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Revue littéraire et artistique,

15 septembre 1881.


Croquis parisiens. — Pantin, par M. J.-K. Huysmans.



PANTIN


Par la croisée, je vois la rue plein de boue s’étendre et j’entends ses pavés bruire sous les coups répétés des galoches qui le cognent.

Le temps des grandes pluies est venu; les gargouilles dégobillent en chantant sous les trottoirs, les fumiers marinent dans des flaques qu’emplissent de leur café au lait les bols creusés dans le macadam; partout, pour l’humble passant, les rince-pieds fonctionnent.

Sous le ciel bas, dans l’air mou, les murs des maisons ont des sueurs noires et leurs soupiraux fétident; la dégoûtation de l’existence s’accentue et le spleen écrase; les semailles d’ordures que chacun a dans l’âme éclosent; des besoins de sales ribotes agitent les gens austères et, dans le cerveau des gens considérés, des désirs de forçats vont naître.

Et pourtant, je me chauffe devant un grand feu et, d’une corbeille de fleurs épanouies sur la table, se dégage une odeur d’amande amère, de benjoin et de rose qui emplit ma chambre. En plein mois de novembre, rue de Paris, à Pantin, le printemps persiste et voici que je ris, à part moi, des familles craintives qui, afin d’éviter les approches du froid, fuient à toute vapeur vers Antibes ou vers Cannes.

L’inclémente nature n’est pour rien dans cet extraordinaire phénomène; c’est à l’industrie seule, il faut bien le dire, que Pantin est redevable de cette saison factice.

En effet, mes fleurs sont en taffetas, montées sur du fil d’archal et la senteur printanière entre par ma fenêtre, exhalée des usines du voisinage, des parfumeries de Pinaud et de Sainte-James.

Pour les pauvres artisans usés par les durs labeurs des ateliers, pour les pauvres petits employés trop souvent pères, l’illusion d’un peu de bon air est, grâce à ces commerçants, possible.

Puis de ce fabuleux subterfuge d’une campagne, une médication intelligente peut sortir; les viveurs poitrinaires qu’on exporte dans le midi, meurent, achevés par la rupture de leurs habitudes, par la nostalgie des excès parisiens qui les ont vaincus. Ici, sous un faux climat aidé par des bouches de poêles, les souvenirs libertins renaîtront, très doux, avec les languissantes aromes et les délicieuses émanations féminines, soufflés par des fabriques. Au mortel ennui de la vie provinciale, le médecin peut, par cette supercherie, substituer platoniquement pour son malade, l’atmosphère des boudoirs de Paris, des filles. Le plus souvent, il suffira, pour consommer la cure, que le sujet ait l’imagination un peu fertile.


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Puisque par le temps qui court, il n’existe plus de substance saine, puisque le vin qu’on boit et que la liberté qu’on proclame sont frelatés et dérisoires, puisqu’il faut enfin une singulière dose de bonne volonté pour croire que les classes dirigeantes sont respectables et que des madones apparaissent aux vachè dans des fonds de grottes, il ne me semble ni plus ridicule, ni plus fou de demander à mon prochain une somme d’illusion à peine équivalente à celle qu’il dépense, dans un but bourgeois et mystique, chaque jour, pour se figurer que la ville de Pantin est une Nice artificielle, une Menton factice.


J.-K. HUYSMANS