il songea tout à coup au remède des prurigos, au savon noir, descendit quatre à quatre, courut chez Norine, poussa la fenêtre mal jointe, entra, finit par découvrir du savon dans une terrine, et, revenant, il en frotta, malgré ses cris, à tour de bras, sa femme, puis s’enduisit furieusemeut de cet écrasis gras. Il eut la sensation qu’on lui enfonçait des milliers d’épingles par tout le corps, mais ces traits aigus, cette douleur franche, lui semblèrent délicieux, en comparaison de ces ardeurs équivoques, de ces lancinements nomades, de ces grouillis exaspérants de gale.

Et, Louise se calmait aussi, mais le savon noir n’était pas assez véhément pour exterminer les aôutats ; ils songèrent à les déloger avec des pointes d’aiguilles, à les extirper des galeries qu’ils creusent, mais il y en avait tant que cette chasse sous-cutanée devenait impossible. Il faudrait du soufre, de la pommade d’Emmerich, des bains de barège, se disait Jacques, désespéré.

Et la tante Norine et l’oncle les contemplèrent, le soir, retenant leurs rires, surpris que les Parisiens eussent la peau si tendre.

— Mais quoi que t’as, je te le demande, criait la vieille à sa nièce, l’aôutat c’est comme la chauboulue, ça fait de petiotes échauffures !

— Puis que c’est bon pour le sang, que ça purge, reprenait l’oncle. Tiens, mon neveu, on les tue comme le ver, en buvant du rhum et il vidait le carafon, à leur santé.

La nuit fut terrible. Une fois couchés, les démangeaisons, un peu apaisées le soir, reprirent. Harassé, dans un état de surexcitation qui lui retournait les doigts, Jacques se leva, étouffant, tandis que Louise éraillait les draps et mordait les oreillers, pour ne pas crier.

Puis elle finit par s’abattre et par s’endormir. Et, à son tour, Jacques, loin de la chaleur du lit, s’apaisa. Assis, nu, devant sa table, il se remâcha ses tristesses et s’incita, dès qu’il aurait reçu quelques sous, a regagner Paris, au plus vite. Tout, excepté les acarus spéciaux à ce pays, se dit-il, j’en ai assez ! Et il compta les jours ; son ami avait enfin déniché une maison de banque qui consentait à escompter ses billets. Mais il y avait un tas de papiers à signer, une procuration à préparer, un engagement de laisser une petite somme, comme entrée en affaires, une masse de formalités qui n’en finissaient plus ; mettons une huitaine encore, et il m’arrivera ce qui voudra à Paris, mais ce que je vais filer !... Puis il est bien manifeste que la campagne ne profite pas à Louise. Elle est constamment enfermée et ne veut pas sortir ; enfin le côté sinistre de ce château agit évidemment sur elle...

Et lui-même, depuis que l’ennui de la campagne s’affirmait, se sentait repris par ce malaise vague, par cette confuse transe qui l’avaient si violemment ployé, dès son arrivée à Lourps.

Ce fait existait. Une fois reposé des fatigues du voyage et accoutumé à une nouvelle vie, l’instinctive répulsion qu’il avait éprouvée pour le château s’était tue. Les bruits nocturnes qui emplissaient cette ruine, ces batailles d’oiseaux qu’on entendait distinctement, aux étages supérieurs, dans la nuit des pièces, ces grondements du vent qui balayait les couloirs, jouait de l’harmonica par les fentes des carreaux et maniait le sifflet d’alarme sous les portes, il ne les percevait plus. Il dormait, réveillé seulement de temps à autre, prêtant l’oreille aux battues braconnières du bois, aux cris des hiboux qui bubulaient en face.

Mais ce n’était qu’une sensation agacée, inquiète sans crainte positive, sans terreur vraie ; il se rendormait indifférent, en somme, à ces périls dont la menace ne lui apparaissait plus.

Et un autre fait se produisait. L’assoupissement que lui versait le grand air avait engourdi cette vie de songes qui s’était, depuis son arrivée à Lourps, si singulièrement accrue. Il dormait maintenant sans aucun trouble ; par ci, par là, il se sentait errer encore sur la frontière du rêve, mais, de même qu’à Paris autrefois, il ne conservait, en se réveillant, aucun souvenir de ces vagabondages sur les territoires du délire, ou bien il ne se rappelait que des débris d’incursions, dénués de sens.

L’ennui commençait à rompre cette sérénité animale. La veille, déjà, il avait flotté pendant son sommeil, au milieu d’événements incohérents et vides. Il se souvenait seulement d’avoir rêvé, mais sans pouvoir rajuster les linéaments d’un songe dispersés dès l’aube ; et maintenant, cette nuit, irrité par le feu de sa peau, énervé par les souffrances, il était repris par la peur, une peur mystérieuse, impulsive, une sorte de rêve éveillé, dont les images se recouvraient, les unes les autres, se brouillaient tant elles allaient vite, une peur dont la parenté avec les affres d’un songe semblait certaine. Ces bruits oubliés du château, il les entendait actuellement, avec une netteté absolue, intense.

Le terre-à-terre de l’âme, l’inertie de l’esprit qui sont les causes les plus décisives de la bravoure, car le courage de l’homme mis en face d’un péril tient presque toujours à une grossièreté de sa machine nerveuse dont le lourd mécanisme ne vibre point, avaient cessé pour lui. Graissé et remonté par l’ennui, l’outillage de son cerveau s’était remis en marche et la nourricière du cauchemar et de la peur, l’imagination, l’emportait aussitôt, suggérant des exagérations, multipliant des aspects de dangers, courant, en tous sens, par les voies nerveuses dont le délicat système oscillait à chaque secousse et déchargeait son énergie. Et il demeura, agité sur sa table par une tempête interne, dans laquelle surnageaient des commencements de pensées qui s’inachevaient, des décombres d’idées dont la structure démolie ressemblait à celle de certains rêves.

Comme réveillée par le mutisme de son mari, Louise, les yeux grands ouverts, se dressa sur son séant et fondit en larmes.

Il essaya de lui prendre les mains ramenées sur son visage, et, lorsqu’au travers des doigts qu’il écartait, il aperçut les yeux, il saisit une expression double, passant sous le voile des pleurs, une expression de détresse affreuse et de mépris.

Il laissa retomber les doigts qui recouvrirent la figure tels qu’une visière grillée de casque, et il s’assit au pied du lit.

Une lucidité parfaite l’éclairait soudain, balayait le vague de ses inquiétudes et de ses transes, accaparait tout le domaine de son esprit par la force de l’idée nette. Il comprenait que, depuis trois ans qu’ils étaient mariés, aucun des deux ne se connaissait.

Lui, parce que, malgré ses recherches, il n’avait pas eu l’occasion de sonder sa femme dans un de ces moments où les tréfonds de l’âme surgissent ; elle, parce qu’elle n’avait jamais eu besoin, dans le placide milieu d’une ville, d’un défenseur.

Jacques voyait assez clair en eux, à cette heure, pour apercevoir la réciprocité de leurs mésestimes. Il découvrait chez Louise une âpreté héréditaire de paysanne, oubliée à Paris, développée par le retour dans l’atmosphère du pays d’origine, hâtée par les appréhensions d’une pauvreté soudaine. Elle trouvait subitement chez son mari une défaillance nerveuse, une de ces faiblesses d’âme fine dont le mécanisme en émoi est odieux aux femmes.

Et loin de ses peurs puériles et de ses songes creux relégués d’un coup, Jacques pensa mélancoliquement à cette solitude qui, semblable à un iodure, faisait sortir les boutons de leur maladie spirituelle, secrète, et les rendait visibles, inoubliables à jamais, l’un pour l’autre.


(à suivre) J.-K. HUYSMANS