tendre cantique

Le Tendre Cantique de Siona

Fayard 1922



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Les extraits de Le Tendre Cantique de Siona (1922) concernant le caractère de L.-P. Mirmans (Huysmans) et Siona (Harry).

[...]


II

[...]


C'est dans une pareille période d'abattement que Siona reçut une lettre de L.-P. Mirmans, le romancier naturaliste, devenu l'amant fervent des cloîtres et de la mystique.

Depuis longtemps, l'auteur de La Basilique lui était familier. Elle avait même trouvé ses oeuvres complètes à Shangaï et les avait lues sur le paquebot qui la ramena en France, elle et son amertume.

Ah ! qu'il lui avait tonifié l'âme, cet âpre et farouche contempteur du monde et des faciles succès ; ce Saint-Jean-du-Dêsert moderne qui vomissait son dégoût sur la médiocrité et la sottise humaines. Seuls, parmi tous les livres, les siens avaient résisté à l'éparpillement du voyage, seuls dans l'enchantement de la fuite, ses volumes à lui, n'étaient pas retombés, fades et incolores, sur les genoux de Siona. Sa voix, à lui, hurlait, flagelleuse, à travers le fracas des vagues ; la truculence de ses images dominait l'intense couleur tropicale ; la cadence équilibrée de son style stabilisait les horizons instables, et l'air marin, lui-même, semblait moins salubre que l'esprit de cet homme, macéré dans la saumure de la solitude, tanné par le sel des larmes.

« J'irai le voir, s'était-elle dit, nous fraterniserons par notre commune horreur de l'amour. »

Mais, à Paris, son éditeur lui avais appris que Mirmans s'était retiré du monde et vivait, cloîtré, dans un couvent de province.

Elle lui envoya, quand même, son roman chinois, en hommage d'admiration et de reconnaissance, convaincue que jamais il ne le lirait, si, toutefois, ce livre, au titre folâtre, parvenait à passer le seuil de sa cellule.

Et voici qu'il lui écrivait ; qu'il la félicitait, la remerciait « du régal d'art savouré à la lecture de ce livre et des rêveries cocasses que ces pages, le volume fermé, avaient prolongées en lui. »

Il est vrai que cette lettre envoyée à son éditeur, la qualifiait de : « Monsieur et cher confrère. » Ce misogyne claustral se refusait sans doute, en dépit du nom féminin, à trouver quelque mérite à l'ouvrage d'une femme.

Cela ne diminua pas l'orgueil délirant de Siona. Au contraire. Elle était sûre, du moins, qu'il ne la flattait pas par galanterie. Et puis, il était revenu ! Cet ermite lui confiait sa retraite ; couvent des Augustines de la rue Madame.

Elle pourrait donc, si son découragement persistait, courir vers lui et le convaincre — puisque son sexe l'épouvantait — combien elle était dépourvue de la frivolité qu'il attribuait aux Ève.

Pourquoi n'irait-elle pas immédiatement ?

N'était-ce pas sa Destinée, sa « destinée bénie de Sion » qui lui avait envoyé cette lettre secourable, à l'heure de sa désolation ?

Et qui sait ? Lui aussi l'attendait peut-être. Puisqu'il était revenu de son cloître, c'est donc qu'il n'y avait point trouvé la paix.

Et la chimérique Siona bâtissait des rêves merveilleux : elle aurait un maître, un ami, un véritable ami celui-là, plus de deux fois plus âgé qu'elle, mais qui la conseillerait pour écrire, qui la soutiendrait dans ses angoisses littéraires. Elle ne serait plus seule ; ensemble ils se consoleraient de la faillite de l'amour par leur goût des lettres et leur plaisir de l'art.

Et, enivrée, Siona héla un fiacre pour arriver plus vite.

Ah ! que le soleil luisait radieux ! Comme elle aimait Paris, comme elle aimait la vie, la vie si bonne, si pitoyable, à son âme d'exilée !

Au couvent des Augustines, une tourière la conduisit au parloir, où la reçut une soeur au masque d'empereur romain, reculé dans une cornette.

Monsieur L.-P. Mirmans ? Il ne pouvait recevoir à cette heure. Il assistait aux vêpres. D'ailleurs il ne recevait aucune visite féminine.

— Si vous voulez laisser votre carte, ajouta la religieuse en scrutant la jeune femme avec une glaciale curiosité, je la lui remettrai.

— Non, merci... je lui écrirai...

Et lorsque Siona sortit dans la rue inondée de printemps, le grand sommeil noir était retombé sur sa vie.

Elle revint chez elle, titubant de détresse.

[...]


VII

[...]

*
*      *

Au bout d'un mois, Siona avait terminé la première partie de son roman. Il lui manquait certains renseignements sur la Vierge Noire, qui pouvait bien être, croyait-elle, une descendante de la Venus infernale, l'Astarté des Moabites, à laquelle, pour l'amour de ses femmes étrangères, Salomon, lui-même, avait sacrifié « sur les hauts lieux et sous les arbres verts ».

Elle compulsa à la Bibliothèque Nationale des volumes innombrables sans trouver d'indications. L.-P. Mirmans, dans plusieurs de ses ouvrages, avait parlé de la sombre Madone. Peut-être possédait-il une documentation plus étendue. Elle se souvint de sa première lettre si encourageante, qui l'avait, des profondeurs de son désespoir, exaltée jusqu'au délire, et à la suite de laquelle elle avait couru au couvent des Augustines de la rue Madame.

« Qui sait ? se disait-elle, en souriant, si la soeur au masque d'empereur romain ne m'avait pas si catégoriquement expédiée, j'aurais manqué la visite de Mme Poulain et je n'aurais probablement point connu mon saint gothique. »

Elle écrivit à l'auteur de La Basilique, le priant de vouloir lui indiquer la source de ses renseignements sur la Vierge noire, et afin de ne pas effaroucher le misogyne claustral qui, dans sa lettre, l'avait traitée de « Monsieur et cher Confrère », elle évita tout accord grammatical qui aurait pu trahir son essence féminine.

Le surlendemain, sous la grande lettre fidèle de son imagier, elle trouva une petite enveloppe, où une écriture fine, tourmentée et insexuelle, aux barres de T mystiques, avait tracé le pseudonyme de Siona « Ouarda Sulamite », sans le précéder d'aucun titre dlstinctif.

Et voici qu'émerveillée, elle déchiffra sur un papier de poupée :


60, rue de Ninive.

« Mon cher Confrère,

Je suis tout à votre disposition pour vous aider à trouver, si je le puis, les renseignements dont vous avez besoin pour votre livre, et ce n'est, mais oui, qu'on trés juste dû du plaisir que m'a procuré, en un temps où la disette des oeuvres d'art s'affirme, votre exquis roman de notre France jaune.

Je suis chez moi, tous les jours, jusqu'â trois heures de l'après-midi. Si ces conditions vous agréent, venez demain mercredi, ou samedi ou lundi, enfin le jour que vous voudrez. Autrement, fixez-moi l'heure qui vous plaira mieux et je la prendrai.

Agréez, je vous prie, mon cher Confrère, l'expression de mes sentiments respectueux et dévoués. »

L.-P. Mirmans.


« C'est drôle la vie ! pensa Siona. S'il m'avait écrit cette lettre il y a quatre mois, je serais devenue folle de joie. Au fond, je crois que j'étais amoureuse de lui. Je désirais tant avoir un vieil ami littéraire. J'ai trouvé un jeune amant sculpteur et qui ressemble, en plus, à un Primitif échappé des pages de La Basilique... Tiens ! il n'habite plus au couvent. Il a du se reconvertir à la vie. Pourvu qu'il se soit repenti aussi de sa misogynie. Car il continue à me croire de son sexe. Il va m'en vouloir de cette supercherie. Je ne puis pourtant pas me déguiser en homme. »

Elle s'habilla aussi sobrement qu'elle put, d'une longue gaine de drap noir mais qui faisait ressortir sa taille fluette, et d'un sombre chapeau à plume d'amazone qui encadrait d'ombre ses cheveux blonds et ses grands yeux gris.

Elle arriva dans la rue de Ninive devant une maison si simple qu'elle crut s'être trompée.

Un escalier étroit, sans tapis, monta raide entre des murs, coupés, à mi-hauteur des étages, par trois marches latérales et une porte d'où s'échappait une odeur mélangée d'eau croupissante et d'ammoniaque.

Au quatrième palier carrelé, la jeune femme tira un pied de biche qui pendait le long du battant unique. Tout ccla avait quelque chose de revêche et de monacal. Si un eautre nonne allait lui fermer la porte au nez ?

Mais une suivante d'aimable figure la considéra sans étonnement et I'introduisit dans une petite salle à manger où le tuyau d'un poêle en faïence chocolat, montait le long d'une niche à ogive.

Elle reconnut au mur — pour l'avoir vu reproduit — le portrait de Mirmans par Borain, en « cerf-volant », le visage au crâne forte et bombé s'amincissant en triangle vers le menton et la barbiche pointue.

En face, une caricature le représentait en gargouille satanique, un chat noir sur l'épaule.

Siona avait remis comme pièce d'introduction l'enveloppe même de Mirmans. Mais, sans doute, la bonne l'aviserait-elle de la présence d'une dame. S'il n'allait pas la recevoir ?

Mais le maître du logis lui-même, en vareuse et en pantoufles de feutre, ouvrit la porte. Il sourit gauchement, et tendit une étroite main, couleur de cire, et si molle qu'elle paraissait se fondre dans la main, petite, pourtant, mais ferme de Siona.

L'ayant priée d'entrer, il lui désigna un canapé raide, et retourna s'asseoir sur un fauteuil canné, devant sa table de travail gothique, dont le plateau reposait sur quatre têtes d'anges.

Autour de lui, tout était d'un goût choisi, contrastant avec l'inesthétique de l'escalier. Une bibliothèque tapissait les quatre murs et, sur la cheminée, Siona aperçut, entre deux vases de Delft, fleuris des chardons bleus, un buste de Saint-Sébastien traversé de flêches et ressemblant de façon étonnante à Gilbert.

Tous deux, le maître et l'élève se regardaient, en silence. Intimidés, iIs se sentaient pourtant en sympathie. C'était bien ainsi que Siona s'était imaginée le grand mystique, aux yeux d'un bleu limpide et fané comme celui des rosaces dans les cathédrales antiques. Seulement, elle l'avait cru plus âgé ; ses cheveux blancs, rasés de très près, et sa carnation claire lui donnaient un aspect juvénile, que son allure hésitante et ses mains de nonne accentuaient encore.

— Alors, dit, enfin Siona, vous me pardonnez de n'être qu'une femme ?

— Hé ! oui, il le faut bien, Seigneur ! soupira-t-il amusé, en découvrant, sous son épaisse moustache decolorée, des dents « rouillées » par la nicotine.

— Mais pourquoi avez-vous voulu que je sois un homme ? Mon nom pourtant est très féminin.

— Je saIs bien, Ouarda, fleure, même, la rose mystique, et la Sulamite n'est autre qu'une bachante biblique, vous vous souvenez ?

Et il scanda :


Les seins de ma bien aimée

Sont comme des grappes de vigne

Des grappes de vigne d'Egady,

Et son baiser est plus enivrant que le vin ?


— Quelle bonne blague, au reste, d'avoir voulu voir dans ce cantique profane, l'hymne nuptial de l'Eglise et de son Epoux !

Et il se mit à rire d'une façon sardonique, en passant sa main demoniale sur son crâne de gnome.

— Pourquoi je vous ai crue de sexe fort ? Hé, mais parce que vous avez une écriture bougrement virile et souvent un style mâle. J'ai supposé qu'un officier de marine roublard s'était maquillé pour obtenir le succès ; car les jeunes auteurs en arrivent là ; ils seront obligés de s'abriter derrière un pseudonyme féminin s'ils veulent trouver des lecteurs...Vous permettez que je fume ?

Il prit sur le coin de la table, au-dessus d'une tête d'ange, un paquet de tabac gris et un cahier de papier Job.

— « Riche comme Job », dit-il en riant en balançant ses jambes, l'une sur l'autre.

Puis revenu à son sujet :

— Vous allez bien ! vous les chevalières de l'écritoire, les Amazones bleues ! et, amusé, il dessina dans l'air la silhouette de Siona, depuis son chapeau de mousquetaire jusqu'à sa traîne de sirène.

« Hé ! oui, les hommes n'auront qu'à bien tenir, car je prévois que d'ici quelques années vous formerez un bataillon de plumes redoutables. Vous aurez votre académie ; vous décernerez des prix et, naturellement, toujours au sexe adverse. Ha, ha, ce sea drôle ! Quand le jeune poète se présentera, vous lui désignerez votre canapé : « Passez d'abord par ici, je vous prie ! Nous verrons après pour la couronne. » Et le postulant 's'exécutera pour avoir ses mille balles... Seigneur, je n'envie pas la génération des auteurs futurs. Ah ! ils en verront des poitrines croulantes et des ventres en accordéon ; car avouez que vous avez des consoeurs qui n'ont rien de séduisant.

Et Mirmans s'esclaffa, la tête renversée.

Puis, redevenu sérieux :

— Et ce ne sera que justice. C'est honteux la façon dont les hommes de lettres et les critiques influents abusent des débutantes. Je ne comprends pas cela. Quelle indignité de manquer de respect à une solliciteuse ! Les pauvres bas-bleus en herbe, je les plains. Mais vous-même, vous devez savoir les tristes choses qui se passent dans les bureaux de rédaction ?

— Oh ! moi, j'ai eu de la chance. J'ai débuté dans un quotidian dirigé par les femmes : La Catapulte. Après, un grand poête chevaleresque m'a offert I'hospitalité dans le journal dont il est directeur littéraire. D'ailleurs, mon nom étranger et mon accent que l'on qualifie — je ne sais pourquoi — d'américan, m'ont épargné les privautés.

— Loué soit votre exotisme, puisque vous lui devez le saIut, tandis que, si vous aviez été une pauvre jeune fille française !...

Et il leva les bras au ciel.

— Mais, reprit-il, poursuivant leur conversation du début, nous avons joué au plus fin. Je n'ai pas été, du moins, pas longtemps, dupe de votre ruse d'Eve. Dès mon retour de la Trappe, je savais qui était cette Ouarda Sulamite. Je vous ai même vue, accrochée à un kiosque de journaux, sur la couverture d'un périodique, avec des griffes de tigresse et une robe d'impératrice de Chine. Cette sphinge m'a intrigué. Un jour en revenant des vêpres à l'église Saint-Séverin, j'ai acheté Ia revue, je l'ai gardée dans ma chambre...la mère Agathe a dû en faire une tête !... Tenez, voilà le numéro.

Et ouvrant le tiroir de sa table, ii montra à la jeune femme son portrait en costume extrême-oriental en téte d'un magazine. Elle portait la tunique et la tiare du jour, où Frédéric l'avait dominée.

Elle rougit :

—Je n'aime pas cette photographie ! D'ailleurs, maître, je n'aime pas du tout que vous aimiez mon roman chinois.

Il la regarda, surpris.

— Il ne le mérite pas. Il est petit et mièvre, et je voudrais que vous réserviez toute votre amitié a celui auquel je travaille en ce moment.

— Pour lequel il vous faut les renseignements sur la Vierge noire ?

— Oui, maître, celui-là, je l'aime. Je le voudrais grand et grave. Je sais qu'il est douloureux. Je l'ai ébauché dans l'amertume, je l'ai continué dans la solitude et la tristesse et maintenant...

— Vous vivez seule à Paris ? demanda-t-il, intéressé par la voix ardente de Siona et par une sorte de spirituelle volupté qui noyait ses yeux dès qu'elle parlait de sa littérature.

— Oui, dit-elle troublée, je vis seule, dans un tout petit appartement, mais...

Elle voulait ajouter honnêtement :

« J'aime un imagier qui ressemble à votre Saint-Sébastien de la cheminée...» mais la servante entra et vint chuchoter quelques mots à l'oreille de Mirmans.

—Ah ! encore un ratichon ! dit-Il, quand la porte se fut refermée... Non, restez je vous en prie, il attendra. Vous ne fréquentez pas ces gens-là ! Vous, du moins, vous êtes franchement payenne. Ah ! si j'avais à recommencer ma vie... mais, quand le diable se fait moine... et il passa sa main sur son crâne tondu. — Alors vous me disiez que vous écrivez un roman sur Jérusalem, votre patelin natal, et que vous croyez à une connivence entre votre Astarté lunaire et ma Vierge noire... C'est possible après tout. La Vierge noire nous est arrivée avec sainte Sarah, la patronne des Bohémiens et des Gitannas, les Shaïtanes de chez vous, les Démones arabes. Qui nous dit, en effet, que l'Immaculée ténébreuse ne fut pas d'abord quelque déesse infernale, peut-être la grande Vénus de Syrie ?... Je vous promets de faire des recherches. Revenez les prendre, voulez-vous ?... Oui, revenez me voir, si ma lanterne ne vous dégoûte pas trop... Seigneur, quel escalier ! Vous n'avez pas rencontré de larves ?

Et comme Siona le regardait ahurie, il ajouta craignant de l'avoir apeurée :

— Nous parlerons, la prochaine fois, de votre petite Hiérosolymitain et de votre solitude.

Et le dos rond, les pas feutrés, Mirmans reconduisait la visiteuse.



VIII


Quinze jours plus tard, Siona retourna rue de Ninive.

Mirmans la reçut avec une telle cordialité qu'elIe comprit qu'il l'avait attendue plus tôt. Et tout à l'aise, cette fois, elle s'assit sur le petit canapé raide entre le Saint-Sébastien de la cheminée et la table à têtes d'ange.

— J'ai travaillé pour vous et votre Hiérosolymitain. Ah ! j'en ai compulsé des grimoires ! et j'en ai appris du joli sur votre Astaroth cornue, votre « grande Volupté » de Syrie qui a pour emblème une pomme-grenade et pour amant un veau!... Non, je ne crois pas qu'il y ait un lien entre votre gueuse et ma Vierge noire, mère-Dieu des Coptes et des Abyssins qui revendiquent, entre parenthèses, non seulement notre sainte Marie, mais aussi votre grande amie la reine de Saba... Il se pourrait aussi que la Vierge noire soit venue en France avec Ies Templiers, car il est certain que les croisades ont été quelque chose d'énorme pour la mystlque et pour l'art de l'Occident. On trouve après cette époque des souvenirs d'Orient partout. A juger d'après les grands vitraux de la cathédrale de Chartres, il est indéniable que les verriers d'alors ont eu des tapis d'Orient devant les yeux.

Et Mirmans partit en un exposé de l'influence de l'architecture sarrasine sur l'architecture gothique pour aboutir à son sujet favori, à la sombre Madone des Cryptes, adorée par les humbles gens et les infirmes.

Et Siona, en l'écoutant, reconnut avec ravissement le style imagé et fervent de ses livres.

Puis, se souvenant au roman de la jeune femme :

— Eh bien, il avance ? Ça va ? Avez-vous ceint l'épée et endossé la cuirasse pour vous attaquer à la chair coriace de vos coreligionnaires ? Ha, ha ! vous ne savez pas quelle lutte vous engagez, Madame-l'amie-des-lotus ! Vous verrez se dresser devant vous tous les momiers. Mais que vous importe, n'est-ce pas ? puisque vous êtes sûre d'avoir avec vous, tous ceux que l'art requiert.

Il roula une nouvelle cigarette.

— Ah ! ce n'est, diantre, pas moi qui les aime les Vaches à Colas. Ce sont des coupeurs d'ailes ; des négateurs de miracles, des gens qui ne comprennent ni la mystique, ni le plain-chant et qui ont banni la sainte Vierge de leurs temples. A lire votre livre chinois, je n'aurais jamais cru qu'il fût écrit par une protestante.

— Oh ! je le suis si peu ! Mon premier baptême dans la chapelle du Mont-Sion fut anglican et après, ma nourrice Ouarda, pour toucher un bichlik, m'a fait oindre et asperger dans les différents cloîtres de Jérusalem. C'est pour cela, sans doute, que j'ai toujours éprouvé une profonde indifférence pour toutes les religions.

Il s'esclaffa d'un rire de satyre, en agitant ses mains de madone.

— Doux Jésus ! quelle joyeuse hérésie. Une Hiérosolymitaine qui, à force de saintes huiles et d'eaux lustrales, a perdu la Foi !

Puis redevenant grave :

— Mais vous verrez, tout cela ne sera pas perdu ! La grâce des sacrements et l'âme des couvents parlera plus tard en vous. Au reste, comme tous les passionnés, vous avez une âme mystique. Je prévois qu'un jour, telle, sainte Thérèse, vous finirez en carmélite.

— Oh ! non, jamais ! s'écria Siona. J'aime trop la vie pour cela. Ah ! si vous saviez, comme je suis amoureuse de la vie !

— De la vie seulement ? demanda-t-il, en la regardant par en dessous.

Elle rougit. Elle sentait qu'elle devait à ce maître accueillant la vérité. Elle voulait répondre : « Amoureuse de la vie et de Gilbert Chevalier, un saint gothique selon votre goût, et qui pêche actuellement des crevettes rose au clair de la lune à Saint-Georges-de-Didonne. »

Mais une pudeur la retint. Au reste, Mirmans n'avait pas attendu sa réponse ; sa forte tête triangulaire, retombée sur la poitrine malingre, il s'évaguait vers des rêves et semblait avoir oublie la présence de Siona.

Ainsi, avec ses paupières abaissées sur ses rosaces de cathédrale, il paraissait éteint et vieux.

Il revint de ses songes :

— Je suis allé, tout à l'heure, rue du Luxembourg. Là, habite un vieux couple que j'aime beaucoup et que je connais depuis fort longtemps. Le mari était sonneur de clocjes à Saint-Sulpice. Depuis, il a pris avec sa femme une boutique d'antiquités. Ce sont des gens tr&egave;s simples, mais d'un goût parfait. Tout ce que j'ai ici, vient de chez eux. Aujourd'hui j'ai vu, pendu au plafond, un fauteuil canné qui m'a plu. — Vous ai-je dit que la femme est aveugle et que c'est au toucher qu'elle reconnait avec sûreté l'époque et le style des objets ? — « Oui, dit-elle, c'est le Louis XIV si bien galbé...» Et à son mari : « Prends l'échelle, mon petit, et décroche-le ! » Et tout le temps de l'opération elle suivait le sonneur avec son regard inutile. Elle était devenue pâle et ne cessair de répéter : Fais bien attention, mon cher petit, tu pourrais tomber !...» Mon cher petit ! Elle l'appelé « mon cher petit » après quarante années de mariage ! Cela n'est-il pas beau, deux êtres qui s'aiment et vieillissent ensemble ! N'est-ce pas plus beau que toutes les littératures ?

Il regarda Siona, et une si merveilleuse lumière d'âme débordait de ses yeux, qu'elle en demeura comme éblouie.

Il continua avec une cuisante mélancolie :

— J'ai sans doute raté ma vie. Il y a des jours où je suis dégoûté de tout. En somme, j'étais plus heureux avant ma conversion. Il me vient, par moment, la nostalgie de mes péchés.

— Alors, dit Siona, en souriant, pourquoi ne pas vous y reconvertir ?

Il la regarda presque effaré :

— Vous croyez qu'il ne serait pas trop tard ?

Et passant ses mains sur son crâne bombé où se dressaient des chaumes blancs :

— Hélas ! quelle pécheresse voudrait encore d'un vieux cacochyme comme moi ?... Ce n'est pas que les femmes manquent dans ma vie. Au contraire, elles y abondent. Mais quelles femmes, doux Sauveur ! Des hystériques et des bigotes. Elles me guettent dans la rue ; elles m'épient à l'église ; elles couvent mon prie-Dieu ; elles m'adressent les épitres les plus lithurgiquement échevelées... Non, je n'aime pas le mélange d'eau bénite et de baisers... D'ailleurs, j'ai remarqué que toutes ces confites en Jésus sont des brunes à la peau épaisse et noire, et je n'aime que les blondes.

— Ah ! s'écria Siona, involontairement flattée.

— Oui... les blondes-vermeil. Il me semble que la vraie femme doit être blonde. Du reste la sainte Vierge était blonde.

— Elle était sûrement brune, puisqu'elle était de Nazareth, où les femmes sont plus brunes qu'ailleurs, répliqua la Sulamite.

— Les Primitifs l'ont représentée blonde, parce qu'elle était tendre et chaste. Mais à propos de chevelure et de peau blonde, connaissez-vous la petite Inconnue de l'Ecole Florentine du musée de Francfort ?... Ah ! celle-là, n'était certes pas chaste. C'était au contraire une démone, tenez... la voici !

Et Mirmans sortit du tiroir de sa table la photographie d'une adolescente, couronnée de buis et parée d'une crois épiscopale, suspendue entre ses seins d'androgyne.

— Voyez si elle est délicieusement claire ! Et encore Ia reproduction exprime mal le charme persistant du tableau. Car si elle rend le dessin impeccable, elle ne donne ni la délicatesse inouïe des couleurs, ni le gris-bleu resplendissant des yeux, ni l'or annelé des cheveux... N'est-ce pas qu'elle est belle ?... Je suppose qu'elle fut la maîtresse du pape Alexandre VI, Julia Farnèse, « la fille aux cheveux d'or »... Et savez-vous ce dont je me suis aperçu ?... Elle vous ressemble un peu. Vous avez, par moments, ce regard, et vous deviez avoir ces cheveux-là « couleur de lune » quand votre nourrice vous coiffait en « crinière de lion parfumé ».

— O maître, s'écria Siona, confuse, mais secrètement charmée, votre Julia est tellement plus jolie !

— Et tellement plus vénéneuse... et, subitement morne et las, il emit le protrait de l'Inconnue dans son tiroir.


*
*      *

Siona prit l'habitude de retourner rue de Ninive tous les dix à quinze jours, et une véritable amitié s'établit entre l'illustre mystique et la débutante.

Elle arrivait vers trois heures et ne partait souvent qu'après six. Assise au coin du petit canapé, elle écoutait Mirmans qui, toujours en vareuse et en pantoufles de feutre, — malgré le mois d'août, — balançait ses jambes et roulait des cigarettes avec le méme tabac démocratique que Gilbert, enfermé dans un paquet de papier gris, qu'il posait au-dessus d'une des têtes d'ange.

Il dissertait sur tout avec Siona : sur l'art, la politique, la mystique, les lettres et même sur les potins de Paris, car, nul mieux que ce cloîtré ne fût renseigné sur ce qui se passait autour de lui.

Parfois, au déclin de la visite, leurs entretiens devinrent plus intimes. Alors, il parlait à Siona de sa vie sentimentale ; des femmes qu'il avait aimées, de cette amie de son jeune âge, enfermée, folle, à Sainte-Anne et qu'il allait visiter fidèlement

Et Siona aussi lui confia son histoire, ses souffrances à Berlin, son arrivée à Paris, son amour médiocre avec le poète symbolique, puis son voyage en Chine et sa misérable tendresse bafouée par Frédéric.

Elle parlait avec douceur et véhémence. Il l'écoutait attentif et passionné ; ponctuant ses phrases par des exclamations indignées et par des envolées protestatrices de ses souples mains mystiques.

— Oui, disait-elle, longtemps j'ai traîné autour de moi l'effroi et la haine de l'amour. C'est la lecture de vos livres qui m'a consolée et, puis, ma littérature... Mais j'ai connu des heures atroces, où j'ai erré par les rues de Paris, — car le monde et les bourgeois m'ont toujours dégoûtée, — ou j'ai erré par les rues de Paris, pour fuir ma solitude et user ma fatigue, et à satiété j'ai répété les vers de Verlaine :


Un grand sommeil noir

Tombe sur ma vie...

...Dormez, tout espoir

Dormez, toute envie.


complètait Mirmans. Ah ! je connais ces étapes-là. Ai-je, moi-méme, assez battu le trottoir de Paris, hanté par la strophe du pauvre Lélian ! Et tenez ! justement, peu de temps après avoir reçu votre roman chinois, j'ai connu une époque de découragement absolu. J'étais revenu à Paris, et hospitalisé chez les Augustines de la rue Madame...

Siona allait s'écrier :

« C'est à ce moment-là que j'ai couru vers vous...», mais un rayon de soleil vint frôler sur la cheminée le saint-Sébastien entre les chardons bleus. La tète dolente semblait sourire à ses flèches.

Siona se souvint qu'elle devait écrire à Gilbert et elle se leva pour partir.


*
*      *

Il arrivait aussi, que durant leurs causeries, de furieuses révoltes secouaient Mirmans. Alors, se levant de son fauteuil, il allait, le dos rond, raser les murs de la bibliothèque et vitupérer, tantôt contre le mauvais goût du clergé et la veulerie des âmes, tantôt contre la scélératesse du gouvernement qui chassait la poésie des cloîtres, ou bien encore contre la bassesse de quelque confrère ou le mercantilisme de la critque d'art.

Siona, de trois-quarts tournée vers lui, suivait sa promenade feutrée et ses lazzis truculents.

Parfois, il s'arrêtait, se frottait l'échine au dos des livres et levait ses bras au ciel. Il vomissait, la bouche ricanante, un torrent de sarcasmes qui faisait trembler sa barbe de satyre. Oublieux de Siona, il lâchait des injures populaires, des mots crus ; elle ne s'en scandalisait pas, les livres de l'acerbe écrivain l'y ayant préparée. D'ailleurs, la profonde pureté de ses yeux bleu-cathédrale et ses mains de Madone désolée, corrigeaient tous les blasphès;mes.

Calmé, il revenait s'asseoir de biais devant sa table et rouler une cigarette. Et, s'adressant alors directement à la jeune femme, il la questionnait sur son roman ou sur ses contes pour Le Quotidien.

Elle se plaignait des difficultés à s'exprimer, alors qu'elle voyait si clairement l'image.

— Il y a des jours où, réellement, j'ai songé à me suicider pour une phrase incomplète.

Il sourit.

— Je connais ça ! Tant mieux, si vous avez des difficultés ! Il faut vous en réjouir. Ce sont les bienheureuses difficultés qui vous ouvrent les portes du paradis verbal. Méfiez-vous de la facilité. Rien ne détruit mieux un jeune talent qu'une trop grande adresse. Méfiez-vous aussi du journalisme. On se croit un grand écrivain parce que votre épicier ou votre crémière vou sont lu « su' le journal ». C'est là une gloriole éphémère qui détourne des longs labeurs, sans compter qu'un conte de trois cents lignes vous crève le sujet d'un roman. Il faut une autre énergie, un autre culte de l'art pour rester des mois, enfermé, devant sa table, à travailler à un livre, dont personne ne se soucie et dont personne ne vous parle. Et quand, enfin, vous sortez votre oeuvre, la pipelette vous estime bien moins que le « journalisse » qui énumère les chiens écrasés.


Quelquefois, Mirmans lisait à Siona des pages de son nouveau livre, mais, quand elle, par contre, lui demandait des conseils, il lui disait, refusant de voir son manuscrit :

— Vous n'avez pas besoin de conseils. Si on est artiste, les conseils sont superflus ; et si on n'est pas artiste, on ne comprend pas les conseils. Vous n'avez qu'à travailler, à peiner, à observer la vie et à vivre dans votre rêve. Cultivez votre personnalité. Elle vous conseillera. Vaut mieux une oeuvre inégale, sortie de vous-même, qu'une oeuvre parfaitement dosée, due aux influences d'autrui. L'enthousiasme et la sincérité suppléent au métier et à l'adresse. Soyez sincère, soyez probe avant tout ! Je crois que vous l'êtes, si toutefois — il sourit ironiquement — une fille d'Ève puisse être sincère.


De ces entretiens avec Mirmans, Siona sortait l'âme aussi tonifiée qu'autrefois à la lecture de ses livres. Un bonheur immense la soulevait : elle avait trouvé un maître, un maître ineffable, et dont, par bonheur, elle n'était pas amoureuse !

Pourtant, souvent, ces causeries, disparates et épicées, la troublaient. Elle revenait alors à pied, ayant besoin de marcher pur digérer ces aliments trop riches et fatiguer son corps.

Et en entrant dans son petit logis solitaire, elle se sentait si lasse, ou bien si étrangment rêveuse, qu'elle omettait d'écrire à Gilbert, qui avait réclamé, ces temps derniers, sa lettre quotidienne.

« Elle m'est indispensable pour vivre », avait-il déclaré.

Elle se rattrapait le lendemain, lui érivant plus longuement et lui racontant — comme elle lui racontait tout — sa visite chez Mirmans, que Gilbert ne connaissait que de nom.

Et gentiment, il lui répondait :

« Cela ne fait rien, ma Sulamite, que tu m'aies oublié un jour, puisque c'est pour un écrivain célèbre : je trouve tout naturel qu'il t'admire et te retienne auprès de lui. »


*
*      *

Fin septembre, Siona trouva Mirmans très agité.

— Vous n'avez pas rencontré des larves dans l'escalier ? lui criait-il de sa table.

— Quelle larves ?

— Voue n'avez pas remarqué l'odeur spéciale de cette baraque ? Cela fleure les latrines, et la crasse des chapelets et les vieilles soutanes. C'est un nid de larves, ici ! Seigneur ! il doit s'en commettre des péchés du haut en bas de cette lanterne !

Et comme Siona le regardait, déconcertée :

— Voici plusieurs nuits que je ne dors pas. Il y a à l'étage en dessous une vieille oblate qui est constamment assaillie par le diable. Elle se défend comme elle peut. Elle barricade sa porte avec des meubles... vous voyez ce raffût ? le diable pénètre quand même ; elle lui jette ses oreillers, son crucifix, son balai, ses chaises. Ah ! c'est un beau charivari toute la nuit, et je suis là, à me demander : succombe-t-elle, ou ne succombe-t-elle pas ? Encore si elle succombait, je serais tranquille, tandis que si le diable n'arrive pas à ses fins, je ne suis pas sûr du tout qu'il ne soit pas monté chez moi, car ma table de nuit, depuis deux heures du matin, a dansé la gigue. Seigneur, quelle misère ! Je ne pourrai donc être tranquil nulle part ?... Je vais être obligé de déménager. Moi qui viens de m'installer à peine !

Il eut une attitude si lamentable et des gestes si désolés que Siona se sentait toute apitoyée.

— Quelles sont au juste les Iarves ? demanda-t-elle pour le distraire de sa détresse.

— Les larves, reprit-il, intéressé par le sujet, sont la semence de démon. Elles naissent d'un accouplement du diable et de la chasteté. Vous savez qu'il n'y a pas de gens plus pervers que les chastes. C'est pour ça que les saints sont si éprouvés et que les couvents constituent de véritables ruches à larves.

Et Mirmans partit en une divagation sur les incubes et les succubes qui aurait inquiété Siona sur la lucidité de son maître, s'il n'avait parlé de la façon la plus naturelle, en balançant ses brodequins de feutre l'un sur l'autre et roulant des cigarettes du bout de ses doigts recourbés.


Mais, en sortant, Siona se dit : « Il est temps que mon chevalier revienne, sans cela, ma foi, dans ma solitude, je me laisserai assaillir, moi aussi, par les larves. »



IX

[...]

« Comme tout en lui [Gilbert] est clair, naïf, original et frais, pensait-elle. Son esprit est pur et reposant comme l'eau d'une source, tandis que l'âme de Mirmans me rappelle un étang qui a enfermé en lui des siècles d'alluvions, et reflété des mondes d'images dans son miroir troublé ! ».

[...]


*
*      *

Après Salammbô, elle lui lut un roman profane de Mirmans.

— C'est épatant, déclara Gilbert, comme Mirmans observe juste et voit pittoresque ! Je comprends qu'on ne s'ennuie pas dans la société d'un homme pareil !

— Tu sais, lui raconta Siona, il a sur sa cheminée un saint-Sébastien qui te ressemble de façon étonnante. Je croyais toujours que tu assistais à nos causeries.

— Tant mieux ! comme cela tu te ne laissais pas trop faire la cour !

Siona le regarda surprise :

— Est-ce que, avec ton petit air indifférent, tu serais jaloux, Gil ?

— Non. J'ai tellement confiance en toi, Mite. Mais tu comprends, tu es si jolie, et puis tu as quelque chose de si naïf ; tu crois que tu as beaucoup d'expérience, mais au fond tu es une petite fille... alors les hommes... Et puis, j'ai remarqué que les jours où tu allais voir Mirmans, tu m'écrivais des lettres courtes ou tu ne m'écrivais pas du tout...

— Mon chéri, je t'ai fait souffrir ! s'écria Siona émue... Mais pense aussi combien j'étais seule, pendant ces trois mois ! Maintenant que tu es revenu, j'irai beaucoup moins souvent.



X

[...]

Ainsi l'hiver s'acheva.

Siona était retournée chez Mirmans, mais plus rarement. Comme il avait déménagé, puis commencé un nouveau livre qui l'absorbait, il attribuait l'espacement des visites à la discrétion de la jeune femme et ne s'en plaignait que pour la forme. Leur entretiens, tout aussi amicaux, se prolongeaient moins avant, parce que la servante arrivait avec la lampe et que c'était pour Siona le signal du départ.

Revenue rue Demours, elle trouvait Gilbert déjà installé et grillant ses genoux pointus devant la cheminée.

Il ne la questionnait jamais, mais la pâleur de son visage rétréci, trahissait une inquiétude. Elle l'embrassait tendrement et lui racontait leur conversation ; mais souvent après, elle restait distraite, ruminant les monologues truculentes et pimentées de l'écrivain mystique. Et alors les petites phrases précises de son imagier lui paraissaient enfantines, et candides et ses baisers sans artifice...


Fin mars, elle termina tout de même son roman et alla porter les premières épreuves au misogyne. Il passa la nuit suivante à les lire et lui écrivit le lendemain.


« Chère Madame-l'Amie-des-Lotus,

C'est lu. Vous pouvez être rassurée. Votre livre est absolument bien. Votre Jérusalem grouille, odorante et grillée, et elle fume à toutes ses pages de vraies cassolettes d'Orient. Mais permettez-moi de vous dire, mon cher Confrère, qu'il pleut sur les temples.

Ah ! votre chameau aveugle qui tourne autour d'une croix !

Soyez donc contente et fière de votre roman.

Alleluia pour le catholicisme, Évohé pour le paganisme.

Votre affectueux dévoué.

L.-P. Mirmans. »


Et après la signature ce post-scriptum :


« Ne voulez-vous pas venir déjeuner avec moi jeudi ? Vous verrez un Bénédictin de votre patrie qui m'a apporté du vin récolté par les moines à Saint-Jean-du-Désert qui est, si je ne me trompe, l'Egady du Cantique des Cantiques, où votre homonyme a si mal gardé ses brebis parmi les troènes et les vignes.

C'est du soleil en bouteille, je le veux boire avec vous et à la santé du petit Hiérosolymitain, né, ce me semble, avec toutes ses dents comme doit naître, d'après les légendes, le jeune Antéchrist. »


Siona, ce matin-là, inaugurait une jolie toilette, un fourreau de drap, couleur d'écorce de saule, choisi avec Gilbert, et une toque grise auréolée de petites ailes blanches. Heureuse des compliments de Mirmans sur son livre, elle débordait d'une frénésie de vivre ; scandalisa, un peu, le brave moine, mais, ravit l'écrivain mystique qui lui versait du vin de Chanaan et riait d'une gaieté punique !

Il la retint après le depart du Bénédictin et lui montra un agrandissement de sa démone florentine.

Ils étaient debout, tous deux, près de la fenêtre. Un soleil chaud coula sur Siona qui tenait dans ses mains l'image. Ses cheveux vermeil et ses yeux gris-bleu resplendissaient sous sa cuirasse d'ailes. La monacale ambroisie judéenne avait animé ses joues.

— Non ! ce que vous lui ressemblez aujourd'hui, c'est inounï ! Regardez ! Et lui enlevant l'effigie des mains, il l'adossa sur le canapé à la place habituelle de Siona.

— Je crois que la coquine m'a ensorcelé, je la regarde constamment. Je ne peux plus, même en travaillant, détacher d'elle mes yeux.

Il revint vers la Sulamite, enveloppée du rayon solaire.

— Vous avez une chapeau colombine et une robe de dryade. Ce qui est curieux chez vous, c'est Ie contraste de votre style si viril, et du sens de votre féminité... Avouez, que vous êtes coquette et que vous aimez à plaire ! Je crois pourtant que votre amour de la littérature l'emporte sur votre instinct d'Ève. En somme, vous êtes un homme de lettres — un charmant petit homme de lettres — et l'amour avec vous serait, selon Baudelaire, un acte contre nature...

Siona sentit un malaise. Jamais Mirmans ne lui avait parlé de la sorte. Il s'aperçut de son embarras :

— Venez visiter mon logis ! Je suis tout de même mieux que dans ma lanterne babylonienne, et j'espère qu'ici le diable me laissera tranquille... Voyez ! j'ai même une chambre d'ami..

Siona fit la moue devant les reliques et les rosaires pendus au chevet du lit étroit.

— Cela vous choque, Madame-la-Vagabonde-des-Vignes ? Cela peut s'enlever, seulement ce soir j'ai un abbé à coucher...

Gênée, Siona revint vers le cabinet de travail où la petite démone à la couronne de buis et à la croix épiscopale dardait sur eux ses yeux clairs.

Peureuse de voisiner avec elle, Siona alla s'asseoir devant la table à têtes d'ange.

En face d'elle, Mirmans dénoua un paquet de lettres et en choisit quelques feuillets jaunis.

— J'ai promis depuis longtemps de vous lire des lettres de femme presque aussi enflammées que celles de sainte Thérese.

Et il en commença la lecture.

Siona écoutait, frémissante, les phrases, où le plus sombre amour se mêlait au mysticisme le plus rayonnant.

— Que c'est beau, que c'est beau ! soupira-t-elle. Je suis jalouse.

— Jalouse ?

— Oui, de la magnificence brûlante de ce style. Jamais je ne saurais l'égaler. Qui est-elle ?

— Oh ! c'est tout une histoire. Aujourd'hui elle est recluse dans un Carmel d'Espagne. Mais autrefois — il y a longtemps de cela — nous étions grandement amis. Nous avions correspondu sans nous connaître. Puis, nous avons voyagé ensemble. Nous avons rêvé dans les cloîtres, gémi dans les cryptes. Mais une nuit elle est entrée dans ma chambre d'hôtel — c'était en Espagne — vêtue de sa seule nudité. Elle était brune, très brune. Je n'ai pas osé refuser. Mais le lendemain, je suis parti. C'est après, qu'elle m'a écrit ces lettres. Je ne l'ai pas revue. Je ne pouvais pas l'aimer, mais j'aurais voulu rester son ami. Cela est-il possible ? Croyez-vous qu'une amitié puisse durer entre deux êtres de sexes opposés ?

Siona songeait à sa camaraderie manquée avec Gilbert :

— Non, je ne pense pas. Surtout entre deux êtres de même sensibilité ; l'amitié dégénère forcément en amour.

II sourit, heureux de sa réponse.

Elle devina qu'il s'était mépris sur le sens de ses paroles et se leva pour prendre congé. De nouveau elle entra dans la danse solaire, depuis son chapeau ailé jusqu'à sa robe de saule.

Il resta debout, devant elle, serrant sa main, cherchant à lui dire quelque chose, et n'osant. Siona sentit aussi une gêne et comme un trouble, à cause de ces lettres passionnées et aussi à cause du vin récolté parmi les vignes du Cantique des Cantiques.

Ils se regardaient fascinés, comme si la petite démone du canapé leur avait jeté un sort.

Enfin, Siona dégagea sa main.

— Au revoir, dit-elle, faiblement.

— Les cheveux de Julia Farnèse... répondit-il en rêvant, et il la laissa partir.



XII

[...]

Il ne restait plus à Sonia qu'à annoncer sa resolution à Mirmans. Mais cette l'idée l'accablait. Ah ! comme elle regrettait de ne pas lui avoir parlé, plus tôt, de Gilbert !

Se souvenant surtout de leur dernière entrevue, un malaise s'emparait d'elle. N'avait-elle pas été un peu coquette à ce déjeuner ? Ne lui avait-elle pas laissé croire qu'elle disposait d'elle-même ? Depuis, elle n'y était plus retournée, car il avait peu après quitté Paris pour un voyage en Belgique. Il lui avait, à différentes reprises, envoyé d'amicales cartes postales, puis annoncè son retour.

Mais, de jour en jour, Siona avait remis sa visite, si bien qu'inquiet, Mirmans lui adressa des reproches affectueux.

Alors elle avait fini par se décider ; et, en route, quoique nerveuse, Siona prépara un éloquent discours et, surtout, une ingénieuse entrée en matière.

Mais, en arrivant elle fut si troublée que, s'effondrant sur le canapé, elle oublia sa belle plaidoirie, et brusquement, d'une voix chevrotante :

— Je viens vous annoncer une grande nouvelle.

Assis devant sa table angélique, il la regarda, surpris.

— Vous entrez au couvent ?

— Non... je me marie.

Un silence tomba entre eux, si angoissant que Siona, les mains entre ses genoux tremblants, baissa la tête.

Enfin la voix altérée de Mirmans :

— Avec un vieux milliardaire ?

— Non, avec un jeune sculpteur, sans le sou, et elle débita très vite, pour s'en débarrasser :

—Un animalier, Gilbert Chevalier, le fils de Basile Chevalier le peintre.

Il poussa un hennissement.

— Basile Chevalier ! Mais je ne connais que cela. Ai-je assez éreinté ses baudruches gonflées, ses fondants roses ! Ah ! il ne doit pas me porter en son coeur, votre futur beau-papa... Comment, vous, la Sulamite, vous l'amie des lotus, vous épousez le fils de ce sous-Doubedeau ! Ha, ha, ha ! Et avec cela il est Poitevin, si je ne me trompe. Ah ! voilà une race que je n'aime guère, car je la connais. J'ai vécu parmi elle à Bigugé. Dure, ladre, matérielle. Vous, la grave et lyrique Hiérosolomitaine, égarée dans cette gaIère ! Vous y laisserez votre talent, ou, ce qui est pis, vous l'embourgeoiserez. Rien n'est plus platement bourgeois qu'un artiste de ce calibre, mieux vaudrait, pour vous, épouser un tripier...

Et Mirmans, agitant ses mains dans l'air, semblait répandre des cendres sur sa tête.

Siona s'était remise de son émotion, et relevant les yeux :

— Gilbert n'a rien de commun avec son père. Il en est l'antithèse. Il déteste à tel point sa peinture qu'il s'est fait sculpteur animalier par instinctive protestation. Si quelqu'un n'est pas bourgeois c'est bien lui. Il serait plutôt anarchiste. Mais en vérité c'est un imagier du douzième siècle, comme ceux que vous avez décrits. Il en a la même candeur d'âme, et cette ignorance angélique de tout ce qui ne touche pas à son art. C'est un Primitif, dans toute la belle acception du mot, — élève de la nature et de soi-même, — comme il l'a inscrit dans le catalogue du Salon, il est à peine allé à l'École des Beaux-Arts, et c'est tout juste s'il sait lire...

— Un illettré alors ! Eh bien ! Vous ne vous amuserez pas longtemps avec lui. Je ne donne pas un mois à votre imagination orientale et à votre goût littéraire pour vous ennuyer à mourir avec votre Primitif.

— Non, répondit Siona avec une ferme gravité, je ne m'ennuierai pas avec lui. Au reste, je le connais depuis plus d'un an, et toujours me charment son observation exacte et sa finesse d'esprit.

— Vous le connaissez depuis un an ?

— Oui, depuis Pâques dernier.

— Vous le connaissez au sens biblique ?

Rougissante, Siona baissa les yeux.

Il éclata d'un rire satanique et rejeta la tête en arrière. Sa barbe de satyre tremblait sur ses dents rouillées de nicotine ; et, ses mains mystiques jointes en dérision :

— II est votre amant ? Il est votre amant depuis un an... c'est-à-dire depuis que vous me connaissez ?...

— Non, avant déjà, avoua-t-elle tout bas.

Un nouveau hennissement le cabra sur sa chaise.

Siona, tordant ses doigts, suppliait :

— Maitre, écoutez, je voulais toujours vous le dire, vous parler de lui ; mais je n'ai pas trouvé l'occasion... j'ai... je ne sais pas... j'ai pensé que cela vous était indifférent...

Il ne sembla pas entendre, et se levant, il alla, comme un chat enragé, raser le dos de ses livres en se débridant :

— Ha, ha, ha ! votre amant ! Vous aviez un jeune animalier pour vous modeler la chair et y buriner ses délices ; et moi, vieux fou, je m'imaginais que vous viviez macérée dans la chasteté, que semblable à moi, vous vous réfugiiez dans la solitude et dans l'amertume. M'avez-vous assez parlé de votre vie solitaire et de votre horreur de l'amour... Ha, ha, ha ! Non, c'est inouï, insensé ; comment, à mon âge, avec mon expérience, ai-je pu garder des illusions sur une fille d'Eve et croire à son honnêteté d'homme !... Et pourtant vous aviez un air si chaste, si passionnément sincère. Ah ! qui sondera jamais le limon de luxure roublarde accumulé dans un coeur de femme ! Quand vous vous en alliez avec votre mine de petite fille sage, c'était pour vous jeter dans les bras de votre amant, pour offrir votre corps d'androgyne au ciseau de votre sculpteur, alors que je restait là à réver, à vous évoquer, écrivant sous la lampe, ou fixant, solitaire, un songe... Ha ha ! et qui sait si ma tête de vieux cacochyme n'a pas payé les frais de vos ébats.

Elle tendit vers lui ses mains crispées :

— Maître, maître... vous n'avez pas compris... ce n'était pas comme ça... mais comment vous expliquer... Ce n'est pas avec mes sens que je l'ai aimé ; ce n'est pas dans un fol amour que je me suis donnée à lui. C'est dans notre mutuelle tristesse... c'est aussi parce que j'avais pitié de lui...

Il revint s'asseoir, la figure ravagée et le regard trouble tourné en dedans.

Il prit sur le coin de la table, son paquet de tabac et essaya de rouler une cigarette. Mais il dut la déposer, échevelée.

Elle parlait, parlait, maintenant pressée de se confesser et souffrant dans sa pudeur.

— Non, ce n'était pas comme vous croyez ; il n'y a pas eu emportement charnel... c'était un pauvre petit, un pauvre petit au coeur et au corps malades. Il avait besoin de moi... moi je n'avais que faire de ma vie... Il avait besoin de tendresse ; moi j'avais besoin de maternité. Alors je l'ai pris dans mes bras pour le câliner, pour le bercer, comme un tout petit, — sans cela il se serait tué, — et maintenant il me supplie à genoux de l'épouser pour sauver son art, parce qu'il le sent sombrer dans l'atmosphère familiale, Si je refuse il mourra de chagrin, et j'aurai détruit un grand artiste. Je ne sais même pas s'il n'est pas poitrinaire ; si vous saviez comme il est maigre, il a un long corps de crucifié et un doux visage dolent. II ressemble à votre saint-Sébastien sur la cheminée. Maître, auriez-vous, à celui-là, le courage d'enfoncer une nouvelle flèche dans la chair ?... Et puis...

Il exprima un faible geste.

— De grâce...

— Il a été si malheureux... ses parents...

Il répéta le geste :

— Je vous en prie !

Elle comprit que tout ce qu'elle disait pour s'innocenter le faisait souffrir davantage.

Alors elle se tut, oppressée, et le silence retomba entre eux.

Enfin, Mirmans, monologua, la tête tombée sur la poitrine :

— Pauvre insensé ! Dément de la chimère ! Moi qui croyais... moi qui croyais, à vous voir venir ici, si vivante, si ardente, si frénétique et parfois aussi si amère, moi qui croyais... Vous souvenez-vous de votre dernière visite, le déjeuner avec le moine et le vin de votre Palestine ?... C'était là, tenez ! vous étiez sertie par un rayon de soleil ; vous aviez un chapeau d'ailes palpitantes et une robe de saule-pleureur. Vos cheveux resplendissaient comme ceux de Julia Farnèse. Je vous ai demandé si vous croyiez à la possibilité d'une amitié durable entre un homme et une femme... Vous m'avez répondu que forcément cette amitié engendrait de l'amour. J'ai cru que vous disiez cela pour nous... Et quand vous êtes partie... et quand j'ai voyagé en Belgique...

Et Mirmans, les coudes sur la table, cacha sa tête entre ses mains.

Siona comprit qu'il pleurait.

Elle s'agenouilla à côté de lui, et lui dédiant la prière de ses yeux :

— Maître, maître, écoutez-moi ! Au début ce n'était pas lui que j'aimais. J'ai aimé, en lui, un reflet de vos livres, une page de votre Basilique... Mais avant de le connaître, c'était vous que j'aimais. Oui, vous, sur le paquebot qui m'a ramenée de Chine, alors que je berçais vos livres sur mes genoux, que j'en caressais les phrases. J'en restais si éblouie que j'en oubliais de regarder les paysages... Je me disais : « J'irai le voir, nous nous comprendrons, nous nous consolerons dans notre commun dédain de l'amour. » Mais en arrivant à Paris, on m'a dit que vous étiez au couvent. Je vous ai envoyé quand même mon livre ; ma main, en traçant votre nom, tremblait d'amour déçu. Puis, j'ai glissé dans des gouffres de tristesse. J'ai couru vers vous et je me suis imaginé qu'heureux et impatient comme moi, vous m'attendiez. Mais la nonne m'a dit que vous étiez aux vèpres, et que vous ne receviez aucune visite féminine.

— La nonne ? Quelle nonne ?... Où ? quand ? demanda-t-il, effaré.

— Mais chez les Augustines de la rue Madame.

— Chez les Augustines... Vous y êtes donc venue ?...

— Oui, c'était le 24 mars de l'année passée.

— Le 24 mars !

Il se tordait les mains.

— Seigneur ! Le 24 mars, le jour de ma désolation absolue, de ma nuit noire, le jour où, désespéré, je me traînais dans la chapelle de la Vierge. Vous êtes venue ce jour-là !

— Oui, et je suis repartie si triste que je me demandais comment je ferais pour vivre.

Il se tourna vers elle et, la tête penchée, la regarda.

Sa face de cire était si belle et la limpide détresse de ses yeux si profonde, que Siona resta comme suspendue à ce visage.

— Et si vous m'avlez trouvé ?

— Je vous aurais dit : « Maître, mon âme est désolèe comme la votre, recevez-la en votre paradis. »

— Et pourquoi ne m'avez-vous pas écrit ?

— Ce jour même, en rentrant, j'ai trouvé une amie qui m'a amenée à la campagne, et c'est là que j'ai rencontré...

II désenlaça son regard et s'évagua dans ses rêves.

— Et dire, prononça-t-il enfin, que sans la mère Agathe, notre destinée eût été toute différente...

Siona s'était levée.

— Adieu, maître.

Il ne répondit pas. Il lui fit seulement un petit signe de la tête, et cacha sa figure dans ses mains...


Elle rentra, chavirée de chagrin.

Gilbert l'attendait, assis sur le canapé, pale et inquiet.

Elle s'écroula contre lui, en sanglotant.

— Tu l'as vu ?... Il t'aime ?... Tu l'aimes plus que moi ?

— Non, non. Ce n'est pas ça. Mais j'ai tant de peine de sa peine... Depuis un an, il m'avait crue seule, il m'avait crue chaste ; et maintenant, il m'a vue couchée dans tes bras !

— Si tu souffres tant parce qu'il souffre, c'est que tu l'aimes. Eh bien, ma Sulamite, retourne auprès de lui. II est plus digne de toi que moi.

— Et toi ?

— Je resterai seul comme avant.

Et sa voix avait un tel accent sépulcral, son visage une telle expression du Christ sur sa croix, que Siona jeta ses bras autour de lui :

— Non, c'est toi que j'aime ! Et toi, au moins, tu as besoin de moi. Lui, il a sa Vierge et sa mystique. Elles le consoleront. Mais toi tu n'as que moi. Tu es mon tout petit, mon tout petit, entièrement à moi, à moi seule.

[...]

Elle revit Mirmans, ses yeux célestes, ses mains de cire ; elle entendit sa prophétie : « Vous perdrez votre talent, vous embourgeoiserez votre vie. »

Et elle se mit à sangloter.

Gilbert se réveilla, écouta dans la nuit, puis enlaçant sa Sulamite :

— Tu pleures, mon adorée ? tu pleures ! Et moi qui suis si heureux ! Moi qui viens de faire le plus beau des rêves : que j'étais ton mari.

— Ce n'est rien, dit-elle, repentante, c'est nerveux. C'est la fatigue, j'ai vu trop de gens bêtes, aujourd'hui.

— Non ; je sens que tu es triste. Tu regrettes, tu regrettes de m'avoir épousé.

Elle fit « non » de la tête, sans conviction.

Alors, trop faible pour la consoler, il pleura avec elle.

Ce fut elle qui le rassura. Et ils finirent par s'endormir, mélant, dans cette nuit nuptiale, le goût des baisers au goût des larmes.