JORIS-KARL HUYSMANS
C‘EST un grand écrivain qui vient de mourir.
Il appartint à l'Ecole de Medan, cette écurie d’Augias de la Littérature, vers laquelle il charria maïints tombereaux copieux d’ordure. Mais, dès l’abord, il se distingua de Zola et de ses valets par une moindre platitude de langage; ce souci d'un style brillant, nerveux et coloré, apparut aux « purs » du Naturalisme comme un dernier vestige d’un idéal désuet et inutile — et, l’auteur des Soeurs Vatard fut pris en défiance.
Combien pourtant, dans ses premières oeuvres, Huysmans ne s’était-il pas acharné à étouffer, sous le plus impudent cynisme, les vacillantes inquiétudes morales qui survivaient en lui ! La tentative fut vaine, et l'écrivain eut beau promener sa muse tour à tour, aux carrefours du blasphème, dans les antres de la débauche et dans les gehennes du satanisme, il ne parvint jamais à conquérir dans le mal cette « glorieuse sérénité » qui atteignit du coup le stercoraire de Nana. Seul de tous les naturalistes, J.-K. Huysmans ne réussit pas à assassiner son âme.
Par quel sentiment ce pèlerin de tous les vergers défendus pénétra-t-1l un jour sous les cloîtres silencieux d’une Trappe ! Angoisse de conscience ou curiosité de dilettante — peu importe ! Le fait est que du coup et définitivement il fut pris; et l'idéal chrétien, qu’il avait tant outragé, se vengea de lui en asservissant tout le cœur de l’homme et toutes les facultés de l'artiste !
Des premières pages d'En Route aux dernières pages des Foules de Lourdes, J.-K. Huysmans agit, parla et écrivit en chrétien. Sans doute, tout n’est point à approuver dans ces livres; telles confessions trop brutales en leurs détails, telles intransigeances d’esthète vis-à-vis des contingences inéluctables de la vie de l'Eglise, telles gouailleries impertinentes à l'égard de personnes respectables et de bonne volonté, furent légitimement blämées, Mais ces erreurs passagères et secondaires ne doivent point nous faire méconnaître le courant général d'idées qui traverse toute l’oeuvre : ce courant formé d’abordde douloureux tâtonnements personnels, s'élargit peu à peu et finit par se mêler au grand fleuve éternel de la pensée catholique !
Pour juger de la sincérité de J.-K. Huysmans, souvenons-nous d’où il nous vint, l’heure qu'il choisit pour entrer dans l'Eglise, et tout ce qu'il nous apporta.
Pour obéir à la voix de Dieu, il brisa sa carrière officielle et sacrifia les aisances de la vie: il rompit avec de chères amitiés et affronta les sarcasmes de la presse et du boulevard; au seuil de la cinquantaine, il tourna vers la Mystique des énergies jusque-là vouées aux frivoles mondanités; par l'étude et la prière, il se refit une intellectualité nouvelle. Et il régla rigoureusement son existence au rythme sévère des préceptes du Christ.
À la base de cette évolution, on ne peut découvrir aucune considération humaine ni aucun intérêt terrestre. L'Eglise de France vivait des heures profondément troublées et l’impiété la traquait dans toutes ses forces vives. J.-K. Huysmans aurait pu se cantonner dans des labeurs spéculatifs. Non content d’opposer à l’hallali sauvage des persécuteurs, l’hosannah glorieux de la pérennité chrétienne, il bondit dans la mêlée et flagella les croupes mécréantes des lancinantes lanières de l’indignation et de l’ironie.
Le spectacle n’est-il pas à la fois émouvant et consolant? Les congrégations religieuses sont dispersées, les temples sont menacés de profanation et l’incrédulité prétend imposer silence à la voix séculaire de l'Eglise. Or, à ce moment cruellement privilégié, un vieil enfant prodigue de l’art, ayant abdiqué pour suivre le Galiléen, les vanités de l’esprit et les affres de la chair, revendique, en un langage ardent et coloré, les prérogatives immortelles de la beauté catholique, repeuple d’une vie mystique les monastères légalement frappés de solitude, bâtit au centre de la littérature une magnifique synthèse de la cathédrale chrétienne, appelle, à grands cris éloquents, cette restauration intégrale des rites et de la liturgie que Pie X devait consacrer pontificalement, et, enfin, apprend à prier à ce style moderne qui ne sut trop souvent qu’exhaler des blasphèmes ou hennir de volupté.
Sait-on qu'il y a, fragmentairement épars dans l’oeuvre de J.-K. Huysmans, les éléments d’un manuel exaltant de prières et que, si une main pieuse réalisait un tel livre, ce livre intercéderait immortellement pour l’âme du grand écrivain disparu ?
À tous ces gestes vers l’idéal chrétien, J.-K. Huysmans ajouta un dernier geste qui fut la consécration suprème de sa sincérité : sa mort — une mort qui s'apparente vraiment un peu à la mort des martyrs et des confesseurs !
Dieu dispensa à son serviteur des souffrances de choix; pendant de longs jours, la plus atroce et la plus consciente des agonies lui fut distillée, pour ainsi dire goutte à goutte; pareil à certains des grands mystiques que sa plume exalta, J.-K. Huysmans assista vivant à la décomposition de ce qu’il appelait « sa loque de carcasse ». Mais à mesure que le corps s'abimait, l’allégresse de l’âme se faisait plus grande et plus immatérielle. Les amitiés fidèles qui entourèrent la couche du moribond, et celles aussi qui, de loin, eurent la faveur, par de courts et substantiels billets, d'assister à la purification graduelle de cette âme, peuvent attester, chez J.-K. Huysmans, une préparation à la mort, admirable, au point d’en être exemplaire. Il y à quelques semaines, à un de ses amis de Belgique, l’auteur de la Cathédrale écrivait, et je demande si ces quelques mots ne contiennent point l'essence du plus beau et du plus complet testament chrétien : « Fiat... Quel mot lourd d'énergies et de consolation. J’offre chaque jour pour les revanches de l'Eglise mes vains orgueils d'écrivain et mes souffrances, toutes mes souffrances, celles qu’il plaira à Dieu de me dispenser encore ici-bas et celles aussi que sa justice me réserve dans l’autre monde avant.de m'admettre en son éternelle contemplation... Fiat ! »
Tous ceux qui confondent dans un même culte la Religion et la Beauté auront une fervente prière pour le maître des Lettres modernes, que la Providence vient d'appeler à elle et qui, en ces temps d’outrecuidante goujaterie anticléricale, a voulu être enseveli dans le modeste uniforme de l’oblat bénédictin.
Malgré des erreurs et des tares, l’oeuvre de J.-K. Huysmans fait dorénavant partie de l’apologétique catholique.
Firmin Van den Bosch.