Revue du Temps Présent

2 avril 1910.



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Une lettre inédite de J.-K. Huysmans

et un Souvenir anniversaire


Il y a des morts dont le souvenir s'efface avec les années ; ceux-là chevauchent vite, comme dit la ballade allemande. D'autres au contraire ne semblent s'être enfoncés dans les ténèbres que pour revivre plus lumineux en notre coeur. J.-K. Huysmans est de ces derniers. Sa timide et chétive personne, qui frôlait les murs comme une ombre et esquissait des gestes de nonnette, paraît avoir enlevé la dalle de son tombeau pour revenir prendre une place dominatrice dans notre vie. Jamais on ne s'est tant occupé d'Huysmans qu depuis qu'il n'est plus ; le nombre de ses disciples augmente avec chaque anniveraire de sa mort, et je dois d'avoir fréquenté le maître bien des sympathies qui sans cela me seraient restées étrangères. C'est grâce à la mémoire d'Huysmans que j'ai connu aussi cete jeune et vaillante Revue de Temps Présent. Son directeur a bien voulu me demander quelques lignes pour commémorer le 12 avril [sic] et j'ai pensé que le mieux serait, certes, de donner une lettre inédit retrouvée parmi ma correspondance transméditerranéenne.

Elle m'était adressée à Tunis à la rue Sidi-Bou-Krissâne et porte un timbre de 25 centimes (comme pour l'étranger), l'auteur de la Cathédrale n'ayant jamais pu admettre le principe de nos colonies et l'idée que des terres islamiques ou idolâtres puissent être assimilables à notre France très chrétienne.

La prêtresse dont parle Huysmans est la prêtresse Arisatbaal du musée de Carthage, une étrange et merveilleuse statue funéraire exhumée il y a six ans par le Père Delattre et dont je lui avais envoyé la photographie. Elle porte, cette prêtresse de Tassit, la coiffure sacerdotale des Égyptiens, une tunique greque sur laquelle se referme, au-dessus du nombril, la robe mystérieuse d'Isis, deux ailes de vautour, l'oiseau sacré de la Mort. C'est à ces ailes qu'Huysmans fait allusion à propos des séraphins dans les vitraux de la cathédrale de Chartes et puis seraient, d'après lui, un souvenir des croisades. Je me demande si Huysmans ne se trompe pas. Les croisés venue avec saint Louis en régence tunisienne n'ont certainement pas connu cette prêtresse qui dormait alor à quarante mètres sous terre dans sa chambre sépulcrale. Ils auraient pu voir, à la rigueur, de semblables statues en Égypte, mais je doute fort qu'il se seraient laissé inspirer de ce costume d'idole païenne pour les créatures séraphiques de leurs églises. Je n'ai pu élucider cette question avec Huysmans. Quand je suis revenue de la Tunisie, il était mourant et voyait déjà les anges, authentiques, ceux-là, de sa patrie céleste.

Un autre petit souvenir surgit en moi en relisant cette lettre.

Quand, avant de partir en Afrique, j'étais allée lui faire mes adieux, je le trouvai guilleret.

— Ah ! il m'en arrive une bien bonne, me dit-il. J'ai déjeuné chez Forain (je crois), et il y avait Madame de Thèbes, elle a lu dans ma main.

— Et que vous a-t-elle révélé ?

— D'abord elle m'a dit que j'avais la main la plus compliquée qu'on ne puisse s'imaginer puisque « ma montage de Vénus » — vous savez bien — là, était développée d'une façon presque indécente. Ah ! ah ! elle m'a bien fait rire la bonne dame — la montagne de Vénus ! — me voilà disciple de Tannhauser. Mais plus étrange encore, elle m'a prédit avec certitude qu'avant un an, je m'apprêterai pour un long voyage et que je traverserai la Méditerranée, pour aller soi en Algérie, soit en Tunisie.

— O cher maître, m'écriai-je enchantée, cela veut dire que vous viendrez me rejoindre dans mon palais andalou à Tunis. Vous verrez, il ressemble à un cloître du soleil ! Et puis, on ira ensemble à Carthage !

Mais, redevenu mélancolique, Huysmans hocha la tête.

— Non. Non. Madame de Thèbes se fourre (sic) le doigt dans l'oeil. Moi voyager ! moi traverser la mer ! moi voir le soleil ! Je préfère mille fois les ombres de nos cathédrales à vos clartés musulmanes, et puis, voyez-vous, en fait de voyage, j'ai souvent le pressentiment, qu'en effet, j'en ferai un, très loin, si loin, que je n'en reviendra pas.

MYRIAM HARRY.


Enveloppe:

Madame Myriam Harry

Rue Sidi-Bou-Krissane

à Tunis

Tunisie


(Avec timbre de 25 centimes, car Huysmans n'a jamais compris que la Tunisie et Algérie sont assimilables à nos colonies.)


Paris 10 juin 1906.


Chère Madame et Amie, que vous êtes bonne de ne pas oublier le vieil ergotant de la rue Saint-Placide ; il a recouvré la vue, subitement, le jour de Pâques et, le lendemain même, il se remettait à travailler. Mais, ce qu'il n'a pas recouvré du tout, c'est la santé du front qui reste terriblement sensible et résiste à tous les traitements électriques et autres dont on l'assomme. Enfin, ce sera sans doute pour une autre fête.

Je ne puis guère encore sortir, mais je corrige les épreuves de mon bouquin pour paraître en octobre.

Merci de la prêtresse — elle est très extraordinaire et les ailes ont été reprises au XIIIe siècle par les verriers de la cathédrale de Chartres pour en faire des Séraphins. Il y a évidemment là un souvenir des croisades. — Et la belle histoire que vous me narrez des négresses conduisant un bouc orfévré ! — Vous allez nous rapporter un livre en couleur étonnante, j'en suis sûr et m'en réjouis d'avance. Vous avez si bien le sentiment de l'Orient. Moi, les ciels bleus que vous allez contempler, en bédouinant, près du désert, me plongent dans d'affreuses mélancolies.

Il est vrai que je deviens, depuis ces 7 mois de champignonnage, dans une cave noire de chambre close, de plus en plus patriarche et chaufferette et surtout vieux ganachon. Mais enfin, il ne faut pas que je me plaigne, je vois clair !

— Ah ! c'est quelque chose tout de même.

— Il n'y a rien, à ma connaissance, de neuf en littérature ici. Les mêmes romans tièdes continuent de paraître — c'est un ronron d'adultères plus ou moins bien contés. — Je ne m'y délecte guère. A bientôt ! bonne santé et bonne joie de travail et de notes !

Votre très affectueusement dévoué,

J.-K. HUYSMANS.