Le Figaro

3 févreier, 1900.


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RETIRE DE LA VIE


Chez Joris-Karl Huysmans


Poitiers 1er février 1900.


J’ai éprouvé une joie particulière, il y a deux jours, à quitter Paris et la tristesse de son agitation artificielle et malsaine, en me disant que j’allais voir un homme qui, le connaissant trop, l’abandonna pour aller mener, dans une solitude, la vie réelle du Bénédictin! Qu’allais-je trouver, à la place de l’artiste sec et nerveux, du Méphisto aux yeux de félin, à la barbe en pointe, au sourire amer, que je connus autrefois? Trouverais-je un homme transformé par le méditation et la foi, grave et recueilli, épuré par les macérations, se refusant à regarder un passé maudit, gémissant éloquemment sur l’horreur de l’existence et appelant à grands cris la mort splendide et douce? Me parlerait-il? Consentirait-il à laisser arriver jusqu’à lui ce peu d’air de Paris que j’apportais avec moi, et comprendrait-il le sens de ma curiosité?

Une dizaine de kilomètres séparent Poitiers de Ligugé, tout petit village célèbre dans la contrée par son monastère de Bénèdictins qui fut le premier construit dans les Gaules par saint Martin. Depuis le quatrième siècle il a été, naturellement, restauré plusiers fois, et il appartient aujourd-hui aux Bénédictins. En arrivant à la gare on le voit tout de suite à sa gauche: le clocher de l’église et deux autres petits clochetons en ardoises qui surmontent les dépendances du cloître et le logis prieurial. Juste en face de la station, à 200 mètres à peine, l’employé vous désigne: la Maison Notre-Dame, bâtie au milieu d’une prairie en pente, isolée du village, dominant la vallée du Clain. C’est là qu’habite M. Huysmans. Maison toute neuve, éblouissante de blancheur, au toit d’ardoise; sur la façade gauche, par où l’on accè, s’élève une sorte de petite colonnade cintrée, élégante de belle proportion, qui rapelle, juste assez, le caractère de l’habitation et des habitants: ce n’est pas le cloître, et c’est bien la maison d’un Oblat.

A travers un effroyable patouillis de terre grasse et glissante, j’arrive à porte du mur de l’ermitage. Une bonne d’une quarantaine d’annéees, à la figure sérieuse, vient m’ouvrir et me fait entrer. Des châssis de photographie sont posés sur le rebord du balustre de la colonnade. La porte est ouverte, et je vois dans le vestibule un parquet si net et si luisant que je n’ose y poser mes semelles boueuses; je les essuie longtemps avant de me risquer sur la glace brillante de l’encaustique. Au bout d’une minute la bonne vient m’inviter à monter au premier étage. Au bas de l’escalier, dont les murs sont tendus d’une rude étoffe verte à sobres dessins gris, on trouve une antique vierge de bois peint avec l’enfant Jésus sur ses bras. J’entre dans une bibliothèque au parquet ciré. Huysmans est assis devant une table de travail couverte de papiers et de livres.

Il n’est pas changé. Toujours sa barbe en pointe poivre et sel, sa moustache bien plantée, la ligne régulière de son nez fort et de sa bouche largement fendue mais fine et narquoise, son grand oeil gris-vert et le dessin un peu diabolique de ses sourcils. Ses cheveux sont coupés extrêmement ras; c’est bien le chèvre-pieds dont l’image m’était restée dans la mémoire.

Il est vêtu d’un veston au col carré boutonné très haut sur une chemise de couleur, et d’un pantalon gris longtemps porté.

Il se montre souriant et affable.

— Vous me voyez, me dit-il, empêtré dans la vie de sainte Lydwine, que je voudrais reconstituer. Et, comme je n’ai pour cela que les Bollandistes, vous devinez ce travail. Le brave homme qui a écrit cela, dans ce sacré mâtin de latin du XVIe siècle, n’y a mis aucun ordre. Il dit lui-même qu’il raconte pêle-mêle ce que lui a dit la sainte, et que ce désordre n’a aucune importance. C’est effrayant. Vous n’avez pas idée de cet embrouillamini. Et cette langue...Il faut, à chaque instant, que je feuillette Du Cange.

Il prit sur un rayon un gros tome, l’ouvrit, le feuilleta lentement d’un doigt respectueux, et me dit:

— Voilà.

Puis, avec un accent de contentement et un sourire heureux:

— Ah! il n’y a pas à dire, je remue les in-folio!

— Mais en quoi cette sainte si ancienne vous intéresse-t-elle?

— Oh! une femme admirable. Une existence providentielle, qui a tout souffert. Je suis allé en Hollande, à Schiedam, le pays du genièvre, d’où elle est originaire, et depuis le XIIe siècle elle est restée la maîtresse adorée du pays, son culte n’a pas bronché, son souvenir y demeure vivace, comme si elle était morte hier; mais je croyais en rapporter des renseignements inédits, je n’ai rien trouvé du tout. Il n’y a que les Bollandistes, mais quel tintouin ils me donnent! il y a de quoi y perdre la tête...

— Et alors, c’est décidé, vous allez devenir Bénédictin, vous allez prendre l’habit?

— Ce n’est pas cela précisément. Je veux devenir oblat, c’est-à-dire que je vais vivre, hors clôture, la vie des Bénédictins qui sont là.

Et de sa main il me montre l’abbaye, dont on aperçoit les clochers à cent mètres, derrière de grands pins. Sa table est posée en face même de l’église, de sorte qu’en levant les yeux, il l’a devant lui. Ses yeux de fauve adouci ont l’air de caresser le clocher et les toits d’ardoise du monastère.

— Quelle différence y a-t-il entre le Bénédictin et l’oblat?

— Il n’y a que la différence de la clôture et du costume. Pour le reste, la règle est la même, à part les adoucissements que le Père abbé prend sur lui de vous accorder. Ainsi, les Bénédictins ne peuvent quitter Ligugé sans motif grave, et sans permission. Ils ne sont plus maîtres d’eux-mêmes, leur obéissance est passive et absolue, tous leurs actes soumis à la censure des supérieurs, toutes leurs ouvres doivent recevoir l’imprimatur de l’évêque. Et je peux bien vous le dire, c’est surtout cette dernière obligation qui m’effraye un peu. Car l’obéissance, on l’acceptée par l’oblature. Mais il n’est pas possible de faire de l’art dans ces conditions. Un mot, un terme, une phrase qui effaroucheraient l’abbé ou l’évêque seraient immédiatement supprimés et remplacés par n’importe quoi de leur goût. Ça ne me paraît pas possible... Je me sentirais gêné, et je serais une gêne pour l’ordre. Je ne pourrais même pas choisir mon éditeur. J’ai Stock, qui est un ami, je ne veux pas le quitter. Si j’entrais en clôture, on me désignerait une autre maison, sous prétexte que Stock édite aussi des anarchistes. Qu’il édite des anarchistes, je m’en fiche un peu, moi, voyons!

— Si vous n’êtes pas cloîtré, et si vous n’obéissez pas, quelles sont donc vos obligations?

— Je m’engage à la conversion de mes moeurs, c’est-à-dire à vivre une vie tout à fait différente de celle que j’ai menée jusqu’à présent, la vie d’un homme pieux et qui craint Dieu.

— Et aussi d’un homme chaste?

— Naturellement. La chasteté est comrise dans les autres engagements.

L’écrivain de Là-bas me répondait ces choses sur le ton tranquille qu’il employait autrefois au ministère de l’Intérieur avec les gens qui l’interrogeaient sur des formalités administratives. Au point que je me demandai s’il était sincère...Toute son oeuvre m’apparut, ses héros défilaient devant moi: Floressas des Esseintes, André et Cyprien, les Vatard, Durtal à la Messe noire, M. Folantin, ces peintures brutales d’humanité basse, ce diabolisme exaspéré, cette hystérie au moins littéraire, ces sacrilèges effroyables, la complaisance et la joie de sa plume à décrire ces horreurs sans nom."

Et comme je lui demandais quels étaient extérieurement ses devoirs, il me répondait sur le même ton administratif et précis: — Simplement suivre les offices quotidiens du couvent. Lever à quatre heures et demie. Quand la cloche sonne là, je l’entends, souvent même je l’attends. Matines à cinq heures, et laudes ensuite. A neuf heures, tierce, puis aussitôt après grand’messe, et encore aussitôt après: sexte. A quatre heures, none et vêpres. A huit heures, complies. A huit heures et demie, je suis couché. Et violà quelle sera, jusqu’à ma fin dernière, ma vie. La seule chose gênante, pour le travail d’art littéraire auquel je me livre, c’est ce coupage des heures. On n’a pas le temps de s’appliquer. Ça va très bien pour des travaux d’érudition et de recherches. Mais pour un labeur qui demande une certain application et une sorte d’élan, c’est gênant...Mais il faudra bien s’y faire.

Je lui demande pourquoi — puisque ce n’est pas pour vivre dans un couvent — pourquoi il ne reste pas dans la vie civile. On peut y mener aussi une existence pure et vertueuse, et on ne s’engage à rien, on conserve sa liberté morale et sa liberté physique. Mais je crois comprendre ou plutôt deviner, à travers ses réponses un peu fuyardes, que sa nature jusqu’alors débridée et incohérente a besoin d’un frein, d’une règle et d’une domination. L’espèce d’entraînement quotidien que donne cette vie demi-monacale, il en a besoin pour se maintenir dans les résolutions qu’il a prises un jour, les croyant bonnes. Et Paris l’écoeurait. Il fallait le fuir à toute force...Là, dans ce paysage tranquille, si loin de tout, il se trouve heureux.

— Et alors, vous êtes vraiment heureux?

— Je n’ai plus rien à désirer. De Paris, je ne regrette que les quais, et encore, les quais où il y a des boîtes à bouquins. Oui, ma promenade sur le coup de quatre heures, le furetage dans les boîtes, oui, cela je le regrette, je l’avoue. Il ne me reste que la chasse au catalogue, mais ce n’est ni suffisant ni amusant. Si j’étais riche, j’installerais des boîtes sur les quais du Clain, là en face, et je ferais renouveler le stock des livres tous les mois.

Il prenait à chaque instant une feuille de papier à cigarettes et quelques bribes de caporal qu’il roulait et allumait. Quand il en avait tiré quelque bouffées, il laissait la cigarette s’éteindre, et presque aussitôt en roulair une autre de ses doigts agiles.

La pièce où nous nous trouvions était admirablement en ordre, d’une propreté et d’une simplicité de sacristie. Sur la cheminée, encadrant une glace de Venise au bois dédoré, deux vases de faïence bleue remplis de houx. Au-dessus de cette glace, une tête d’ange en bois peint, avec deux ailes d’or s’éployant; un portrait gravé d’Edmond de Goncourt avec cette dédicace: "Souvenir amical". Trois ou quatre vieilles gravures religieuses représentant des imaginations apocalyptiques et les péchés capitaux horrifiants, un vieux tableau noirci où se démêlait un épisode de la vie de sain Benoît, un coin de Paris signé Raffaëlli, un portrait de Huysmans signé Bartholomé, un morceau de vieille chape, et encore deux ou trois petites peintures dont je ne peux lire les signatures, et c’est tout. Le reste de la pièce est garni de rayons chargés de livres, la plupart artistiquement reliés.

Ses réponses me paraissaient trop simples. Il me semblait qu’il y manquait quelque chose. Dix fois, après des détours et avec des formes différentes, je lui reposai cette question pour laquelle j’étais venu, avant tout:

— Etes-vous vraiment heureux?

Il y a tant de gens malheureux sur la terre, malgré la beauté de la vie...Lui-même, autrefois, avec son sourire amer, avec son pessimisme morbide et grossier, au temps de son amour de la pourriture, "de la bonne pourriture bien gratinée, bein faisandée," il paraissait fort mécontent de la vie. Et aujourd’hui, s’il est heureux cela doit se voir, cela doit pouvoir se dire, s’expliquer, avec des mots frappants, des images lumineuses, des accents convaincants...

Heureux, est-ce possible, sans toutes les joies de la vie?

Mais lui se contentait de me répondre, de sa voix sourde et monocorde:

— Je ne regrette que les quais...Je ne regrette que les quais...

Une fois il ajouta:

— Et la peinture, peut-être, et encore...

— Vous n’avez pas peur d’avoir envie de retourner à Paris, d’être tenté à nouveau?

Il répondit:

— Ah! non. Ainsi, tenez, depuis que je suis à Ligugé, j’ai eu besoin d’aller une seule fois à Paris pour mes affaires. Oh là! là! Au bout de deux jours, on m’a vu revenir ici...Non, décidément, ce n’est plus ça...Ça ne me dit plus rien!

— Alors, insistai-je, expliquez-moi comment s’est fait le miracle de votre conversion?

— Vous avez dit le mot: ça doit être un miracle, car je suis incapable de l’expliquer. C’est venu petit à petit, sans raisonnement, sans discours, sans preuve. J’ai cru, comme ça, un beau jour. Alors, tout m’apparut clair, limpide, indiscutable. Tout ce que je ne comprenais pas avant, he le compris alors...C’était la grâce, oui la grâce, cette chose inexplicable dont parlent les théologiens et qui est un don du ciel. Qu’on vienne me dire qu’on peut convertir quelqu’un avec des raisonnements! Allons donc! Au contraire, moi je suis sûr que des raisons, des discussions, m’auraient à jamais empêché de croire.

— Mais n’avez-vous pas commencé par croire au diable?

— Si le diable existe, il prouve Dieu.

Ce n’était pas une réponse, mais M. Huysmans venait de me dire qu’il nétait pas sensible aux raisonnements, et je n’insistai pas.

— Pourquoi avez-vous choisi les Bénédictins? Pourquoi pas la Trappe, par exemple?

— Oh non! la Trappe, impossible. J’y suis allé plusieurs fois. Mais quand l’en sortais, j’étais fichu. On non! l’estomac...on ne mange pas...On se lève au milieu de la nuit, à deux heures, on reste jusqu’à sept heures du matin sans rien prendre...Et dans la journée, ce qu’on mange, il faut voir...Pas de viande...Des mets à l’huile chaude...Ah non! cré matin!...Quand je sortais de là, je me rappelle...je m’arrêtais toujours à Reims, qui se trouve tout près, pour visiter la cathédrale admirable. Eh bien! j’essayais de manger quelques grammes de viande: sapristi de sapristi! j’étais malade...malade...Aussi quand je pense à Reims, c’est toujours avec des souvenirs de cauchemars, de nausées, effrayants...La Trappe, ah! non!

Je pensais à ce bon M. Follantin dan A Vau-l’eau, à ses aloyaux en amadou humide, à ses sauces mucilagineuses...Et je ne pouvais m’empêcher de sourire.

— Non, continua-t-il. Je pouvais choisir entre les ordres d’expiation, comme les Trappistes ou les Franciscains, de propagande, de prêche ou d’assistance, mais j’ai préféré les Bénédictins parce qu’ils mènent à la fois la vie contemplative et la vie studieuse, et que cela repond à ma nature. C’est un ordre de luxe, pour ainsi dire, en ce sens qu’il paraît ne servir à rien directement.

"Je l’ai expliqué autrefois, le but véritable des Bénédictins est de psalmodier et de chanter la louange de Dieu, de faire l’apprentissage ici-bas de ce qu’ils feront là-haut, de célébrer la gloire du Seigneur en des termes inspirés par lui-même, en une langue que lui-même a parlée par la voix de David et des prophàtes. C’est une oeuvre d’allégresse et de paix, une avance d’hoirie sur la succession jubilaire de l’au-delà, l’oeuvre qui se rapproche le plus de celle des purs esprits, la plus élevée qui soit sur la terre, en somme.

"J’ajouterai que ces psalmodies et que ces chants font partie d’un ensemble de cérémonies, s’accompagnent de gestes et de pratiques séculaires, d’ornements et d’objets particuliers dont les symboles constituent la Liturgie.

"Les Bénédictins célèbrent donc l’office liturgique, non tel qu’on le gargote dans la plupart des chapitres, avec des chantres qui graillonnent et crachent à la galopade, les un du côté de l’épître, les autres du côté de l’évangile, des monceaux de versets, mais tel qu’il doit se célèbrer, avec ferveur et respect, avec science et soin."

Il m’explique aussi que les Bénédictins sont de vrais artistes, pleins de science et de goût; qu;ils ont restauré le vrai plain-chant, les anciennes et belles formes de chasuble et des autres vêtements sacerdotaux, substitué aux couleurs criardes des ornements d’aujourd’hui des tons délicats et fondus, les caresses des teintes liturgiques d’antan.

Par contraste, une idée baroque me traversa le cerveau. On sait que M. Huysmans est retraité comme chef de bureau du Ministère de l’Intérieur. Je lui dis à brûle-pourpoint:

— Vous ne repensez jamais au Ministère?

Il partit d’un éclat de rire court et méprisant, et je ne peux pas dire l’accent de conviction qu’il mit à me répondre:

— Ah! ah! ah! ça non, par exemple! Ah nom de nom! ah non! Sapristi de sapristi! cré mâtin! ah! la sale chose! ah! l’immondice! ah! la cochonnerie! Quand je pense à ce sale téléphone que j’avais dans le dos, là, du matin au soir, eh! allez donc! tzin, tzin! En voilà, tenez, une sale invention que le téléphone! Quelle sale invention! Je ne connais rien de plus dégoûtant, de plus bête, de plus assommant, de plus horripilant que cette invention-là! Autrefois, ça allait encore: on avait la paix, dans ces satanés bureaux; il n’y avait ni bouton électrique ni téléphone. Quand on avait besoin d’un garçon, on le sonnait tranquillement avec le drelin-drelin des familles, il ne se pressait pas de venir, il avait bien raison; quand un chef vous faisait demander un document, il fallait qu’il vous dérangeât, c’était toute une affaire. Comme on n’avait jamais la pièce qu’on vous demandait, on prenait tout son temps pour ne pas la trouver. Mais depuis l’électricité, je vous assure que c’était devenu insupportable. Tout le temps la sonnerie dans le dos. On n’y regardait pas de si près...Plus de paix, plus de tranqillité! C’était l’enfer. Ah! j’espère que ces trente-deux années que j’ai passées là...

— Trente-deux ans?!...

Je riais follement de l’accent indigné et convaincu de mon interlocuteur. Mais lui, sans y prendre garde, continuait sérieusement:

-...Parfaitement, trente-deux ans, et j’espère bien qu’elles me seront comptées là-haut comme purgatoire, ou alors c’est qu’il n’y aurait plus de justice, et je douterais de Sa Miséricorde...

Et pendant un instant encore, il répéta:

— Quelle saleté...ce téléphone, cré mâtin, sapristi!...Aussi, dans la maison, pas même de sonnette...Ah! non! La voix des cloches, oui, mais pas de timbre. On appelle la bonne du haut de l’escalier, c’est moins chic, mais on est plus tranquille...

— Vous ne lisez pas les journaux, les romans?

— De temps en temps je reçois un roman de Paris, je vois que c’est toujours à peu près la même chose, et je finis par ne plus les ouvrir. Les journaux non plus. On entend bien parler parfois d’un Buller qui a reç une frottée au Transvaal, d’un Joubert qui l’a flanquée...mais c’est tout...On se passe si bien des nouvelles du monde! Ça si peu d’importance au fond...

— Alors vous n’avez pas entendu parler de la poussée pornographique qui sévit en ce moment à Paris? et vous ne pourrez pas m’en expliquer les causes?

— Ma foi non...A quoi ça peut-il tenir?

Et réfléchissant un instant:

-...C’est peut-être pour mieux se préparer à l’Exposition...

La cloche du cloître sonnait vêpres. Je compris que je devais partir.

Et, me retournant plusiers fois vers la maison blanche et le couvent, je pris la route de Poitiers.

J’avais besoin de marcher, et je résolus de faire à pied les 10 kilomètres qui me séparaient de la ville. Cette fin d’après-midi était claire. Un air savoureux, un peu humide, entrait dans mes poumons dilatés, une fraîche odeur de terre mouillée parfumait la campagne. Pas une âme à l’horizon, ni sur la route. Le paysage était immobile comme un tableau. Des coqs chantaient dans le lointain. La cloche du couvent tintait lentement vers le ciel; peu à peu le son s’éloigna, et je n’entendis plus rien que le bruit de mes pas grinçant sur le macadam mouillé.

Jules Huret