Le Temps

13 mai 1907.


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J. K. HUYSMANS


L’aûteur de A Rebours, de A Vau-l’eau, de En route, de Là-Bas, de la Cathédrale est mort hier soir, après une longue et cruelle maladie. qui, depuis plusieurs mois, ne Iaissait point d’espoir à ses amis.

Joris-Karl Huysmans était d’origine hollandaise. On a souvent comparé la minutie, volontiers caricaturale, de ses descriptions à l’application scrupuleuse avec laquelle les peintres de Hollande, un Brauwer, un Van Ostade, un Jan Steen copient ou exagèrent les grimaces de l’humanité. Toutefois, Huysmans était né à Paris en 1848, et c’est surtout aux grimaces des Parisiens qu’il consara d’abord ses rares facultés de vision réalisste et satirique.

Son premier liver, intitulé le Drageoir aux épices, très fortement assaisonné d’âcreté baudelairienne, lui valut quelques mésaventures qu’il s’amusait à raconter aux jeunes gens de letters, curieux de connaître les difficultés de ses débuts. Cet ouvrage, refusé par beaucoup d’éditeurs, fut offert, en fin de compte, à Jules Hetzel qui, après l’avoir ouvert, recula d’épouvante :

— Mais, monsieur, dit-il au jeune débutant, c’est effroyable, ce que vous faites là. Vous recommencez la Commune dans la langue française, tout simplement !

Huysmans, en effet, était alors terriblement révolutionnaire. D’ailleurs ses appétits de révolution ne sortaient point du domaine de la littérature et de l’art. Hors de là, c’était un homme simple et doux. Il occupa une place honorable dans les bureux d’une de nos grandes administrations publiques. Il était bien noté de ses chefs. SI j’ai bonne mémoire, c’est à titre d’excellent fonctionnaire, que le pittoresque biographe de Marthe et des Soeurs Vatard reçut la croix de la Légion d’honneur. Plus tard, on devint plus sensible, en haut lieu, à son étonnante virtuosité d’artiste littéraire. Et c’est en songeant à ses oeuvres de romancier, plutôt qu’à ses vertus de bureaucrate, qu’on lui cerna récemment une rosette rouge qui brilait depuis longtemps aux boutonnières de ses compagnons de jeunesse et d’apprentissage.

Depuis plusieurs années. Huysmans menait l’existence paisible d’un de ces « retraités » dont il a retracé d’un trait si précis les joies sans éclat et les tristesses sans gloire. Le décor de sa vie s’adaptait, dans une certaine mesure, aux conditions que lui imposait son cadre social. Il habita longtemps un petit apartement, au cinquième étage d’une vieille maison, rue de Sèvres, près du carrefour de la Croix-Rouge. Il se plaisait dans le recueillement de ce logis qui, dit-on, est un ancien couvent de Prémontrés. Il le quitta, mais sans changer de quartier, ayant élus domicile, en ces derniers temps, au 31 de la rue Saint-Placide. Il avait horreur de la politique et parlait des pliticiens professionnels avec une savoureuse irrévérence, d’accord sur ce point avec Zola, Daudet, Goncourt, Leconte de Lisle. C’est l’art seul, qui pendant de longues années a mis dans son existence, qu’il jugeait déplorablement monotone, de la diversité, du drame, de la passion, des crises de conscience, — bref, ces intérêts intellectuels et moraux sans lesquels la vie présente serait intolérable.

Ce philosophe pessimiste, cet écrivain, supérieur dans l’art de décrire un spleen dont il connaissait mieux que personne les transes et les affres, travailla au milieu d’une collection d’oeuvres d’art qu’il avait composée avec amour, et dont le catalogue suffirait à nous suggérer la définition de son talent et de son caractère. Autour de Huysmans, écrivant la vie de Monsieur Folantin ou du célèbre Des Esseintes, les petites bourgeois de RaffaĆ«lli arpentaient d’une pas mélancolique le gazon pelé des fortifications ; let fêtards et les noctambules de Forain, affalés sur les canapées des cercles et des grands bars, semblaient commenter, en mâchonnant leurs derniers bouts de cigare, ces vers de Musset, que sans doute ils n’ont pas lus :

Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide,

Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir...

Cependant les visions d’Odilon Redon mêlaient à ce réalisme amer le rêve d’une mystérieuse et bizarre Apocalypse. Les eaux-fortes de Félicien Rops racontaient avec une inquiétante nervosité ce qu’il y a de satanique dans ces frénésies de luxe et de luxure où s’écroulent les sociétés, où finissent les races.

Déjà en 1891, M. Jules Huret, étant allé interroger Huysmans sur l’Evolution littéraire, remarquait chez le futur auteur de l’Oblat, quelques Bibles in-folio, une antique chasuble rose pâle et or, un curieux morceau de sculpture, représentant le baptême de saint Jean-Baptiste.

— Evidemment, dit Huysmans à son visiteur, le naturalisme est fini... Il ne pouvait pas toujours durer ! Tout a été fait, tout ce qu’il y avait à faire de nouveau et de typique dans le genre. Oh ! je sais bien qu’on peut continuer jusqu’à la fin des temps : il n’y aurait plus qu’à prendre un à un les sept péchés capitaux et leurs dérivés...

Assidu aux réunions de ce « grenier » des Goncourt, — où se rencontraient, chaque dimanche, Alphonse Daudet, Jeanniot, Robert de Bonnières, Jules Vidal, Robert Caze, Ziem, Henri Lavedan, Rosny, Rodin, etc., — Huysmans s’était enrôlé tout jeune sous la bannière naturaliste. Il fut un des collaborateurs des Soirées de Médan, sous l’autorité incontestée de Zola, avec Henry Céard, Léon Hennique, Paul Alexis et Guy de Maupassant. Sa contribution à ce mémorable recueil s’intitule Sac au dos. C’est la désolante histoire d’un étudiant qui devient garde mobile pendant la guerre de 1870, et dont la bonne volonté cède malheureusement sous la poussée de mille disgrâces quotidiennes.., Un savant allemand, le docteur Koschwitz, professeur de philologie romane à l’université de Greifswald, en Poméranie, a commenté gravement cet opuscule, prenant au pied de la lettre ce qui n’était que divertissement de cénacle ou truculence d’école, et disant naturellement, en guise de conclusion : « Hein ? ces Français ! Sont-ils assez décadents ! »

On n’a pas oublié l’incident littéraire qui fut, pour l’école naturaliste, le commencement de la dissolution. Le 18 août 1887, cinq écrivains, connus pour leurs attaches avec le groupe de Médan, se séparèrent avec éclat de leur chef de file. C’étaient MM. Paul Bonnetain, Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte, Gustave Guiches. Sans prendre une part directe à cette « manifestation des Cinq », — dont quatre faisaient partie du « grenier » des Goncourt, — Huysmans ne laissa pas ignorer les raisons qui l’éloignaient, lui aussi, du naturalisme.

En inistant à satiété sur les vulgarités quotidiennes qui sont le poids mort que traine après soi toute vie humaine, le système naturaliste devait se détruire lui-même. A force de peindre le morne cours des fatalités qui nous mènent à « vau l’eau », on devait nécessairement chercher autre chose... Zola, beaucoup moins naturaliste, au fond, que romantique, échappa aux tyrannies de sa propre formule par le lyrisme généreux de ses dernières oeuvres. Maupassant chercha, d’autre part, à se libérer d’une servitude malaisément supportée. Huysmans s’est affranchi par une conversion dont je n’ai pas à juger les motifs profonds, et qui n’appartient à la critique que par ses résultats artistiques et littéraires.

Un psychologue averti et sagace, M. Jules Sageret, en sa récente étude sur les Grands Convertis, a examiné la délicate question de savoir ce qu’il reste d’« orgueil artiste » jusque dans l’humilité littéraire du naturaliste repentant qui fit retraite à la Trappe et qui a écrit l’Oblat, Saint Lydvine de Schiedam, les Foules de Lourdes. La Semaine religieuse du diocèse d’Aire, citée ce matin par l’Echo de Paris, nous apprend qu’une humilité plus effective et infiniment touchante a ennoble, dans l’agonie de Huysmans, une souffrance stoïquement supportée. Il a detruit volontairement des manuscrits, des pages admirables, des oeuvres entières, ce qui, pour un artiste, est la dernière extrémité du renoncement.

— Ne demandez plus ma guérison, disait-il, mais une mort prompte et résignée

« On doit lui envoyer du cloître son habit d’oblat bénédictin ». Il est mort très calme, assis dans un fauteuil, et lisant pour lui-même les prières des agonisants.

Telle fut la fin de cette crise de conscience, qui est un des épisodes les plus intéressants de l’histoire litteeraire d’aujourd’hui, et dont l’évidente sincérité, dans une si poignante agonie, inspire à tous les gens de coeur, quelle que soit leur religion ou leur doctrine, un unanime sentiment de respect. — GASTON DESCHAMPS.


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M. J.-K. Huysmans est mort après une terrible agonie qui a révélé son âme admirable et sa philosophie. Depuis dix jours, la partie superieure de la bouche s’étant perforée, l’alimentation devenait impossible. Et le mal incurable, qui avait pris naissance dans le palais et avait étendu ses ravages, causait au malade des douleurs affreuses. Lambeau par lambeau, la bouche s’en allait.

L’écrivain gardait, en ces heures effroyables, toute sa lucidité. A huit heures, hier soir, il rendit le dernier soupir, ayant près de lui son secrétaire et ami Jean de Caldain.

Sa carrière fut simple. Depuis qu’il avait pris sa retraite comme sous-chef de bureau au ministère de l’interieur, il essaya de vivre au couvent. Mais il n’y réussit pas. Son esprit, malgré la tranquillité de l’existence modeste qu’il chercha toujours, était inquiet ; son sens critique ne désarmait ni devant les pratiques religieuses, ni devant ses meilleurs compagnons. Il n’était pas né pour le cloître, ayant l’humeur changeante.

On n’a pas oublié, d’ailleurs, comment il renouvela soudain ses opinions et ses théories, et que bruit fait A Rebours. Vingt ans après ce volume, ayant à en donner une édition nouvelle, il écrivit une sorte de « préface » qui rappelait les conditions d’âme où il se trouvait lors de la publication de l’ouvrage. Cette « préface » rétrospective fut tirée à un nombre d’exemplaires extrêment réduit. On y lisait ceci, en conclusion :


Je n’ai pas été élevé dans les écoles congréganistes, mais bien dans un lycée ; je n’ai jamais été pieux dans ma jeunesse, et le côté de souvenir d’enfance, de première communion, d’éducation qui tient si souvent une grande place dans la conversion, n’en a tenu aucune dans la mienne. Et ce qui complique encore la difficulté et déroute toute analyse, c’est que lorsque j’écrivis A Rebours, je ne mettais pas les pieds dans une église, je ne connaissais aucun catholique pratiquant, aucun prêtre ; je n’éprouvais aucune touche divine m’incitant à me diriger vers l’Eglise ; je vivais dans mon auge, tranquille ; il me semblait tout naturel de satisfaire les foucades de mes sens, et la pensée ne me venait même pas que ce genre de tournoi fût défendu.

A Rebours a paru en 1884 et je suis parti pour me convertir dans une Trappe en 1892 ; près de huit années se sont écoulées avant que les semailles de ce livre aient levé ; mettons deux années, trois même, d’un travail de la Grâce, sourd, têtu, parfois sensible, il n’en resterait pas moins cinq ans pendant lesquels je ne me souviens d’avoir éprouvé aucune velléité catholique, aucun regret de la vie que je menais, aucun désir de la renverser. Pourquoi, comment ai-je été aiguillé sur une voie perdue alors pour moi dans la nuit ? Je suis absolument incapable de le dire ; rien, sinon des ascendances de béguinages et de cloîtres, des prières de famille hollandaise très fervente et que j’ai d’ailleurs à peine connue, n’expliquera la parfaite inconscience du dernier cri, l’appel religieux de la dernière page d’A Rebours.

Oui, je sais bien, il y a des gens très forts qui tracent dés plans, organisent d’avance des itinéraires d’existence et le suivent ; il est même entendu, si je ne me trompe, qu’avec de la volonté on arrive à tout ; je veux bien le croire, mais, moi, je le confesse, je n’ai jamais été ni un homme tenace, ni un auteur madré. Ma vie et ma littérature ont une part de passivité, d’insu, de direction hors de moi très certaine.

La Providence me fut miséricordieuse et la Vierge me fut bonne. Je me suis borné à ne pas les contre-carrer lorsqu’elles attestaient leurs intentions ; j’ai simplement obéi ; j’ai été mené par ce qu’un appelle « les voies extraordinaires »; si quelqu’un peut avoir la certitude du néant qu’il serait, sans l’aide de Dieu, c’est moi.


Après avoir quitté l’appartement de la rue de Sèvres, où, fonctionnaire méticuleux, il vécut trente ans, M. J.-K. Huysmans alla vivre deux ans à Ligugé, proche du monastère, dans une petite maison où il menait une existence mi-littéraire, mi-religieuse, et où il commença l’Oblat. Lorque les Bénédictines furent expulsés, il revint à Paris ; il y serait, d’ailleurs, revenu quand même bientôt. Il s’installa chez les Bénédictins de la rue Monsieur ; puis, après quelques mois de cette bizarre solitude en marge de la congregation, il retourna à l’appartement privé. Il aimait trop le cloître en pur artiste pour y vivre longtemps. Mais partout, il laissait le souvenir d’une bonté merveilleuse, d’un coeur et d’un esprit supérieurs. Ses bizarreries de langage amusaient et ne blessaient pas. Car son verbe pittoresque et coloré, souvent brutal, ses expressions presque scatalogiques, mêlées aux pieuses invocations témoignaient du mélange qui s’était fait en lui de deux hommes opposés et si séduisants !