Mercure de France

15 octobre, 1933.


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LE SOUS-CHEF J.-K. HUYSMANS


Est-il possible d’être à la fois bon fonctionnaire et bon écrivain? Elargissant la question, un écrivain ou un poète peut-il exceller dans les lettres et remplir en même temps convenablement un emploi, voire pratiquer un métier manuel d’où les Muses ou Apollon sont ou paraissent être radicalement exclus?

A cette interrogation, des exemples, et des plus illustres, répondent péremptoirement, et il serait fastidieux de les énumérer ici. Contentons-nous d’en examiner un seul, celui de Huysmans, en nous aidant des pièces officieIles conservées aux Archives du ministère de l’Intérieur. Ainsi le fonctionnaire aidera à connaître l’auteur. Son dossier, comme tous les dossiers concernant un homme marquant ou un événement important, a été certainement pillé au cours des années, soit après le départ du titulaire, soit même en cours de constitution. Mais si la distraction de broutilles, n’ayant de valeur qu’en raison du sujet, paraît péché véniel aux chasseurs de souvenirs, par contre de pieux amateurs documentaires se sont efforcés de le grossir ultérieurement. Ceci expliquera la disparité des pièces réunies dans la chemise ’Huysmans’.(1)

Tel quel, néanmoins, et augmenté d’observations révélées par l’écrivain lui-même ou par les critiques, j’espère qu’il me permettra de démontrer le bien-fondé de la thèse énoncée plus haut. L’on peut être à la fois écrivain distingué et fonctionnaire recommandable, comme Reboul, auteur de l’Ange et l’enfant, a su rester attentif à ses fournées, et comme Jasmin, prédécesseur de Mistral, a su rouler des Papillotes pour les chevelures féminines et pour les devantures des libraires.

***

Au mois de mars 1866, un jeune bachelier de 18 ans adressait ce placet, soigneusement calligraphié, au ministre de l’Intérieur:

Monsieur le ministre,
J’ai l’honneur de solliciter de Votre Excellence mon admission dans les bureaux du ministère de l’Intérieur et je la supplie de vouloir bien me permettre de lui exposer les titres que je puis invoquer à l’appui de ma demande.

Neveu de M. Badin, sous-chef payeur, petit-fils de M. Badin, chef de bureau à la Comptabilité, arrière-petit-fils de M. Badin, employé également à la Comptabilité, et qui comptent à eux trois 82 ans accomplis de bons et loyaux services, je serais heureux, monsieur le Ministre, que Votre Excellence, en agréant la demande que j’ai l’honneur de lui adresser, me mît à même de parcourir la carrière où mes ancêtres se sont fait remarquer par leur zèle et leur dévouement.

J’ai terminé mes études qui viennent d’être couronées par le baccalauréat. Privé de fortune, le besoin que j’ai de me créer une position honorable serait un sûr garant du zèle et de l’exactitude que j’apporterais dans l’accomplissement de mes devoirs.

Daignez agréer, monsieur le ministre, l’assurance de mon profond respect.

G. HUYSMANS (2)

Comme on le voit, le signataire se recommande presque exclusivement des services rendus par plusieurs membres de sa famille maternelle. Il lui eût été malaisé d’invoquer la famille paternelle, parce que — son nom l’indique — celle-ci était hollandaise; son grand-père avait été professeur de dessin à l’école militaire de Bréda et, plus haut, ses ancêtres se rattachaient à des peintres anversois, connus au XVIIe et au XVIIIe siècle. Les partisans de l’atavisme peuvent induire de cette double origine le tempérament administratif et les goûts artistes du personnage. Il était né à Paris 11 (aujourd’hui 9), rue Suger, le 5 février 1848, de Victor-Jean-Godefroy Huysmans, dessinateur, et d’Elisabeth-Madeleine Badin.

Le père étant mort en 1856, l’existence, sans être miséreuse, avait été pénible à la maison, et c’est en qualité de boursier que le futur auteur de En ménage put suivre les cours du lycée Saint-Louis.

Huysmans, après son premier succès universitaire, avait donc hâte d’aider sa mère et, sans plus consulter sa vocation, il s’empressait de forcer la porte que lui avaient entrebâillée le père et le grand-père de celle-ci. Il ne s’était pas trompé d’adresse et, presque aussitôt, le 20 mars, il était admis à titre d’employé de 6e classe, aux appointements annuels de 1.500 fr., dispensé des deux années de surnumérariat gratuit qu’on imposait alors à la plupart des débutants. Sa nomination elle-même était donc due à la faveur, et ne fut point le couronnement d’un concours comme il l’insinue, inexactement, dans l’un de ses ouvrages, A vau-l’eau. Le père de Jean Folantin est mort jeune et sa mère vivote péniblement comme caissière dans une lingerie.

"Il lui fallait sans tarder une place qui allégeât le pesant fardeau que supportait sa mère... Jean concourut pour une place d’employé dans un ministère et il fut admis avec les appointements de quinze cents francs." (3)

    Il n’en était pas ainsi en 1866 où la ’cote d’amour’, survivance de l’ancien régime, décidait seule des admissions dans les ministères, et ce ne fut que près de vingt ans plus tard que s’instituèrent les concours.

Le premier pas — le plus difficile — était franchi sans encombres et, le 1er avril 1866, Huysmans s’asseyait, pour la première fois, sur son rond de cuir, dans le 3e bureau de la Division d’administration générale et départementale où étaient traitées les affaires concernant les aliénés, les enfants assistés et la mendicité. Son chef s’appelait M. Durangel.

Il semble bien que Huysmans s’y soit évertué à grossoyer avec conscience et avec la sage lenteur qui est, pour les supérieurs, une marque d’application, puisque deux ans plus tard, le 15 août 1868, son traitement est porté à 1.800 francs, sans changement de service.

C’était encore bien maigre, même pour l’époque. Toutefois, le bénéficiaire de cette largesse fait mine d’être satisfait et ce n’est que plus tard, dans son roman A vau-l’eau, qu’il exhalera sa rancoeur.

"Ah! si les appointements avaient été plus élevés!" gémira-t-il en déplorant le sort infortuné de l’employé Folantin, qui ne peut songer à se payer des filles. Ce Folantin aspire à la fin du mois, se promettant, dès qu’il aura passé à la touche, des bonheurs rares. En fait de rareté, il emporte d’une amie de rencontre des souvenirs cuisants. Il n’ose en faire confidence à personne; il continue à marcher et aller quand même à son bureau. Plus tard, il frémira en se rappelant cette période de souffrance.

Ce ’Folantin’ est-il un personnage de pure imagination, ou son aventure est-elle une page détachée de l’autobiographie de l’auteur? Cette hypothèse n’a rien d’invraisemblable, ni de particulièrement déshonorant. Ses panégyristes semblent l’ignorer et nous ne la notons nous-même que pour ne rien omettre.

L’existence monotone du bureau continuait à couler paisiblement, quand la guerre de 1870 y vint mettre une diversion et faillit modifier l’orientation de la vie de Huysmans. Il semble bien, tout au moins, que ce tragique événement lui ait révélé son talent, en éveillant son imagination jusqu’alors engourdie par l’habitude du travail machinal — toujours le même. Napoléon III "me fit soldat par la maladresse de sa politique", remarquera-t-il dans le début de Sac au dos. (4)

Incorporé au 6e bataillon des gardes-mobiles de la Seine et dirigé sur le camp de Châlons, il y tomba malade et fut évacué à Evreux, d’où, par décision du 10 novembre 1870, on l’affecta au ministère de la Guerre, en qualité de secrétaire d’état-major.

La campagne terminée, il fut réintégré dans les cadres du ministère de l’Intérieur, où l’attendait un nouvel avancement de 300fr., antidaté du 15 août 1870, n’ayant encore, cette fois, passé que deux années dans l’échelon inférieur.

La Commune vaincue, le gouvernement de Versailles l’envoya temporairement à Paris, comme en fait foi le et suivant:

Versailles 2 juin 1871.

PRÉFECTURE DE POLICE CABINET

LAISSEZ-PASSER

M. Huysmans, employé au ministère de l’Intérieur, est autorisé à entrer dans Paris pour service public.
Le général, Préfet de police,
VALENTIN (5).

Desireux d’un changement, il fait agir M. Durangel, directeur de l’Administration départementale et communale, et, le 28 décembre 1871, nous voyons celui-ci prier le directeur du Secrétariat et de la Comptabilité de muter M. Huysmans, employé de 4e classe, du 3e bureau au 1e bureau de la division départementale. Il ajoute que ce changement est sollicité à la fois par l’intéressé et par les deux chefs de bureau. (6)

Il n’obtint pas satisfaction, mais peu importe le genre de papiers administratifs qu’on lui donne à rédiger au 3e bureau. Il s’acquitte de sa tâche avec sa ponctualité habituelle, bien qu’il soit probable qu’il s’y intéresse médiocrement.

Les visions de la guerre, quoique de loin aperçues, l’obsèdent, et il s’efforce déjà de les traduire en couvrant le papier blanc d’autre chose que de formules officiel les toutes faites, ou de rapports d’une sécheresse voulue.

De là datent ses essais littéraires dont les premiers sont le Drageoir à épices (1874), publié à ses frais, et Marthe (1876), passés presque inaperçus du gros public.

Entre temps, il entre en relations avec Emile Zola, pontife de l’école réaliste, et avec quelques-uns de ses disciples; il paye son écot en écrivant Sac-au-dos, concuremment avec Boule-de-Suif de Maupassant, deux nouvelles parties dans les Soirées de Médan, en 1880.

Mais revenons à sa carrière administrative, qu’il mène de front avec la littérature, sans rien négliger pour s’en ménager les petits avantages. Ses chefs continuent à lui être bienveillants et, le 1e février 1873, il passe à une classe supérieure, au traitement de 2.400 fr.

Ses besoins sont devenus plus pressants que jamais. Sa mère, remariée à un M. Og, est morte en 1876, laissant à sa charge deux filles qu’elle a eues de son second mari, lui-même décédé. Elle exploitait, 11, rue de Sèvres, un atelier de brochage où son fils la secondait de son mieux, au moins de ses conseils. Mais, désormais, il lui faut veiller de près à ce que cette affaire ne périclite point, et, comme son service fonctionne présentement à Versailles, il demande à rentrer à Paris et adresse cette requête à son directeur:

Monsieur le Directeur,
Par suite de la mort récente de ma mère et des devoirs qui m’incombent aujourd’hui — j’ai à ma charge deux soeurs dont l’aînée n’a pas treize ans, — je me vois obligé de continuer l’exploitation d’une industrie que ma famille exerçait à Paris.

Il me serait néanmoins pénible de quitter l’administration près dix années de services et, pour m’éviter ma démission, M. Durangel, qui connaît mes affaires, accepte l’offre que je lui ai faite de quitter la délégation de Versailles et de rentrer à Paris dans un des bureaux de la rùe de Varenne.

Je viens donc, monsieur le Directeur, confiant dans toutes les bontés que vous avez eues pour moi jusqu’ici, puisque c’est grâce à vous, sur la demande de mon oncle, M. Badin, que j’ai été admis au ministère, vous prier de vouloir bien me faire admettre dans l’un des services de la Comptabilité, chez M. Boude, par exemple, si vous n’y voyiez pas d’inconvenients.

Au cas où il vous paraîtrait nécessaire que je vous présentasse un remplaçant, j’en trouverais, sans doute, un.

Cette combinaison me permettrait de venir travailler régulièrement à la rue de Varenne, près de laquelle j’habite, et me laisserait les soirées et les dimanches pour m’occuper de mes affaires et de celles de mes soeurs.

Veuillez agréer, je vous prie, monsieur le Directeur, l’hommage de mon respectueux dévouement.

G. HUYSMANS.

G. Huysmans, 11, rue de Sèvres.

P.-S. — Je n’ai pas en l’honneur de vous trouver, ces jours-ci; je vous serais bien obligé, monsieur le Directeur, de vouloir bien m’accorder quelques minutes d’audience. Je vous expliquerai, de vive voix et avec plus de détails, quelle est ma situation actuelle. (7)

La requête de Huysmans ne fut exaucée qu’à moitié, probablement en raison d’une impossibilité matérielle. Il obtint de revenir à Paris, mais au lieu d’être affecté rue de Varenne, comme il le dé sirait, il fut muté à la maison-mère, rue des Saussaies, au 4e bureau de la Sûreté générale.

Il accepta avec philosophie cette petite déception et n’eut pas à s’en plaindre, car il continua d’avancer rapidement sur place. Le 1e janvier 1878 son traitement fut porté à 2.700 francs et le 1e janvier 1880 à 3.000.

Ces promotions sont normales, mais constituent quand même une faveur aux yeux des puristes de l’administration, l’intervalle obligatoire de deux années ne représentant qu’un délai minimum. Cette bienveillance l’empêchait pas, néanmoins, d’exhaler sa bile dans A vau-l’eau.

Le feu de Jean Folantin va mal et, dépité, il songe aux belles flambées qu’il s’offrirait si le combustible était moins cher.

Et cette réflexion l’amena à songer aux bois qu’on leur distribuait à gogo, au ministère, puis à l’administration elle-même et enfin à son bureau.

Là encore ses illusions avaient été de courte durée. Après avoir cru qu’on arrivait à des positions supérieures par la bonne conduite et le travail, il s’aperçut que la protection était tout; les employés nés en province étaient soutenus par leurs députés et ils arrivaient quand même. Lui, était né à Paris, il n’était aidé par aucun personnage, il demeura simple expéditionnaire et il copia et recopia, pendant des années, des monceaux de dépêches, traça d’innombrables barres de jonction, bâtit des masses d’états, répéta des milliers de fois les invariables salutations des protocoles; à ce jeu son zèle se refroidit et maintenant, sans attente de gratifications, sans espoir d’avancements, il était peu diligent et peu dévoué.

Avec ses 237fr. 40c. par mois, jamais il n’avait pu s’installer dans un logement commode...

***

Deux cent trente-sept francs quarante représentent bien le douzième, déduction faite des retenues, des 3.000 francs acquis du 1e janvier 1880 au 31 décembre 1881, date après laquelle il passa commis principal à 3.300. Si l’on considère que A vau-l’eau est de janvier 1882, on pourra se demander, devant l’exactitude du détail, si les autres récriminations ne sont pas, parfois, sinceres ?

Ce sera l’occasion d’examiner comment Huysmans se comportait vis-à-vis de l’administration de l’Intérieur.

Il y demeura trente-deux ans. Il devrait donc exister dans son dossier trente-deux feuilles de notes annuelles donnant l’impression de ses chefs sur ce point délicat. Une seule s’y trouve, précisément datée de cette même année 1880, en juillet. Parcourons-la et, surtout, essayons de lire entre les lignes tracées par M. A. Tallon, son chef de bureau.

On commençait, à l’époque, à recruter le personnel par voie de concours au lieu de s’en tenir à la seule faveur ministérielle. D’une plume négligente, après avoir inscrit au questionnaire: ’Nomination directe’, le chef notera a la mention Titres universitaires: ’Néant.’

Passons sur l’exactitude qui est ’parfaite’, l’éducation ’bonne’, ainsi que la tenue, la conduite et la santé, les rapports avec ses supérieurs et ses collègues jugés ’très convenables’, la position de famille estimée ’honorable’. Ce sont des banalités comme il s’en répète dans toutes les pièces faites en série et où l’on est rarement qualifié très bon ou très mauvais.

Par exemple, le travail est ’très rapide’. Hum! M. Tallon avait le choix (l’administration est prévoyante) entre: lent, facile, consciencieux. Très rapide, cela signifie que le commis Huysmans est toujours à jour, que sa table est nette et qu’il considère que, le travail n’étant pas une fin en soi, son but est le repos. Peut-être estime-t-on qu’il a trop facilement des repos administratifs, sans pouvoir formuler de reproches précis?

Il s’acquitte ’bien’ du genre de service qui lui est confié, à savoir la ’correspondance relative à la surveillance légale et à la police spéciale’.

Arrivé à l’instruction générale, le chef de bureau a une petite hésitation et assure qu’elle est ’plus particulièrement développée dans le sens des lettres que dans celui des affaires administratives’, ce qui lui permet de louer sans réserve, pour les qualités intellectuelles et morales, son ’activité d’esprit et ses facultés d’observation remarquables’. Il néglige cependant de dire à quel objet s’appliquent ces facultés d’observation, et, d’ailleurs, il aurait une excuse, son subordonné témoignant d’un caractère ’peu expansif’. (8)

Ce bulletin de notes exaspérait Huysmans, si l’on en croit M. Gustave Coquiot. S’emparant d’un carton sournoisement tapi dans un tiroir de sa table, l’écrivain explosait:

Tous les trois mois je sors cette fiche et ce qu’il y a dessus: la date de ma naissance, la date de mon entrée dans l’administration, etc., etc.; je le reporte scrupuleusement sur une feuille spéciale, dite signalétique, qui, de chefs en chefs, estimera mon intelligence, mon zèle et ma bonne conduite. (9)

Pour se détendre il contemplait sous sa fenêtre ’un jardinet tapissé de lierre, au centre d’une corbeille, une statue de marbre, une femme dont la physionomie allégre et sotte l’inspirait’, disait-il. (10)

C’est que, toujours comme M. Folantin, J.-K. Huysmans, torturé par un estomac délabré, cherche un dérivatif à ses digestions pénibles, s’accommodant mal des gargotes de hasard. Jean Folantin a enfin déniché une excellente combinaison. Un restaurateur consent à lui monter ses repas à domicile, où il pourra se donner l’illusion d’une cuisine bourgeoise, et, pour la première fois, une hâte fébrile le prend de rentrer chez lui.

Il consultait de temps à autre sa montre.

Son collègue, qu’avait déjà stupéfié l’air extatique de M. Folantin, rêvant à son intérieur sourit [persuadé que c’est une femme qui l’occupe].

— Tenez, messieurs, copiez cela tout de suite; il me faut ces deux lettres pour la signature de ce soir; — et le chef entra et disparut.

— C’est absurde, il y a quatre pages serrées, grogna M. Folantin; je n’aurai pas fini avant cinq heures. — Mon Dieu, que c’est bête, reprit-il, s’adressant à son collègue qui ricanait, tout en murmurant : Dame! mon cher, l’administration ne peut pourtant pas s’occuper de ces détails. (10)

Ce sont, du reste, les seuls coups de patte qu’il donnera à ses chefs ou à ses camarades dans son oeuvre. En ménage, que nous examinerons tout à l’heure, quoique decrivant en plusieurs pages le ministère de I’Intérieur, n’en fera qu’une critique d’ordre général et impersonnel, ce qui n’implique pas une rancune très tenace.

Il aurait eu mauvaise grâce d’en vouloir à la maison, car la régularité de son avancement se poursuivait mécatniquement.

Le 1e janvier 1882, il est nommé commis principal de 3e classe, à 3.300 francs. Le 1e janvier 1884, il atteint la 2e classe de son grade, à 3.600 francs, et le 1e janvier 1887 — cette fois après trois années d’intervalle — sous le ministère Goblet, il est nommé sous-chef de bureau de 3e classe, aux appointements de 4.500 francs. Affecté au 3e bureau du Personnel et Secrétariat, qu’il délaisse bientôt pour le bureau de la Sûreté générale, où il est largé de la police judiciaire et de la police des étrangers, il passait d’emblée à 4.800 fr. le 16 avril 1887.

Sous-chef, voici une situation administrative relativement indépendante. On y devient mieux soi-même, comme l’observe M. Gustave Coquiot, déjà cité:

Il avait, nous dit-il, un bureau plus spacieux où il est enfin seul; nous le visitâmes souvent dans ce local, avec, chaque fois, un mot féroce pour l’administration. (11)

Le 16 janvier 1889, il passa au 4e bureau de la Sûreté (Police générale et Association de la Police générale). Remy de Gourmont a tracé un portrait de lui à cette époque:

J’ai connu Huysmans vers la fin de 1889... Je sortais du Bibliothèque Nationale à quatre heures. Huysmans ne quittait son bureau qu’à cinq heures. C’est donc moi qui venais le prendre, et presque tous les jours, pour le ramener vers le faubourg Saint-Germain, où nous demeurions tous les deux.

Par les Champs-Elysées et les quais de la rîve gauche, nous nous dirigions vers le café Caron, situé au coin de la rue de l’Université et de la rue des Saints-Pères. C’était fort régulier. Huysmans, qui était sous-chef de bureau à la direction de la Sûreté générale, ne faisait pas de zèle. Chargé en particulier du service des jeux, cercles et casinos, dès que son travail officiel était bouclé, il prenait son chapeau, en manifestant la joie d’un chien que l’on délivre de sa chaîne. C’est dans ce bureau détesté, pourtant, qu’il écrivit presque tous ses livres. Le manuscrit de Là-bas, entre autres, y resta en permanence. Ayant déjeuné de fort bonne heure rue de Grenelle, au restaurant de la Petite-Chaise, où il était gâté, il arrivait au ministère vers onze heures, expédiait les affaires courantes, puis se mettait à rédiger, sur le magnifique papier de l’Etat, l’histoire du maréchal de Retz et celle de Durtal. (12)

...Il reprenait sans peine la phrase interrompue par l’entrée du garçon de bureau muni d’un dossier. Il écrivait lentement, peu à la fois, maîs avec régularité. (13).

Le 1e février 1892, Huysmans, toujours sous-chef de 3e classe, passait à 5.000 et le 3 septembre 1893 était nommé chevalier de la légion d’honneur. Recevait-il cette croix à titre de fonctionnaire ou à titre d’homme de lettres? Question fort discutée à l’époque et que le ministre qui la lui décernait, M. Charles Dupuy, refusa de trancher. Adhuc sub judice lis est.

Huysmans lui-même ne chercha point à approfondir le mystère. Mais, en homme bien élevé, il alla remercier son ministre qui lui dit:

— Eh bien! M. Huysmans, vous êtes content?

— Enchanté. Le fonctionnaire est enchanté de voir services appréciés. Le romancier eût été moins satisfait de figurer dans la même promotion que M. Georges Ohnet (14) . Pour comprendre l’épigramme, il faut dire que le nom de Georges Ohnet brillait sur la liste du ministère de l’Instruction Publique et Huysmans, qui ne faisait aucun cas de cet auteur, aujourd’hui bien oublié, fut ravi de ne point figurer sur le même tableau. Donc il aimait mieux attribuer sa propre distinction à ses mérites de fonctionnaire, au risque d’encourir la jalousie de la plupart de ses collègues, moins bien partagés que lui à cet égard.

Le lecteur en jugera lui-même par les motifs donnés au dossier de proposition, daté du 16 août 1893:

M. Huysmans est un vieux serviteur qui compte 27 ans de services au ministère de l’Intérieur. Sous-chef du bureau politique de la direction de la Sûreté générale depuis le 1e janvier 1887, il remplit ces fonctions avec une réelle dîstinction.

Indépendamment de ses titres administratifs, M. J.-K. Huysmans en a d’autres des plus sérieux au point de vue littéraire: il occupe un des premiers rangs parmi les romanciers de l’Ecole réaliste. Sa nomination dans la Légion d’honneur serait à la fois la récompense méritée de ses longs services au ministère de l’Intérieur et de sa brillante carrière littéraire. Elle rencontrerait une approbation unanime aussi bien parmi ses camarades de l’administration que dans le monde littéraire.

Voici quelles sont les principales oeuvres de M. Huysmans: Croquis parisiens, A rebours, En rade, A vau-l’eau, Les Soeurs Vatard, En ménage, Là-bas, L’art moderne, Certains. (15)

La note était signée de M. Fournier, directeur de la Sûreté générale, qui adressa en outre au directeur du Cabinet, du Personnel et du Secrétariat, le 16 août 1893, une lettre simplement signée, que l’on peut qualifier de très chaude si l’on veut, mais où la formule ’j’attacherais beaucoup de prix à ce qu’elle reçût une suite favorable’, est fâcheusement passe-partout.

Quoi qu’il en soit, passé sous-chef de 2e classe à 5.500 francs, J.-K. Huysmans atteignait 6.000 le 1er janvier 1895. Ce fut son bâton de maréchal. Il compte alors vingt-neuf ans de services et son ambition administrative est largement satisfaite. Ses nouveaux émoluments, gros pour l’époque, ne venaient, d’ailleurs, qu’à titre d’appoints à ses revenus littéraires; car ses livres, maintenant célèbres, moins achalandés évidemment que ceux d’Emile Zola, étaient désormais de bon rapport, et, âgé de moins de cinquante ans, son talent demeurait dans la plénitude de sa force. Il avait encore devant lui un bel avenir de gloire et de profits. Il ne lui restait plus qu’à se rendre libre entièrement, après avoir du reste vendu à ses soeurs sa part de l’atelier de brochage.

Au début de 1898, ayant accompli, et au delà, les trente années de services requis, Huysmans demanda sa mise à la retraite, colorant son évasion du prétexte de l’invalidité physique, se disant atteint de ’dyspepsie hypochlorydique, compliquée de rhumatismes chroniques depuis 1893’. (15)

Il est de tradition, au départ d’un fonctionnaire, de lui adresser une lettre pour le remercier de sa collaboration devouée. La formule classique fut préparée et soumise à la signature du directeur du Cabinet, du Personnel et du Secrétariat, M. Sainsère: ’...Mes très vifs regrets de vous voir quitter l’administration centrale du ministère de l’Intérieur et à vous remercier de votre collaboration si active et si dévouée’.

Mais le ministre, M. Louis Barthou, dut donner des ordres, car une brève indication révèle que la lettre fut refaite ’sur grand papier’ et signée Barthou, qui, après l’avoir assuré d’une ’considération très distinguée’ protocolaire, ajouta de sa main ’et de mes sentiments personnellement très dévoués’. (16)

Le 16 février 1898, M. Folantin, promu chef de bureau honoraire, cessait ses fonctions officielles, sans attendre la liquidation de sa pension, à laquelle il était proposé depuis le 3 juin précédent. Il ne s’en allait point néanmoins les mains vides. L’usage est d’accorder trois mois à solde entière aux employés qui quittent leur administration, et Huysmans ne négligea point de passer à la caisse. De plus, il sollicita une indemnité de départ de 1.500fr., soit le quart du dernier traitement annuel. Le scribe rédigeant cette demande au bureau des secours avait invoqué la ’tradition’, mais une main vigilante a effacé, sur la minute, ce terme qui semblait constituer un droit. Finalement, on lui alloua 500 francs le 8 août 1898, à titre de compensation, ’comme il avait été entendu, sur les fonds des secours généraux’. (17)

La retraite se liquidait à la somme de 2.800 francs.

Dans sa préface sur les Pages catholiques de Huysmans, l’abbé Mugnier assure ’qu’il doit résigner ses fonctions au lendemain de la Cathédrale’. Aucun autre biographe ne dit cependant qu’il eut la main forcée. (17)

***

J.-K. Huysmans se retira le coeur léger, mais satisfait, quand même, d’avoir rempli honnêtement la tàche imposée à tout homme de gagner son pain à la sueur de son front. Il avait accompli son labeur sans enthousiasme, mais avec ponctualité et conscience. Il ne fut donc pas un fonctionnaire amateur, comme l’ont écrit quelques-uns de ses détracteurs. Ceux-ci, pour s’excuser, peuvent se retrancher derrière un jugement sévère porté par l’ancien sénateur du Rhône, M. Edouard Millaud, jugement qui a été publié dans la Nouvelle Revue, le 1e août 1920.

30 janvier 1898. — ’M. Huysmans, sous-chef du 4e bureau de la Direction de la Sûreté générale, doit demander sa retraite au commencement de février. M. Renard, rédacteur principal au même bureau, demande à le remplacer. Services: Neuf ans comme conseiller de préfecture et sous-préfet, quatre ans comme rédacteur principal.’

Telle est la petite note que j’ai reçue ce matin.

M. Renard étant un charmant homme qui va régulièrement à son bureau et qui y travaille, je ne vois pas de mal à la voir remplacer Huysmans. Au moins aura-t-il sur son prédécesseur cet avantage qu’il s’occupera un peu du service qui lui sera peut-être confié.

Huysmans, l’auteur des Soeurs Vatard, passe pour un jeune! Mon doux Jésus! Quelle erreur! Il est de ma génération: c’est tout dire. Depuis trente-deux ans, il est, au ministère de l’Intérieur, le prototype du fonctionnaire homme de lettres, voué au rond-de-cuirat, une institution bien française celle-là! Il parait qu’il ne s’est jamais soucié de la Sûreté générale, des affaires départementales, de l’Assistance ou du régime pénitentiaire plus que du Grand Turc.

Il arrive, il s’installe, ouvre les fenêtres, si c’est l’été, s’approche du feu, si le temps est froid, et se met à travailler à un de ses livres.

Pendant qu’il écrivait A Rebours, il n’a pas une fois ouvert une lettre du ministère, ou écrit une ligne pour l’administration qui le paie. Je ne juge point.

Peut-être a-t-il fort bien fait! Le rond-de-cuirat étant chose sacrée, le plus fort est celui qui en use le mieux à son usage. Huysmans, cependant, ne pensait pas en avoir tiré tout le profit qu’il en pouvait attendre. Le voilà en proie à une crise mystique.

En allant demander sa mise à la retraite à Barthou, il lui remettra la Cathédrale, son nouveau livre. Je voudrais assister à l’entretien. (18)

Cette agression provoqua une réplique de M. Charles-Henry Hirsch, s’appuyant sur le témoignage suivant:

J’ai la bonne fortune de pouvoir vous mettre à même de rétablir la vérité à ce sujet. M. E. Ogier, ministre des Régions libérées, grand administrateur et fin lettré, sous les yeux de qui j’ai fait passer la page de Millaud, a bien voulu, en effet, me remettre la note suivante:

’Arthur Meyer a intitulé ses mémoires: "Ce que mes yeux ont vu." L’excellent Ed. Millaud, que j’ai bien connu, pourrait mettre en exergue de ses souvenirs: "Ce que mon imagination me suggère."

Huysmans fut un employé rigoureusement consciencieux, non seulement par sa ponctualité et son assiduité au bureau, mais aussi par la conscience qu’il apportait à exécuter le service qui lui était confié. A dire le vrai, ce service n’était pas très compliqué et n’exigeait pas un grand effort d’intelligence. C’était des expulsions d’étrangers que s’occupait Huysmans. Il y fallait simplement de la méthode et de l’ordre, et jamais le service ne marcha mieux qu’à l’époque où Huysmans s’en occupa.

Il eût pu y rester plus longtemps. Mais, depuis quelque temps, déjà, il était atteint d’une sorte d’instabilité morale et d’une phobie de Paris et du monde. J’en avais eu la sensation nette dans les entretiens que j’avais eus avec lui. Dès que je fus chargé du personnel (par intérim), il vint me trouver et me demanda comme un service personnel de lui faire liquider sa retraite. Ce fut fait, en plein accord, et je garde dans l’exemplaire que je possède de la Cathédrale, sa lettre de remerciements.

Donc Huysmans ne fut pas un fonctionnaire amateur. Il fit très honnêtement la besogne dont il avait charge. Le ministère de 1’Intérieur a compté et compte encore des fonctionnaires qui peuvent à la fois faire un travail administratif et de la littérature. — E. Ogier.

Veuillez agréer, etc... ÉMILE BARGEON (19)

M. Emile Bargeon, aujourd’hui décédé, fut le collègue de J.-K. Huysmans à l’Intérieur. Nous rapprocherons donc son jugement de celui des différents chefs qui présidèrent à la carrière administrative de l’écrivain et dont la conclusion pratique fut son avancement ultra-régulier.

Remarquons que, contrairement à l’opinion vulgaire, les supérieurs de J.-K. Huysmans ne contrarièrent pas leur subordonné dans sa vocation littéraire, et, si certains ont éprouvé quelque jalousie de ses succès, ils ont eu le bon goût de n’en rien laisser paraître. On l’a vu par l’attitude prise à son égard par les ministres Charles Dupuy et Barthou. Il avait prouvé, à ses débuts, qu’il savait travailler lentement, ce qui, pour bien des culottes de cuir, est le critérium du bon employé; un peu plus maître de ses mouvements, il se mit à travailler vite, et comme, en dépit de cette accélération, sa besogne était accomplie correctement et que sa ’table’ restait à jour, on le laissa faire.

Le romancier démontrait ainsi qu’il devient archaïque de traiter les ouvriers de la plume comme des écoliers que seule aiguillonne la crainte de la réprimande ou du pensum. Il ne tenait pas, en effet, à laisser la réputation de l’employé modèle dont on propose l’exemple aux débutants, mais celle de l’employé irréprochable qui gagne honnêtement son salaire, et il le fut.

Puisqu’il savait se ménager le temps de laisser vagabonder son imagination la bride sur le cou, qui oserait lui reprocher d’avoir usé de cette liberté à noircir le papier blanc d’aperçus autres que ceux de l’horizon administratif?

***

Ce n’est point d’ailleurs vers les péripéties des drames qu’il forgeait, ou vers les épisodes des histoires vraies qu’il racontait, que se concentraient toujours son attention et ses observations. Le divin le hantait. Comme nombre d’hommes de sa génération, dont la foi du baptême sommeille sous les préoccupations de la vie moderne, et que les diverses conceptions philosophiques, inventées pour remplacer la religion non agissante, ne satisfaisaient pas, il cherchait à élucider le problème de l’au-delà. A l’imitation de beaucoup de ceux qu’opprima un tel état d’esprit, il eut d’abord recours aux moyens empiriques.

Qu’il ait consulté, pour se renseigner, les pythonisses, les tables tournantes, les nécromanciens et tireuses de cartes, ce sont là menues peccadilles, mais un jour, en fevrier 1890, il fit connaissance d’un prêtre dévoyé, l’abbé Boulan, prototype de son chanoine Docre. Ce malheureux, qui voulait ’anéantir le Dieu qu’il avait quitté’, et qui, pour mieux le défier, s’était, dit-on, fait tatouer deux croix à la plante des pieds, afin de mieux lui témoigner sa haine, l’abbé Boulan, dis-je, entreprit de l’initier à la science satanique. Afin de lui inspirer confiance, il commença par lui rendre quelques services. C’est ainsi que, certain jour, il le détourna d’aller à son bureau, où le menaçait un danger de mort. Par le fait, pendant l’absence de Huysmans, qui le crut sur parole, une glace énorme se détacha d’une paroi de la pièce et sa chute l’aurait infailliblement tué. (20)

Cependant il n’ajoutait qu’une foi médiocre aux divinations de ce révolté et il soupçonnait déjà qu’elles étaient de mauvais aloi. Ebranlé dans son scepticisme religieux, il commencait, à ce moment, à rechercher la fréquentation de prêtres fidèles et pieux, et nous le voyons écrire à dom du Bourg, en 1895, après la publication de En route:

Si vous voulez bien demander à la Sainte-Vierge qu’elle me protège et m’empêche d’avoir des ennuis au ministère, vous me rendrez un bien grand service (21).

En outre, les attentats anarchistes qui effrayèrent Paris à cette époque ne furent pas sans l’impressionner fortement, et comme il s’aperçut que les Ravachol et consorts se glorifiaient tous d’être impies et blasphémateurs, il en conclut que la libre-pensée et le blasphème sont les principaux inspirateurs du crime. Ces réflexions le fortifièrent dans la pensée d’étudier plus attentivement la religion catholique, mais il demeura, quelque temps, hésitant, songeant que plusieurs de ces révoltés de grand style n’étaient pas dépourvus d’une certaine crânerie, et il ne pouvait s’empêcher de leur rendre de menus services, comme s’il eût voulu rendre indirectement à l’abbé Boulan ce qu’il lui devait.

M. Paul Valéry, qui allait volontiers le voir rue des Saussaies, nous a laissé, par la plume de M. Frédéric Lefèvre, quelques aperçus sur sa vie administrative qui se rapportent, précisément, à cette période:

...Il me donna, dit-il, rendez-vous dans son bureau du ministère de l’Intérieur, où il occupait, rue des Saussaies, un poste de sous-chef de bureau à la Sûreté générale. A peine assis, j’aperçus, à ma grande terreur, sur les deux boîtes vertes d’un cartonnier placé en face de moi les inscriptions: raseurs, tapeurs. Je pensai que ma lettre devait figurer dans le carton de gauche.

...J’allais le voir assez souvent chez lui, rue de Sèvres, ou dans ce bureau de la rue des Saussaies qu’il qualifiait dans une lettre qu’il m’écrivit: un lieu abject, mais solitaire.

Un jour, je le trouvai en train de compulser un énorme dossier, gros de photographies et de fiches, et je lui demandai ce qu’il faisait là. Il me dit qu’il chassait à l’anarchiste (ceci se passait quelques mois après la mort tragique de Carnot).

’Il y a un préfet,’ continua Huysmans, ’qui signale que son anarcho a disparu. Quand un de ces bons bougres a disparu, cela coûte trente mille francs à la France.’ — ’Je ne comprends pas,’ lui dis-je. — Il m’expliqua qu’il fallait télégraphier le signalement du suspect à toutes les polices du monde, et je lui dis: ’Pourquoi ne donnez-vous pas dix mille francs à l’anarchiste?’ — ’On n’y a pas pensé, et puis ils seraient trop,’ répondit-il en souriant.

Huysmans était, dans son bureau même, la victime résignée d’un vicaire défroqué qui faisait partie de l’Administration. Cet ecclésiastique fourvoyé écrivait d’énormes romans qu’il suppliait Huysmans de lire et de corriger. (22)

Abusant de ses fonctions, Huysmans en profita pour accomplir une bonne action, au moins originale. Ayant pris connaissance d’une liste noire émanant de la Sûreté, ily releva les noms d’une douzaine de confrères libertaires. Le soir même, chacun d’eux recevait un petit bleu discret, et le lendemain matin le train en partance pour Bruxelles embarquait une surcharge insolite. (23)

Il s’agissait d’une rafle des soi-disant complices de Ravachol, connue sous le nom de procès des Trente, où se coudoyèrent, au petit bonheur, royalistes et jacobins, qui ne s’étaient jamais vus, et qui finit par un acquittement général, sauf pour l’un d’eux convaincu de cambriolage.

Cependant, les rapports de Huysmans non pas avec les anarchistes mais avec les satanistes, s’ébruitèrent et ce fut, parmi les ahuris en quête de surnaturel, absurde quand il n’est pas dangereux, à qui chercherait à s’introduire auprès de l’auteur célèbre pour s’instruire de la meilleure manière de converser avec le diable.

Une fois ne reçut-il la visite d’un touriste inquiétant — complet cycliste, culotte à carreaux, énorme amethyste au doigt? Le quidam se présente comme ex-archevêque de Colombo et interdit. — Pour vivre, explique-t-il, j’ordonne prêtre, moyennant finances; ce qui peut être utile pour célébrer des messes noires.

Une autre fois, après la publication de Là Bas! son garçon de bureau passe une carte au nom inconnu et timbrée d’une couronne comtale. Bougonnant, il fait entrer. Un monsieur s’insinue, pelisse et col d’astrakan, fort embarrassé. Eperdu, il n’ose s’approcher et, sur l’invitation de Huysmans, profère enfin: ’Monsieur, la comtesse est en bas.’ On entre en explications et l’intrus finit par avouer que sa femme, exaltée, a exigé qu’il l’emmène de province et la présente à l’écrivain pour admise à assister à une messe noire. — ’J’ai f... ce cretin à’la porte,’ conclut Huysmans. (24)

Il est certain qu’en dépit de phénomènes extraordinaires dont il fut témoin, ces calembredaines et ces blasphèmes des sorciers rebutaient le bon sens de Huysmans, Parisien rassis, assoiffé de vérité et non pas de jongleries démoniaques.

Sur ces entrefaites, en 1892, il entra en relation l’abbé Mugnier, vicaire à Saint-Thomas d’Aquin, qui le convainquit que la religion catholique donne seule la solution rationnelle des deux problèmes de la ’Vie et de la Mort’, qui hantent tous les humains du berceau à la tombe. Celui-ci lui conseilla de faire une retraite à la Trappe d’Igny. (25) Il y entra le 12 juillet 1892, et y rencontra l’abbé Ferret, qui acheva l’oeuvre de l’abbé Mugnier et auquel il dédia la Cathédrale.

Sa conversion fut-elle sincère? Ceux qui l’ont approché depuis cet événement jusqu’à sa mort, survenue le 12 mai 1907, n’en ont point douté. Au surplus, le ton adouci de son style dans ses oeuvres postérieures le démontre. Non pas qu’il soit devenu bienveillant, son tempérament s’y opposait et on ne dépouille pas le vieil homme comme un vêtement usé; mais il s’efforce d’être indulgent et impartial envers ses rivaux littéraires, qu’il s’était habitué à traiter sans aménité et sans ménagements.

C’est surtout de lui que l’on peut dire que le physique a toujours influé sur le moral. Huysmans ne fut pas, en effet, un malade imaginaire, mais un malade bien réel, souffrant constamment de l’estomac, ce qui lui aigrissait le caractère. M. Paul Valéry trace de lui ce portrait peu flatté:

Son crâne vaste, sphérique, planté d’une brosse argentée et drue, son nez, très curieusement coudé, ses yeux très clairs, d’un gris d’argent, sa petite barbe aiguë lui donnaient je ne sais quelle apparence inquiète et inquiétante. (26)

Les hommes que la nature gratifie aussi fâcheusement sont, en général, mécontents d’eux-mêmes et du genre humaine, et Huysmans n’a pas échappé à la règle, d’autant mieux que, doué du don d’observation, il saisissait avec perspicacité les ridicules et les travers des hommes et des choses.

Il voulut être fonctionnaire sans reproches, mais je crois plutôt par simple convenance, et personne plus que lui, peut-être, n’a senti plus lourdement le poids de la chaîne à laquelle il était rivé. Au moment de sa retraite, il écrivait à M. Lucien Descaves qui fut son exécuteur testamentaire: ’Enfin le vieil employé a vécu, et ce n’est pas sans un certain ahurissement que je ne fais plus ma trotte de cheval d’omnibus, parcourant toujours les mêmes rues. (27)

Il n’a jamais caché que le travail, auquel il se livrait en descendant de cet omnibus, lui était parfaitement ennuyeux, mais, blâmant sans doute les excès de Maupassant qui en parle avec rage, il ne s’exprime qu’avec un dédain exempt d’acrimonie de mauvais goût.

Il estime étriqués et routiniers la plupart de ses collègues, et il peint sur le vif un M. Désableau, sous-chef gonflé de son importance, insupportable à ses subordonnés et frémissant de colère parce que son garçon de bureau a déposé sur sa table un quinquet de commis, et non point la lampe de son grade à laquelle il a droit; pourtant il ne le montre ni odieux ni méprisable.

Quand il veut tracer un tableau d’ensemble de la fourmilière ministérielle, il ne se campe pas au milieu des travailleurs obscurs, comme un adversaire qui s’introduirait dans une place forte pour en examiner les défauts et en étudier les côtés faibles; il imagine un observateur posté an dehors, aux aguets d’une fenêtre de la rue Cambacérès, en face des bureaux dans lesquels plongent ses regards, de façon à surveiller les entrées, les sorties et la manière dont se distribuent les tâches de chacun.

Remarquons en passant que si, dans A vau-l’eau, il ne nomme pas le ministère où se morfond M. Folantin, dans En ménage il le désigne en toutes lettres. Le tableau est d’ailleurs poignant de réalisme:

[André] regardait curieusement par les fenêtres d’un ministère situées vis-à-vis des siennes l’intérieur des bureaux, des enfilades de cartons verts à poignées de cuivre, des tables de bois noir, à casiers, des chaises de canne, des corbeilles, des cuvettes et des carafes, des cabriolets pleins de fiches, des amas de dossiers énormes. Il avait en face de lui, juste, deux employés enfermés dans la même pièce, l’un dont on apercevait le profit joufflu, l’autre qui voûtait un dos dont l’échine saillait. Puis, une tache blanche entrevue au fond du bureau, derrière les vitres de la croisée, disparaissait, ouvrant un jour sur une autre pièce et des gens entraient, des papiers à la main, bavardaient, s’asseyaient sur des coins de table puis partant, ils déplaçaient et remettaient de nouveau la tache blanche en place.

Ce mic-mac intéressa André. Il commençait à connaître les habitudes de ces deux voisins. L’un d’eux, un homme de cinquante ans environ, l’air minable et bénin, venait tôt, changeait de bottines et d’habit, s’installait longuement, disposait en bon ordre ses crayons et ses plumes, lisait le Petit Journal jusqu’aux annonces, mangeait un croissant de deux sous à trois heures, réglait beaucoup de papier jaunâtre. Celui-ci devait demeurer dans les lointains d’un Vaugirard ou d’un Vanves quelconque, être marié et mal à l’aise dans son ménage. Il sortait furtivement, dans la journée, revenait parfois avec un petit paquet qui semblait contenir des chaussures d’enfant, et il recevait des lettres à son bureau.

L’autre, plus jeune, arrivait tard, une serviette de chagrin sous le bras, s’asseyait, morose et grognon, se barricadait derrière des monceaux entassés de liasses, cachait les papiers qu’il gribouillait dès qu’on ouvrait la porte et se sauvait de bonne heure. Celui-là devait travailler au dehors et être célibataire, à en juger par sa hâte à déguerpir, par les cure-dents de gargote qu’il mâchonnait tout en écrivant. (28)

Et au-dessous et au-dessus de lui, du haut en bas du ministère, par les hautes fenêtres du premier, par les croisées plus basses des autres étages, par les lucarnes étranglées du faîte, André voyait des hommes pareils fumant, écrivant, lisant des journaux, virant et tournant, accouplés dans des pièces semblables.

... Morne, le matin, et déserte le soir, la rue Cambacérès ne commençait à s’animer que vers les onze heures. Alors une chaine de garçons de bureau, portant des mazagrans et des carafons de cognac, des oeufs sur le plat, des bouteilles cachetées, des assiettes fumantes et couvertes, se déroulait depuis la boutique d’un mastroquet jusqu’au Ministère...

...Puis les visites d’abord rares, arrivaient maintenant en foules. Des fiacres accouraient de tous les points et, s’arrêtant devant l’entrée pavoisée d’un drapeau tricolore, vidaient sur le trottoir, près de la guérite inoccupée d’un factionnaire, des gens affairés qui portaient sous le bras des journaux, des papiers, des livres, se perdaient sous la voûte de la porte-cochère, ne reparaissaient plus que longtemps après, cônsultaient leurs montres et semblaient embêtés, pour la plupart... (29)

La description, toujours intéressante, se continue à travers de longues pages. Plus loin, nous voyons encore Désableau ’parlant de la responsabilité qui lui incombait, de l’inexactitude des malheureux placés sous ses ordres, commentant la poignée de main de ses supérieurs, lisant dans leur sourire des promesses certaines ou s’inquiétant et revenant, brisé, lorsque leur accueil lui avait paru moins engageant ou plus froid’.

En résumé, Huysmans semble conclure que les plus belles intelligences condamnées à ’virer et tourner’ dans ce cercle de travaux impersonnels et souvent, par eux-mêmes, dénués d’attraits, ont grandes chances de s’étioler. Toutefois, il se garde de contester qu’un tel labeur ne soit nécessaire et il ajoute que sans l’activité mécanique et traditionnelle des ’bureaux’ des ministères, l’Etat perdrait sa principale force et la possibilité de durer.


MARTIAL DE PRADEL DE LAMASE.


NOTES

(1) Dans le supplément littéraire du Figaro du 13 mars 1926, un chef de bureau du service du Personnel de l’lntérieur, qui avait ce dépôt en garde, M. René Turpin, aujourd’hui décédé, en a publié une notable partie sous le titre: J.-K. Huysmans fonctionnaire, travail consciencieux où il a poussé le respect du maître jusqu’à lui corriger pieusement une faute d’orthographe, mais où il s’est généralement borné à la sèche reproduction chronologique des documents.

(2) Archives du ministère de l’Intérieur.

(3) Oeuvres complètes de J.-K. Huysmans (éd. G. Crès et Cie), tome V. A Vau-l’eau parut en janvier 1882 sous le titre M. Folantin.

(4) Oeuvres complètes de J.-K. Huysmans (éd. G. Crès et Cie), tome I. La première version de Sac au dos, où ne figurent point ces lignes et quelques autres, parut dans L’Artiste, de Bruxelles, en 1878.

(5) Cf. Henri Céard et Jean de Caldain: J.-K. Huysmans intime (Revue hebdomadaire, 2 mai 1908).

(6) Archives du ministère de l’Intérieur.

(7) Archives du ministère de l’Intérieur.

(8) Archives du ministère de l’Intérieur.

(9) Gustave Coquiot: Le vrai J.-K. Huysmans (1912).

(10) A vau-l’eau, op. cit.

(11) Gustave Coquiot: Le vrai J.-K. Huysmans, op. cit.

(12) Dans la vente du 3 juin 1922, à l’hôtel Drouot, de la bibliothèque du Docteur Maurice de Fleury, on remarquait le manuscrit de En rade, écrit sur 105 feuillets à en-tête du ministère de l’Intérieur. (cf. Deffoux: J-K. Huysmans sous divers aspects (1927).

(13) Remy de Gourmont: Promenades littéraires, 3e série (1909).

(14) Cf. Descente de Croix, par M. Lucien Descaves (L’Intransigeant du 11 avril 1920). Le Journal du 30 juillet 1923 redonne cette anecdote en écho. Huysmans remercie ’doublement’ le ministre, ’parce que j’aurais figuré cette fois-ci au tableau en compagnie de M. Georges Ohnet, décoré — tout arrive — par l’Instruction publique et comme écrivain.’ En janvier 1905, il était promu officier de la Légion d’honneur.

(15) Archives du ministère de l’Intérieur.

(16) Archives du ministère de l’Intérieur.

(17) Abbé Mugnier: J.-K. Huysmans. Pages catholiques, (1899).

(18) Journal d’un parlementaire, publié par MM. Louis Payen et José de Bérys. Cet extrait a été reproduit dans le Mercure de France du 15 septembre 1920.

(19) Mercure de France, 1e novembre 1920.

(20) Henri Bachelier: J.-K. Huysmans. Du naturalisme littéraire au naturalisme mystique, (1926).

(21) Léon Deffoux: J.-K. Huysmans intime et les Pères Salésiens (Mercure de France, 15 octobre 1920).

(22) Frédéric Lefèvre: Entretiens avec Paul Valéry, op. cit.

(23) Léon Deffoux: J.-K. Huysmans sous divers aspects (1927). M. Deffoux tient l’anecdote de M. André Salmon.

(24) Frédéric Lefèvre: Entretiens avec Paul Valéry, op. cit.

(25) Henri Bachelier: J.-K. Huysmans. — Du naturalisme littéraire naturalisme mystique. Op. cit. Dom Besse assure que ce consel lui fut donné par le mauvais prêtre Boulan (Huysmans et la mystique traditionelle, 1905).

(26) Frédéric Lefèvre: Entretiens avec Paul Valéry, op. cit.

(27) Cité par Henri Bachelier: J.-K. Huysmans. — Du naturalisme littéraire au naturalisme mystique, op. cit.

(28) Ce rappel de la gargote serait-il une autobiographie? En ce cas, on pourrait voir également dans les gribouillages hàtivement dissimulés une allusion aux travaux littéraires rédigés en marge des besognes administratives!

(29) Oeuvres complètes de J.-K. Huysmans, (éd. G. Crès et Cie), tome, IV. En ménage parut en janvier 1881.