Echo de Paris

21 septembre 1900.


back

8 septembre. — Quelques heures à la Maison Notre-Dame à Ligugé. Au sortir de Poitiers par la route de Bordeaux, la contrée apparaît d'une désolante secheresse : cinq fois sans pluie, me dit l'automédon pris à la gare. La terre crevassee semble cuite, les prairies sont jaunes comme les gazons des fortifs, les arbres montrent des feuillages lamentables depourvus de sèves et qui sont pâles et flétris a l'image des branchages qui ont servi à la decoration des fêtes publiques. Les bois de Ligugé qu'on traverse avant d' atteindre la vallee affirment l'aridité de la nature et clament la soif.

La Maison Notre-Darne ou vit, en philosophe religieux et propriétaire, notre ami J.-K. Huysmans, se montre a notre droite, au détour du chemin, a mi-cote, au-dessus d'un vaste terrain inculte designe « le Champ de Foire » et ou, une fois l'an, abonde le betail des pays d'alentour. — Elle est d'une blancheur extreme, cette batisse fraîchement erigée à l'angle d'un clos plante d'arbres dont quelques beaux specimens de sa pins et autres semper virens. On y accede par un modeste chemin à travers le champ de foire aboutissant a une grille de fer aux valets clos. L'aspect de cette demeure de pierre crayeuse, d'architecture simple et que precede, ainsi qu'une galerie avancée, un portique de style roman byzantin, est celle d'une petite communauté religieuse, d'une menue confrérie de Misericorde.

Et c' est bien, en effet, une intime communauté, une communauté d'affectueuse amitié unie par une même foi et d'uniformes espérances qui peuple et anime d'une vie de silencieux labeur cette Maison Notre-Dame. Proche de J.-K. Huysmans, qui serait peut-être si emprunté pour assurer convenablement le gouvernement matériel et pratique du logis, sont venus communier dans la retraite Léon Leclaire et sa femme : celle-ci toute devouée à la maison dont elle dirige un ménage domestique, veritable femme forte, simple, d'intelligence eveillée sur toute chose et ouverte sur tous les horizons de la vie, d'une dévotion plutôt rentrée qui ne lui donne nul aspect bigot ou de mystique provinciale ; celui-là homme de science très entendu à toutes les ordonnances architecturales, à l'art des jardins surtout, adonné à la chimie générale, à la microbiologie, à la photographie d'amateur, cependant que fervent religieux et régulier aux offices de la voisine abbaye.

Ce sont les époux Leclaire qui m'accueillent à la Maison Notre-Dame. J.-K. Huysmans, en cette après-midi ou j'arrive à l'Hermitage, assiste aux vêpres à la vieille église du couvent ou nous le rejoignons. Au milieu de quelques hobereaux du voisinage qui, par bon ton, se montrent volontiers accroupis au pied de l'autel, je vois, de dos, notre vieux J.-K. ; son crâne aux cheveux blancs, drus et ras, s'incline sous le faix d'une recueillie méditation ; il est toujours revêtu de sa modeste redingote noire et un chapeau de paille canotier est à ses cotes. Après la sortie des officiants, les dernieres vibrations de l'orgue et le défilé des pères et des novices, Huysmans, aussitôt la cordiale bienvenue, nous apparaît tel que naguère, mais le visage plus empreint de sérénité ; l'oeil moins las s'est ranimé et sourit davantage à la lumière, son échine de chat maigre s'est quelque peu rembourrée et, dans son familier geste banvillesque pour rouler une cigarette, on ne voit plus l'accablant dégoût de tout ce qui distingua si longtemps ce féroce dyspeptique des êtres et des choses de la vie parisienne que fut l'auteur d'A-vau-l'eau.

Nous visitons l'abbaye bénédictine fondée par saint Martin, fermée au moment des iniques décrets et réouverte depuis quelques ans seulement sans que pour les Pères rien ne garantisse leur quiétude à venir. Le parti radical forme la majorite dans le pays et la lutte est ouverte contre le couvent paisible à peine réédifié et dont les jolies sonneries de cloches décèlent seules une vie de paix, de prière et d'offrande à Dieu, dont les plus sectaires ne devraient point logiquement s'effaroucher au nom des principes de liberté.

L'architecture de réfection de certaines parties de 1'abbaye serait seule offensante à notre avis pour les yeux, mais la vision des Paul-Bertistes ne peut être soupçonnee d'esthétisme délicat et les édifices que nous devons à toutes les édilités françaises contemporaines sont assez affirmatifs du mauvais goût régnant pour que les fautes architecturales commises à Ligugé ne puissent être incriminées par d'autres que les touristes dilettantes de passage.

Cette reconstitution est malheureuse, mesquine, puérile. Est-ce le prieur actuel, dom Chamard, qui en est responsable ? nous ne saurions le dire, mais il faut regretter que la tradition de !'architecture conventuelle qui fut si puissante, si admirable jusqu'au début du dix-huitième siècle, ne se soit point conservée et que les Pères doivent chercher hors de leur giron des tire-ligne sans érudition artistique, sans observation et sans intelligence rationnelle.

Après visite à la bibliothèque à peine reinstallée dans .des casiers de bois neuf, je m'informe de la possibilité de serrer la main au poète Louis Le Cardonnel, connu de toute la génération littéraire montante et qui laissa de très inoubliables traces de son passage à la revue l'Ermitage et au Mercure de France. Le Cardonnel, entré en religion, il y a sept ou huit années, exerça quelque temps parmi le clergé regulier dans une cure de la Drôme, mais la vie du cloître attira par la suite cet esprit recueilli, peu fait pour les misérables luttes de l'existence communale où ses facultes s'éparpillaient, où ses besoins d'obéissance et de direction n'étaient point assez étroitement satisfaits, pour ainsi dire rigoureusement soutenus et canalisés vers 1'au-delà.

Huysmans, qui connut cette détresse et qui savait qu'a Ligugé le maître des novices, le Père Besse, se montrait tolérant aux âmes poétiques, fit admettre il y a six mois Le Cardonnel à l'abbaye où ce délicat et ferme rimeur achèvera d'importants poèmes qui surpasseront ceux du Père Lemoine ou de Louis Racine.

Grâce au Père Besse, dont la conversation, qui embrasse volontiers toute question profane ou sacrée, me surprend et m'agrée, Le Cardonnel est admis à la promenade en notre compagnie dans les jardins et sous les charmilles du couvent. J'ai peiné à le reconnaître sous la robe, le visage rasé, la chevelure tonsurée. Bien qu'âgé de trente ans environ, on dirait un moinillon. Son regard exprime des béatitudes candides, des limpidités de pensée desormais incontaminable. De sa vie littéraire, il a conservé le culte de quelques figures dominantes ; celle de Mallarmé paraît plus particulièrement le hanter. Il me parle longuement du charmeur que fut l'auteur de l'Après-Midi d'un Faune et me questionne sur sa fin, sur les dernières journées que je passai auprès de lui à Valvins. ll semble s'étonner qu'un peu de lueur divine n'ait pas pénétré dans le crépuscule de cette vie cependant si parfaitement calme et presque béatifique, bien que sans la moindre référence religieuse.

Le doux poète enfroqué égrène ses observations lucides sur les uns et les autres et s'informe des tendances récentes de ceux qu'il connut et aima. Un joli sourire d'heureux éclaire toute sa glabre et enfantine physionomie ; ce lui est une joie de nous voir et d'ouvrir un instant cette fenêtre au nord de son passé. Il nous accompagne jusqu'au seuil du monastère, nous priant de revenir et de donner aux amis laissés dans l'enfer parisien l'assurance sincère de son souvenir de bénédiction.

Le soir, après dîner, à l'hospitalière communauté de la Maison Notre-Dame, où la table n'a rien de monastique, où la conversation n'est peureuse d'aucun sujet et s'exerce gaiement jusques à la frontière de la licence. J.-K. Huysmans, dans sa bibliothèque, au premier étage, m'intéresse aux dernières acquisitions de sa bouquinière. Ce sont de tres rares et très curieux livres de mystiques, des éditions qui surprendraient la science méthodique des bollandistes, des compilations d'inconnus dont, émerveillé, il me dit le prodigieux travail, et ce sont des examens autour des murailles sur lesquelles s'animent sous verre de remarquables et vivants Forain, de la première manière, des Raffaëlli lumineux, des Seurat d'une amusante polychromie et nombre d'autres peintures ou croquis aquarellés de quelques-uns de nos plus recents révoluttonnatres de petnture, qui se tiennent fort bien sans hurler à côté de très anciennes gravures de l'École allemande ou de vieux bois sculptés et enluminés dans un fruste et touchant esprit de religiosité et d'art.

Le fenetres sont ouvertes, il se fait tard ; le silence de la nuit n'est agité que par les lentes, claires et mélodieuses sonneries du couvent disant l'heure et les quarts. Nous parlons d'hagiographie et l'écrivain de la Vie de Sainte Lydwine de Schiedam, l'ouvrage précieux qui paraîtra Dieu sait quand, m'exprime le désordre que l'incroyable encombrement de saints apporte dans la consécration des offices de chaque jour. C'est à ne plus s'y reconnaître et il faudra une véritable faillite des canonisés pour reconstituer clairement un calendrier réel des béatifiés pour les 365 jours de l'année.

A cctte heure nocturne, au moment de regagner ma chambre, il tombe ici une telle paix, Huysmans et son entourage de livres, son indépendance presque absolue qui lui assure le loisir de les lire ou de les consulter, avec une règle de vie qui réside surtout dans l'obligation d'assister à certain offices, Huysmans m'apparaît si plenement heureux dans l'harmonie des choses et si lointainement exilé des vanités littéraires et des névroses égotistes de la gent-de-lettrie qu'il me semble enviable et comme un haut exemple à suivre. Bernardin de Saint-Pierre ne disait-il point : La diète des aliments nous rend la santé du corps et la dète DES HOMMES nous restitue la tranquillité de l'âme ?


Octave Uzanne.