rade cover

En Rade (1887)

blue  Chapitre I-III.
blue  Chapitre IV-VI.
blue  Chapitre VII-IX.
blue  Chapitre X-XII.

back

VII

UN matin, Jacques aperçut l’oncle Antoine qui cheminait dans le jardin, vêtu d’une longue blouse d’un bleu foncé, luisante, comme vernie, brodée d’arabesques de fil blanc formant épaulette de chaque côté du col. Un impérieux savonnage avait éclairci l’épiderme écru de ses joues sur lesquelles des poils de brosse à dents se piquaient, couchés par un dernier coup de torchon, dans le sens de la bouche, les pointes en bas.

— Où que je vas, mon cher garçon, mais je vas me faire raser, car c’est aujourd’hui le dimanche.

— Ah ! fit Jacques qui perdait absolument la notion du temps depuis qu’il vivait à Lourps. Tiens ! mais, célèbre-t-on ici la messe ? et il désigna par-dessus le mur du verger la vieille église.

— Sans doute qu’on la dit pour les femmes de Longueville.

— Et vous, vous n’y allez pas ?

— Moi, à quoi que ça m’avancerait ? La messe, c’est le métier du curé, pas vrai ? Il prie pour tout le monde, cet homme, il n’a que ça à faire !

— Et Norine?

— Elle est allée à l’herbe sur la montée de la Renardière. Et après un silence, il ajouta : Encore une, vois donc, mon neveu, ce qu’il y en a des guêpes ! c’est bon signe, car ça prouve qu’il y aura, cette année, beaucoup de vin.

Tout en causant, ils étaient sortis du jardin et se trouvaient en haut, près de l’église, en face du chemin du Feu.

— A tout à l’heure, cria le père Antoine, qui descendit la côte.

Jacques le suivit des yeux, puis il s’assit sur le talus et contempla ce même paysage qu’il avait entrevu, dans la brune, le jour de son arrivée à Lourps.

— Voyons, se dit-il, se rappelant le nom des coteaux dont il avait les oreilles quotidiennement rebattues grâce à Norine, voici, au loin, tout au loin, les futaies de Tachy, puis Grateloup et la butte des Froidsculs ; par ici, où je suis, les versants de la Renardière et de la Graffignes et en bas, au fond de ce cirque liséré de bois, le petit village blanc et rouge de Jutigny, avec ses murs peints au lait de chaux et ses toits de tuiles, puis, presque derrière moi, le pays noir et vert de Longueville, avec ses tourbières et ses arbres ; enfin, traversant ainsi qu’une bande de craie le sol labouré du cirque, la monotone et plate route qui mène à Bray.

Il releva la tête et sonda l’horizon.

En haut, au-dessus de Tachy, le ciel bruinait en une imperceptible limaille d’un bleu très pâle, presque lilas comme ces poudres que blutent les firmaments chauffés, le matin, et dont le ton, dans l’après-midi, se fonce. Les arbres qui clôturaient la vue s’étendaient en masses confuses, d’un gris souris, atténué par la cendre mauve qui tremblait dans l’air ; et, peu à peu cette cendre se dispersa, et les troncs apparurent en une haie sombre, mais les cimes demeurèrent encore émoussées, sans aucun vert ; plus bas s’étageaient, les uns sous les autres, des champs pareils à des tapis, jaspés de feuille morte, tavelés de rouille, et d’interminables routes montaient, filant jusqu’aux pieds des futaies, séparant, telles que des bandes de linge, ces carrés de laines teintes.

Puis, au-dessus de l’horizon, derrière les touffes informes des bois, une grande nuée blanche s’élevait, croissant à mesure, puis s’écartant et volant de même que des bouffées de chemin de fer dans le ciel qui passait par d’infinies dégradations du violet tendre au roux et devenait, dans sa fuite sur la vallée, tout bleu.

Et au loin, des villages s’entrevoyaient, sur les collines, au bout des rubans de toile, sur la bordure des tapis, des amas de maisons dont les toits demeuraient invisibles, perdus dans la trépidation de l’air, mais dont les murs éclataient avec l’aveuglante franchise des badigeons crus ; la brume s’éclaircit encore : les buttes blondirent et se dorèrent dans un coup de soleil qui frappa tout un hameau mais épargna la moquette sourde des champs et repoussa la taciturne couleur des guérets secs.

A son tour, le vent se leva, rompant le silence de la plaine, balayant les bleuâtres vapeurs qui voilaient les côtes.

Alors l’horizon creusa de profondes encoches dans le sommet des arbres dont le vert se vit ; les bourgades, les chemins tout à l’heure vagues, s’affermirent et semblèrent ne plus voguer au ras de la terre mais s’implanter réellement au sol. Les peupliers immobiles et muets, étriqués, pour la plupart, avec leurs têtes chevelues, leurs places épilées, leurs bouquets serrés de feuilles, bouffèrent, s’élargirent, roulèrent dans le vent, avec un bruit d’écluse. Et, une fois de plus, le firmament changea ; le soleil disparut, rejetant les villages qui grelottèrent sur les buttes ; des nuages coururent, dessinèrent des continents dans ces mers du ciel dont le bleu apparaissait en des golfes déchirés de caps. Et des trous s’enfoncèrent dans ces alluvions de l’espace, des trous infundibuliformes, roux, par lesquels filtra une lumière de lanterne sourde, une lumière de crépuscule qui blêmit le paysage, râpant, en quelque sorte, les tons chagrins et tièdes, les délayant encore, accusant, au contraire, les tons criards qui, livrés à eux-mêmes, s’avancèrent, débringués, au-dessus du val.

L’atmosphère était étouffante ; des souffles accablants de poêles arrivaient avec le vent, gonflaient la blouse vernie de l’oncle Antoine qu’on apercevait au loin, tout au loin, très petit, renflé d’une bosse par la blouse, laissant passer entre ses jambes des fumées de poussière qui lui enveloppaient par instants le dos.

Jacques, qu’atterraient les cruautés bleues des ciels d’août et que ravissait la tristesse des novembres gris, demeurait indifférent à ce marchandage du temps qui, tour à tour, soucieux et gai, ne versait ni réelle mélancolie, ni véritable joie. Il rentra et se promena dans le jardin du château. Il s’assit sur l’ancienne pelouse, mais cette position l’impatienta; il s’étendit sur le ventre et, ne pensant à rien, il se complut à grappiller des fleurs. Il n’y en avait aucune parmi celles qu’il atteignait qu’un horticulteur eût tolérée dans un jardin, car c’était une séquelle de ces plantes qui poussent sur les routes, une flore égrotante, une gueuserie de fleurs dont quelques-unes, telles que la chicorée sauvage, étaient pourtant charmantes avec leurs étoiles d’un azur de bleuet pâle.

D’aucunes avaient percé la croûte des mousses et vivaient seules ; d’autres s’étaient réunies en de petits groupes et occupaient de minuscules districts dans lesquels leur tribu campait à l’aise.

Au nombre de celles-là, Jacques reconnut des familles d’oeillettes qui balançaient leurs têtes surmontées, comme celles des pavots, d’une couronne comble aplatie, d’un gris verdoyant d’eau taché de rose ; puis, séparés par des landes à fourmis, des pieds de baume dont il s’amusait à pétrir les feuilles entre ses doigts qu’il sentait, savourant les variations de l’odeur qui s’évapore d’abord avec son parfum initial, puis avec un relent accusé de pétrole et, en fin de compte, alors que l’essence s’éloigne, avec un léger fumet d’aisselle douce.

Il se retourna, ne pouvant décidément tenir en place. Il se leva, fuma une cigarette, par les allées. Au milieu de ce fouillis de verdures, il découvrait chaque jour de nouveaux arbrisseaux et de nouvelles plantes. Cette fois, contre les anciens fossés, au bout du jardin, près de la grille, il aperçut des haies de chardons magnifiques et des buissons de houx, truités sur leurs feuilles d’un vert métallique de larmes jaunes pareilles à des gouttes de foie de soufre. Et la vue de ces arbustes l’arrêta, car, griffés et contournés tels que des arabesques de vieux fer, volutes de jambages et de crochets, ainsi que les lettres gothiques des anciennes chartes, ils lui rappelaient certaines gravures allemandes de la fin du XVe siècle dont les allures héraldiques le faisaient rêver.

Le grincement du treuil mis en branle au-dessus du puits le tira de ses réflexions. Il remarqua, au travers du tamis des feuilles, la tante Norine en sabots, qui tournait furieusement la manivelle.

— Quoi donc que tu dis, mon neveu, que le puits est tari, cria-t-elle, du plus loin qu’elle l’entrevit ; as pas peur, va, il y a encore de l’eau assez pour en neyer de plus grands que toi ; tiens, regarde, — et d’un bras de fer, elle attira l’énorme seau, plein d’une eau froide et bleue, dans laquelle remua la poulie réverbérée du puits.

Et elle lui expliqua comment il devait s’y prendre. Il fallait descendre avec précaution le seau, mais arrivé au terme de la corde, il fallait le lâcher d’un petit coup sec pour qu’il plongeât et ne surnageât point.

— Eh zut ! s’exclama Jacques ennuyé par cette leçon et un peu vexé de sa maladresse sur laquelle la vieille appuyait, en goguenardant. Il remonta dans sa chambre, la table était mise.

— Ah çà, il y a encore du veau !

— Que veux-tu que je fasse ? je ne puis pourtant pas tout jeter ! — Et Louise lui révéla les procédés de la bouchère ; on lui commandait une livre de viande et elle en envoyait trois, déclarant que c’était à prendre ou à laisser, attendu qu’elle aurait sans cela un débit trop restreint pour tuer et écouler ses bêtes ; et dire que, faute d’une autre boucherie, il importait d’accepter, sous peine de famine, ces conditions !

— De sorte que nous sommes obligés d’avaler, pendant plusieurs jours, la même viande ou de nous en débarrasser, ce que nous faisons, en somme. Dis donc, mais ça finit par coûter cher, ces gabegies-là!

Et il s’emporta lorsqu’il apprit que la bourse était presque vide.

Ils commençaient à échanger des mots aigres quand un bruit de voix retentit dans l’escalier. Alors, ils se turent ; elle, desservant la table, lui, songeant aux nouvelles tentatives que son ami avait dû faire à Paris, afin d’obtenir l’escompte de ses billets.

Le père Antoine parut, rasé de frais, coiffé d’une casquette à triple dôme, Norine, presque débarbouillée, les cheveux enveloppés dans une marmotte à grands carreaux noirs.

— Je t’emmène à Jutigny, mon neveu, dit l’oncle ; c’est le jour où qu’on va chez Parisot faire la partie et prendre un verre.

— Mais, je ne joue pas.

— Que ça fait, tu nous regarderas !... Tout de même, c’est pas de refus, dit-il à Louise qui lui offrait du cognac.

— Et amusez-vous ! cria la tante Norine, après qu’on eut trinqué ; les deux hommes se levèrent et partirent.

— Parisot, c’est un garçon qu’a de l’aisance, racontait, en chemin, l’oncle Antoine ; puis, que son auberge vaut de l’argent ; et il désignait une grande bâtisse à un étage, assise sur la route de Longueville à Bray, au commencement du village.

Ils pénétrèrent par une porte au-dessus de laquelle se balançait une branche de pin, dans un indescriptible brouhaha. On eût dit que tous ces paysans qui riaient, tassés, les uns contre les autres, se disputaient et allaient en venir aux mains. On acclama le père Antoine et quelques-uns se reculèrent pour lui faire place ainsi qu’à Jacques.

— Qu’est-ce qu’on vous sert ? demanda Parisot, un long gaillard dont la tête glabre tenait de celle du bedeau et du jocrisse.

— Donne-nous du cassis et du vin, mon homme, et de l’eau fraîche, répondit le père Antoine.

Tandis que le vieux examinait, les coudes sur la table, le jeu des voisins, Jacques embrassa d’un coup d’oeil la salle, une grande salle aux murs peints en vert d’eau, avec des soubassements et des filets chocolat. Çà et là, des affiches d’assurances et des prospectus d’engrais ; un exemplaire de la loi sur l’ivresse collé par des pains à cacheter aux quatre coins ; une règle encadrée du jeu de billard et des boules enfilées sur une tringle pour marquer les points.

Au plafond, quelques lampes à schiste ; tout autour de la pièce, des bancs d’écoliers et des tables revêtues d’une toile cirée, écorchée, montrant ses fils.

Au centre, un billard massif avec des cuivres du temps du premier Empire et, dans un angle, une haie de queues blanches, à dessins marron.

Un nuage de fumée emplissait la pièce ; presque tous les paysans se sortaient de la bouche, les jeunes, des cigarettes et les vieux, des tronçons culottés de pipes.

Jacques les contempla ; au fond, tous se ressemblaient ; les vieux avaient des tignasses sèches, des oreilles énormes et velues, aux lobes percés mais sans boucles, des pattes de lapin près des tempes, des yeux pas clairs, des nez ronds et gros aux fosses embroussaillées par des poils, une gouttière rasée dessous, des lèvres lie de vin, de durs mentons sur lesquels ils se passaient constamment les doigts.

En somme, ils ressemblaient tous aux cabots qui les imitent, avec leur rire édenté, leur teint au brou de noix et leurs ânonnements si peu comiques ; seules, lés mains turgides, noires aux articulations, les ongles écrasés, fendus, éternellement sales, les calus et les croûtes des paumes, le cuir régredillé, couleur de pelure d’oignon des revers, indiquaient qu’ils travaillaient réellement la terre.

Et les jeunes avaient l’air de souteneurs et de soldats. Ils ne portaient pas des favoris en pattes de lapin, mais de courtes moustaches et des crânes tondus ras. Vus, de tête seulement, ils appartenaient à l’armée ; du chef aux pieds, sous leur haute casquette, dans leur grande blouse bleue tombant jusqu’aux chevilles, ouverte sur le devant, laissant passer un gilet mastic garni de boutons pointillés, découpés dans une sorte de fromage d’Italie ferme, dans leur pantalon gris et leurs pantoufles à talons, brodées, ils simulaient, à s’y méprendre, la pêche des barrières parisiennes dont ils avaient le dandinement des hanches et le renversement des poings.

Ils turbulaient autour du billard, croisant leurs queues comme des armes, se sautaient sur les épaules pour se faire plier, se tapaient les cuisses, se frottaient des allumettes sur les fesses, et ils s’engueulaient ainsi que des gens qui vont s’égorger, braillant, la bouche en avant, les uns sur les autres, prêts à se manger le nez et à s’éborgner avec leurs gestes qui s’achevaient en des bourrades amicales et de gros rires.

Les vieux hurlaient, pour leur part, aussi fort, frappant du poing la table, chaque fois qu’ils jetaient une carte, ou bien s’arrêtant, en tiraient une à moitié de l’éventail de leur jeu, puis la renfonçaient, en se contractant par un rictus des mâchoires la peau des fanons.

— C’est-il pour demain ? criaient les autres.

Et, une fois le coup terminé, les récriminations commençaient.

— T’aurais dû jouer coeur ! — Mais non. — Si da. — Bougre d’empoté, quoi donc que t’aurais fait à ma place ? puisque je te dis que le pique était maître !

— De l’eau ! — une absinthe pour moi ! — un Picon, Parisot ! et l’aubergiste, traînant les pieds, apportait la consommation dans un verre, tandis que son fils, un long cadet lagingeole qui dormait tout debout, errait dans la salle, en promenant une carafe.

Eh, par ici, l’andouille ! — Mais oui, mais oui, comme ça le monde est plus content. — Ben, on le croirait point. — Je te dis que c’est un menteux. — En vérité, ben sûr, elle a si peu d’âge. — Non, j’y vas les dimanches, mais pas les jours. — Oh là !... oh là !... ah ben c’étant !

Jacques perdait la tête dans ces interjections, dans ces bribes de causeries qui lui parvenaient, coupées par le fri-fri d’une lèchefrite criant dans la pièce voisine, par le roulement du billard dont les queues brandies en arrière menaçaient de l’aveugler.

Il regarda l’oncle Antoine ; il sirotait placidement son mélange de cassis et de vin et marquait avec un bout de craie sur la table les points du jeu.

Jacques commençait à s’ennuyer démesurément dans ce vacarme. Une odeur de vieux gilet de flanelle, de copeaux de crasse, de bran, une senteur d’étable et des bouffées de lie l’enveloppaient en même temps que des milliers de mouches bourdonnaient autour de lui, s’abattaient en masse sur le sucre, pompaient les taches de la table, se reposaient sur ses joues ou se lissaient les ailes sur le bout de son nez.

Il les chassait, mais elles revenaient en hâte, plus sifflantes et plus têtues.

Je voudrais bien filer, pensait-il, mais l’oncle Antoine commençait une partie de piquet. Il changea de place et Jacques eut près de lui un vieux paysan qui portait un collier de barbe comme certains grands singes ; et il dut se reculer, car le nez de cet homme, qui avait la mine d’un professeur au jus de réglisse, égouttait ainsi qu’un filtre du café qui coulait sur la table, sur ses voisins quand il remuait, n’importe où.

— Ça y est ! criait l’oncle Antoine, en distribuant les cartes ; et il se mouillait le pouce chaque fois, et tous faisaient de même lorsqu’ils jouaient.

Jacques finissait par somnoler, quand il entendit des fragments de conversation dont il s’efforça de pénétrer le sens ; mais l’un des deux paysans qui causait parlait si vite et jargonnait si durement qu’il était impossible de le suivre. Il était question d’une Parisienne, et Jacques se demanda tout d’abord s’il ne s’agissait pas de Louise ; mais non, on rappelait une scène qui s’était passée, le dimanche d’avant, dans l’auberge même, chez Parisot. Les deux paysans riaient aux larmes, et l’oncle Antoine, un moment distrait de son jeu par ces rires et mis sur la piste de l’histoire par un mot qu’il entendit, s’esclaffa à son tour.

Ce que je m’embête ! ce que j’aurais mieux fait de rester à Lourps, se disait Jacques. Il se leva, se mit à genoux sur le banc et regarda par la fenêtre.

Toutes les femmes du pays étaient en quelque sorte réunies sur la route, et pas une, pas une, n’avait de seins ! Et ce qu’elles étaient, pour la plupart, affreuses, taillées à coups de serpe, mal équarries, blondasses, fanées à vingt ans, fagotées telles que des souillons, avec leurs chemises à coulisses, leurs jupes grises et leurs bas de prison, enfilés dans des bamboches !

Crédieu ! quels laiderons ! se dit Jacques. Les petites filles mêmes étaient en avance sur leur âge, avaient des traits accusés et l’air vieux. Se tenant, à six, par les mains, elles formaient une ronde et chantaient avec des voix aigrelettes :


Je m’en vas chez ma tante

Qu’a des poules à vendre,

Des noires et des blanches.

A quatre sous,

A quatre sous,

Mademoiselle, retournez-vous?


Et sur ce mot, elles se retournaient et, dos à dos, se repoussaient le derrière, en jetant des cris.

Jacques finit par s’intéresser à ces petites singesses qui avaient au moins pour elles une vague santé de lèvres et des yeux frais ; puis, d’autres accoururent, dont quelques-unes toutes jeunes, presque gentilles, dans leurs tabliers à raies. Et la ronde s’allongea et reprit, tandis qu’isolée et virant sur elle-même, au centre, une plus grande entamait une complainte sur le massacre des Innocents et sur la Vierge :


Marie, Marie, faut vous en aller

Car le roi Hérode il vient pour tuer

Tous les enfants qui sont au berceau

Sans oublier ceux de notre hameau.


Et la ronde s’accéléra, vola, enlevant par les bras les plus petites qui ne touchaient plus terre et dont les chapeaux, tombés sur le dos, dansaient, retenus par un élastique autour du col.

Dans le nuage de poussière qu’elles soulevaient, Jacques n’apercevait plus la fillette dont la ronde répétait sur tous les tons le chant plaintif et traîné:


Marie monta dans son cabinet

De blanc et de bleu elle s’est habillée

Puis par-dessus ses plus beaux effets

Emporta son fils dans...


Tout s’interrompit, et la ronde et le chant ; des calottes accompagnées de piaillements aigus retentirent ; une paysanne giflait éperdument l’une des petites qui avait perdu son soulier et qui continuait à sauter sur son bas.

— Dis donc, mon neveu, fit l’oncle Antoine, en tirant Jacques par sa manche, il est temps de s’en aller vers Lourps.

— Je suis prêt, répondit le jeune homme, enchanté de quitter l’auberge, et ils partirent.

En chemin, il demanda au vieux de lui narrer l’histoire de cette Parisienne qui avait tant fait rire les paysans qui la racontaient.

— Oh ! c’est rien ! dit le père Antoine, c’est une dame qu’a sa petiote en nourrice dans le pays — oh, c’est pas une dame riche ! Elle est venue avec son autre enfant, et comme chez la mère Catherine où qu’est la petiote, il y a pas de place pour loger, elle a loué une chambre chez Parisot.

Mais, dimanche, que c’était la fête, Parisot, le soir, quand elle est rentrée, à neuf heures, pour coucher, il y a dit qu’il pouvait pas la recevoir parce que sa chambre, c’était la chambre d’amour, celle où les garçons et les filles montent. Alors cette dame a voulu rester, parce qu’il faisait nuit noire et qu’il pleuvait et qu’elle savait pas où coucher, et il y a dit comme ça : oh ben, il y a pas d’autres chambres, mais dans celle-là, il y a deux lits, couchez-vous avec votre petiote, les garçons, ils ne vous feront rien, ils iront sur l’autre lit avec les filles. Et elle a fait une tête que tous ceux qu’étaient là s’en tordent encore — si bien qu’elle a fini par aller chez la mère Catherine qu’était avec ça malade et que la dame elle a passé la nuit sur une chaise.

— Mais je ne trouve pas drôle, dit Jacques, de mettre une femme et un enfant à la porte, quand il pleut et que la nuit est venue.

— Fallait pourtant ben qu’il profite de sa chambre, Parisot, puisque les autres elles étaient occupées par des clients venus pour la fête. Il pouvait pas perdre pour la Parisienne la vente de son vin ; c’est tant pis pour elle qu’elle était là. — Puis, elle aurait ben pu coucher dans le lit, les garçons ils se bousculent avec les pouliches, mais ils ne font rien de mal, car on est trop. On se tritouille, on s’amuse, quoi ! et l’on boit des verres — puis qu’on sort, et dame, ceux que ça leur dit, ils s’en vont vers les champs.

— Mais alors, reprit Jacques, le village doit être plein de filles enceintes ?

— Sans doute, sans doute, mais elles se marient, — aussi les malins ils tâchent de faire un enfant à une fille qu’a vraiment du bien, poursuivit-il, après un silence, et en clignant des yeux.

— Et c’est ainsi dans tous les environs ?

— Ben sùr, comment donc que tu voudrais que ça soit ?

— C’est juste, répliqua Jacques un peu interloqué par cette histoire qui résumait la haine parisienne, les instincts pécuniaires et les moeurs charnelles de cette campagne.

En rentrant, le soir, il narra ces faits à Louise. Il s’attendait à la voir s’exclamer contre la rapacité cruelle et l’impudente goguenardise de l’aubergiste. Elle plaignit la femme, s’apitoya sur l’enfant, mais elle haussa les épaules. Un autre aurait agi de même que Parisot, dit-elle ; ici, l’argent est tout, et puis il faut bien dire aussi que le soir de la fête, c’est le moment de l’année où l’auberge réalise ses plus forts bénéfices, et, dame...

— Ah ! fit Jacques, qui regarda, surpris, sa femme.




VIII

LA feuillette tant attendue arriva, un soir. Jacques apprit cette nouvelle, le lendemain, par la tante Norine qui, d’un air contraint, presque sournois, l’avertit que l’oncle Antoine achevait de mettre le vin en bouteilles.

— Mâtin ! il n’a pas perdu de temps, s’écria Jacques.

— Quoi donc qu’il aurait fait, mon cher garçon ? c’est-il donc pas pour que vous, qui n’avez point de litres, vous ayez plus tôt votre part : on la laissera dans le tonneau qu’Antoine apportera sans plus qu’il tarde.

Jacques et Louise voulurent goûter le vin. Ils se rendirent chez l’oncle qu’ils trouvèrent très affairé, bredouillant tout seul, vantant l’excellence de son cocheri, racontant que la pièce venait de Sens, affirmant que c’était du ben bon boire.

Devant ces sauts capricants de paroles et la gêne des vieux, Jacques eut l’immédiate perception qu’on le filoutait.

— Voyons, fit-il, en tournant la cannelle, et lui et sa femme dégustèrent ce vin. C’était une zélée piquette qui s’empressait à rappeler tout d’abord le goût du raisin, puis qui vous laissait, quand on l’avait bue, un fumet de futaille rincée sous une pompe.

Il jeta un coup d’oeil sur les litres déjà tirés, pensant que ceux-là étaient moins additionnés d’eau.

— Voilà, cria la tante Norine, soixante-deux litres qui font la moitié que nous vous payons et vingt qu’on vous a prêtés en attendant que Bénoni amène sa feuillette. Ils sont là, que je compte. Quien, vois, c’est à vous qu’est le reste.

— C’est égal, c’est une vraie lavasse que ce vin-là, dit Louise, votre ami Bénoni est un voleur.

— Oh... oh... faut-il ! s’exclamèrent les deux vieux ; et ils s’efforcèrent de persuader leur nièce que la légèreté de ce vin témoignait de l’honnêteté de Bénoni qui aurait pu, s’il était un malin, le sophistiquer pour le grossir.

— Allons, c’est bon, dit Jacques. Mais où va-t-on mettre la barrique ?

— Tu vas voir, mon homme, fit le vieux qui la plaça sur une brouette, la roula jusqu’au château et la déchargea sur l’une des marches de l’escalier, soutenant la partie qui dépassait par un amas de pierres posé sur les gradins du dessous.

— Mon opinion, la voici, ton oncle est une vieille ficelle, dit Jacques à sa femme lorsqu’ils furent seuls.

Et aussitôt elle s’exaspéra, reprochant à ses parents cette hospitalité qui consistait, à prêter une chambre qui ne leur appartenait même pas : et elle débita, pour la première fois, ses griefs, révélant que Norine offrait des pommes de terre et des prunes à cochons, mais jamais une pêche, parce que ce fruit-là se vendait à Provins, tous les samedis. Non, on n’invite pas les gens lorsqu’on veut les laisser se nourrir à leurs frais ; et ils sont riches, très riches, je le sais, conclut-elle, énumérant les terres qu’ils possédaient, à cinq lieues à la ronde.

Jacques demeura surpris par la soudaine âpreté de ces reproches.

— Ne nous emballons pas, fit-il, cela n’en vaut pas la peine ; une seule chose m’ennuie, c’est la maladresse de ces grigous ; s’ils avaient volé un certain nombre de litres, le malheur ne serait pas grand, mais ils ont gâté ceux qu’ils nous laissent avec de l’eau, pour cacher leurs fraudes !

— Norine ne l’emportera pas en paradis, conclut sa femme.

— Oui... mais... reprit Jacques, en hésitant, ils ont sans doute payé leur Bénoni. Pouvons-nous les rembourser tout de suite ?

— Maintenant non.

— Ah !

— Évidemment, puisque tu n’as pas d’argent ?

— J’attends la lettre de Moran qui s’occupe de nos affaires.

— Oh ! Moran !

— Comment, voilà un ami, le seul qui nous soit resté fidèle dans la débâcle et tu as l’air d’en faire fi !

— Moi ! mais où as-tu vu que j’avais l’air d’en faire fi !

— Au ton méprisant de ta voix, parbleu !

Louise haussa les épaules.

— Tiens, je vais faire un tour.

Et, une fois dehors, il songea au changement qui s’opérait en sa femme, chercha à démêler ce qui se passait en elle.

Il y a trois phases, se dit-il, en réfléchissant. Après le mariage, bonne fille, aimante et dévouée, économe mais pas liardeuse — bien portante, il est vrai ; — puis, quand les douleurs nerveuses sont venues, imprévoyante, gaspilleuse et presque humble ; — maintenant, ici, intéressée et aigre. Il repensait à cette façon dont elle avait accueilli l’histoire de la Parisienne chassée de l’auberge et à cette rage qu’elle avait soudain montrée, alors qu’elle s’était aperçue des manigances de Norine et de l’oncle. Autrefois, elle aurait ri.

Il est vrai qu’aujourd’hui nous sommes pauvres et qu’elle a raison de défendre notre bien ; mais cette réflexion ne le convainquit point. Il sentait un je ne sais quoi de nouveau s’insinuer entre eux, un essai de défiance et de rancune ; mais elle est malade, se criat-il, et cette autre réflexion ne le rassura point. Non, il y avait quelque chose de particulier, une nouvelle période d’âme ; d’une part, une impatience qu’il ne lui connaissait pas et, de l’autre, une tentative de volonté, enveloppée dans de vagues reproches, une sorte de réaction contre son rôle jusqu’alors réduit dans le ménage, une réaction qui impliquait forcément du dédain pour l’homme et une certaine confiance vaniteuse en soi.

On n’est pas seulement lâché par les indifférents et les camarades quand on tombe dans la misère, se dit-il amèrement, l’on est même abandonné par ses plus proches ; puis il sourit, se rendant compte de la banalité de cette observation.

Que faire ? se dit-il, tergiverser avec ma femme et ménager les vieux, car autrement la vie ne serait pas tenable. Et il eut, en effet, besoin de poser des tampons pour amortir, de temps en temps, les chocs.

Un froid survint entre sa femme et Norine, entre l’oncle Antoine et lui ; et cette gêne, cette réserve, cette continuelle réticence, ce furent les vieux qui l’apportèrent et qui contraignirent Jacques à se rapprocher d’eux, pour ne pas rompre.

Ce fut, sans le vouloir, sans même s’en douter, que les paysans s’écartèrent de leur nièce. D’abord, ils avaient des torts envers elle et demeuraient sur la défensive, comprenant bien que les Parisiens n’avaient pas été absolument dupés par le vol du vin ; puis une inquiétude, presque une répulsion, les éloignait de Louise depuis qu’ils l’avaient vue malade et frappant du pied. Ils n’étaient pas loin de la croire possédée ou folle, craignaient peut-être même que son mal ne fût contagieux et ne les surprît. Ils pensaient aussi que l’argent de la feuillette aurait dû leur être aussitôt versé et ils étaient, en somme, déçus des bombances et des largesses sur lesquelles ils avaient compté, en les invitant ; enfin, l’époque de la moisson était venue et il n’y avait plus pour eux ni famille, ni amis, ni camarades, rien : ils étaient exclusivement préoccupés par des questions pécuniaires, hantés par des inquiétudes d’atmosphère et de grange.

Ils ne prêtèrent même plus attention aux Parisiens qu’ils dédaignaient comme des propres à rien et ils ne vinrent plus leur rendre visite ; ces circonstances aidèrent à détourner la brouille. Las de vivre seuls, Jacques et Louise s’avancèrent vers Norine et l’oncle, les fréquentèrent, et le besoin que les vieux éprouvaient de se plaindre de leur sort, de vanter leurs travaux, décida de leur accueil dont la gracieuseté amplifia, car les saletés qu’on inflige aux gens déterminent d’abord, chez ceux qui les commettent, un petit recul, puis un mouvement en sens inverse, un désir de palliatif, un abandon de patte douce, sans doute destinés à cacher de futures trappes.

Jacques fut heureux que les choses n’eussent pas tourné plus mal, car sa période d’engourdissement, sa torpeur de grand air avaient pris fin, l’ennui l’accablait ; forcément, il songeait, en les regrettant, à ses travaux, à ses livres, à sa vie de Paris, à ces alentours apéritifs dont le charme s’exagérait depuis qu’il ne le subissait plus.

Puis la grande chaleur éclata ; le temps incertain depuis quelques jours s’affermit. Écalé de ses nuages, le ciel arda, nu, d’un bleu cru, féroce, inonda la campagne de flammes, désola la plaine. Le sol se dessécha, jaunit comme une terre à poêle, les buttes altérées se fendirent ; sous des trognons poussiéreux d’herbes, les routes rissolées pelèrent.

Ainsi que la plupart des gens nerveux, Jacques souffrait d’indicibles tortures par ces temps qui vous fondent la tête, vous trempent les mains, installent des bains de siège dans votre culotte. L’horreur des chemises remontant dans le dos, des cols mouillés, des flanelles moites, des pantalons collant aux genoux, des pieds gonflant dans la bottine, l’épuisement des sueurs coulant de la peau comme d’une gargoulette, perlant sous les cheveux, poissant les tempes, l’accablèrent.

Et tout aussitôt l’appétit cessa ; la pâture des interminables viandes mal masquées par d’insipides sauces, lui fit lever le coeur. Il fouilla le potager, chercha des épices. Il n’y en avait point, ni cerfeuil, ni thym, ni pimprenelle, ni laurier, pas même des gousses d’ail dont la crapuleuse odeur le dégoûtait pourtant ; rien, sinon quelques échalotes, mais leur goût brûlant et minéral, le rebuta. Il ne mangea plus et les défaillances d’estomac se montrèrent.

Il traîna par les chambres, cherchant un peu de fraîcheur, mais dans l’obscurité où il se calfeutra, sa tristesse devint insupportable. Il se promenait, allait dans les endroits les moins clos, mais alors la chaleur entrait, des bouches de calorifère lui soufflaient des trombes, des trombes empuanties par la moisissure des parquets, par le renfermé des pièces.

Il attendait que cet abominable soleil fût couché pour sortir, et l’atmosphère demeurait encore matelassée de vapeurs lourdes.

Quant à Louise, elle se confina dans sa chambre, somnolant, anonchalie sur une chaise, perdant son peu de force dans le milieu déprimant des canicules. Elle descendit à peine, le soir, malgré les supplications de Jacques qui l’entraînait pour la faire marcher un peu et se distraire, jusque chez Norine.

La distraction était, il est vrai, médiocre. Elle et le père Antoine se plaignaient sans trêve des manoeuvres qu’ils avaient loués, expliquant qu’ils avaient engagé pour la moisson les sapeurs belges qui parcourent le nord et l’est de la France, à cette époque, criant que c’était une ruine que ces gens qu’il fallait payer et nourrir.

— C’est du fléau, disait Norine, c’est des faignants, faudrait qu’on leur-y porte tout ! on est ben malheureux, tout de même. Il y a que les gens qui ont pas de récolte qui savont pas !

— Mais, fit Jacques, vous ne pouvez donc pas couper vos blés vous-mêmes ?

— Oh là !... oh là !... mais, mon cher garçon, la moisson elle serait terminée tant qu’à vendange. Ça durerait prochainement trois mois.

Et le vieux finissait par avouer que les belges avec la petite faux de leur sape et leur crochet allaient plus vite en besogne et travaillaient mieux que tous les hommes du pays réunis ensemble.

— Nous savons pas nous ; nous sommes des piqueurs. Nous travaillons avec la grande faux qu’est là dans le coin, mais ça fait de la lente ouvrage et pour le blé qu’a versé, on n’en sort pas et puis qu’on en perd !

Las de solitude, une après-midi, Jacques quitta le château et se promena sur les côtes de la Renardière, à la recherche du père Antoine.

Partout, en haut des collines, en bas du val, des gens fauchaient et, le son portant loin, il entendait distinctement le bruit de soie, suivi du tintement métallique de la sape coupant le blé. La vie du paysage changeait selon les côtes. Près de Tachy, la moisson était terminée, les moyettes posées en tas, pareilles à des ruches d’abeille sur un sol pâle hérissé de courts chalumeaux par les pieds épargnés des tiges, des voitures circulaient qu’on chargeait de gerbes et des meules s’élevaient, semblables à d’énormes pâtés enveloppés de paille. Du côté de la Renardière, l’on commençait à faucher seulement et l’on apercevait des grands chapeaux, aucune tête, à peine un bout d’échine, et partout des bouquets de fesses remuant sur des jambes écartées par un va-et-vient balancé et lent.

Jacques reconnut enfin la tante Norine et l’oncle s’agitant auprès des sapeurs qu’ils avaient loués. Ils s’arrêtèrent, en le voyant. Jacques demeura ébloui par le soleil, suant des averses, ébahi de voir ces Belges parfaitement secs, coupant le blé, d’une main, le couchant, de l’autre, sur leurs crochets.

C’étaient de hauts gaillards, à barbes jaunes, à teint bis, à yeux cillés de blond, de faux albinos couverts d’une patine par la flamme du temps. Ils portaient une grossière chemise à raies, ainsi épaisse et rude qu’un cilice, et, attaché à la ceinture de cuir du pantalon et pendant sur le bas-ventre, un cornet de fer-blanc plein d’eau et de paille pour mouiller et empêcher de ballotter la pierre à aiguiser la sape.

Ils ne soufflaient mot et comme ils fauchaient du blé couché par les pluies, ils peinaient, se crachaient dans les mains, et leurs sapes criaient sur le blé qui tombait avec un long déchirement d’étoffes.

— Eh là ! bonnes gens ! c’en est un ouvrage que le blé versé ! soupirait l’oncle Antoine, et il ajouta cette remarque qui ne plut guère à Jacques : Vrai, que tu sues, mon neveu, à ne rien faire!

Quelle fournaise ! pensa le jeune homme, qui s’assit en tailleur et se tassa, cherchant à s’abriter le corps dans le cercle d’ombre projeté par les ailes de son large chapeau de paille. Et quelle blague que l’or des blés ! se dit-il, regardant au loin ces bottes couleur d’orange sale, réunies en tas. Il avait beau s’éperonner, il ne pouvait parvenir à trouver que ce tableau de la moisson si constamment célébré par les peintres et par les poètes, fût vraiment grand. C’était, sous un ciel d’un imitable bleu, des gens dépoitraillés et velus, puant le suint, et qui sciaient en mesure des taillis de rouille. Combien ce tableau semblait mesquin en face d’une scène d’usine ou d’un ventre de paquebot, éclairé par des feux de forges !

Qu’était, en somme, auprès de l’horrible magnificence des machines, cette seule beauté que le monde moderne ait pu créer, le travail anodin des champs ? qu’était la récolte claire, la ponte facile d’un bienveillant sol, l’accouchement indolore d’une terre fécondée par la semence échappée des mains d’une brute, en comparaison de cet enfantement de la fonte copulée par l’homme, de ces embryons d’acier sortis de la matrice des fours, et se formant, et poussant, et grandissant, et pleurant en de rauques plaintes, et volant sur les rails, et soulevant des monts, et pilant des rocs !

Le pain nourricier des machines, la dure anthracite, la sombre houille, toute la noire moisson fauchée dans les entrailles même du sol en pleine nuit, était autrement douloureuse, autrement grande.

Et il renvoya un peu du mépris qu’ils lui portaient, à ces paysans pleurards dont la clémente vie eût été un incomparable Eden pour les mineurs, pour les mécaniciens, pour tous les ouvriers des villes ! sans compter que, l’hiver, les paysans baguenaudent et se chauffent alors que les artisans des cités gèlent et triment. Oui, va, geins, se dit-il, s’adressant mentalement à l’oncle Antoine qui se lamentait, les deux mains sur le ventre, soupirant : — C’est-il donc point malheureux que du blé mou comme ça !

— Ah çà, quoi donc que t’as, toi, fit-il, après un silence, en regardant Jacques. Qu’est-ce qui te prend ?

— Je suis dévoré et partout à la fois, s’écria le jeune homme. C’était soudain une invasion de gale, une démangeaison atroce que les écorchures des ongles n’arrêtaient pas. Il se sentait le corps enveloppé d’une petite flamme et, peu à peu, à la passagère jouissance de la peau grattée jusqu’au sang, succédaient une brûlure plus aiguë, un énervement à crier, une douleur chatouillante à rendre fou !

— C’est les aôutats, fit, en riant, la tante Norine, ils sont venus, tant qu’hier. Tiens, regarde, et elle pencha la tête, écarta deux bourrelets fermés de son cou, entre lesquels Jacques aperçut, enfoncé sous la peau, un grain de millet rouge.

— Mais c’est rien, c’est comme qui dirait de la puce ! reprit l’oncle ; il y en aura prochainement jusqu’à la pluie.

Jacques envia le cuir grenu de ces gens qui ne souffraient guère, alors que lui commençait à grincer des dents, en se labourant les chairs.

Que le diable emporte la campagne ! se dit-il ; il quitta les moissonneurs. Il fallait qu’il se déshabillât, qu’il pût se lacérer à l’aise. Il se dirigea vers le château, mais il n’eut pas la force d’attendre, d’aller plus loin ; derrière un bouquet d’arbres, il se dévêtit, pleurant presque, tant il se faisait mal ; il s’arrachait des copeaux d’épiderme et ne pouvait se rassasier du douloureux plaisir de se pincer, de se racler, de se tenailler, de se raboter le corps et, à mesure qu’il se ravinait une place, d’intolérables cuissons renaissaient à une autre, flambant partout à la fois, l’interrompant, le forçant à se griffer de tous les côtés, avec ses deux mains, les ramenant aux cloques déjà mûres dont le sang partait.

Il se rajusta, tant bien que mal, monta, ainsi qu’un homme pris de démence, dans sa chambre, trouva Louise, presque nue, en larmes ; et chez elle, l’énervement s’était si rapidement accru que les doigts tremblaient, en même temps que les dents, entre la haie desquelles sourdaient des hoquets et des râles.

Il songea tout à coup au remède des prurigos, au savon noir, descendit quatre à quatre, courut chez Norine, poussa la fenêtre mal jointe, entra, finit par découvrir du savon dans une terrine, et, revenant, il en frotta, malgré ses cris, à tour de bras, sa femme, puis s’enduisit furieusemeut de cet écrasis gras. Il eut la sensation qu’on lui enfonçait des milliers d’épingles par tout le corps, mais ces traits aigus, cette douleur franche, lui semblèrent délicieux, en comparaison de ces ardeurs équivoques, de ces lancinements nomades, de ces grouillis exaspérants de gale.

Et, Louise se calmait aussi, mais le savon noir n’était pas assez véhément pour exterminer les aôutats ; ils songèrent à les déloger avec des pointes d’aiguilles, à les extirper des galeries qu’ils creusent, mais il y en avait tant que cette chasse sous-cutanée devenait impossible. Il faudrait du soufre, de la pommade d’Emmerich, des bains de barège, se disait Jacques, désespéré.

Et la tante Norine et l’oncle les contemplèrent, le soir, retenant leurs rires, surpris que les Parisiens eussent la peau si tendre.

— Mais quoi que t’as, je te le demande, criait la vieille à sa nièce, l’aôutat c’est comme la chauboulue, ça fait de petiotes échauffures !

— Puis que c’est bon pour le sang, que ça purge, reprenait l’oncle. Tiens, mon neveu, on les tue comme le ver, en buvant du rhum et il vidait le carafon, à leur santé.

La nuit fut terrible. Une fois couchés, les démangeaisons, un peu apaisées le soir, reprirent. Harassé, dans un état de surexcitation qui lui retournait les doigts, Jacques se leva, étouffant, tandis que Louise éraillait les draps et mordait les oreillers, pour ne pas crier.

Puis elle finit par s’abattre et par s’endormir. Et, à son tour, Jacques, loin de la chaleur du lit, s’apaisa. Assis, nu, devant sa table, il se remâcha ses tristesses et s’incita, dès qu’il aurait reçu quelques sous, a regagner Paris, au plus vite. Tout, excepté les acarus spéciaux à ce pays, se dit-il, j’en ai assez ! Et il compta les jours ; son ami avait enfin déniché une maison de banque qui consentait à escompter ses billets. Mais il y avait un tas de papiers à signer, une procuration à préparer, un engagement de laisser une petite somme, comme entrée en affaires, une masse de formalités qui n’en finissaient plus ; mettons une huitaine encore, et il m’arrivera ce qui voudra à Paris, mais ce que je vais filer !... Puis il est bien manifeste que la campagne ne profite pas à Louise. Elle est constamment enfermée et ne veut pas sortir ; enfin le côté sinistre de ce château agit évidemment sur elle...

Et lui-même, depuis que l’ennui de la campagne s’affirmait, se sentait repris par ce malaise vague, par cette confuse transe qui l’avaient si violemment ployé, dès son arrivée à Lourps.

Ce fait existait. Une fois reposé des fatigues du voyage et accoutumé à une nouvelle vie, l’instinctive répulsion qu’il avait éprouvée pour le château s’était tue. Les bruits nocturnes qui emplissaient cette ruine, ces batailles d’oiseaux qu’on entendait distinctement, aux étages supérieurs, dans la nuit des pièces, ces grondements du vent qui balayait les couloirs, jouait de l’harmonica par les fentes des carreaux et maniait le sifflet d’alarme sous les portes, il ne les percevait plus. Il dormait, réveillé seulement de temps à autre, prêtant l’oreille aux battues braconnières du bois, aux cris des hiboux qui bubulaient en face.

Mais ce n’était qu’une sensation agacée, inquiète sans crainte positive, sans terreur vraie ; il se rendormait indifférent, en somme, à ces périls dont la menace ne lui apparaissait plus.

Et un autre fait se produisait. L’assoupissement que lui versait le grand air avait engourdi cette vie de songes qui s’était, depuis son arrivée à Lourps, si singulièrement accrue. Il dormait maintenant sans aucun trouble ; par-ci, par-là, il se sentait errer encore sur la frontière du rêve, mais, de même qu’à Paris autrefois, il ne conservait, en se réveillant, aucun souvenir de ces vagabondages sur les territoires du délire, ou bien il ne se rappelait que des débris d’incursions, dénués de sens.

L’ennui commençait à rompre cette sérénité animale. La veille, déjà, il avait flotté pendant son sommeil, au milieu d’événements incohérents et vides. Il se souvenait seulement d’avoir rêvé, mais sans pouvoir rajuster les linéaments d’un songe dispersés dès l’aube ; et maintenant, cette nuit, irrité par le feu de sa peau, énervé par les souffrances, il était repris par la peur, une peur mystérieuse, impulsive, une sorte de rêve éveillé, dont les images se recouvraient, les unes les autres, se brouillaient tant elles allaient vite, une peur dont la parenté avec les affres d’un songe semblait certaine. Ces bruits oubliés du château, il les entendait actuellement, avec une certitude absolue, intense.

Le terre-à-terre de l’âme, l’inertie de l’esprit qui sont les causes les plus décisives de la bravoure, car le courage de l’homme mis en face d’un péril tient presque toujours à une grossièreté de sa machine nerveuse dont le lourd mécanisme ne vibre point, avaient cessé pour lui. Graissé et remonté par l’ennui, l’outillage de son cerveau s’était remis en marche et la nourricière du cauchemar et de la peur, l’imagination, l’emportait aussitôt, suggérant des exagérations, multipliant des aspects de dangers, courant, en tous sens, par les voies nerveuses dont le délicat système oscillait à chaque secousse et déchargeait son énergie. Et il demeura, agité sur sa table par une tempête interne, dans laquelle surnageaient des commencements de pensées qui s’inachevaient, des décombres d’idées dont la structure démolie ressemblait à celle de certains rêves.

Comme réveillée par le mutisme de son mari, Louise, les yeux grands ouverts, se dressa sur son séant et fondit en larmes.

Il essaya de lui prendre les mains ramenées sur son visage, et, lorsqu’au travers des doigts qu’il écartait, il aperçut les yeux, il saisit une expression double, passant sous le voile des pleurs, une expression de détresse affreuse et de mépris.

Il laissa retomber les doigts qui recouvrirent la figure tels qu’une visière grillée de casque, et il s’assit au pied du lit.

Une lucidité parfaite l’éclairait soudain, balayait le vague de ses inquiétudes et de ses frayeurs, accaparait tout le domaine de son esprit par la force de l’idée nette. Il comprenait que, depuis trois ans qu’ils étaient mariés, aucun des deux ne se connaissait.

Lui, parce que, malgré ses recherches, il n’avait pas eu l’occasion de sonder sa femme dans un de ces moments où les tréfonds de l’âme surgissent ; elle, parce qu’elle n’avait jamais eu besoin, dans le placide milieu d’une ville, d’un défenseur.

Jacques voyait assez clair en eux, à cette heure, pour apercevoir la réciprocité de leurs mésestimes. Il découvrait chez Louise une âpreté héréditaire de paysanne, oubliée à Paris, développée par le retour dans l’atmosphère du pays d’origine, hâtée par les appréhensions d’une pauvreté soudaine. Elle, trouvait subitement chez son mari une défaillance nerveuse, une de ces faiblesses d’âme fine dont le mécanisme en émoi est odieux aux femmes.

Et loin de ses peurs puériles et de ses songes creux relégués d’un coup, Jacques pensa mélancoliquement à cette solitude qui, semblable à un iodure, faisait sortir les boutons de leur maladie spirituelle, secrète, et les rendait visibles, inoubliables à jamais, l’un pour l’autre.




IX

Au grand désespoir des paysans qui sacraient dès l’aube, le temps changea. Presque sans transition, le ciel chauffé à blanc se refroidit sous la cendre accumulée des nuages et, imperturbable et lente, la pluie tomba.

Cette pluie meurtrière des aoûtats qui disparurent et auxiliatrice des forces ébranlées par la canicule, parut délicieuse à Jacques, dont la cervelle se remit d’aplomb ; mais, après deux jours d’infatigables averses, des difficultés inattendues survinrent.

Un matin, une paysanne maigre et coxalgique, poussant devant elle un somptueux ventre très peuplé, entra, déclara qu’elle était la mère de l’enfant de Savin chargée des courses, s’étendit longuement sur la santé délicate de sa fille et finit par annoncer que si la dame ne lui donnait pas quarante sous par jour, elle n’enverrait plus l’enfant porter des provisions au château, par ces temps de pluie.

— Mais, fit observer Louise, vous nous faites payer les liqueurs, les confitures, le fromage, tout, deux fois plus cher qu’à Paris ; il me semble qu’avec ces bénéfices et les vingt sous attribués chaque matin, à votre fille, vous pouvez vous montrer satisfaite.

La femme s’exclama sur le prix des chaussures qu’usait l’enfant, tendit son ventre de femme grosse, accusa son mari d’être un ivrogne, geignit de telle sorte que les Parisiens, harassés, cédèrent.

Puis surgit la question du pain. Ainsi que Jacques l’avait prévu, l’eau transperça le panier dans lequel le boulanger des Ormes déposait la miche, au bout du parc, et il fallut mâcher de l’éponge trempée, mordre une pâte molle dans laquelle les couteaux se rouillaient, en perdant leur fil.

Le dégoût de cette bouillie mata Jacques qui s’astreignit à surveiller l’heure, à descendre dans la boue, sous les ondées, pour recevoir le pain des mains mêmes du boulanger et le rapporter sous son habit, à peu près sec.

Le puits s’en mêla également, l’eau s’avaria sous les averses, de bleue devint jaune, remonta bourbeuse, persillée de folioles et de têtards, et il fallut la filtrer dans des torchons afin de la rendre presque potable.

Enfin le château se révéla terrible. La pluie entra de toutes parts, les chambres suèrent ; la nourriture resserrée dans les placards moisit et une odeur de vase souffla dans l’escalier en larmes.

Constamment, Jacques et Louise sentirent se poser sur leur dos une chape humide et, le soir, ils pénétrèrent, en grelottant, dans un lit dont les draps paraissaient trempés.

Ils allumèrent des bourrées et des pommes de pins, mais la cheminée, sans doute décapitée, en haut du toit, ne tirait guère.

La vie fut insupportable dans cette glacière ; Louise, mal en train, se leva juste pour préparer le manger et se recoucha. Jacques erra, désorbité, par les pièces.

Il avait reçu quelques livres de son ami Moran, des livres préférés, odorants et aigus ; mais un singulier phénomène se produisit dès qu’il tenta de les relire ; ces phrases, qui le captivaient à Paris, se desserraient, s’effilochaient à la campagne ; enlevée de son milieu, la littérature capiteuse s’éventait ; la venaison se décolorait, perdait le violet et le vert de ses sucs ; les périodes sanglières s’apprivoisaient et puaient le saindoux ; les idées obtenues après de sévères tries, blessaient telles que des notes fausses. Positivement, l’atmosphère de Lourps changeait les points de vue, émoussait le morfil de l’esprit, rendait impossibles les sensations du raffinement. Il ne put relire Baudelaire et il dut se contenter de parcourir les journaux arriérés qu’il recevait ; et, bien qu’il n’y prît aucun intérêt, il les attendait avec impatience, espérant toujours, vers l’heure de midi, l’arrivée du facteur et des lettres.

Dans son désoeuvrement, ce fabuleux pochard tint une place ; il le faisait parler, pendant qu’il récurait les plats et s’ingurgitait des lampées de vin ; mais la conversation de cet homme était des moins variées ; toujours, il se plaignait des longueurs de sa tournée et criait misère ; puis il débitait des cancans récoltés à Donnemarie ou à Savin, annonçant des mariages de gens que Jacques ne connaissait pas, avouant des panses pleines, surveillées par le curé, rattrapées à temps par le maire.

Jacques finissait par bâiller et le facteur, un peu plus soûl qu’en venant, partait sans trébucher, pataugeant dans les ornières et les flaques.

Jacques restait alors, pendant des heures entières, à regarder par la fenêtre tomber la pluie ; elle coulait sans discontinuer, rayant l’air de ses fils, dévidant son clair écheveau en diagonale, éclaboussant les perrons, claquant sur les vitres, crépitant sur le zinc des tuyaux, délayant plus loin la plaine, fondant les buttes, gâchant les routes.

La coque du château vide chantait sous les averses ; parfois même de longs glouglous s’entendaient dans l’escalier dont les marches formaient cascade, ou bien un bruit de cavalerie en marche ébranlait les dalles des corridors sur lesquelles les gouttières effondrées versaient des paquets d’eau.

La campagne était sinistre ; sous un ciel gris, très bas, des nuages pareils à des fumées d’incendie fuyaient en hâte et s’écrêpaient sur des côtes lointaines dont les caillasses dégoulinaient dans des flots de boue. Parfois des rafales hurlaient qui secouaient le bois en face, entouraient le vacarme interne du château d’un bruit mugissant de vagues ; et les arbres pliés rebondissaient, criaient sous la chaîne des lierres, tendus comme des cordages, se déchevelaient, perdant leurs feuilles qui volaient, ainsi que des oiseaux, à tire-d’aile, au-dessus des cimes.

Il devenait de plus en plus impossible de mettre, sans s’enliser, les pieds dehors. Jacques s’abattit dans un affreux marasme, atteignit du coup le midi de son spleen. Dans ce complet désarroi, sa femme ne lui fut d’aucun secours ; elle le gêna même, car leurs relations étaient sans franchise maintenant, pleines de réticences ; puis le mutisme de Louise l’exaspéra ; cette façon, lorsqu’il recevait une lettre de Paris, de regarder le papier sans s’occuper des nouvelles qu’il apportait, le blessa ; il sentait, dans cette manière d’agir, un parfait dédain pour sa maladresse d’homme pratique ; il lui semblait enfin que le changement moral qui s’était opéré en Louise se répercutait sur sa face. Il en arriva, sous la pression de cette idée, à s’adultérer la vue, à se convaincre que les traits de sa femme se paysannaient ; elle avait été jadis assez plaisante, avec ses yeux noirs, ses cheveux bruns, sa bouche un peu grande, sa figure en fer de serpe, un peu chiffonnée et fraîche. Maintenant, les lèvres lui parurent s’effiler, le nez se durcir, le teint se hâler, les yeux s’imprégner d’eau froide. A force de dévisager la tante Norine et sa femme, de chercher des similitudes de physionomies, des parités de mines, il se persuada qu’elles se ressembleraient, un jour ; il vit en Norine sa femme vieille et il en eut horreur.

Habile à se tourmenter, il remonta dans ses souvenirs, se rappela la famille de Louise dont il avait entrevu le père, mort quelque temps après son mariage, un brave homme retraité dans les douanes, et qu’une de ses cousines également décédée lui avait fait connaître ; il restait, au fond de ce vieillard régulier et doucement têtu, des vestiges de sang paysan, un relent d’ancienne caque ! et mille petits détails lui revinrent tels que les reproches de sa femme alors qu’il rapportait, autrefois, un bibelot ou des livres payés chers.

Obsédé par une idée fixe, il rapportait ce souci du ménage qu’il admirait autrefois à des instincts de cupidité maintenant mûre. A se raisonner ainsi, à se remâcher sans cesse les mêmes réflexions, dans la solitude, il finit par se fausser l’esprit et par attribuer à des faits sans importance une valeur énorme.

Moi-même je change, se dit-il, un matin, en se regardant dans une petite glace ; sa peau jaunissait, ses yeux se ridaient, des poils blancs salaient sa barbe ; sans être très grand, il avait toujours eu le corps un peu penché, voilà maintenant qu’il se voûtait.

Bien qu’il ne fût guère épris de sa personne, il s’attrista de se voir si vieux à trente ans. Il se sentit fini, lui et sa femme, vidés jusqu’aux moelles, inaptes à tout effort de volonté, incapables de tout ressort.

De son côté, Louise s’excédait, malade, faible, effarée par cette maladie sans remède qui la minait. Lasse d’abandon, elle ne pensait plus que pour s’irriter de ne voir arriver aucun argent. Elle ne comprenait pas la lente paperasserie des banques, ne se doutait pas de la difficulté des escomptes, attribuait à la mauvaise volonté de l’ami Moran cette situation désespérante qui l’accablait ; et elle n’ouvrait plus la bouche, ne voulant pas rendre le séjour de ce château odieux par des querelles.

Un animal vint heureusement se faufiler entre leurs deux existences et les rejoignit ; c’était le chat de la tante Norine, un grêle matou, mal nourri et laid, mais affectueux ; cette bête, d’abord sauvage, s’était rapidement apprivoisée ; l’arrivée des Parisiens avait été pour elle une aubaine ; elle mangeait les restes des viandes et des soupes, mais depuis quelque temps seulement, car la tante Norine gardait pour elle et dévorait les résidus que sa nièce lui remettait pour le chat.

S’étant aperçus de ce manège, les Parisiens distribuèrent alors, eux-mêmes, les rogatons à la bête qui les suivit, et, lasse de famine et de coups, s’installa près d’eux dans le château.

Ce fut à qui la gâterait ; ce chat devint un sujet émollient de conversation, un trait d’union sans danger d’aigreurs, et il égaya par ses cavalcades la solitude glacée des pièces.

Il resta enfin couché avec Louise, lui prenant de temps en temps le cou entre ses deux pattes et lui donnant par amitié, contre les joues, de grands coups de tête.

La pluie persista. Jacques se promena derechef au travers de la bâtisse. Il retourna dans la chambre à coucher de la marquise, essaya de s’évader de l’ennui présent, en se reculant d’un siècle, mais il suffit que ce désir lui vînt pour que l’impossibilité de le satisfaire se montrât ; d’ailleurs les sensations qu’il avait éprouvées la première fois qu’il pénétra dans cette pièce ne se renouvelèrent point. L’odeur d’éther qui l’avait si spécieusement enivré lorsqu’il ouvrit une porte, avait depuis longtemps disparu. Aucune idée galante ne pouvait plus s’insinuer de ce taudis dont la décomposition s’accélérait dans la hâtive pourriture d’une saison tournée. Il ferma la chambre, décidé à ne jamais plus la visiter et las des autres pièces, il se résolut à explorer les caves.

Il emprunta une lanterne à l’oncle Antoine qui poussa de hauts cris, déclarant que cela portait malheur d’entrer sous le château. Énergiquement il refusa de suivre Jacques qui combattit seul contre une porte dont la serrure griffait, à chaque secousse. Il finit par la démonter à coups d’épaules et à coups de pieds, se trouva en face d’un escalier qui n’en finissait plus, sous une voûte massive, tendue par des toiles d’araignées de voiles déchirés de mousseline sombre ; il descendit la spirale tiède et humide des marches et aboutit à une sorte de porche, taillé en ogive, soutenu par des colonnes dont les blocs d’un gris jaunâtre, piquetés de points noirs, étaient semblables à ces pierres, lissées par l’usure des temps, qui éclairent les masses austères des vieux portails. L’antiquité de ce château dont la fondation remontait à la période de l’art gothique, s’affirmait, dès l’entrée de cette cave.

Il ambula dans de longs cachots aux murs énormes et aux plafonds en arc, hérissés d’artichauts de fer et de crocs pareils à des fers de gaffe. Il se demandait quel avait été l’usage de ces instruments qui écharpaient l’air et regardait, étonné, la surprenante épaisseur de ces murs dans lesquels apparaissaient, de temps à autre, au bout d’un creux d’au moins deux mètres, des soupiraux, debout, en forme d’I.

Toutes ces caves étaient identiques, rejointes entre elles par des portes sans battants et vides. Mais, se dit-il, toutes ne sont point là ; et, en effet, étant donnée la superficie du château, cette rangée de pièces occupait à peine le dessous de l’une de ses ailes. D’autre part, le terrain frappé sonnait le creux ; tout était bouché. Il chercha la place des allées de communication ; mais les murailles étaient d’un deuil uniforme et le sol semblait en terre battue de suie ; d’ailleurs, la lanterne éclairait trop mal pour qu’il pût examiner attentivement la soudure des moellons et vérifier les patines des pierres.

Somme toute, il avait cru découvrir des corridors immenses, des souterrains à perte de vue ; tout était clos.

— Mais, sans doute, mon neveu, qu’il y a des souterrains et ils sont bien connus dans le pays. Je compte qu’ils vont tant qu’à Séveille, le village qu’est à une portée de fusil loin de Savin. On dit aussi qu’ils emmènent sous l’église ; oh ! c’est bouché depuis tant d’ans qu’on ne sait plus...

— Si nous les débouchions ? proposa Jacques.

— Hein ! quoi ? mais t’es donc fou, mon homme, pourquoi donc faire, que je te demande?

— Vous trouveriez peut-être des trésors enfouis sous les dalles, reprit Jacques d’un ton sérieux.

— Eh là !... eh là !... et le père Antoine se gratta la tête ; ça se pourrait ben, tout de même. J’en ai eu quelque fois l’idée, mais d’abord, le propriétaire, il voudrait pas ; et puis, que ni moi ni personne, dans le pays, nous serions assez simples pour y descendre. Non, il y a des airs coléreux là dedans qui suffoquent, reprit-il, après un silence, comme pour s’affermir dans son opinion.

Plusieurs fois, Jacques revint à la charge, espérant décider le vieux à pratiquer des brèches, car, à défaut des trésors auxquels il ne croyait guère, le jeune homme souhaitait de déterrer de curieux vestiges. Et puis ce serait une occupation, un intérêt, dans sa vie déserte. Mais bien que l’oncle fût alléché par la perspective d’un trésor, il ne céda pas. Sa cupidité fut vaincue par sa peur et il se borna à hocher la tête, répondant : Sans doute... sans doute... se refusant même à examiner l’entrée des caves.

D’ailleurs, il s’alita pendant quelques jours ; il se plaignait de tournoisons dans la cervelle. Sa nièce lui conseilla de voir un médecin, mais alors lui et Norine levèrent les bras au ciel : J’ai point d’argent à manger avec leurs drogues, moi ! cria-t-il ; et il se contenta de boire la panacée du pays, la tisane de menthe verte.

Cette maladie fut une véritable chance pour Jacques qui put passer la journée hors du château et rendre visite aux vieux. Pendant des heures, il fuma de placides cigarettes près de l’âtre.

Puis, le milieu de cette chaumine lui était moins hostile que celui du château. Il se sentait plus chez soi, plus au chaud, plus à l’abri, mieux habillé par ces murs qui le calfeutraient que dans cette grande chambre de Lourps dont les hautes murailles lui semblaient s’écarter pour le mieux glacer autour de lui.

L’unique pièce de cette hutte l’amusait, du reste, avec ses vieux chaudrons de cuivre, ses antiques landiers sur lesquels se tordaient les rouges serpents des bourrées sèches, ses deux alcôves garnies chacune d’une couchette, séparées par un gigantesque buffet de noyer ciré, son coucou à fleurs, ses assiettes barbouillées de rose et de vert, ses larges poêles de fonte noire, à queues munies d’une boucle, longue d’une aune.

Tous ces pauvres ustensiles s’étaient accordés avec le temps qui avait adouci la crudité des tons et marié le brun chaud du noyer plein, au noir velouté de suie des coquemars et au jaune froid et clair des bassines ; Jacques se complut à examiner ce mobilier, à scruter les surprenantes gravures accrochées au-dessus de la hotte de la cheminée, dans des baguettes plates, peintes en brique.

Deux surtout, une petite et une grande, le déridaient. La petite représentait un épisode de la « Prise des Tuileries, le 29 juillet 1830 » et elle contenait cette touchante histoire, imprimée dans la marge, en bas :

Un élève de l’école polytechnique se présentait à l’officier qui défendait l’entrée des Tuileries et le sommait de lui livrer passage ; celui-ci ripostait par un coup de pistolet et manquait le polytechnicien qui, lui appuyant la pointe de son épée sur la poitrine, disait : « Votre vie est à moi, mais je ne veux pas verser votre sang, vous êtes libre. » Alors, transporté de reconnaissance, l’officier détachait sa croix et s’écriait, en la mettant sur l’estomac du héros : « Brave jeune homme, tu la mérites par ton courage et ta modération. » Et le brave jeune homme la refusait, parce qu’il ne s’en croyait pas encore digne.

Sur ce thème chevaleresque, l’artiste d’Epinal s’était ému. L’officier était immense, coiffé d’un schako en pot de chambre retourné d’enfant, vêtu d’un habit à queue de morue rouge et d’un pantalon blanc. Derrière lui, des soldats plus petits et costumés, de même regardaient béants, de leurs yeux noyés de larmes, la belle conduite de ce polytechnicien, haut comme une botte, qui louchotait, l’air idiot, en face du grand officier de bois. Et derrière le héros, affublé d’un bicorne et habillé de bleu, la foule simulée par deux personnes, un bourgeois, coiffé d’un bolivar à poils et un homme du peuple, surmonté d’une casquette en forme de tourte, s’entassait, brandissant un drapeau tricolore, au-dessus d’arbres peinturlurés à la purée de pois et collés sur un ciel bleu gendarme, orné de nuages en vomis de vin.

L’autre gravure, également coloriée, était moins martiale mais plus utile. De fabrication récente, elle s’intitulait : « Le Médecin à la maison. » Cette estampe dont le cadre imprimé contenait des recettes de liniments et de tisanes, était divisée en une série de petites images relatant les accidents et les maux de personnes qui portaient des calottes à sous-pieds et à ponts, des habits bleu barbeau, des cravates à goitre, des favoris et des toupets du temps de Louis-Philippe. En une piteuse litanie, tous grimaçaient, les uns au-dessous des autres, présentant le douloureux spectacle de gens qui ont une arête dans le gosier, des échardes dans les mains, des pucerons dans les oreilles, des corps étrangers dans les yeux, des oeils de perdrix dans les doigts de pieds.

— C’est une couple de peintures que le père à Parisot nous a données pour notre noce, dit le vieux à Jacques monté sur une chaise pour voir de plus près ces oeuvres d’art.

Et les journées s’égouttaient à se chauffer les jambes, à bavarder avec l’oncle. Jacques l’interrogeait sur le château, mais le père Antoine s’embrouillait dans ses explications et d’ailleurs ne savait rien.

Le château avait autrefois appartenu à des nobles ; le pays se rappelait une famille de Saint-Phal qui possédait également un château dans le voisinage, à Saint-Loup ; elle était enterrée derrière l’église, mais les tombes étaient abandonnées et les descendants de cette lignée, en admettant qu’ils existassent, n’avaient jamais reparu dans le pays ; depuis quatre-vingts ans le château avait été dépecé de ses futaies et de ses terres achetées par les paysans, vendu tel quel à des gens de Paris qui ne s’étaient jamais décidés à le réparer et s’efforçaient constamment de le revendre. En raison de son délabrement et du manque d’eau, personne ne consentait plus maintenant à l’acquérir. La dernière mise à prix, à la chandelle, de vingt mille francs, n’avait même pas été couverte.

Ou bien le père Antoine parlait de la guerre de 1870, racontait les fraternelles relations des paysans et des Prussiens. — Oui-da, mon neveu, ils étaient ben gentils, ces gas-là que j’ai logés ; jamais un mot plus haut que l’autre et des hommes qu’avaient du sang ! Quand ils ont dû marcher vers Paris, ils pleuraient, disant : Papa Antoine, nous capout, capout ! — puis, qu’ils avaient pas leur pareil pour soigner le bestial !

— Alors vous n’avez pas souffert de l’invasion ? demanda Jacques.

— Mais non... mais non... Les Prussiens ils payaient tant qu’ils prenaient ; à preuve que Parisot s’est fait du bien, dans ce temps. Il y avait, avec cela, un colonel qu’on aimait ben. Il réunissait, le matin, le régiment sur la route et il disait : Y a-t-il quelqu’un ici qui ait à se plaindre de mes soldats ? Et qu’on répondait : Je pense point, et qu’on criait de bon coeur : vive les Prussiens !

Jacques le laissait aller, l’écoutait, à certains jours, regardant, par d’autres, à la fenêtre, sous la pluie, les ébats trempés des bêtes. Justement, l’oncle Antoine s’était procuré une troupe d’oies qui, constamment, d’un air solennel et idiot, parcouraient la cour. Elles s’arrêtaient, le jars entête, devant la maison, gloussaient avec un petit rire imbécile et satisfait, buvaient dans une barrique enfoncée en terre, levaient la tête, toutes ensemble, comme si elles eussent voulu faire descendre l’eau, puis, subitement, sans cause, se dressaient sur leurs pattes, battaient de l’aile, s’élançaient droit sur l’étable, en poussant des cris affreux.

D’autres fois, la tante Norine revenait dans la journée, et quand sa nièce, qui lui en imposait un peu, n’était point là, elle entamait des conversations grivoises qui faisaient bouillir l’eau claire de ses yeux ; stupéfié, Jacques apprenait que l’oncle se conduisait en héros, paladinait tous les soirs, et il demeurait atterré, alors que la vieille disait, en prenant des mines évaporées et contrites : Puis que c’est ben bon, hein, mon homme ?

Jacques sentait les pâles instincts charnels qui se réveillaient de temps en temps en lui s’évanouir ; il s’éprenait même d’un immense dégoût pour ces ridicules secousses qu’il ne pouvait plus s’imaginer sans qu’aussitôt l’abominable image se levât de ces deux vieillards s’agitant sous leur bonnet de coton, et dormant à la fin, repus dans leurs ordures.

Il commençait d’ailleurs à se lasser de la chaumière, du vieux, de ses prouesses et de ses oies, quand l’oncle, remis sur pieds, retourna aux champs. Alors il recommença ses promenades dans le château, parvint à un tel degré d’hébétude que, pour s’occuper, il vérifia des trousseaux de clefs pendus dans un placard et les essaya dans toutes les serrures des armoires et des portes. Puis, quand l’intérêt de cette inutile tâche fut usé, il se rabattit sur le chat, jouant à cache-cache avec lui dans les couloirs, mais cette bête qui s’était d’abord amusée à ces cavalcades et à ces guets se lassa. D’ailleurs, elle semblait malade, couchait l’oreille à droite, penchée de travers de même qu’un bonnet de police, et implorait du regard, en poussant des cris. Elle finit par ne plus courir, par ne plus sauter ; mal d’aplomb sur ses pattes, elle paraissait atteinte de rhumatisme dans l’arrière-train.

Louise la prit avec elle, la frictionna, la couvrit de caresses, car elle s’était attachée à ce chat qui les suivait, elle et son mari, comme un petit chien.

Elle parla de l’emmener à Paris pour le soustraire à l’humidité de cette campagne, et, de bonne foi, elle s’indigna contre Jacques qui déplorait que cet animal fùt si exorbitamment laid.

Le fait est que ce chat, maigre ainsi qu’un cent de clous, portait la tête allongée en forme de gueule de brochet et, pour comble de disgrâce, avait les lèvres noires ; il était de robe gris cendre, ondée de rouille, une robe canaille, aux poils ternes et secs. Sa queue épilée ressemblait à une ficelle munie au bout d’une petite houppe et la peau de son ventre, qui s’était sans doute décollée dans une chute, pendait telle qu’un fanon dont les poils terreux balayaient les routes.

N’étaient ses grands yeux câlins, dans l’eau verte desquels tournoyaient sans cesse des graviers d’or, il eût été, sous son pauvre et flottant pelage, un bas fils de la race des gouttières, un chat inavouable.

C’est à crever ici, se dit Jacques, lorsque cette bête refusa de jouer. Et ce qu’on est mal ! pas même un fauteuil pour s’asseoir ! impossible, comme aux bains de mer, de fumer du tabac qui ne soit pas mouillé — et ne pas même avoir envie de lire!

Il avait beau se coucher à neuf heures, la soirée ne finissait plus. Il acheta des cartes à Jutigny, s’efforça de prendre intérêt au jeu de bezigue, mais lui et sa femme se rebutèrent, après deux parties.

Un soir pourtant, il se sentit mieux disposé, plus à l’aise. Il ventait à soulever le château dont les corridors tonnaient ainsi que des bombardes et sifflaient par instants tels que des flùtes. Tout était noir ; Jacques bourra la cheminée de pommes de pins et de brindilles, et dans la gaieté des flammes qui s’épanouissaient en touffes de tulipes roses et bleues le long des fleurs de lys noires éparses sur la vieille plaque de fer, au fond de l’âtre, il but un verre de rhum et roula des cigarettes qu’il fit sécher.

Louise s’était couchée et caressait le chat étendu sur sa poitrine. Jacques, assis le coude appuyé sur la table, somnolait, l’oeil perdu, la tête vague. Il se secoua, approcha les deux hautes bougies qui éclairaient avec le feu la pièce et il se prit à feuilleter quelques revues que son ami Moran lui avait envoyées de Paris, le matin même.

Un article l’intéressa et l’induisit à de longues rêveries. Quelle belle chose, se dit-il, que la science ! voilà que le professeur Selmi, de Bologne, découvre dans la putréfaction des cadavres, un alcaloïde, la ptomaïne, qui se présente à l’état d’huile incolore et répand une lente mais tenace odeur d’aubépine, de musc, de seringat, de fleur d’oranger ou de rose.

Ce sont les seules senteurs qu’on ait pu trouver jusqu’ici dans ces jus d’une économie en pourriture, mais d’autres viendront sans doute ; en attendant, pour satisfaire aux postulations d’un siècle pratique qui enterre, à Ivry, les gens sans le sou à la machine et qui utilise tout, les eaux résiduaires, les fonds de tinettes, les boyaux des charognes et les vieux os, l’on pourrait convertir les cimetières en usines qui apprêteraient sur commande, pour les familles riches, des extraits concentrés d’aïeuls, des essences d’enfants, des bouquets de pères.

Ce serait ce qu’on appelle, dans le commerce, l’article fin ; mais pour les besoins des classes laborieuses qu’il ne saurait être question de négliger, l’on adjoindrait à ces officines de luxe, de puissants laboratoires dans lesquels on préparerait la fabrication des parfums en gros ; il serait, en effet, possible de les distiller avec les restes de la fosse commune que personne ne réclame ; ce serait l’art de la parfumerie établi sur de nouvelles bases, mis à la portée de tous, ce serait l’article camelote, la parfumerie pour bazar laissée à très bon prix, puisque la matière première serait abondante et ne coûterait, pour ainsi dire, que les frais de main-d’oeuvre des exhumateurs et des chimistes.

Ah ! je sais bien des femmes du peuple qui seraient heureuses d’acheter pour quelques sous des tasses entières de pommades ou des pavés de savon, à l’essence de prolétaire !

Puis quel incessant entretien du souvenir, quelle éternelle fraîcheur de la mémoire n’obtiendrait-on pas avec ces émanations sublimées de morts ! — A l’heure actuelle, lorsque de deux êtres qui s’aimèrent, l’un vient à mourir, l’autre ne peut que conserver sa photographie et, les jours de Toussaint, visiter sa tombe. Grâce à l’invention des ptomaïnes, il sera désormais permis de garder la femme qu’on adora, chez soi, dans sa poche même, à l’état volatil et spirituel, de transmuer sa bien-aimée en un flacon de sel, de la condenser à l’état de suc, de l’insérer comme une poudre dans un sachet brodé d’une douloureuse épitaphe, de la respirer, les jours de détresse, de la humer, les jours de bonheur, sur un mouchoir.

Sans compter qu’au point de vue des facéties charnelles nous serions peut-être enfin dispensés d’entendre, le moment venu, l’inévitable « appel à la mère » puisque cette dame pourrait être là, et reposer déguisée en une mouche de taffetas ou mêlée à un fard blanc, sur le sein de sa fille, alors que celle-ci se pâme, en réclamant son aide parce qu’elle est bien sûre qu’elle ne peut venir.

Ensuite, le progrès aidant, les ptomaïnes qui sont encore de redoutables toxiques, seront sans doute dans l’avenir absorbées sans aucun péril ; alors, pourquoi ne parfumerait-on pas avec leurs essences certains mets ? pourquoi n’emploierait-on pas cette huile odorante comme on se sert des essences de cannelle et d’amande, de vanille et de girofle, afin de rendre exquise la pâte de certains gâteaux ? de même que pour la parfumerie, une nouvelle voie tout à la fois économique et cordiale, s’ouvrirait pour l’art du pâtissier et du confiseur.

Enfin ces liens augustes de la famille que ces misérables temps d’irrespect desserrent et relâchent, pourraient être certainement affermis et renoués par les ptomaïnes. Il y aurait, grâce à elles, comme un rapprochement frileux d’affection, comme un coude à coude de tendresse toujours vive. Sans cesse, elles susciteraient l’instant propice pour rappeler la vie des défunts et la citer en exemple à leurs enfants dont la gourmandise maintiendra la parfaite lucidité du souvenir.

Ainsi, le Jour des Morts, le soir, dans la petite salle à manger meublée d’un buffet en bois pâle plaqué de baguettes noires, sous la lueur de la lampe rabattue sur la table par un abat-jour, la famille est assise. La mère, une brave femme, le père caissier dans une maison de commerce ou dans une banque, l’enfant tout jeune encore, récemment libéré des coqueluches et des gourmes, maté par la menace d’être privé de dessert, le mioche a enfin consenti à ne pas tapoter sa soupe avec une cuiller, à manger sa viande avec un peu de pain.

Il regarde, immobile, ses parents recueillis et muets. La bonne entre, apporte une crème aux ptomaînes. Le matin, la mère a respectueusement tiré du secrétaire Empire, en acajou, orné d’une serrure en trèfle, la fiole bouchée à l’émeri qui contient le précieux liquide extrait des viscères décomposés de l’aïeul. Avec un compte-gouttes, elle-même, a instillé quelques larmes de ce parfum qui aromatise maintenant la crème.

Les yeux de l’enfant brillent ; mais il doit, en attendant qu’on le serve, écouter les éloges du vieillard qui lui a peut-être légué, avec certains traits de physionomie, ce goût posthume de rose dont il va se repaître.

— Ah ! c’était un homme de sens rassis, un homme franc du collier et sage, que grand-papa Jules ! Il était venu en sabots à Paris et il avait toujours mis de côté, alors même qu’il ne gagnait que cent francs par mois. Ce n’est pas lui qui eût prêté de l’argent sans intérêts et sans caution ! pas si bête : les affaires avant tout, donnant, donnant ; et puis, quel respect il témoignait aux gens riches ! — Aussi, est-il mort révéré de ses enfants, auxquels il laisse des placements de père de famille, des valeurs sûres !

— Tu te le rappelles, grand-père, mon chéri !

— Nan, nan, grand-père ! crie le gosse qui se barbouille de crème ancestrale les joues et le nez.

— Et ta grand’mère, tu te la rappelles aussi, mon mignon ?

L’enfant réfléchit. Le jour de l’anniversaire du décès de cette brave dame, l’on prépare un gâteau de riz que l’on parfume avec l’essence corporelle de la défunte qui, par un singulier phénomène, sentait le tabac à priser lorsqu’elle vivait et qui embaume la fleur d’oranger, depuis sa mort.

— Nan, nan, aussi grand’mère ! s’écrie l’enfant.

— Et lequel tu aimais le mieux, dis, de ta grand’maman ou de ton grand-papa ?

Comme tous les mioches qui préfèrent ce qu’ils n’ont pas à ce qu’ils touchent, l’enfant songe au lointain gâteau et avoue qu’il aime mieux son aïeule ; il retend néanmoins son assiette vers le plat du grand-père.

De peur qu’il n’ait une indigestion d’amour filial, la prévoyante mère fait enlever la crème.

Quelle délicieuse et touchante scène de famille ! se dit Jacques, en se frottant les yeux. Et il se demanda, dans l’état de cervelle où il se trouvait, s’il n’avait pas rêvé, en somnolant, le nez sur la revue dont le feuilleton scientifique relatait la découverte des ptomaïnes.