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Revue de Paris

Janvier 1952.



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DE HUYSMANS À PIERRE LOTI


Huysmans. — Nous retournions souvent aussi à Carthage, au Musée des Pères Blancs, contempler la statue funéraire de la prêtresse de Tanit, récemment déterrée. Sculptée et peinte sur le couvercle de son sarcophage, on l'en a détachée et dressée contre le mur, entre deux fenêtres qui l'éclairent à jour frisant. Sortie des ténèbres après trois millénaires, elle a gardé un visage d'une fraîcheur merveilleuse, avec ses yeux bleus, ses bouclettes blondes, encadré d'un léger voile, tombant sur une tunique rose, qui laisse transparaître les seins, avant de se perdre sous deux grandes ailes de vautour enserrant les hanches, dessinant la ligne exquise des jambes amincies et découvrant, au bord de la tunique rose réapparue, deux ravissants petits pieds nus.

Je songeais alors à mon ami Huysmans. Il eût aimé cette prêtresse, qui ensevelissait le mystère de son corps sous les ailes d'un charognard et souriait avec la sérénité d'une vierge chrétienne aux ossements de son propre sarcophage.

Le soir même je lui écrivais, lui envoyant une image peinte de la prêtresse Aristabaal. Il me répondit par retour du courrier, ayant affranchi la lettre d'un timbre de 25 centimes (comme, en ces temps heureux, pour l'étranger). Car n'ayant point l'esprit colonial, il lui répugnait que des terres mahométanes fussent assimilées à la France très chrétienne.


Paris, le 10 juin 1906.


Chère madame et amie, que vous êtes bonne de ne pas oublier le vieil ergotant de la rue Saint-Placide ! Il a recouvré la vue, subitement, le jour de Pâques et, le lendemain même, il se remettait à travailler. Mais ce qu'il n'a pas recouvré du tout, c'est la santé du front, qui reste terriblement sensible et résiste à tous les traitements électriques et autres dont on l'assomme. Enfin, ce sera sans doute pour une autre fête.

Je ne puis guère encore sortir, mais je corrige les épreuves de mon bouquin pour paraître en octobre. Merci de la prêtresse. Elle est très extraordinaire et les ailes ont été reprises au XIIIe siècle par les verriers de la cathédrale de Chartres pour en faire des Séraphins. Il y a là évidemment un souvenir des croisades(1). Et la belle histoire que vous me narrez des négresses conduisant un bouc orfévré ! Vous allez nous rapporter un livre d'une couleur étonnante, j'en suis sûr et m'en réjouis d'avance. Vous avez si bien le sentiment de l'Orient. Moi, les ciels bleus que vous allez contempler, en bédouinant, près du désert, me plongent dans d'affreuses mélancolies. Il est vrai que je deviens, depuis ces sept mois de champignonnage, dans une cave noire de chambre close, de plus en plus patriarche, et chaufferette et surtout vieux ganachon. Mais enfin, il ne faut pas que je me plaigne : je vois clair !

Ah ! c'est quelque chose tout de même !

Il n'y a rien, à ma connaissance, de neuf en littérature ici. Les mêmes romans tièdes continuent à paraître — c'est un ronron d'adultères plus ou moins bien contés. Je ne m'y délecte guère. A bientôt ! Bonne santé et bonne joie de travail et de notes !

Votre très affectueusement dévoué,

J.-K. HUYSMANS.


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La fin de Huysmans. — Revenue à Tunis, j'y trouvai les Foules de Lourdes(3), amicalement dédicacé, qui m'attendait depuis un certain temps.

J'étais heureuse de lire à la fin du volume beaucoup de pages se rapportant à des conversations que j'avais eues avec lui sur le culte des vierges d'Orient, celle de Notre-Dame de Tortos et du couvent de Sidnaya, près de Damas, où l'on vénérait le portrait de la Madone peint par saint Luc, et qui avait guéri miraculeusement le frère du sultan Saladin, ce terrible persécuteur des Croisés. Mais que dira-t-il de l'histoire de la cheminée!

Je le remerciai et il me répondit, d'une écriture presque immatérielle, cette fois :


Le 5 janvier 1907.


Ma chère et bonne Myrrhiam (sic),

Que vous êtes bonne de vous être souvenue d'un assez piteux homme qui vit désormais comme une sorte de reclus retranché du nombre des vivants ! Il y a un mois, j'étais dans une maison de santé, où un habile chirurgien m'ouvrit le col comme un fruit. Aujourd'hui, je suis rentré rue Saint-Placide, mais menacé d'une nouvelle opération et possédant une joue comme une montgolfière, qui ne s'envole pas, hélas !

Et au fond, rien n'est plus dangereux que de célébrer la douleur et je paie, sans repentir, les pages de Sainte Lydvine et des Foules de Lourdes. « Vous n'avez que des maux bizarres », m'ont dit les princes de la Science, consultés sur mon cas, ce qui veut dire qu'ils ne savent que faire. Je vis très souffrant, mais bouquinant quand j'ai un moment de répit entre mes quatre murs. Et cela suffit, en se résignant dans la prière, pour accepter la vie, si médiocre soit-elle.

Et je vous assure que, dans ces conditions, on pense plus affectueusement, je crois, à ses amis que lorsque l'esprit s'évague dans la bonne santé, et c'est pourquoi votre lettre m'a réjoui, car je vous vois dans votre élément de silence ensoleillé, sous les bonnes arcades arabes d'un palais, rêvassant, puis travaillant et sertissant, en fin de compte, de belles phrases nuancées et odorantes d'art. La bonne cinnamone Harry, je voudrais la humer ! Oui, si vous avez des impressions parues de Tunis, donnez-les-moi à lire. Etant à peu près incapable de travail, je me consolerai avec !

Je vois bien, au reste, qu'il ne va plus rester avec la mystique que la littérature pour m'occuper, car j'ai la vague intuition que je vais désormais être mené, en dehors des voies littéraires, dans les voies réparatrices de la souffrance, jusqu'à ma fin. L'embêtement est de ne pas se sentir une vocation bien décidée pour ce genre d'existence, mais très certainement à la longue je m'y ferai — mais j'espère qu'on me laissera tout de même, dans la monotone mélancolie des tortures, un petit dessert d'art !... Et que vous m'aiderez à me le fournir, n'est-ce pas ?

Que vous dirai-je encore ? Rien : je vis si à l'écart, d'une vie si somnolente quand les maux ne la réveillent pas ! Je ne sais rien et ne vois rien — et suis si dégoûté, d'ailleurs, par ce que je lis dans les journaux, sur les catholiques et leurs persécuteurs, que j'ai presque envie de me désintéresser et des uns et des autres.

Tout cela est si bassement humain qu'on ne peut y trouver aucun réconfort.

Travaillez bien, ma chère Myrrhiam, pensez quelquefois au vieil impotent qui vous envoie toute l'assurance de son très affectueux dévouement.


J.-K. HUYSMANS.


Vous avez raison pour le gothique. Il y a là des souvenirs rapportés des Croisades, certainement. Au reste, ce qui est frappant ce sont les grands vitraux de Chartres, qui ont absolument des bordures dessinées et peintes comme les tapis d'Orient. Il n'est pas douteux que les vitriers du XIIIe siècle n'aient eu de ces étoffes sous les yeux. En dehors d'autres questions, les Croisades ont été certainement quelque chose d'énorme pour l'art de l'Occident.

Vous avez dû voir Henri Bauer, qui habite Tunis, m'a-t-on dit ? — Je ne vois pas très bien où se trouve votre Tripoli de Barbarie, mais votre histoire de la cheminée est d'une cocasserie inouïe et prouve encore une fois la bêtise nauséabonde de nos gouvernants.


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Nous retournâmes à Paris fin janvier 1907. Je courus rue Saint-Placide. M. de Caldin (sic) me reçut. L'état de Huysmans s'était subitement aggravé. Il souffrait le martyre avec une résignation stoïque. Défiguré par de nouvelles opérations, dévoré vivant par une gangrène purulente de la bouche, il avait exprimé le désir de ne plus revoir ses amis. Il ne voulait ni subir leur pitié, ni accabler leur souvenir d'une trop attristante image.

Il est mort le 12 mai 1907, alors que nous étions partis pour la Tunisie. Revenus à Paris deux ans plus tard, nous assistâmes, mon mari et moi, à la messe commémorative, célébrée par l'abbé Mugnier dans la chapelle conventuelle de la rue Méchain que Huysmans aimait. Peu d'amis à cette heure matinale. Les oiseaux gazouillaient dans le jardin. Dans la chapelle, les religieuses de Saint-Joseph de Cluny psalmodiaient le De Profundis.

Renée Vivien. — Il me restait une autre âme à visiter, celle du grand poète désespéré, Renée Vivien, qui avait osé chanter les amours anormales et que Huysmans — si difficile pourtant — appelait « un Baudelaire féminin plus musical », se plaisant à répéter ce vers :

Le baiser fut le seul blasphème de ma bouche.


MYRIAM HARRY



(1) Huysmans se trompait. Lorsque les Croisés sont venus à Tunis avec saint Louis, Aristabaal dormait à plusieurs mètres sous terre. Ils auraient pu voir les ailes à la rigueur sur les déesses d'Égypte, mais ils ne se seraient pas inspirés dc cette funèbre robe dc plumes pour leurs chérubins. Ils les ont copiées plus probablement sur les anges des basiliques byzantines...

(2) Tripoli était alors une ville turque.

(1) Roman de Huysmans.