La petite Siona est aujourd'hui membre de Jury
J'ai dit à Huysmans : « C'est Frapié qui mérite le prix ! »
et le premier Fémina me récompensa d'avoir renoncé au deuxième Goncourt
La question se posait de savoir s'il n'était pas contraire à l'esprit des fondateurs, si franchement antiféministes, de couronner une femme. Ne devait-on pas les en écarter une fois pour toutes ? Cette polémique passionnant les journalistes. Paul Acker, en tête de « l'Echo de Paris », demanda : « Le talent est-il masculin ou féminin ? » « Fémina » dressa une liste de romans lauréables, avec le portrait des autoresses, et Huysmans m'écritit :
— Ah ! l'article de « Fémina » ! ça a été une pluie de volumes de femmes ! Me voici au courant des Yvonne Vernon, des Strannick, des... je ne sais plus quoi ! Ça ne m'a pas fait oublier « La conquête de Jérusalem » ! Ah ! non ! Je présume qu'elles doivent vous cordialement exécrer !...
Le « Gil Blas » entreprit une enquête chez les membres du Prix Goncourt. Paul Margueritte et Léon Hennique disaient qu'ils n'hésiteraient pas à voter pour moi, si ce prix pouvait être attribué à une auteur féminin. Rosny aimé répondit : « Je ne pourrai formuler qu'un voeu et non un vote. Je dirai mon admiration pour la prose véhémente de Mme de Noailles et si je ne fais pas ce voeu pour elle, c'est que j'estime qu'elle n'a que faire d'une prix. Au rebours, je formulerai un voeu en faveur de Mme Myriam Harry et son beau livre si profond : « La Conquête de Jérusalem. »
Huysmans, lui, avait bataillé pour « Hiérosolyma ». J'allai l'en remercier. Je le trouvai, embarassé et rayonnant, devant un volume ouvert sur sa table : « La Maternelle. »
— Oui, me dit-il, en suivant mon regard, un concurrent : Léon Frapié ! Mais ne croyez pas que je vous abandonne ! Bien qu'on ne veuille pas admettre les jupes chez nous, moi, je vous conservai ma voix jusqu'au bout... C'est égal, il est bien, ce bouquin ! Descaves me l'a apporté. Ça pue le paupérisme de Paris et la crasse des mioches. Ah ! l'histoire de l'estampile !
Et il me lit le passage où une jeune fille apprend par la directrice comment reconnaître rapidement un petit garçon d'une petite fille parmi les moutards de deux à trois ans :
Sans s'attarder à des réflexions, elle attrapa Zizi à pleines mains, par le milieu de corps, le retourna la tête en bas et regarda la marque, comme on retournerait et regarderait l'enverse d'une potihe. Cette évolution fit si rapide que l'enfant n'eut pas le temps de dire ouf.
— Allez, c'est une fille. Et toi...Lou...Fais voir ton bulletin. Crac ! les pattes en l'air.
Elle en déchiffra ainsi une douzaine, à l'envers, en moins d'une minute ; absolument le chic de l'ouvrière parisienne : vite et bien.
— Hé ! croyez-vous « Que c'est nerveux, que c'est pris sur le vif. Emportez le livre, mais rapportez-le vite et dites-moi votre opinion.
Je lus « La Meternelle » le soir même et, le lendemain, je fus chez Huysmans.
— C'est épatant épatant, lui criai-je dès la porte.
— Vraiment ? — Il me regardait un peu inquiet — j'avais des scruples. J'ai mal dormi. Il me semblait que je vous avais peinée...vous avoir tant parlé du Prix pour votre livre et maintenant...
Maintenant ?... Mais il ne faut avoir aucune scruple, je me réjourirai si vous votez pour « La Maternelle ». C'est un livre étonnant, émouvant, tellement plus humain, tellement plus senti que le mien. Je vous en prie, n'hésitez pas !
— Vous croyez que je ne serais pas injuste ?... Car, enfin, il y a six mois que j'ai lu le votre, tandis que celui-la, paraissant juste au moment, je l'ai mieux dans la tête. Je sais bien aussi que « Jérusalem » n'a pas beaucoup de chances,mais je pourrais quand même lui donner ma voix au premier tour.
— Non ! Vous risqueriez de compromettre « La Maternelle ». Il faut laisser tomer mon bouquin simplement.
— Ah ! vous êtes un chic type, vous !
Et Huysmans me donna l'accolade.
* *
« La Maternelle » obtint le Prix Goncourt. On apprit, je ne sais trop comment, mon désistement et lorsque se donna, sous les auspices du « Journal » et de « La Petite République » un banquet en l'honneur de Léon Frapoé, au Café Riche, j'y fus conviée avec mon mari. Huysmans n'y assista pas, empéché, prétendit-il, par un coryza douloureux. Lucien Descaves s'était excusé également, disant à ceux venus l'inviter : « Ecoutez, nous avons déjà déjeuné pour Frapié. C'est le principal. »
Boylève, Jules Renard, Georges Lecomte prononcèrent quelques paroles, et Séverine, gravement joviale sous la neige de ses cheveux et un printanier chapeua de violettes, porta un toast vibrant à l'auteur de « La Maternelle », à « Rose », sa charmante femme et même...à mois.
* *
Les journaux avaient tant parléz de ce deuxième Prix Goncourt que Mme de Broutelles, la directrice du magazine « La Vie Heureuse », proposa à la maison Hachette de créer un Prix d'égale valeur pour récompenser l'oeuvre d'une femme.
L'« Acaémie des dames » fut viement constituée. Elle comprenait, sous la présidence de la comtesse de Noailles, vignt membres, parmi lesquels Arvede Barine, Juliette Adam, Rachilde, Judith Gautier, Mme Dieu-lafoy, Séverine, Daniel Lesueur, la duchesse de Rohan, Mme Edmond Rostand (Mme Gérard d'Houville, la plus brillante des Dionysiaques, selon l'expression de Jules Lemaître, s'était aimablement excusée, ne désirant faire paarie d'aucun jury). Ces dames, plus généreuses que leurs confrères du Goncourt, stipulèrent qu'elles pourraient par la suite couronner même le roman d'un auteur masculin.
A la date du 28 janvier 1905, le premier Prix Vie Heureuse, transformée plus tard en Prix Fémina, me fut attrivbué. La comtesse de Noailles m'en avertit par un pneumatique :
Prix Vie Heureuse Comité
Chère madame,
Nous avons le grand plaisir de vous annoncer que le Prix Vie Heureuse vient de vous être décerné, par 19 voix sur 20.
Le lendemaiin, elle me fit porter cette lettre :
Ma bien chère et bien charmante madame, j'ai bien dormi parce que j'étais contente, contente de tout mon coeur. J'aurais grand besoin de vous voir et si j'attends à demain, c'est pour avoir toute ma force pour ce plaisir. Je pensais, hier, tout le temps à votre visage au moment où la nouvelle nous parviendrait.
Que ne pouvais-je laisser-là ces dames et vous la porter moi-même !
Et maintenant, chère madame, comptez toujours sur mon dévouement, je vous le demande.
Je suis attachée à votre bonté, à votre cher et grand talent. A demain quatre heures, chez moi, n'est-ce pas ?
Votre Anna de Noailles.
Et Huysmans m'écrivait :
Madame l'Amie des Lotus,
J'apprends que vous êtes la glorieuse élue des amazones bleues.
Vivent les guerrières d'écritoire !
Moi, je vous félicite surtout d'empocher les joyeux fifrelins comportant le Prix !
Autre point. Vous vous rappelez qu'il fut dit que nous déjeunerions, une fois cette toison d'or acquise. Ecrivez-moi le jour de la semaine prochaine qui vous irait le mieux. Vous déjeunerez mal, mais j'ai encore quelques véridiques bouteilles qui noieront les pâles bidoches, les bidoches de Folentin [sic] !
Le presse me témoigna également beaucoup de sympathie. Jean de Bonnefon déclara, dans le « Gil Blas », que « La Maternelle » était un livre de femme et « La Conquête de Jérusalem » un livre d'homme, les deux académie avaient précisément lauré les candidatures qu'elles voulaient écarter.
Il n'y eut pas de banquet pour moi. Mais Frapié commémora nos deux Prix, par une fête intime chez lui, aux Batignolles, à l'école maternelle, dont sa femme, la charmante Rose du livre, était la directrice. Une salle à manger, au rez-de-chaussée, ouverte sur le jardin. Une grande table ronde, des compotiers d'entremets et de fruits sur tous les meubles, une dizaine de convives, parmi lesquels Louis Lumet, Louis et Huguette Garnier, Emile Guillaumin, écrivain régionaliste, vivement soutenu au Goncourt par Mirbeau, Charles-Louis-Philippe, qui fut également candidat avec son « Bubu de Montparnasse ».
D'innombrables bouteilles circulaient avec des joyeusetés, tandis que je voyais deux petits garçons en chemise de nuit se faufiler et chaparder dans les compotiers. Leur père, quand il les surprenait, les chassait à coups de serviette. Mais, à la fin du repas, Frapié ne voyait plus grand-chose : Charles-Louis-P{hilippe et mon mari s'étant amusés à mitrer sa calvitie de la cème fouettée d'un gâteau de marrons glacés. Enhardis, les gosses dansaient de joie. La pauvre Rose leva les bras au ciel, Louis Garnier, pour tout concilier, proposa une promenade aux Halles et nous partîmes en troupe turbulente, laissant Léon Frapié et Huguette Garnier, pour aider Mme Frapié à mettre de l'ordre dans la maison.
Nous commençâmes par manger des huîtres chez la Belle-Gabrielle, puis par boire des bocks, dans je ne sais combien de boîtes de nuit, car Charles-Louis-Philippe les connaissait toutes, étant de son état métreur de terrasse de café à l'Hôtel de Ville. Semant nos compagnons, l'un après l'autre dans chaque cabaret, nous nous trouvions à quatre du matin, avec Charles-Louis-Philippe, sur les quais, moi mourant de sommeil et de fatigue, les deux poivrots épris, l'un pour l'autre, d'une affection éternelle.
— Nous irons tous les deux voir le soleil au Point-du-Jour ! Tu ne sais pas, frangin, comme c'est beau, répétait Philippe, petit et boiteux, pendu au bras de mon mari. Nous allon prendre le bateau-mouche !
Naturellement pas de bateau-mouche.
— Cela ne fait rien, s'écrie Philippe, nous irons à pied.
— Oui, à pied, répète en titubant mon mari, rien n'st plus beau que le soleil levant au Point-du-Jour !
Heureusement un vieux fiacre ferraille sur le quai. Je le hèle et parviens, non sans peine, à persuader mes pochards que l'aurore vue de notres balcon de Passy vaut tous les soleils levants du Point-du-Jours.
Nous arrivon enfin à la ruen Herran, derrière le lycée Janson, par-dessus lequel se découvre un vaste horizon.
Il faut beaucoup de temps pour monter nos cinq étages. Lorsqu'on y réussit il est six heures et déjà l'aurore empourpre le ciel. Je laisse Philippe et mon sculpteur clamant leur extase sur le balcon de la salle à manger, tandis que je vais me mettre un peu à l'aise.
Quand je reviens un grand silence. Le soleil s'est levé radieusement. Mais les duex artistes se soulagent le coeur, penchés sur la rampe...
Myriam HARRY