Oeuvres libres

Myriam Harry

Les Ouevres Libres

Fayard: Novembre 1950.



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Réveil d'Ombres


[...] J'ai diné hier chez Marguerite Durand, future directrice de La Fronde, un journal entièrement dirigé, rédigé, composé par des femmes. Et, comme de juste, elle n'avait invité que des hommes, une vingtaine de journalistes pour les inciter à une fraternelle publicité. Elle nous a exposé le lancement de sa feuille, vanté son hôtel particulier, ses collaboratrices : Severine, Daniel Lesueur, Clémence Royer, Judith Cladel, enfin tout ce que Huysmans appelle les « chevaucheuses du porte-plume ». [...]


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*      *

[...] Annoncé par la gentillesse de M. Ganderax comme un « avènement littéraire » dans les journaux, mon roman n'eut pas le succès escompte par lui. Mais je fus éblouie par un chèque de trois milles francs, et, chez mes éditeurs d'un tirage cinq fois plus fort que Passage de Bédouins. Je fis mon service de presse dans la même petite cage vitrée.

Je dédicaçai mon premier exemplaire à J. K. Huysmans.

En le rancontant à Octave Uzanne, très lié avec celui qu'il appelait « Jika » il me dit :

— Envoyer Petites Epouses à un pareil misogyne, quelle ironie ! Au reste, il vit retranché du monde chez les Bénédictins de Ligugé. Ils ne laisseront pas votre bouquin franchir son seuil claustral.

Quelques jours plus tard, retournant compléter mon service de presse, on me remet une enveloppe miniscule, adressée d'une plume timide et d'une encre pâle à Monsieur Myriam Harry.

A l'interieur une feuille de poupée pliée en deux, parcourue sur trois pages d'une écriture tourmentée, serrée, nerveuse, insexuée.

J'y déchiffre : « Monsieur et cher Confrère » et à la fin une signature illisible.

— Mais c'est Huysmans ! s'écrie le monsieur préposé au service de presse.

Et à nous deux nous parvenons à lire :


Je vous remercie de vos Petites Epouses. Vous êtes arrivé à suggérer avec des appels de mots la vision et la senteur de fiévreux et d'exquis paysages et à rendre singulièrement mystérieuse cette petite poupée de Frisson de Bambou, dont nous ne connaîtrons pas plus qu'Alain la vie et la mort.

Le livre fermé, ce qui se dégage pour moi de ces pages, c'est l'inexprimable mélancolie de ce monde qui a gardé une âme en émigrant et n'a pu tuer toute tendresse, alors qu;il s'agissait de se défendre contre l'emprise de ce que vous appelez « le petit animal jaune ».

On conçoit la tristesse des diversions d'absinthe et d'opium, le désespoir de Bertold, sa haine furieuse de cette terre et de cette race enfantine et vieillote, intéressante pourtant par toutes les superstitions bizarres que vous nous révélez. Çe n'est plus, à l'heure présente, un régal commun que de llre des oeuvres écrites avec art, et de m'avoir mis à même de le faire, je ne saurais trop vous dire encore merci. Je vous envoie, mon cher Confrère, toute l'assurance de mes bien cordiaux sentiments.

J.-K. HUYSMANS.


Je me dépêchai de partir de la rue Auber pour savourer seule ma jubilation, mon orgueil. Être traitée de « cher confrère » par l'auteur de la Cathédrale ! Etre louée par le croquemitaine des bas bleus ! Il est vrai qu'il me prenait pour un auteur masculin. S'il voyait mes jupes, maintiendrait-il sa confraternité ? Les Petites Epouses ne cesseraient-elles pas de lui plaire ?

Quelle injustice, Seigneur !... Ah ! cher misogyne claustral ! Remercions-le de ses remerciements, disons-lui notre félicité ! Mais laissons-lui ses illusions sur mon sexe !

Et je m'efforçai d'éviter adjectifs et participes révélateurs.

II répondit affablement à son « cher confrère », mais sans l'engager à lui écrire, et moi, n'osant récidiver, notre correspondance en resta là.

Peu de temps après, j'appris que, nullement reclus, mais seulement oblat, Huysmans s'était réfugié, après l'exode des moines de Ligugé en Belgique, à Paris, chez les Bénédictines de la rue Monsieur. Je ne résiste pas au désir de le connaître et me présente, une après-midi, au guichet de la soeur tourière.

Elle me dévisage sans aménité :

— Monsieur Huysmans est aux vepres. D ailleurs, il ne reçoit pas de visites.

J'hésite une seconde. Si j'allais aussi aux vêpres ? Je le reconnaîtrais facilement d'après les photographies. Mais je n'ose m'informer de la chapelle et m'en retourne déçue.


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Si Huysmans s'était plu à mon roman, je restais secrètement insatisfait de cette oeuvrette indochinoise...[...]


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Mon roman subit de nouveaux arrêts et je manquais de renseignements sur la Vierge noire. Qui mieux que Huysmans saurait me les fournir ? Je lui écrivis. Par retour du courrier je reçus une petite enveloppe où je reconnus son ecriture tourmentée, mais où le « monsieur » ne precedait plus mon nom.


Le 4 octobre 1902.

60, rue de Babylone.


Mon cher Confrère,

Je suis tout à votre disposition pour vous aider à trouver, si je le puis, les renseignements dont vous avez besoin pour votre livre, et ce n’est, mais oui, qu’un très juste dû du plaisir que m’a procuré, en un temps où la disette des oeuvres d’art s’affirme, votre exquis roman de notre France jaune.

Je suis, tous les jours, jusqu’à trois heures de l'après-midi dans ma lanterne de la rue de Babylone. Si ses conditions vous agréent, venez demain mercredi, ou samedi ou lundi, enfin le jour que vous voudrez. Autrement fixez-moi l'heure qui vous plaira le mieux et je la prendrai. Je suis rentré avec une âme qui pleuviote. Apportez des parapluies spirituels pour vous abriter.

Agréez, je vous prie, mon cher Confrère, l'expression de mes sentiments respectueux et dévoués.

J.-K. HUYSMANS


Dès le mercredi indiqué je courus à la rue de Babylone, heureuse qu'il ait quitté ses Bénédictins, mais inquiete comment il recevrait une créature de mon sexe.

La bonne avait dù lui annoncer une visiteuse, car il ne fut pas étonné en me voyant, sourit gauchement, me tendit une main étroite et malléable comme de la cire, s'effaça pour me céder le pas dans une pièce éclairée pas deux fenêtres, aux parois convertes jusqu'au plafond par des rayons de livres.

Il me désigna un petit canapé raide, et alla s'asseoir dans un fauteuil canné devant une grande table couverte de pages manuscrites et tourna son corps vers moi de biais.

Nous nous regardions un moment en souriant. Il était plus beau, plus fin que ne le représentaient les photographies. Sa carnation très claire et ses grands yeux bleus, d'un bleu limpide et doux, lui donnaient un aspect jeune que ses cheveux blancs tondus de près et effleurés par le jour frisant de sa fenêtre, entouraient d'un halo de saint. Vêtu d'une vareuse bleue, il crosiait ses maigres jambes l'une sur l'autre en balançant une de ses pantoufles.

— Vous me pardonnez de n’être qu’une femme ?

— Il le faut bien, Seigneur ! soupira-t-il amusé, en découvrant sous une épaisse moustache décolorée des dents « rouillée » par la nicotine.

— Pourquoi aviez-vous cru que j'étais un romancier ? Mon prénom est pourtant féminin ?

— Myriam, la myrrhe, « l'amertume », fleure même l'encens mystique. Mais j'ai supposé la roublardise d'un officier de marine voulant attirer la clientèle en l'intriguant. Au reste, dès mon retour à Paris, j'ai découvert votre identité. Je vous ai même vue accrochée à une kiosque de journaux sur la couverture de la Vie Heureuse... Ah ! « la vie heureuse », quel nom monstrueux ! Est-ce qu'une vie peut être heureuse ?

Il ouvrit son tiroir et me montra sur la premiere page d'un périodique mon portrait, d'apès une photographie, prise à Saigon, en robe et tiare d'impératrice de théâtre chinois, exhibant sur une paume la statuette de la déesse Kouanine en pâte de lotus et arborant sur l'autre main de longs ongliers orfévrés et griffus.

— Toute la perversité d'Eve : férocité de tigresse et mysticisme.

Et, avec un rire sarcastique, il laissa retomber la Vie Heureuse dans le tiroir. Puis il me parla du but de ma visite : le Vierge noire. Sa statue avait-elle abordé en France avec Marie l'Egyptienne qui livra aux matelots, pour prix de la traversée, son beau corps sanctifié ? ou avec sainte Sarah, la patronne des Bohémiens, ou bien était-elle venue plus tard avec les Templiers qui adoraient sous une double apparance une divinité saturnienne, quelque Astaroth ambigüe, tantôt invoquée sous le nom du Prince des Ténébres et tantôt sous celui de la Reine des Cieux ?

— En vérité, je ne crois à aucune de ces origines. La Vierge noire, en dépit de son nom sombre, était une mère bonasse, une brave mauricaude sans orgueil et sans malice, une sorte d'accoucheuse divine, qui s'était délivrée elle-même et, promptement, dans l'étable, et accordait aux femmes qui l'en priaient de faciles enfantements...Vous permettez que je fume ?

Et Huysmans prit sur le coin de la table, au-dessus d'une tête d'ange sculptée supportant le plateau, un petit cube de papier gris et un cahier Job.

— Riche comme Job, dit-il, me montrant les initiales du milliardaire J.-O. Bardoux. Le mot est de Forain...

Il roula sa cigarette et, l'allumant :

— A Ligugé, un missionnaire lazariste m'a raconté qu'il existait à Constantinople, dans la chapelle des Géorgiens, une succursale de Lourdes. La Vierge y accorde ses grâces à des Turcs, des Syriens, des Kurdes, des Coptes qui affluent en brandissant des sabres et des croix. Elle a même guéri un petit juif. Ah ! la bonne mère, elle n'a vraiment pas de rancune !

A mesure qu'il parlait, un sang rose transparaissait sous l'ivoire des joues. Ses mains de nonne, oubliant la cigarette, s'exaltaient en menus gestes ingénus. Sa moustache, la pointe de sa barbe de faune frémissaient, et ses yeux extraordinaires, ses yeux bleu-lavande, bleu-améthyste, enchâssés dans l'arcade superbe des sourcils, faisaient songer aux douceurs azurées des rosaces de cathédrale qu'un soleil d'âme irradiait.

Ah ! que sa Vierge le transportait hors du siècle ! Ah ! qu'il aimait son Immaculée, sa « bonne tentatrice ».

Je me levai. Que les heures avaient fui !

— Ah ! oui, dit-il, revenu de ses songes, l'Astaroth iduméenne de votre roman. Je ne vous ai pas beaucoup renseignée. Mais je cherchai encore. Je vous enverrai ce que j'aurai trouvé...A moins que cela ne vous ennuie pas trop de revenir ?

— Oh ! Quand ?

— Voyons... nous sommes dans l'Avent. Je vais être très requis paar les offices... Dans dix...dans quinze jours... voulez-vous ?

En sortant, je me heurtai à une pile de livres posés sur une chaise. C'étaient des exemplaires de De Tout.

— Cela vient de paraître, me dit-il. C'est sans grand intérêt. Des articles réclamés par Stock...Vous y trouverez, pourtant, au début, un chapitre sur la Vierge noire de Paris.

Il me dédicaça un volume et ajouta, à ma prière, une photo d'amateur, prise dans le jardin de sa maison de Ligugé. Assis sur un banc à coté de Jules Bois, il triture, tête baissée, sa barbiche de faune, perdu en quels songes mystiques ?

Les quinze jours écoulés, je retournai à la « lanterne » de la rue de Babylone, m'engageai sous le porche sombre et montai entre des murs graisseux imprégnés d'une vague odeur de sacristie et de moisissure, au quatrième étage. Je le trouvai comme la première fois, les jambes « croisées en ceps de vigne » devant sa table. Il me donna des renseignements sur ma « Démone iduméenne » et s'enquit de mon travail.

Je le priai de me donner des conseils.

— Des conseils ? Je n'en ai jamais donné. Je ne suis pas un maître. Au reste, un écrivain n'a pas besoin de conseils. S'il est artiste, il les trouve en lui-même. S'il n'est pas artiste, il ne les comprendrait pas... Si, tout de même, un conseil : ne demandez jamais qu'on lise votre manuscrit.

Nous parlions des auteurs modernes. Les « amazones bleues » excitaient sa verve railleuse, à l'exception de deux : Judith Gautier, qu'il admirait autant pour la pureté de son style, hérité de son père, que pour la dignité de sa vie isolée, et Rachilde, qui venait de lui envoyer la Jongleuse aux couteaux.

— Ah ! celle-là ! celle-là ! On peut bien dire que son talent est fait de sa perversité, une perversité toute cérébrale, car Rachilde mène auprès de son mari, l'ami Valette, l'existence la plus bourgeoise... Dernièrement Remy de Gourmont m'a apporté les poèmes d'une jeune inconnue : Renée Vivien. On y trouve de la souplesse et un tempérament très personnel. Elle appartient, d'ailleurs, au troupeau des femmes damnées, c'est une grande prêtresse de Lesbos.

Et il cita Le baiser fut le seul blasphème de ma bouche. Puis il me remit, écrites de la main de Renée Vivien, Strophes saphiques.


Prolonge la nuit, Déesse qui nous brûles...


Quelques jours après, il m'invita à déjeuner avec l'abbé Mugnier. Il m'avait dit : « Vous savez que je n'aime pas beaucoup les curés, mais celui-là n'a rien d'un traiteur-gargotier d'âme. C'est un prêtre délicieux. Il comprend la mystique et il est aussi romantique que vous. Il adore Chateaubriand, Goethe et la Bible. Je prévois que la conversation ne chômera pas. »

Nous déjeunâmes avec l'abbé Mugnier et le peintre Caldain dans la petite salle à manger qui servait d'antichambre. Elle était chauffée par un poêle en fayence chocolat dont le tuyau traversait une niche ogivale où deux anciennes potiches pharmaceutiques retenaient des chardons bleus. Sur l'une, marqué du chiffre 216, s'inscrivait, encadrée d'une guirlande en relief, l'inscription Extract Myrrhae.

— Croyez-vous que ces pots étaient autrement beaux que les bocaux d'aujourd'hui ?

— Oui, affirma l'abbé Mugnier, ce sont de vieux Rouen. Au reste, la myrrhe était employée autrefois plus par les apothicaires qu'à l'église. Sa vapeur guérissait les coliques, rompaît les incantations des sorciers, chassait les idées sataniques.

—Ha ! ha ! riait Huysmans, en me regardant, vous ne saviez pas ce que contient votre nom ?

— Du moins ma présence vous préserve du diable, et je montrai au mur, accrochée vis-à-vis du portrait de Huysmans en « cerf-volant », par Forain, sa caricature par Coll-Toc, le représentant en gargouille démoniaque, un chat noir sur l'épaule.

Puis on parla du prix Goncourt qui avait été décerné Ia veille.

— Cela n'a pas été tout seul ! Il a fallu plusieurs tours de scrutin et sans mes deux voix de président, John Antoine Nau ne l'aurait pas emporté. Je suis bien content, car je viens d'apprendre que, n'ayant pas trouvé d'éditeur, le pauvre diable a publié Les Forces ennemies à ses frais, en s'endettant. II habite le midi et ignorait tout du prix Goncourt. Sans l'énergie de Descaves qui a fini par dénicher son adresse on n'aurait même pas su où lui en voyer ses cinq mille balles !... Cinq mille balles qui lui tombent du ciel, va-t-il être heureux, le bougre ! Ah ! j'aurais bien voulu voir sa binette à la réception du télégramme lui annonçant cette manne. Il est capable de ne pas y croire... Et maintenant, se lamentait-il, il en pleut déjà, des volumes, pour le prochain prix. Et naturellement tous « chaudement recommandés ». D'ailleurs, c'est bien simple, plus un type a de pistons, moins il a de talent... Moi, dès qu'on me recommande un livre, je l'écarte. Mais tout le monde n'agit pas ainsi. Seigneur, quel crétin allons-nous couronner !

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La Conquête de Jérusalem parut en février et Huysmans m'écrivit :


Madame l'Amie-des-Lotus.

C'est lu. Vous pouvez être rassurée. Votre livre est absolument bien. Votre Jérusalem grouille odorante et grillée et fument à toutes les pages les vraies cassolettes d'Orient...


La presse se montra assez favorable. Un élogieux article de Gaston Deschamps dans le Temps me valut des lettres, des invitations.

Chez Jean de Bonnefon, directeur des Paroles françaises et romaines, l'ami du Vatican et confident des cardinaux, le plus énorme et le plus aristocratique des hommes de lettres, je rencontrai Mme Cappiello aussi souplement aérienne que les dansantes affiches de son mari ; Jeanne Raunay, la cantatrice de l'Opéra, moulée, telle une statue de marbre, dans sa robe de satin blanc ; Aurel, qui venait de publier l'Art d'aimer, le ménage Georges Cain, lui petit, bredouillant, trottinant derrière sa femme monumentale, si majestueuse d'allure qu'on la surnommait « Le Tas-c'est-moi ».

Chez Philippe Berthelot une véritable féerie extrême-orientale.

Mme Berthelot, toute de grâce et de fragilité, évoluait parmi des dieux et des monstres chinois, drapée d'une robe d'azur si chimérique qu'on l'appelait « l'oiseau bleu ».

J'y vis pour la première fois Lucie Delarue-Mardrus. Tout en or, elle était assise en face de « l'oiseau bleu ». Ses magnifiques yeux cernés de khol s'ouvraient immenses, et presque cruels dans un visage couleur de camélia. Elle ne parlait ni ne souriait, impassible idole bouddhique. Son mari, le traducteur des Milles et une Nuits, débordant de gestes, de paroles, de rires, lui avait assigné, disait-on, cette attitude divine, alors qu'elle était d'un naturel simple et avenant...

[...] Le célèbre chirurgien Pozzi, « prince du bistouri », l'homme le plus beau et le plus fin de Paris, entouré d'une kyrielle d'amoureuses ; la vibrante et explosive Rachilde, reine du Mercure de France (elle m'appelait « la Souris grise ») discutant avec le calme Seignobos, roi de la Sorbonne ; Armen Ohanian, l'élégiaque danseuse persane, et seule, oubliée sous un vieux saule ; Renée Vivien, le grand poète désespéré, « Baudelaire féminin et plus musical » qui avait osé chanter les amours anormales et dont Huysmans, pourtant si difficile, m'avait récité Strophes saphiques.[...]


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Le prix Goncourt approachait pour la seconde fois. Huysmans avait parlé de mon roman à l'Académie. La question se posait de savoir s'il n'était pas contraire à l'esprit des fondateurs, si franchement antiféministes, de couronner une femme. Ne devait-on pas les en écarter une fois pour toutes ? Cette polémique passionnait les journalistes. Paul Acker, en tête de l'Echo de Paris, demanda : « Le talent est-il masculin ou féminin ? » Femina dressa une liste de romans lauréables avec le portrait des authoresses et Huysmans m'écrivit:

Ah ! l'article de Femina, ça a été une pluie de volumes de femmes. Me voici au courant des Yvonne Vernon, des Strannick, des... je ne sais plus quoi. Ça ne m'a pas fait oublier La Conquête de Jérusalem ! Ah ! non ! Je présume qu'elles doivent vous cordialement exécrer !...

Quelques temps avant, Émile Perrault ayant obtenu au Salon la troisième médaille pour son « danois couché » et l'achat par la Ville de Paris, nous décidâmes de nous marier, et, bien que je fusse de trois ans son aînée, ses parents envisageaient notre union avec satisfaction, parce que Fremiet, le maître de mon sculpteur, leur avait vanté mon roman et que ma timide belle-mère, très effarouchée d'avoir pour bru une femme de lettres, m'avait prise en amitié depuis qu'elle m'avait vu coudre et tricoter sur le banc du jardin, devant le petit atelier de son fils.

J'avais hésité — je ne sais trop pourquoi — à annoncer mon mariage à Huysmans. Et, lorsque je m'y décidai, il fut scandalisé, prétendant que le sacerdoce de l'art exigeait le célibat, que j'allais embourgeoisé mon talent, perdre la « divine perversité », seule inspira triee des femmes.

— Je ne m'embourgeoiserai pas avec mon sculpteur. C'est un jeune animalier de la même candeur d'âme que vos imagiers. Il a un long corps de crucifié et un doux visage gothique. Il ressemble au saint Sébastien de votre cheminée. Vous verrez, il vous plaira, car j'espère que vous viendrez nous voir dans notre petit appatement de Passy.

— A Passy ! Vous, une Hiérosolymitaine, vous irez habiter à Passy ! Mais Passy, c'est le refuge des bourgeois après fortune faite, le ghetto des Philistins !... Non, jamais je n'irai vous voir à Passy ! On y rencontre des chiens en paletot et des nounous à couronne ! Et dire que votre nom fleure l'amertume de la Bible !


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Nous fîmes un court voyage de noces en Allemagne, suivant à peu près l'itinéraire de Huysmans et de l'abbé Mugnier l'année précédente. [...]


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J'étais quelque temps sans revoir Huysmans...peinée de son dernier accueil sans l'aménité habituelle.

Puis un jour, je reçus une lettre :


Chère Amie-des-Lotus,

J'ai déménagé et suis enfin installé au 31, rue Saint-Placide ! — Alleluia ! pour le catholicisme, évolué pour le PAGANISME !


Ah ! Huysmans ne m'en voulait plus de m'être mariée ! Le coeur débordant de gratitude, je courus à la rue Saint-Placide, en m'avisant que saint Placide était le patron de saint Benoît.

Je montai l'escalier sur un tapis. A la porte à deux battants, j'appuyai sur un bouton électrique. Un vestibule précédait la salle à manger, et dans un cabinet de travail plus grand, je trouvais Huysmans rayonnant et gêné. Sur la table un livre : La Maternelle.

— Oui, me dit-il en suivant mon regard : un concurrent. Mais ne croyez pas que je vous abandonne. Bien qu'on ne veuille pas admettre les jupes chez nous, moi, je vous conserverai ma voix jusqu'au bout... C'est égal, il est bien, ce bouquin ! Descaves me l'a apporté. Ça pue le paupérisme de Paris et la crasse des mioches — ah ! et l'histoire de l'estampille !

Il m'en lut le passage.

— Croyez-vous que c'est nerveux, pris sur le vif !

— Oui, fis-je, admirative, malgré moi et comprenant combien il préférait La Maternelle à mon bouquin.

— Tenez, emportez-le ! Rapportez-le-moi et me donnez votre avis !

Je lus La Maternelle le soir même et le lendemain je fus chez Huysmans.

— C'est épatant, épatant, lui criai-je dès la porte.

— Vraiment ? (Il me regardait un peu inquiet.) J'avais des scrupules. J'ai mal dormi. Il me semblait que je vous avais peinée...vous avoir tant parlé du prix pour votre livre et maintenant...

— Maintenant ?... Mais il ne faut avoir aucun scrupule, je me réjouirai si vous votez pour La Maternelle. C'est un livre étonnant, emouvant, tellement plus humain, tellement plus senti que le mien. Je vous en prie, n'hésitez pas...

Vous croyez que je ne serais pas injuste ?... Car enfin il y a six mois que j'ai lu le votre, tandis que celui-là, paraissant juste au moment, je l'ai mieux dans la tête... Je sais bien aussi que Jérusalem n'a pas beaucoup de chances, mais je pourrais quand même lui donner ma voix au premier tour.

— Non ! Vous risqueriez de compromettre La Maternelle. Il faut laisser tomber mon bouquin simplement.

— Ah ! vous êtes un chic type, vous !

Et Huysmans me donna l'accolade.

La Maternelle obtint le prix Goncourt. On apprit, je ne sais trop comment, mon désistement et, lorsque se donna, sous les auspices du Journal et de La Petite République, un banquet en l'honneur de Léon Frapié, au Café Riche, j'y fus invitée. Huysmans n'y assista pas. Boylève, [sic] Jules Renard, Georges Lecomte prononcèrent quelques paroles, et Séverine, gravement joviale sous la nejge dé ses cheveux et un printanier chapeau de violettes, porta un toast vibrant à l'auteur de La Maternelle, à « Rose », sa charmante femme, et même...à moi.


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Les journaux avaient tant parlé de ce deuxième prix Goncourt que Mme de Broutelles, la directrice d'un nouveau magazine, La Vie heureuse proposa à la maison Hachette de créer un prix d'égale valeur pour recompenser l'oeuvre d'une femme. [...]

Et Huysmans m'écrivait :


Madame l'Amie-des-Lotus,

J'apprends que vous êtes la glorieuse élue des Amazones bleues.

Vivent les guerrières d'éscritoire !

Moi je vous félicite surtout d'empocher les joyeux fifrelins comportant le prix !

Autre point. Vous vous rappelez qu'il fut dit que nous déjeunerons, une fois cette toison d'or acquise. Écrivez-moi le jour de la semaine pochaine qui vous irait le mieux. Vous déjeunerez mal, mais j'ai encore quelques véridiques bouteilles qui noieront les pâles bidoches, les bidoches de Folentin !

[...]