Le Temps

17 mai 1932



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J.-K. Huysmans et Soeur Scolastica


Les bénédictines de la rue Monsieur quitteront prochainement Paris. Avec elles s'évanouiront une atmosphère et un paysage huysmansiens. Car l'on ait que l'auteur de Sante Lydwine se réfugia chez ces moniales après l'exode des bénédictines de Ligugé. Il occupa d'octobre 1901 à juillet 1902 deux chambres de leur annexe, écrivant l'Oblat et descendant à la chapelle, chapelle et plain-chant et treillage mystique déjà si tendrement décrits dans En route, ainsi qu'une prise d'habit à laquelle l'avait convie l'abbé Gévresin-Mugnier.

Et quand, lassé de la demi-claustration du pieux asile, Huysmans alla habiter la rue de Babylone, puis la rue Saint-Placide, il demeurait quand même fidèle aux vêpres monastiques de la rue Monsieur, et il y revint plusieurs fois goûter leurs pures extases avec celle qui apportait au soir de sa vie une dernière douceur, un dernier gazouillement, un dernier souci ; je veux parler de la touchante ombre, aujourd'hui effacée derrière la grille d'un cloître de province, morte à la mémoire des hommes sous son nom d'épouse de Dieu : soeur Scolastica.

Peu d'amis de Huysmans ont soupçonné son existence, aucun de ses biographes ne l'a, je crois, mentionée ; et pourtant je suis persuadée que sa frêle silhouette féminine a tenu une grande place dans le coeur désert du vieux misogyne et qu'elle a, de sa discrète ferveur expiatrice, angélisé la douloureuse fin.

La première fois qu'il me parla d'elle, ce fut en hiver 1905. Nous ne nous étion pas revus depuis des mois. Dès mon entrée dans son cabinet de travail, où rougeoyait la salamandre et nous regardait idlemment, de la cheminée, le Saint Sébastien, entre deux vases de chardons bleus, je devinai qu'il y avait quelque chose de changé dans la vie de Huysmans. Son teint plus clair, son oeil plus lumineux, même sa barbiche plus argentée révélaient un rayonnement intérieur, un frisson d'âme nouveau.

Je m'assis à ma place habituelle sur le petit canapé raide, face à la table à têtes d'anges où reposait toujours, sur un coin, un paquet de tabac gris. Et Huysmans, delaissant ses pages raturées — le manuscrit intitulé alors Les Deux faces de Lourdes, — croisant ses jambes en « ceps de vigne », balançant sa pantouffle feutrée, me décrivit avec délices les horreurs purulentes de la ville miraculeuse. Puis, soudain, sans transition, sans préambule, semblant, selon sa coutume, poursuivre un songe sonore, il me raconte sa séraphique idylle avec une jeune fille recontrée chez les clarisses de Lourdes,(1) qui l'avait supplié d'être son chaperon spirituel. Et naturellement, comme tout ce qui touchait à Huysmans, cette chaste aventure n'allait pas sons mystère. Il l'appelait « le petit oiseau », me laissa deviner qu'elle appartenait à une famille de vielle noblesse provincale, qu'elle était menue, brune, élevée au couvent et rêvant d'y retourner. Après leur séparation de Lourdes, il s'étaient écrit.

— Oh ! ses lettres sont bien simplettes, bien innocentes, un gazouillis !

Cependant, ses parents, redoutant l'amitié de Huysmans, susceptible d'encourager la vocation monacale de leur fille, s'étaient opposés à ce commerce épistolaire. Alors « le petit oiseau » avait recouvré toutes les ruses d'Eve, d'abord pour correspondre clandestinement — je sentais combien ce secret charmait Huysmans, — ensuite pour venir à Paris et loger chez les bénédictines de la rue Monsieur. Ils se retrouvaient à la chapelle, où, placés du côté gauche de l'abside, ils voyaient derrière la grille de clôture glisser doucement les fantômes noirs dont seule la voix, seul l'immatériel, comminiquait avec les vivants par le plain-chant mélancholique...

Puis « le petit oiseau » était reparti vers sa province, laissant au coeur de l'ancien pécheur un frémissement d'ailes blanches et un céleste gazouillis.

Depuis, à chacune de mes visites, Huysmans me parlait d'elle. Elle venait plus fréquemment à Paris, et, trompant la surveillance d'une vieille parente en prétextant des courses dans un grand magasin, elle montait à l'appartement de la rue Sainte-Placide et déjeunait parfoi avec Huysmans. Je ne l'y ai jamais recontrée, la porte restant, ce jour, rigoreusement close...

— L'extraordinaire, me dit-il, c'est qu'elle est très simple, à peine mystique. Rien de littéraire ou d'exalté. Seulement elle ignore tout de la vie, a compris qu'il est dément de vouloir vivre dans le siècle et que seul le cloître offre un sûr refuge. Elle se plait beaucoup à l'idée de cet emprisonnement en Dieu. Elle voudrait s'offrir en victime expiatoire pour les péchés du monde et peut-être pour les miens. Elle voudrait même atteindre au miracle de la substitution, pour se charger des infirmités d'autrui. Mais ses parents s'opposent à sa claustration, désirant la marier. La pauvrette aussitôt retournée chez elle est très malheureuse. Elle se confine dans la prière, et m'a déjà secouru de loin. Quand dernièrement je souffrais de maux atroces, je sentis soudain mes douleurs s'apaiser et des effleuves béatifiques m'envelopper. Dans un autres temps elle eût été une petite Bernadette...

Un autre jour :

— Elle est venue hier. Nous avons cherché ensemble quel nom elle prendrait au convent, car elle espère bien de fléchir sa famille.

— Et vous avez trouvé ? — Oui. Scholastique. — « Scholastique » n'est pas un nom bien lourd, bien savant pour un « petit oiseau »? — Sans doute. Mais l'âme de sainte Scholastique s'est envolée au ciel sur les ailes d'une colombe ; et puis, sainte Scholastique était la soeur de saint Benoît, dont j'aurais pris le nom si j'en avais pris l'habit.


*
*      *

En 1906, avant de m'embarquer pour l'Afrique, je trouvai Huysmans alité, dans une chambre assombrie, atteint d'un zona ophtalmique. Une veilleuse éclairait la maigre face triangulaire et le crâne bombé, cerclé d'un bandeau noir. Autour du lit pendaient des chapelets, foisonnait le buis. Au mur, le moine, de Zurbaran, copié par son père, priait dans des ténèbres oscillantes. Lui-même, plongé dans une morne tristesse, me racontait son mal mysterieux. La bonne entra, portant une petite boîte.

Le visage de Huysmans s'ilumina :

— Ah ! enfin ! soupira-t-il, joyeux.

Et tirant d'un étui une petite bonbonnière de cristal :

— Regardez ! « Une relique de sainte Scholastique. Je l'attendais depuis longtemps. — Du « petit oiseau »? — Oui. Et ce que cela représente de démarches, de peines, de prières ! Ah ! celle-là ne m'oublie pas !

Et insoucieux de ma présence, serrant le reliquaire contre lui, il s'isola en un songe bienheureux...


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En janvier 1907, il m'écrivait à Tunis :


Ma chère et bonne Myrrhiam (sic),

Que vous êtes bonne de vous être souvenue d’un assez piteux homme qui vit désormais comme une sorte de reclus retranché du nombre des vivants ! Eh oui ! depuis que vous me vites à moitié aveugle dans un lit, ç’a été presque de mal en pis, ou du moins c’est un autre genre de torture. — Le zona m’étant retombé sur la màchoire, ce fut un feu d’artifice d’incroyables maux ! Il y a un mois, j’étais dans une maison de santé où un habile chirurgien m’ouvrait le col comme un fruit. Aujourd’hui je suis rentré rue Saint-Placide, mais menacé d’une nouvelle opération, et possédant une joue comme une montgolfière, qui ne s’envole pas, hélas !

Et, au fond, rien n’est plus dangereux que de célébrer la Douleur et je paie — sans repentir — les pages de Sainte-Lydvine et des Foules de Lourdes. — Vous n’avez que des maux bizarres ! m’ont dit les princes de la science, consultés sur mon cas, ce qui veut dire qu’ils ne savent que faire. Mais laissons ces kyrielles de jérémiades. Je vis très souffrant, mais bouquinant quand j’ai un moment de répit entre mes quatre murs. Et cela suffit, en se résignant dans la prière, pour accepter la vie, si médiocre soit-elle.

Et je vous assure que dans ces conditions, on pense plus affectueusement, je crois, à ses amis, que lorsque l’esprit s’évague dans de la bonne santé, et c’est pourquoi votre lettre m’a réjoui, car je vous vois dans votre élément de silence ensoleillé, sous les bonnes arcades arabes d’un palais, rêvassant, puis travaillant et sertissant en fin de compte de belles phrases nuancées et odorantes d’art. La bonne cinnamome Harry, je voudrais la humer ! — oui, si vous avez des impressions parues de Tunis, donnez-les-moi à lire. Étant à peu près incapable de travail, je me consolerai avec !

Je vois bien, an reste, qu’il ne va plus me rester avec la mystique que la littérature pour m’occuper, car j’ai la vague intuition que je vais désormais être mené, en dehors des voies littéraires, dans les voies réparatrices de la souffrance, jusqu’à ma fin. L’embêtement est de ne pas se sentir une vocation bien décidée pour ce genre d’existence, mais très certainement, à la longue, je m’y ferai — mais j’espère qu’on me laissera tout de même, dans la monotone mélancolie des tortures, un petit dessert d’art ! — et que vous aiderez à me le fournir, n’est-ce pas ?

Pour la pauvrette dont vous me parlez — rien ne s'est fait. La famille s'étant opposée formellement au départ, et, elle, ayant manqué de courage nécessaire pour casser le lien.

Elle y a gagné d'y être, avec mes catastrophes de santé, encore plus malheureuse. Le jour de l'opération comme j'avais été emporté à l'improviste, elle a couru toures les maisons de santé de Paris pour me trouver — la bonne ne sachant même pas l'adresse de la boîte où j'étais. Et elle ne m'a rejoint que le soir.

Tout cela n'ajoute pas peu à mes ennuis — encore que j'aie restreint les visites et que le ton même des relations soit complètement changé.

Au fond, ce que la vie en Dieu aurait mieux valu pour elle que tout cela ! j'aurai fait au moins tout ce que j'aurai pu pour l'y amener.

Que vous dirai-je encore ? rien — je vis si à l’écart, d’une vie si somnolente, quand les maux ne la réveillent pas ! Je ne sais rien et ne vois rien — et suis si dégoûté, d’ailleurs, par ce que je lis dans les journaux, sur les catholiques et leurs persécuteurs, que j’ai presque envie de me désintéresser et des uns et des autres.

Tout cela est si bassement humain qu’on ne peut y trouver aucun réconfort.

Travaillez bien, ma chère Myrriam, pensez quelque fois au vieil impotent qui vous envoie toute l’assurance de son très affectueux dévouement.

G Huysmans


Je le revis fins mars, assis devant sa table angélique et son paquet de tabac gris. Il me parut très changé, très souffrant. Il habitait maintenant avec le peintre de Caldain qui l'aidait à ranger ses manuscrits, à detruire ses paperasses.

— Tant de lettres à brûler ! Que de cendres, que de cendres ! dit-il avec une pénétrante mélancholie.

Je songeai aux lettres du « petit oiseau ». J'allais lui en parler quand la bonne entra : le docteur Crépel l'attendait.

Je ne devais plus le revoir. Après des semaines d'atroces tortures cancéreuses, sereinement supportées, Huysmans s'éteignit le 12 mai 1907. Je ne sais si « la pauvrette » suivit les funérailles. Mais, deux ans plus tard, elle prit le voile chez les bénédictines de Dourgne (Tarn).

Lorsque, le 12 mai 1927, fut apposée, par les soins de Lucien Descaves, une plaque au 31 de la rue Saint-Placide, j'ai cru voir une colombe voleter autour de la maison. Et le chanoine Mugnier me conceda qu'effectivement l'âme de soeur Scolastica avait participé à la commemoration, non comme je le supposai, sous forme d'oiseau, mais sous celle d'une dame(2), déléguée par la douce moniale qui s'était cloîtrée par saint amour pour Huysmans...


Myriam Harry



Notes (ajouté sur la copie dans les Fonds Lambert, Bibliothèque de l'Arsenal)

(1) Confusion — il s'agit la de deux personnes différent. A Lourdes, au Carmel (et non chez les Clarisses) JKH vit Louise Pedreno, la fille de " la Sol " — " le petit oiseau " était Henriette de Fresnel, qui prit le voile bénédictin.

(2) cf. Christiane Aimery, K. J. Huysmans, Paris, Lethielleux, 1944, in-16, p.28.




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