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La Revue Hebdomadaire

20 novembre 1920.



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LES DERNIERS JOURS D'IGNY

RETRAITE DE J.-K. HUYSMANS


Si jamais fut vrai le mot bien connu d'Amiel, c'est en regardant la combe d'Igny, au temps que la guerre l'avait respectée, qu'on en pouvait juger.

Quand saint Bernard, en 1127, y vint fonder un monastère, nul paysage ne se trouvait, en effet, mieux propre à refléter son âme, nul site sauvage plus convenable à ses desseins ni plus apte à retenir et à fixer la petite colonie essaimant, avec lui, de Clairvaux.

Ce qu'était ce bas-fond avant qu'il fût défriché, drainé, assaini, on l'imagine sans peine : un bourbier. Encore, au moindre orage, la nature menace de le reconquérir. Et ce choix justifiait l'adage :


Benedictus colles, valles Bernardus amabat.


Saint Benoît aime les collines, mais saint Bernard préfère les vallées pour que ses fils, auxquels sa règle impose de durs travaux, s'y emploient à l'assèchement des fondrières, à l'essartage et à la culture, au milieu des brumes débilitantes et des images de la mort.

Venant d'Arcis-le-Ponsart, après avoir escaladé la côte et traversé les bois, le chemin dévale vers Igny par une pente si roide et si droite que l'abbaye semble au fond d'un puits. Là, l'hiver s'attarde à plaisir et, tant qu'il dure, la vue est sévère, presque lugubre, mais non sans beauté : pas d'horizon ; le paysage est barré par la forêt sur l'autre versant ; dans la clôture du monastère, un sombre écran de hauts sapins émerge des murailles et masque les bâtiments. Le vent souffle, glacial, dans l'étroit vallon, ployant la cime des peupliers... A l'orée des taillis, d'innombrables terriers, étages sur un glacis où furette parfois une hermine. La solitude est complète et le silence n'est rompu que par le ruisseau roulant en bas ses eaux comme un torrent, et, selon les heures, le passage d'un mendiant venant demander à la Trappe asile et pitance, le croassement des corbeaux, le tintement des cloches, le vol d'un faisan essorant vers les futaies, ou le hululement des rapaces nocturnes.

Mais, en très peu de jours, le printemps éclate et l'aspect change à vue.

Alors, si l'on prenait, — il faut bien parler au passé, puisque les combats ont tout saccagé, tout bouleversé, et jusqu'aux ruines de l'abbaye primitive elles-mêmes, — si l'on suivait, vers mai, l'autre chemin que les gens du pays nommaient la Tourneuse, c'était un enchantement.

Nulle part plus qu'en Tardenois cette saison n'est aimable : car, synthèse de deux provinces aux caractères nettement marqués, le pays d'entre Vesles et Marne mêle la grâce onduleuse de l'Ile-de-France aux lignes plus austères de la Champagne. Dans l'infinie variété des sites, tantôt ces coteaux chargés de verdure, des vergers en fleur ou des champs immenses alternent avec des collines chauves, dont les versants caillouteux jadis plantés de vigne portent des massifs de ronces ou de maigres boqueteaux. Mais partout, depuis la montagne de Reims jusqu'à la forêt de Fère, l'on rencontre des bois et des étangs, partout des vallons sinueux et profonds.

Sur la grand'route coupant en deux le plateau de Fismes à Dormans, la Tourneuse se détachait à mi-distance d'Arcis-le-Ponsart et de Vézilly. C'était un chemin paresseux d'abord, traversant tout droit une vaste clairière, puis serpentant sous bois pour gagner le sommet de la hauteur. Entre ses gros silex déchaussés par les pluies s'ébattaient des lapins, et, dans les flaques d'eau retenues en ses ornières, des faisans s'abreuvaient. L'état de la route, la hardiesse familière des bêtes, aussi peu farouches qu'au temps de saint François d'Assise, tout disait combien rares devaient être les passants et quels pauvres services on demandait au chemin. Plus loin, aux troncs blancs et grêles des bouleaux, succédaient les fûts puissants des chênes. A gauche, un calvaire ceinturé d'une sorte de margelle commémorait un accident de chasse ; et, dès la sortie des bois, en face de la maison forestière des Cinq-Piles, la vue embrassait l'ensemble du vallon, longue trouée étendue d'enfilade aux pieds du voyageur.

Au premier plan, un quadrilatère irrégulier de grands murs blancs, lui-même environné de pâturages et d'emblavures, enserrait l'abbaye. Dans l'enclos, un étang assez vaste, bordé de peupliers sur trois côtés et fermé vers l'aval par une digue plantée d'une allée de vieux chênes, précédait les bâtiments. Au delà, la route rejoignait le raidillon d'Arcis, tournait court deux fois de suite, et, mince ligne grise sur le fond vert des prés, regrimpait à flanc de coteau pour redescendre encore vers Cohan, Coulonges et Dravégny, paisibles villages aux noms peu connus jusqu'aux jours où les batailles pour la reprise de Fismes leur donnèrent, en 1918, une gloire qu'ils payèrent de leur ruine...

Çà et là, quelques fermes isolées, jadis dépendantes du monastère : d'abord, la Grange-d'Igny, blottie à l'ombre de sa croix ; un peu plus loin, la Vallée-de-Bois, au bout d'un petit chemin creux ; et puis, accrochés à l'éperon d'une colline comme un château féodal, les toits rouges de Raray, semblant défier ceux de Monthon, sur l'autre versant, se détachaient devant les croupes boisées de Mont-Saint-Martin, fermant l'horizon. Bordant les méandres du ruisseau, des quinconces fleuris de pommiers et de pruniers, promesses d'un cidre assez médiocre et d'une eau-de-vie délectable, et des pâtures où galopaient des poulains.

Varié comme les voies de la grâce, éclatant parfois tout d'un coup, et, plus souvent, ne pénétrant l'âme que lentement, après de longs examens, le charme quasi mystique de ce paysage différait radicalement selon les saisons. Seulement au printemps ou bien pendant quelques journées de l'automne, on le pouvait saisir du premier regard. Au contraire, dans le plein de l'hiver comme au fort de l'été, sa beauté plus rude ou plus grave ne se livrait que par degrés. Mais une seule chose demeurait la même, à quelque moment qu'on vînt : du cloître, enfoui dans le silence des bois, montait une impression profonde de paix, de recueillement et de solitude.

Construits au dix-huitième siècle sur des plans dont la majestueuse ordonnance révélait qu'ils avaient été établis dès le siècle précédent, les bâtiments de l'abbaye semblaient bien plutôt un château qu'un couvent. Rien, de l'extérieur, n'y décelait même la présence d'une chapelle. Et sans l'énorme croix reflétée dans un miroir d'eau en forme de croix lui-même, au bout du jardin, devant la façade méridionale, on eût pris ce domaine pour quelque demeure princière.

La route contournait la clôture, et, décrivant une courbe étroite, aboutissait à un carrefour. Là, en retrait dans le grand mur, une porte énorme, aux épais vantaux percés d'un judas grillagé comme une porte de prison, s'encadrait entre deux pilastres de pierre. A gauche, pendait la poignée de fer d'une cloche.

C'est devant ce portail que, le 12 juillet 1892, J.-K. Huysmans s'arrêta pour accomplir, ainsi qu'il l'écrivit sur la page de garde de mon exemplaire d'En route, l'acte qui devait trancher en deux sa vie. Si cette retraite à Igny allait, comme il le souhaitait éperdument, pacifier le pénitent, elle devait, de surcroît, donner aux lettres une oeuvre ardente et profonde de sincérité et de foi. Car ce récit d'un drame intime et sans action extérieure est plus émouvant que les romans les plus mouvementés.

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Jusqu'en 1918, — sauf la cheminée d'usine de la nouvelle chocolaterie, colonne de briques rouges incrustées d'une croix blanche qui ne la rendait pas moins intruse parmi les frondaisons de cet ermitage, — tout demeura tel, à peu près, que Huysmans le décrivit dans son livre. Visitant l'abbaye, avec En route pour guide, on y retrouvait tout ce qui l'avait séduit, comme aussi tout ce qui, au premier contact, lui avait déplu.

Ce qui lui avait plu : d'abord quelques-uns des moines qui l'avaient accueilli et le vivant souvenir des autres. L'image du Père abbé, Mgr Augustin Marre, devenu supérieur général des Trappes, mais demeuré quand même abbé d'Igny, décorait l'auditoire. On y reconnaissait cet air de grandeur souveraine et d'infinie bonté, et tous les autres traits de dom Anselme (1).

Le Prieur, le P. Bernard, vieilli, certes, mais toujours grand, svelte, nerveux, le front haut et le nez en bec d'aigle, profil superbe, rappelant celui du Dante, mais « face douce, car l'oeil émoussait l'altière énergie des traits, un oeil familier et profond, où il y avait à la fois de la joie placide et de la pitié triste ». En somme, un « vrai saint, miséricordieux et d'idées larges » dont la bonté discrète trouva, pendant la guerre, tant d'occasions de s'épanouir et qui faisait songer à la phrase de Chateaubriand : « Il y a des justes dont la conscience est si tranquille qu'on ne peut approcher d'eux sans participer à la paix qui s'exhale, pour ainsi dire, de leur coeur et de leurs discours. »

Le P. Léon (P. Etienne, dans le roman) n'était plus hôtelier. Après avoir pris soin des retraitants, il assumait, en outre des fonctions de sacristain et de sonneur, la tâche d'entretenir les tombes de ses frères. Oh ! ces tombes, ornées d'une simple croix de fonte portant un nom et une date, ces tombes étroites serrées côte à côte autour d'une croix plus grande, à l'ombre de la chapelle, ces tombes parées de buis et de fleurs, toutes uniformément, comme en leur vie périssable les restes qu'elles abritaient avaient été revêtus, tous uniformément, de la coule blanche et du scapulaire noir, —de quelle tendre diligence le P. Léon les entourait !... Au milieu d'elles, une fosse à demi creusée, béant symbole, s'ouvrait.

A la veille du désastre qui consomma la ruine d'Igny, le P. Benoît fut le dernier religieux enseveli dans le petit cimetière où la mort semblait si simple, si sereine, et le repos si doux parmi les fleurs. Et jusqu'au dernier jour, il fut, lui aussi, tel que Huysmans l'avait vu, toujours procureur, toujours alerte, toujours prêt à parcourir le monde, « teneur de comptes, placier de commerce, premier chantre et professeur de plain-chant » et puis encore apiculteur... Figure charmante que celle de ce vieux moine, abritant, derrière les gros verres de ses lunettes, la finesse de son regard, mêlant à l'entente des affaires une ingénuité délicieuse, féru d'archéologie au point, j'en suis bien sûr, qu'en ses « tournées de commis voyageur » comme il disait, les visites aux monuments de l'art chrétien prenaient, parfois, le pas sur les rendez-vous d'affaires, et qui est mort inconsolé des blessures mortelles infligées à sa chère cathédrale de Reims dont il connaissait toutes les pierres. Ceux qui, passant à Igny pendant la guerre, ont assisté à quelque office, se souviennent d'avoir entendu, au choeur, « sa voix frêle de vieillard, une voix revenue au cristal de l'enfance, mais avec, en plus, quelque chose de doucement fêlé ». Avec quel amour elle entonnait les antiennes et filait les neumes des longs alléluias !

Et je songe à d'autres aussi, si bien évoqués dans les pages d'En route, qu'en les apercevant, je les ai reconnus, vraiment... Ce frère convers, au regard si doux, entre la bure du capuce et le varech d'une barbe embroussaillée, j'ai souvenir aussi de son adieu muet, quand je partis pour rejoindre mon régiment au delà de l'Aisne. Je revois son sourire ému, éloquent et amical... Et cet autre, encore, l'humble portier courbé par l'âge en angle droit, qui allait portant deux ou trois gamelles, s'asseyait sur la borne-montoir, au coin du portail, et donnait la becquée, avec des gestes maternels, à toute une volée de marmaille en haillons, enfants de réfugiés, chassés des villages voisins par la guerre...

Et, parmi les vivants, j'ai retrouvé le souvenir des morts. Le frère Siméon, le vieux porcher angélique et candide, véritable héros de la Légende dorée, le bon oblat Rivière, le M. Bruno d'En route. Celui-là, du premier coup, fut pour Huysmans, qui devait, plus tard, devenir son confrère en oblature, plus et mieux qu'un ami. Témoin bienveillant et averti des luttes intimes du retraitant, il se montra plein de tact et de charité. En récompense, il conquit la solide affection de l'écrivain, et, jusqu'à sa mort, celui-ci se plut à évoquer le souvenir du vieillard dont l'exemple et les soins discrets l'avaient si bien aidé à franchir les dernières et douloureuses étapes le séparant |d'un secours que son coeur appelait, à travers les remous d'un passé qui l'en écartait.

Plus tard, l'oblat de la Trappe demeura le confident des scrupules que l'homme de lettres éprouvait à retracer le dernier épisode de sa conversion. Huysmans, par amour du vrai, par fidélité à son idéal littéraire, à sa poétique essentiellement réaliste, ne pouvait consentir à affadir sa nature pour plaire aux « pharisiens ». Aussi bien, changer de manière pour mériter l'hommage d'une clientèle de dévots timides, cette espèce de lâcheté, si son caractère ne s'y fût opposé, eût été, malgré tout, sans profit, puisqu'elle lui eût fait perdre l'estime des artistes ses pairs. C'était moins pour les catholiques convaincus que pour les intellectuels sceptiques, les « apathiques », qu'il voulait écrire... Dès lors, il n'avait point à guinder son talent, à renier tout ce qu'il avait aimé dans l'art et que la plus stricte foi chrétienne ne lui défendait pas d'aimer encore, puisque les siècles de la foi la plus robuste avaient été, pareillement, les siècles d'un art probe, viril et tout aussi réaliste et aussi dru que le sien. Il n'eut pas même un moment d'hésitation. S'il eut peur, ce fut de demeurer inférieur à sa tâche : prendre la religion par sa cime, la mystique, montrer les splendeurs de la liturgie, du plain-chant, pour amener ses adversaires sur le terrain de l'art, et, ce faisant, écheniller, comme il le disait, le catholicisme « du côté dévotionnette et bondieusardisme, dire l'entière vérité, faire la part du feu des êtres et des choses qui sont dénuées de gloire dans l'Église », et proclamer, avec une éclatante bonne foi, ce qui, indéniablement, y est admirable. Pour cela, nul besoin d'une palinodie ; le scandale même devait être profitable à la cause qu'il voulait servir.

Tous ces embarras, toutes ces perplexités, il les confie à deux ecclésiastiques qu'il voit souvent à Paris, l'abbé Mugnier sur la recommandation duquel la Trappe l'avait accueilli, et l'abbé Ferret, prêtre de Saint-Sulpice, et aussi à M. Rivière. C'est par ce truchement qu'il tient le plus souvent les Pères au courant de sa santé morale et qu'il sollicite leurs prières. Ce secours, il le réclame instamment quand paraît En route, à la fin de février 1895, car il pressent les violentes attaques que lui vaudra son livre.

Elles ne manquent point. Il envoie à M. Rivière des coupures de journaux. Rome même semble s'émouvoir. Mais En route fait des conversions : de tous côtés on les lui signale. L'abbesse de Fiancey, dans la Drôme, les Jésuites de la rue de Sèvres, des correspondants de Hollande, etc., lui apportent, par leur témoignage, « la plus belle défense que Dieu lui ait donnée pour son livre » et lui montrent qu'il ne s'était pas trompé. Saint-Sulpice, d'ailleurs, lui offre publiquement une marque formelle de sympathie en lui confiant la rédaction d'une préface pour la réimpression du Petit Catéchisme liturgique de l'abbé Vigourel. Entre temps, En route est salué par la plupart des critiques, même peu suspects de cléricalisme, comme un maître livre. Edmond de Goncourt, le 15 mars 1895, écrit en son Journal : « Lu En route. Un vrai plaisir dans ce livre à la dégustation d'une expression, d'une épithète, d'une image. La célébration du piain-chant, merveilleusement faite par l'écrivain catholique. » Huysmans s'était donc placé sur le vrai terrain, celui de l'art...

Vers décembre, le livre atteint le vingtième mille et continue ses conversions. Puis les nuages accumulés du côté de Rome se dissipent, et M. Rivière n'est pas le dernier à féliciter son ami de ces succès... Cependant, la pénurie des moines, à Igny, qui oblige chacun, au monastère, « à devenir un Maître-Jacques », contraint l'oblat d'accepter de remplir les fonctions d'hôtelier. Et c'est lui qui reçoit en cette qualité Huysmans quand celui-ci revient à Notre-Dame de l'Atre. Avec quelle joie l'écrivain évoque en sa compagnie tant de souvenirs, et si décisifs, nous en trouvons l'écho dans une lettre adressée à l'abbé Mugnier :

« Mon cher abbé. — Je vous écris d'une Trappe changée, caressante, toute en soie. M. Rivière fait office d'hôtelier... J'ai un oeuf de supplément et je puis ne pas manger des redoutables farineux qui m'inquiétaient.

« Ah ! En route !!

« Mais me voici amoureux de l'eau. J'ai été repris par l'étang qui est merveilleux ces jours-ci, sillonné de libelIules, et surtout d'enfants de libellules, des petits tubes ailés en turquoise, mais en une turquoise qui serait lucide ! Toute cette eau grouille et vit, absorbe le ciel, les arbres, boit tous les reflets. C'est une joie que de rêver sur ses bords. J'y fume de longues cigarettes, sans courage, même pour y lire sainte Mechtilde, occupé par les poissons, par la loutre que j'ai revue ! ! ! Je suis le seul.

« Enfin, triomphez, je suis pris par la nature, par l'eau...

« Puis la joie d'avoir le bon Rivière pour hôtelier y est peut-être pour quelque chose...

« Mon P. Siméon existe toujours, mais il est si vieux...si vieux... qu'il ne peut plus soigner ses enfants. On lui permet de les revoir, et c'est une joie que ces visites du bon père à ses ouailles.

« J'ai le corps à peu près d'aplomb, et l'âme presque joyeuse en ce bon domaine de la Vierge. Puis, je suis loin des interviews, des photographes. Le cloître ! Le cloître (2)!»

Était-ce d'avoir retrouvé le bon M. Rivière et les moines d'Igny, étaient-ce les allégements à la règle, sensibles à l'estomac de M. Folantin, persécutant toujours Durtal ? Il y a presque du miracle en cette autre conversion de l'amateur passionné des croquis parisiens de la Bièvre, des paysages de barrière à la Raffaelli, soudain épris de la nature, et quelle nature ! Mais dès sa première visite, en 1892, guettant déjà la loutre légendaire (dont chacun certifiait l'existence, et que nul autre que lui ne put jamais revoir), n'ayait-il pas senti tout le charme de ces étangs ceinturés d'osiers, l'attrait de la vie sourde et active des eaux a reflétant la mer silencieuse et renversée du ciel, une mer bleue, crêtée de nuages blancs qui s'escaladent comme des vagues » — et sa langue, d'ordinaire plus haute en couleurs, n'avait-elle pas trouvé pour peindre la fluidité de cette atmosphère, des images chatôyantes, lumineuses et fraîches comme la pacifiante oasis où il aurait souhaité demeurer plus longtemps ?

D'autres aspects du domaine, aussi, l'avaient enchanté, que l'on retrouvait encore, identiques, à Igny : la grande allée de tilleuls, si triste à la tombée du soir, avec ses deux rangées de très vieux arbres, taillés carrément en plateau, et ses bancs de pierre moussue, où Durtal, en méditant, avait dans la nuit fumé tant de cigarettes. La petite usine à chocolat, abandonnée maintenant que les moines en avaient édifié une autre beaucoup plus vaste au delà de la clôture et reliée au monastère par un tunnel sous la route, servait de remise et d'atelier de menuiserie pour la confection des caisses. Tout près d'elle, de récentes fouilles avaient mis à jour de vieilles pierres. Des fûts tronqués, surmontés parfois des chapiteaux retrouvés à leurs pieds, dessinaient l'ancienne salle capitulaire. Elle avait abrité les premiers abbés d'Igny, les Humbert, les Guerric, et l'extraordinaire Pierre Monoculus, cet ami vénéré du roi Louis VII, dont Huysmans, après l'abbé Péchenard, avait résumé l'étonnante aventure.

Sur la pelouse, grimpant vers la digue, une sorte de stèle faite du pinacle d'un contrefort découvert dans les déblais, marquait la place du maître-autel de l'église primitive. Plus haut, tout près du mur d'enceinte, un rucher, aux cases disposées entre des tronçons de colonnes romanes à demi masquées par des ifs, semblait un autel agreste, dont le P. Benoît, Aristée de Géorgiques chrétiennes, s'était fait le desservant...

Maintenant, d'autres ruines, récentes celles-là, cachent les vieilles ruines de l'ancien monastère et tracent sur le sol ravagé le dernier paragraphe, tragique et douloureux, de sa longue histoire...

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Les quatre premières années de la guerre avaient épargné Notre-Dame d'Igny. Jusqu'à la ruée allemande de mai 1918, les amis des Trappistes — et tous les lecteurs d'En route n'étaient-ils pas devenus leurs amis ? — purent espérer que le monastère sortirait à peu près indemne de la longue aventure. Il avait supporté, sans mal, en somme, la première invasion, celle qui précéda la première bataille de la Marne. L'avance de septembre 1914 l'avait dégagé ; mais demeuré près des lignes, il avait dû subir le contre-coup des événements militaires.

L'ennemi n'avait occupé le pays que peu de temps, et ces quelques jours avaient donné aux moines l'occasion de se montrer — et non sans gros risques pour eux — charitables. Ils avaient recueilli et réussi à conserver pour les soigner quelques blessés français, d'abord, ramassés pendant un engagement livré aux lisières mêmes de la clôture. Puis, ils avaient appris qu'au plus épais des fourrés voisins, une douzaine de cavaliers du 7e chasseurs, coupés du gros au cours d'une patrouille et n'ayant pu rejoindre, se terraient. Bravement, avec des précautions infinies, pour ne point déceler leur présence, ils les ravitaillèrent et les secoururent. Un hasard providentiel fit qu'après la Marne, le régiment à la poursuite de l'ennemi en retraite repassa par Igny où les disparus, déjà tenus pour morts par leurs camarades, retrouvèrent leur escadron.

Puis ce furent des Allemands qui, à leur tour, se trouvèrent encerclés dans les bois. Ceux-là, quelques jours plus tard, alors qu'ils venaient à la nuit close sommer les gens de la ferme de la Grange de leur donner des vivres, tombèrent dans une embuscade tendue par les Anglais. Et deux tombes, derrière le petit étang en forme de croix, commémorèrent cet épisode.

Peu de temps après, une ambulance s'installa. Les bâtiments de la chocolaterie libéralement offerts furent bien vite transformés en hôpital de contagieux. Pendant quatre ans, l'un des moines, le P. Bonaventure, en fut l'aumônier bénévole, et pendant quatre ans, sans se lasser jamais, sa bonhomie souriante et sa sollicitude réconfortèrent les malades et secoururent les agonisants.

Et les pires jours vinrent. Les Allemands avaient franchi l'Aisne et dépassé la Vesle. Ils entraient à Fismes. Quand le dernier malade de l'ambulance fut évacué, les moines partirent en même temps que le personnel. Non sans peine, ils réussirent à traverser la Marne et se mirent en route, avec leur maigre bagage, pour la Trappe de Sainte-Marie du Désert, près de Toulouse, d'où, en 1875, était venue la petite colonie dé Cisterciens chargée de repeupler l'antique abbaye de saint Bernard, déserte depuis la Révolution.

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Ces transformations que la guerre, avant d'anéantir l'abbaye, lui avait imposées, auraient sans doute bien surpris Huysmans. L'amoureux du silence, «aussi nécessaire que le pain, aux moines, car c'est grâce à lui que l'on étouffe la vanité qui surgit, que l'on réprime l'indocilité qui murmure, que l'on refoule toutes les aspirations, toutes les pensées vers Dieu »,se fût fort étonné des épreuves infligées à la règle par le va-et-vient des troupes de passage. Qu'eût-il dit de voir surgir d'affreuses baraques militaires dans les cours d'Igny, lui que l'abbé Mugnier n'avertit qu'avec toutes sortes de précautions oratoires que les Trappistes fabriquaient du chocolat ?... Mais sans doute l'esprit de renoncement de ses hôtes l'eût-il consolé de ces enlaidissements — d'ailleurs momentanés — comme il le consola des déceptions artistiques éprouvées devant cet ancien château « solennel et immense, emphatique et froid, plus apte, puisqu'on l'avait converti en couvent, à abriter des adeptes de Jansénius que des disciples de saint Bernard ». Sans doute, puisqu'elle ouvrait aux moines un nouveau champ imprévu où semer leurs bontés, eût-il passé cette occupation militaire, comme il négligea « la laideur alarmante de la petite chapelle, avec ses décors Louis XVI, cette fichue époque, pour une église ! » quand il entendit monter sous la coupole l'explosion éperdue du Salve Regina...

Les Allemands ont donné le coup de grâce à ces bâtiments qui, déjà, au temps d'En route, menaçaient de crouler ; l'incertitude d'un lendemain fort précaire, depuis la loi de 1901, empêchait les Trappistes d'entreprendre les restaurations indispensables, ou de bâtir des constructions mieux appropriées aux besoins de la communauté si leurs ressources et leur sécurité eussent été plus fermement établies. Dans cette conjoncture même, bien des détails charmants et bien des témoins du passé auraient pu être sauvés, comme la « tour naine, coiffée d'un minuscule dôme », reposoir cher à M.Bruno et situé tout en haut d'un talus planté d'arbres séculaires ; comme cette Vierge, image ingénue du douzième siècle, surmontant une fontaine intérieure ; ou bien encore l'exquise colonnade, étroite et basse, reflétée dans l'abreuvoir, entre les deux ailes des communs formant le fond de la grande cour.

Mais, malgré son emphase et sa froideur qui choquèrent si fort Durtal, le corps principal du logis, avec « l'élévation inattendue de ses dix-huit fenêtres d'affilée, son fronton, dans le tympan duquel était logée une puissante horloge », son toit d'ardoises surmonté d'un jeu de petites cloches, et son perron déployant la double révolution de ses degrés autour d'une vasque claire, n'était pas sans agrément, et Huysmans lui-même, en dépit de ses préventions, s'y était, à la longue, laissé prendre.

Et puis, toutes ces choses, la personnalité de l'écrivain qui les avait si magnifiquement célébrées, ajoutait à leur beauté propre la valeur d'un souvenir littéraire d'une qualité rare.

Ce souvenir, passant que les hasards de la guerre avaient fait à mon tour l'hôte du vieux monastère, je l'ai retrouvé sans peine parmi ces lieux qui le conservaient fidèlement. Il me semblait encore entendre sous les tilleuls de la grande allée une voix qui s'est tue le 12 mai 1907. Dans les courts répits d'une atroce agonie de dix- huit mois, supportée sans une plainte, avec quelle émotion elle me disait alors sa tendresse pour le Vieux cloître d'Igny ! Et je songe tristement que c'est dans un décor informe et parmi le chaos des ruines qu'il le faudra, dorénavant, chercher...



RENÉ DUMESNIL.



Notes

(1) Les pseudonymes des moines ayant été levés par Huysmans lui-même, dans la préface d'En route, puis par M. J. de Narfon dans le Supplémend du Figaro (5 octobre 1907), je suis à l'aise pour rendre, ici, un public hommage aux religieux de Notre-Dame d'Igny.

(2) Cité par M. Julien de Narfon, loc.cit.