Le Figaro

13 mai 1907.


back

J. K. HUYSMANS


Huysmans est mort hier soir, à l’âge de cinquante-neuf ans, après de lons jours de cruelle souffrance.

Il y a un bon quart de siècle que les hasards de la « bataille littéraire », comme on disait alors, réunirent autour d’Emile Zola cinq jeunes écrivains, qui affirmèrent leur solidarité dans un volume collectif, les Soirées de Médan. C’étaient, avec Joris-Karl Huysmans, Paul Alexis, Guy de Maupassant et MM. Léon Hennique et Henry Céard. Ils avaient en commun le goût de l’observation sincère, l’amour de la réalité, l’horreur de ce qui est convenu, artificiel et banal. Ils crurent qu’il n’en fallait pas davantage pour former un group homogène et solide et renouvler le vrai combat du Romantisme, dont on entendait encore résonner dans le lointain, comme un écho qui s’assourdit, les éclatantes fanfares. On prit leur union pour une « école », on les confondit sous l’épithète de « naturalistes », que d’ailleurs ils ne répudiaient pas, et la critique courante, qui chevauchait alors le dada de « l’idéalisme », les maltraita fort. Quelques années passèrent. Chaque se développa selon son tempérament et se trouva bientôt très loin de son point de départ ; et ces camarades du début, et leur critiques et leur lecteurs, furent bien obligés de reconnaitre qu’ils n’étaient pas d’accord entre eux, qu’ils ne formaient pas une école, qu’on ne pouvait sans déraison les ramener à un dénominateur commun, ni les mesurerà la même échelle, et que leur « naturalisme » avait été l’illusion d’un moment.

J. K. Huysmans est peut-être celui d’entre eux dont la « courbe » fut la plus etendue et, à certains égards, la plus singulière.

Hollandais par ses origines éloignées, il apparait dans ses premiers ouvrages (Marthe, Croquis parisiens, les Soeurs Vatard, En ménage) comme un artiste aigu, épris de couleurs intenses et de spectacles violents, un peu comme un Ostade ou un Jean Stein impressionniste, de moindre exubérance, et d’humeur chagrine. Il « apporte dans nos letters françaises un temperament de grande coloriste, qui rappelle les Rembrandt et les Rubens », disait Zola en les présentant aux lecteurs du Figaro. Et s’il se trompait peut-être sur les modèles, il ne se trompait certainement pas en ajoutant : « La vie entre en lui par les yeux ; il traduit tout en images, il est le poête excessif de la sensation. » Huysmans allait l’observer dans ous les coins de Paris, d’ou il rapportait des « croquis » qu’illustraient pour lui avec un art égal au sien les Forain et les RaffaĆ«lli. Les couleurs d’une devanture de boutique suffisaient à le remplir de joie, et quand il y voyait un hareng saur, il l’interpellait en ces termes :

«...O miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de mailles, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois ses têtes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintillements de bijoux sur le velours noir ; je revois ses jets de lumière dans la nuit, ses traînées de poudre d’or dans l’ombre, ses éclosions de soleils sous les noirs arceaux. » (Croquis parisiens, 1880.)

Huysmans semblait alors un peintre plus encore qu’un écrivain, un peintre épris, comme ses artistes préférés, de visions vibrantes, de taches violentes, de miroitements rapides, de tons capricieux et de tous les jeux de la lumière. Quant à sa « philosophie », si l’on peut dire, c’était un pessimisme très noir, dénigrant eet dédaigneux, qui s’accommodait comme il pouvait avec une bienveillance un peu moqueuse mais réelle, souvent ingénieuse, toujours obligeante. On en trouvera l’expression la plus complète dans En ménage (1881), et surtout dans la nouvelle intitulée A vau-l’eau. Dans le roman un homme dévoué, dans la nouvelle un célibataire se débattent avec les traîtresses difficultées de la vie solitaire, avec les problèmes du chez-soi désolé, des restaurants funestes où vous guette la dyspepsie, de l’amour vénal dont ils ne parviennent pas à se passer ; et c’est toujours d’une tristesse un peu comique, dont on ne sait trop s’il faut rire ou pleurer : « Allons, décidément, le mieux n’existe pas pour les gens sans le sou ; seul le pire arrive. »

Cette réflexion de M. Folantin donne bien le ton des écrits et des conversations de Huysmans, à cette époque-là. En le retrouvant à la fin du petit volume (A vau-l’eau) qu’accompagne son portrait a l’eau-forte de Lynen, il me semble entendre la voix basse, un peu traînante, timbrée di’ironie, revoir la fine figure nerveuse, souveent souffrante, les cheveux en brosse, le front tiraillé par les névralgies, le nez appointi, aux ailes vibrantes, la bouche volontiers boudeuse dans la barbe encore blonde, et le regard clair, ironique comme la voix...

Huysmans avait dans l’esprit beaucoup de fantaisie : il chercha quelque temps dans l’esthéticisme un dérivatif à ses mélancolies. On se rappelle A rebours, qui marqua sa rupture définitive avec le naturalisme, et la fortune du prodigieux Des Esseintes, avec ses raffinements d’art, ses goûts bizarres, ses caprices maladifs, sa tortue dont il avait fait dorer la carapace. Il fut quelque temps à la mode : des snobs l’imitèrent, emprunèrent ses imaginations et ses artifices, tâchèrent de lui ressembler. Peut-être troubla-t-il quelques cervelles pesantes et régulières, condamnées par la nature à fonctionner normalement, et qui voulurent à tout prix tomber dans l’excentrique. Huysmans ne s’attarda pas en sa compagnie un peu fastidieuse : après une pointe vers un surnaturel équivoque, il trouva dans la foi religieuse le point d’appui, le réconfort ou le rempart qu’il avait si longtemps cherché.

Je ne puis songer à suivre ici les phases de sa conversion, ni tenter de l’expliquer ou d’en établir la &lquo; psychologie ». Un événement pareil est une grande-chose dans une existence : on n’y peut fouiller dans la hâte d’un article improvisé, qui est un adieu plutôt qu’une étude. Mais l’histoire littéraire, toujours et justement curieuse de ces revirements d’âme, ne manquera pas de s’en emparer. Elle retiendra sans doute qu’aux premiers temps, des colères d’artiste venaient arrêter les élans du néophyte et changer ses ferveurs en sarcasmes contre les « gâte-source » du chapitre ou les « gargotiers » de la prédication (En route, 1895) ; elle s’étonnera d’entendre Durtal tenir sur l’art religieux des propos tout semblables à ceux que le spectacle des vernissages officiels inspirait jadis à Huysmans ; elle relèvera, de place en place, des morceaux complètement dépourvus d’onction, ou le vieil homme rumine ses anciennes humeurs ; elle enregistrera toutes les révoltes du « coeur racorni eet fermé par les noces » (Id.) contre les appels de la Grâce, contre la dévotion qui le gagne et s’approche. En outre, il y aura là de quoi exercer sa sagacité ; car les expressions, les procédés d’art, la langue de Huysmans demeurent, dans cette pahse nouvelle, ce qu’ils étaient autrefois. Ils durent plus d’une fois effaroucher son confessuer ! Mais quelsque soient les causes intimes, la nature et le mystère de cette conversion, elle nous a valu cette belle série qui commence avec En route, se poursuit avec l’Oblat, Sainte Lydwine de Schiedam, la Cathédrale, et se termine avec les Foules de Lourdes ; autant de livres égaux aux précédents par la qualité d’art, très supérieurs par la portée, et dont le sentiment va d’ailleurs s’épurant et s’éclaircissant toujours, comme l’atmosphere dans une ascension. Le dernier renferme, sur le miracle, les pages les plus troublantes surtout quand on pense à l’acuité d’esprit, à la méfiance intellectuelle, à la clairvoyance implacable de l’homme qui écrit :

« Le miracle est, en somme, le coup de glas des passions terrestres ; l’on comprend pourquoi l’on n’en veut pas ! »

Ou bien :

« L’Immaculée Conception nous ramène, à travers la Bible, jusqu’au chaos de la Genèse et, de là en revenant sur nos pas jusqu’à l’Éden, et, forcément, je pense à Ève, devenue sainte maintenant, et, qui, désolée par les douleurs de ses descendants, par ces maladies affreuses qu’ils n’auraient pas connues, sans sa faute, se tient, là, près de Vous, et vous supplie de payer à ces malheureux sa dette, de les guérir...»

Ce qui est plus troublant encore peut-être, c’est de savoir que Huysmans a supporté avec un courage inestimable, un calme stoïque les souffrances de sa longue et terrible maladie. Cet homme si sensible aux petites misères de la vie, qu’un mauvais plat, un tableau médiocre, une page mal écrit ou quelques fioritures introduites dans la musique sacrée suffisaient a mettre en fureur, ce sensitif que tourmentaient les moindres vibrations de ses nerfs vite ebranlés, ce fantaisiste dont l’imagination amplifiait toutes les sensations, fut — les témoins de ses derniers jours l’affirment — héroïque dans la douleur et devant la mort. Il n’avait rien gardé des impatiences ni des frémissements de Des Esseintes, de Cyprien ou de M. Folantin : il était résigné ; tranquille et confiant, maître de son âme et plus fort que la douleur...

Edouard Rod.