A TRAVERS CHAMPS
M. J.-K. Huysmans, l’auteur de A rebours, Là-Bas et En route. — Son influence sur la jeunesse. — Le monde de l’occultisme — Comment on envoûte. — La sorcière du Moulln de la Galette. — Les verres d’eau du colonel de Rochas.
On a conté mille légendes sur M. Huysmans. Lorsqu’il debuta en publiant une nouvelle dans les Soirées de Médan, on ne voulut voir en lui qu’un disciple de M. Zola. Il avait, en effet, accumuié dans ce récit, intitulé Sac au dos, les procedés et les outrances du maître. C’est l’histoire d’un soldat qui sult la campagne et n’a qu’une préoccupation : trouver un endroit convenable pour satisfaire aux besoins de la nature. Ce paradoxe n’obtint qu’un succès da curiosté. Cependant quelques traits du tempérament littéraire de M. Huysmans s’y révélaient : le parti pris de n’observer dans la vie que les vulgarités et les laideurs ; un pessimisme systématique et heureux de s’affirmer, un vocabulaire à la fois subtil et violent, une certaine ironie rageuse, prenant résolument le contre-pied des idées reçues et du sens commun... Quelques années s’ecoulèrent. M. Huysmans travaillait obstinément, sans chercher a violenter l’attention publique. Il publia A rebours. Ce fut un coup de théâtre. Plusieurs mlillers de jeunes Français se prirent d’engouement pour Jean, duc des Esseintes, ce singulier personnage qui, méprisant ces contemporains, s’efforce de ne pas leur ressembler... L’influence du des Esseintes est pour beaucoup dans l’énervement de la nouvelle génération. De paisibles adolescents, qui vivaient bourgeoisement en famille et qui se trouvaient heureux, s’aperçurent, après avoir lu le remarquable ouvrage de M. Huysmans, que tout était au plus mal dans le plus mauvais des mondes possibles. Ils tombèrent dans une affreuse mélancolie, laissèrent pousser leurs cheveux et s’adonnèrent aux sciences occultes. Ils fréquentèrent chez les mages, publièrent dans les revues du quartier latin des poèmes écrits dans la langue du treizième siècle et exprimant en termes obscurs des vérités éternelles ; ils passèrent de longues heures à méditer devant des bocks vides aux sous-sols des brasseries du boulevard Saint-Michel. M. Huysmans fut leur dieu ou tout au moins leur prophète. Ils se découvraient lorsqu’on prononçait son nom et ne souffraient pas que, devant eux, on contestât son génie.
Si, par hasard, on leur demandait des renseignements particulièrs sur ce romancier, ils prenaient des airs mysterieux et laissaient entendre qu’il menait une existence aristocratique et raffinée, s’enfermant deaigneusement dans la tour d’ivoire de ses rêves. Or, en réalité, la tour d’ivoire de M. Huysmans était un hideux cabinet tendu de papier vert avec des fauteuils en moleskine et des tuyaux acoustiques. Le glorieux père de Jean des Esseintes remplissait les fonctions de sous-chef au ministère de l’lntérieur (service de l’administration centrale). C’est à ce titre qu’il fut décoré il y a deux ans ; le ruban rouge récompensait en lui, non un talent de premier ordre, mais vingt-sept ans de bons et loyaux services. Ce fut, pour ses disciples, une nouvelle occasion de s’indigner. L’honorable M. Dupuy, president du Conseil, reçut sur la tête des potées d’injures ; tous les journaux, sans exception. entonnèrent des hymnes à la louange du nouveau légionnaire : on dédommagea le littérateur de l’offensante distinction que le fonctionnaire avait reçue. Il y avait dans ces dithyrambes, une particulière exaltation, comme une ferveur mystique. La sympathie purement littéraire n’a pas ces ardeurs de propagande ; elle est plus patiente, elle ne s’insurge pas contre les injustices avec tant de colère. L’auteur de Là-Bas était pour ces paladins plus qu’un écrivain aimé, c’était un initiateur, presque un directeur de conscience. Ils lui savaient gré de leur avoir ouvert l’àme à des curiosités ignorées ou méprisées du vulgaire. M. Huysmans devenait chef de tribu, il trainait apres lui tous les Esseintes de France. Et Dieu sait s’ils sont nombreux ! Ils se subdivisent en une multitude de chapelles. Il y a les Esseintes du spiritisme, ceux du satanisme, ceux du préraphaélisme, ceux qui s’enivrent d’odeurs suaves et se promènent par les rues un lis à la main. Ils se déchirent entre eux, se haïssent, se méprisent : ils n’ont qu’une idole commune, M. Huysmans, et un commun caractère : le déséquilibre de la raison et le goût des sensualités bizarres.
J’ai eu la curiosité de faire une petite enquête sur ceux et celles qui s’adonnent aux pratiques surnaturelles et que l’on pourrait appeler les professionnels de l’occultisme. Quelques mages de mes amis ont bien voulu m’initier à ces secrets redoutables. Ils m’ont conduit en des ruelles innomées et innomables où j’ais vu des sorcières, entre un chat noir et un perroquet, lire l’avenir dans le blanc d’oeuf délayé et dans le marc de café. Certaine visite aux environs du Moulin de la Galette m’a laissé un impérissable souvenir. Nous arrivons devant une maison basse et décrépite, dont la porte est hermétiquement close. Trois coups, frappés à intervalles égaux, constituent le signal convenu. L’habitante du lieu en déduit que les étrangers qui la demandent ne sont pas des traitres, mais des gens de bonne foi. L’huis s’entre-bâille et un horrible relent de soupe à l’oignon nous prend a la gorge. Nous pénétrons dans une chambre obscure et sordide et nous distinguons, au coin de l’âtre, où graillonne un feu de mottes, une forme accroupie. C’est la maîtresse de céans qui ressemble aux bohémiennes des romans de Ponson du Terrail. Cheveux gris embroussaillés, yeux clignotants et enfoncés dans l’orbite, joues parcheminées, mains crochues.
— Qu’y a-t-il pour votre service ? demande-t-elle, avec un accent qui trahit son origine tudesque.
Elle sourit. et ce sourire découvre une màchoire édentée. Notre guide lui demande de tirer les cartes. Elle nous fait asseoir autour d’une table, sur laquelle deux poules sont en train de picorer des grains de maïs. Elle prend sur sa cheminée des cartons crasseux. Et la consultation commence. Je me dévoue au rôle de patient. La vieille m’annonce des choses plutôt agréables, que je serai aimé d’une femme riche (honni soit qui mal y pense !), que je réussirai dans mes entreprises, que j’aurai raison de mes ennemis.
— Méfiez-vous seulement des accidents de voiture, ajouta-t-elle.
Comme nous quittions ce repaire (nous avions hâte de respirer quelques bouffées d’air frais), nous nous croisâmes avec un equipage merveilleusement tenu, luisant et écussonné. La portière s’ouvrit et nous vîmes descendre une jeune femme enveloppée de fourrures et suivie d’un jeune homme élégant et correct. Ils s’engouffrèrent rapidement dans la maisonnelte, après avoir jeté autour d’eux des regards inquiets, comme s’ils eussent craint d’être aperçus. D’ou venaient-ils ? Etait-ce un couple adultère menacé par les soupçons d’un mari jaloux et en quête d’un philtre pour les conjurer ?
— Vous voyez que notre sorcière reçoit des visites distinguées, reprit notre compagnon, le docteur E...
— Alors, vraiment on croit à ses sortilèges ?
— Et l’on a peut-être raison d’y croire.
— Vous voulez rire !
— Je ne ris nullement. Le tarot des Égyptiennes remonte à la plus haute antiquité. Et si, après trois mille ans d’existence tant de gens persistent à se faire dire la bonne aventure, il faut bien admettre que la science des cartomanciennes répond à quelque chose de réel.
— Votre raisonnement prouve que la sottise humaine est éternelle. Voilà tout !
Le hasard fit (je ne veux attribuer qu’au hasard cet accident) que deux jours plus tard, comme je remontais en fiacre au sortir du théatre, la portière du vehicule se referma brusquement, m’écrasant a demi le pouce de la main droite. Je dus renoncer à écrire pendant un mois et porter mon bras en écharpe ainsi que les duellistes malheureux. Le docteur E... me rencontra en ce piteux equipage.
— Eh blen ! s’écria-t-il, la vieille avait-elle tort de vous mettre en garde contre les accidents de voiture ?...
J’accueillis d’un haussement d’épaules cette remarque incongrue ; mais — l’avouerai-je ? — au fond de moi-même, je sentais mon scepticisme ébranlé.
Autre phénomène : l’envoùtement. Car l’envoûtement n’est pas tombé en désuétude ; vous vous souvenez assurement de la scène contée par Alexandre Dumas dans la Reine Margot, de ce tableau macabre où il montre le parfumeur de Catherine de Médicis enfonçant une aiguille d’or au coeur d’une petite statuetee de cire, modelée à l’effigie du roi Charles IX. Les envoûters modernes ont perfectionné ces procèdés. Ils pratiquent trois sortes d’envoûtement, et usent, selon le caprice du client et le degré de haine dont il est possédé, de la méthode du crapaud, de la méthode de la poupée, de la méthode de l’esprit volant. Il n’est pas indifférent de montrer ce qui caractérise ces divers moyens. (Je tiens les renseignements qui suivent de M. Dubus, passé maître en la matière.)
Envoûtement du crapaud. — Vous prenez un crapaud mâle ou femelle, suivant le sexe de la personne qu’il s’agit d’atteindre, vous le baptisez comme un enfant en lui donnant les noms de votre ennemi. Au moment où vous commettez ce sacrilège, vous essayez de porter en vous-même à leur paroxysme les sentiments d’aversion qui vous animent, et vous entre-mêlez les paroles sacramentelles d’imprécations horribles contre celui ou celle que vous désirez perdre. Puis vous infligez au crapaud toutes les tortures que vous suggère votre imagination et dont votre ennemi subira le contre-coup. Si vous crevez un oeil au crapaud, votre ennemi perdra l’oeil. Et il en adviendra de même pour toutes les autres parties du corps. En Amérique, les envoûteurs se servent d’un expédient plus sommaire. Ils enterrent le crapaud au seuil du logis de la personne abhorrée. Celle-ci succombe à une crise d’etouffement.
La méthode à la poupée. — La plus ancienne et la plus classique. Elle nécessite d’abord une statuette de cire appelée manie ou dagyde et ressemblant autant que possible à la victime ; ensuite de menus objets lui ayant appartenu ou, mieux encore, des lambeaux de son corps, une dent, une mèche de cheveux, des rognures d’ongles. Vous mêlez ces détritus à la cire de la poupée, vous la baptisez et vous agissez comme l’empoisonneur de Catherine de Médicis. Vous piquez droit au coeur avec une épingle. Et si, à ce moment, votre ennemi flirte avec une jolie femme, il s’arrête suffoque, il éprouve des palpitations. Il croit être amoureuux ; il attribu ce malaise au coup de foudre... Il est tout simplement envoûté...
L’envoûtement à l’esprit volant. — C’est le dernier venu, le plus subtil. Il est né de l’hypnotisme. Pour l’exécuter, vous avez besoin d’un « sujet » dont le corps astral (de nature fluidique) abandonne sur votre order le corps matériel et se transporte vers votre victime. Il l’asphyxie par pénétration, ou bien il lui glisse dans les veines des toxiques que vous aurez eu l’art de volatiliser. L’opération terminée, vous réintégrez le corps astral en sa demeure charnelle. Vous réveillez le sujet. Ni vu, ni connu. Le crime est accompli, sans que nul au monde vous en puisse accuser, sinon votre conscience. Mais la conscience des envoùteurs est particulièrement élastique.
Voilà comment on envoûte. Ne me demandez pas où l’on envoûte, ni en quel lieu on se procure les crapauds mâles et femelles et les statuettes de cire. Ce serait exposer le lecteur à des tentations malsaines. J’aime mieux lui laisser supposer que l’envoûtement appartient au domaine de la fable.
Ce qui trouble l’entendement, c’est de voir que des hommes cultivés et serieux se passionnent pour ce genre de recherches. J’ai entendu des témoins dignes de foi me narrer quelques experiences du colonel de Rochas, qui rappellent, par leur caractère fantastique, les plus bizarres inventions du Diable Boiteux. Ainsi, M. de Rochas aurait trouvé le moyen d’extérioriser les sensations des individus. Asmodée mettait en bouteille l’âme des chrétiens morts en état d’impénitence ; M. de Rochas, plus ingénieux qu’Asmodée, concentre et dissout dans un verre d’eau la faculté de jouir ou de souffrir d’un sujet préalablement magnetisé. Cette eau est-elle mise en état d’ébullition, le sujet se tortille comme saint Laurent sur son gril. Il a froid, au contraire, si l’eau descend à une basse température.
Un soir du dernier hiver, M. de Rochas avait jeté par la fenêtre de son cabinet le liquide employé à de récentes manipulations. Le lendemain, un pauvre homme, goutteux et perclus de rhumatismes, lui demanda audience. Le colonel reconnut un des sujets dont il avait l’habitude de se servir. Or ce bonhomme jouissait, la veille encore, d’une santé à peu près normale. D’où pouvait venir le mal subit qui l’avait saisi ? M. de Rochas regarde dans la cour. A l’endroit où était tombé le contenu du verre, sur le rebord de la fenêtre, un petit amas de glace s’était formé. A mesure que l’eau se congelait, le malade avait senti ses membres se paralyser, car un lien étroit l’attachait à ce liquide, qui contenait une partie de lui-même. — Cette eau n’était plus de l’eau, mais de la sensibilité diluée.
Telle est l’expérience dont on m’a affirmé la réalité. Encore quelques pas dans cette voie et la science nous aura ramenés aux contes de fées.
ADOLPHE BRISSON.