Le Muséee des Deux Mondes, 1 septembre 1875.

Croquis et Eaux-fortes.

’Une fête à Nogent-sur-Marne.’

Il eut fallu ta magique palette, ô Regnault, pour rendre ces effets de diaprures, de zigzags, d’éclairs rouges et bleus, qui tremblaient et scintillaient, dimanche, dans les eaux vertes de la Marne! Il y avait grande fête à Nogent, joutes, régates, bal, feu d’artifice, le tout organisé par une réunion de jeunes gens, en tête desquels figuraient le comte de Balliano, le prince Ghika, MM. Couzin, Alexandre, etc... Les rives regorgeaient de monde, les toilettes des femmes s’enlevaient avec leurs teintes vives sur le vert pâle des feuillées. Les vareuses bigarrées des hommes, les robes de soie des femmes, les envolées de rubans, les drapeaux, les banderolles, les flammes se réflétaient dans l’eau; on eut dit d’une plage de Fortuny, d’une marine de Ziem!

Le long du rivage se pressaient, dans des barques couleur de safran et d’or rouge, une foule de canotiers et de canotières. C’était un fourmillement de couleurs: soies maïs et rose tendre, moires colombines et fleur de soufre, gazes neigeuses, pailles fleuries de bouquets écarlates, vareuses du rouge vibrant des coquelicots, satins gorge de pigeon, falbalas, fanfioles, affutiaux, rosettes couleur de turquoise et d’aigue-marine, toutes se mêlaient en un pimpant fouillis, en un joyeux désordre. Et tout cela frétillait, papillottait en plein soleil! Cet incendie de lumière avivait encore les nuances qui s’effaçaient, et dans ce rutilement de tons endiablés, dans cet hosanna de couleurs chauffées à outrance, le rouge dominait avec ses bruyantes fanfares, avec ses explosions qui grandissaient à mesure qu’elles passaient du sang carminé des laques à l’intensité pompeuse des vermillons et des cinabres.

Sur la rive où j’étais assis, une robe, un peu isolée des autres, une robe d’un rose exquis, mettait comme une note rêveuse dans ce tumulte de couleurs. — Etendue sur une chaise, une jeune femme souriait mignardement, comme un pastel de Rosalba, et le vol de son éventail qu’elle agitait doucement, jetait une ombre pâle sur ses tresses d’or et sa façon mutine. C’était Théo la Jolie Parfumeuse, qui contemplait, avec un charmant nonchaloir, les ébats de ces tritons et de ces naïades folâtres bondissant et se lutinant éperdûment sur les rives ensoleillées de la Marne!

La rivière eut un moment de répit, puis soudain une périssoire vole sur l’eau, laissant derrière elle une longue filée d’argent, qui s’éteint peu à peu dans la nappe d’émeraude; des flottilles de canots et de barques courent les unes au-devant des autres, se hêlant au loin, s’abordant avec des airs de joie; les détonations se succèdent, les bouchons sautent, la bière pétille, les parasols chinois se balancent au bout de petits bras bien blancs, des parasols qui ressemblent à d’énormes fleurs éclatées, à d’énormes fleurs de lapis et de pourpre!

Un ponton est amarré sur l’une des deux rives. Un grouillement d’hommes en caleçon l’emplit. La blondeur des chairs se détache avec un merveilleux relief du rideau de peupliers qui frissonne derrière elles; un mât savonné est couché un peu au-dessus de l’eau, au bout se dresse un drapeau tricolore; il s’agit d’aller le décrocher. Plusieurs s’aventurent sur ce chemin glissant; ils vacillent, battent l’air de leurs deux bras, trébuchent, se rattrapent, ralentissent leur marche, vain effort! A mesure qu’ils avancent, le mât remue et plie davantage, les bras flottent éperdus, les jambes flageolent, le corps penche d’un côté, l’eau jaillit et clapote, le triton est tombé. Cinq, six se succèdent à la file, même résultat, l’eau bouillonne et se frange d’écume; plus adroit ou plus heureux, un grand gaillard s’élance sur le mât et empoigne le drapeau au moment où le pied lui manque. La lutte est finie, le nom du vainqueur est proclamé; des bombes éclatent dans l’île, l’on aperçoit une lumière rouge et une envolée de fumée blanche qui voltige au travers de la dentelle verte des arbres, ce sont des Parisiens, MM. Canivet, qui ont apporté de chez Ruggieri un superbe feu d’artifice qu’ils tireront ce soir, mais dont ils brûlent quelques pièces pour saluer les vainqueurs des joutes.

Les spectateurs qui haletaient devant cette oscillation de gens perchés sur un mât, reprennent haleine — ils causent et fument, c’est un bourdonnement de voix sur lequel des rires argentins piquent de folles trilles; soudain, la foule s’écarte, une bande de jouteurs, vêtus de blanc, avec ceintures et casquettes rouges ou bleues, brandissant dans leurs mains puissantes des lances, dont le fer est remplacé par un tampon de cuir, s’avancent, deux par deux, au son d’un tambour, conduits par une étrange figure, dont l’habit d’alpaga déborde de rubans de couleurs. Ce personnage enlève un chapeau, un petit chapeau noir, étriqué et minable, s’essuie le front avec un vaste mouchoir, s’incline devant les organisateurs de la fête et s’apprête à leur débiter un discours. A ce moment un roulement de tambour éclate, deux barques courent l’une sur l’autre; un homme est à l’arrière, sur la plate-forme de chacune, les bateliers tirent à l’aviron, les bateaux se touchent, les lances se croisent, les tampons heurtent formidablement les poitrines, l’un des combattants est culbuté, des acclamations volent de toutes parts, d’autres adversaires leur succèdent, les rouges sont vainqueurs, ils vont lutter entre eux. Il n’en reste bientôt plus que deux, les coryphées de la lance! Deux hommes ventripotents, aux pectoraux de mariniers, aux biceps d’athlètes, deux hommes croupés comme des silènes, râblés comme des hercules! Ces masses s’arcboutent, et, ventre en avant, lance au poing, se décochent de si vigoureux coups qu’ils chavirent et que la marque du tampon se dessine en noir sur leur maillot blanc.

Aucun des deux n’est tombe, la lutte recommence et cette fois le célèbre "Roi sec", un artiste renommé, envoie rouler son adversaire dans la Marne. Ce vieillard à moustaches grises et à corpulence formidable a gagné le premier prix, une montre d’or!

Les luttes aquatiques sont terminées. Aussi bien le soleil amortit les feux de sa fournaise; ses braises ardentes s’éteignent peu à peu et changent en une cendre rose qui s’éparpille au loin dans l’azur illimité; chacun retourne à sa demeure et s’apprête pour la fête de nuit. Elle a été vraiment féérique cette fête! Il faut plus que de l’argent pour en organiser de semblables; il faut du goût et un goût exquis. Les commissaires en ont fait preuve. Imaginez une île entourée comme d’une ceinture de verres de couleur; tous les arbres, tous les taillis, toutes les branches servent de torchères et supportent des milliers de lanternes vénitiennes. On dirait, de l’eau qui reflète tous ces feux, un pétillement de pierres précieuses. Çà et là glissent lentement, dans ce brasier liquide, des barques chargées de monde. Les rames semblent enlever, à chaque coup, des gouttes de rubis et de topazes, de saphirs et d’améthystes.

A neuf heures, le feu d’artifice commence, tout est en flammes, les fusées sifflent et éclatent en bouquets multicolores, les gerbes s’évasent et ruissellent en pluie de feu, les bombes tonnent sourdement, de longs serpents d’étincelles crépitent et se déroulent au-dessus des arbres, puis tout à coup, à un signal donné, les feux de bengale s’allument rouges et verts. L’île flamboie, l’eau devient comme une pourpre sanglante, puis, comme une émeraude qui se liquéfierait; les arbres prennent des apparences fantastiques avec leurs troncs d’écarlate et leurs feuilles de rose, les graviers se changent en corail rouge et les longues robes de soie qui les froissent et les entraînent dans leur sillage, perdent leur couleur et ondulent comme des flammes au vent; une teinte unique enveloppe la terre et l’eau; l’île est devenue un immense camaïeu!

A dix heures, un nouveau feu d’artifice éclate, prestigieux, inouï, dans la propriété de MM. Canivet; une charmante apothéose, imaginée par M. Alexandre, vient couronner la fête; l’on entend au loin les premières mesures de l’orchestre; là, encore d’autres enchantements nous attendent, le comte de Balliano a fait danser ses invités jusqu’à six heures du matin, et il n’a fallu rien moins que la fatigue et le grand jour pour décider chacun à regagner son lit.

La fête avait été complète. Seul, par son attitude pensive et sombre, le Penseur de Michel Ange! semblait protester contre la joie générale. Indifférent aux charmes des déesses qui le frôlaient, aux valses qui l’enveloppaient, à tout cet éclatement de lumières et de feux, Laurent de Médicis, la tête penchée, la mine farouche, isolé sur son socle de marbre, au milieu d’une nappe de gazon, songeait, sans doute, à cette terrible égalité qui l’avait couché, lui le tyran redoutable, dans la terre où reposaient ceux qu’il avait si lourdement opprimés, ses fidèles sujets de son duché d’Urbin!

J.-K. HUYSMANS.



back