revue independante

La Revue indépendante

No. 11, Septembre 1887



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LES QUARTIERS DE LA RIVE GAUCHE

L’AVENUE DE LA MOTTE-PICQUET



Cette avenue prend en écharpe le boulevard de Latour-Maubourg et l’avenue de la Bourdonnaye et relie les Invalides au Champ de Mars.

Bien que l’on ait tenté de la rajeunir et de la rehausser par le prestige de bâtisses fraîchement maquillées au blanc de plâtre et emphatiquement coiffées de chapeaux à la mode en zinc, cette avenue reste, en somme, composée d’un assemblage de maisonnettes à un, à deux, à trois étages, de frugales maisonnettes qui regardent avec les yeux âgés de leurs vitres le radotant spectacle de longs plumeaux, plantés, sur le trottoir, le manche en bas, dans des cuvettes de terre couvertes d’une roue en fonte.

Çà et là, parmi ces bicoques, de caducs hôtels, habités par des officiers et par des filles et flanqués derrière leur corps de logis de jardins à guinguettes visibles par la claire-voie des portes, insèrent un faible parfum d’entremetteuse dans la fade odeur de province que l’avenue répand.

Deux boutiques insistent plus particulièrement sur l’aspect vieillot et retiré de cette voie. L’une est un débit de tabac auquel on accède par quelques marches et qui porte sur son fronton un jean-Bart fumant une énorme pipe près d’un baril qu’il désigne impérieusement, tout en lui tournant le dos, avec un doigt.

Ce débit, résumé au dehors par des carottes de tôle rouge, blasonnées de cartes en éventail et de pipes peintes, n’arbore point ces articles dont se parent les habituelles vitrines des marchands modernes. Ni oeufs d’écume griffés par une patte d’oie, ni cigares enflés, creux comme des canons, ni pipes en bruyère au tuyau de corne recourbé tel qu’une canule, pas même le vénérable Jacob dont le gosier dc terre s’emmanche en un conduit de bois — rien, aucun article pour fumeur, dans l’unique montre, mais seulement les indices d’une buvette de village, signifiés par d’uniformes litres indifférents aux liqueurs variées qui les emplissent, par de vulgaires et anciens litres de marchands de vins.

L’autre boutique est une pharmacie installée dans une échoppe à un étage, surmontée de tuiles et précédée d’un perron sans rampe de quatre marches. Ici encore, aucune des somptuosités contemporaines. Cette pharmacie ne bombe pas ces gros yeux fulgurants dont les éblouissantes lueurs attirent et réconfortent les malades confiants dans la promesse d’une ordonnance coûteuse et vaine; elle ne projette pas non plus les feux rouges et verts de ces lumineuses carafes dont s’enorgueillissent les plus humbles des droguistes; elle se borne à faire passer sur ses carreaux des plaques colorées semblables aux verres des lanternes magiques et, le soir, quand le gaz flambe derrière ces verres et anime la grossière expression de leurs teintes, l’on dirait de cette bicoque un hôtel borgne avec sa trébuchante porte à sonnette et la sournoise illumination de ses vitres louches.

Dans le jour, la vue de ces deux montres nous reporte en arrière, à plus de vingt ans; près d’un tableau qui énumère, inscrit, avec une encre effacée, le prix des remèdes, s’entassent des peaux de chats pour les douleurs, se dressent des bocaux remplis, les uns de pelotes herniaires, les autres de doubles réservoirs tricotés de fil; puis çà et là quelques flacons dans lesquels se lovent des tnias pareils à des nouilles cuites, quelques boîtes mal portantes et mal vêtues, quelques misérables fioles sans chapeau de papier tendre, sans cravate de fil rose, sans aucun de ces futiles agréments dont la moderne pharmacie les pare.

Forcément, devant ce magasin, l’on songe à une paysannerie de médicaments surannés, à une roture de potions pauvres.

Mais sur ce fond de province indigente cl arriérée vient se greffer le militarisme du camp qui l’avoisine.

L’élément militaire s’insinue par de petits cabarets à l’usage des troupes et s’affirme complètement par des librairies, par des bric-à-brac, par des cafés.

Les librairies jouent l’austérité et la distinction; elles revêtent la robe noire, la garniture aux tons mitoyens, la tenue moyenne d’un demi-deuil, en accord avec les fastidieuses et stériles matières qu’elles détiennent; et ici encore, l’on reconnaît les ajustements prétentieux et démodés d’une petite ville, les contraintes élégances d’une toilette mal assortie et mal portée.

Au-dessous de sphères minuscules et dc cartes, inutiles à nos troupes, des pays allemands, elles étagent des ouvrages techniques dont les titres seuls assurent aux âmes ennuyées de cordiaux réconforts. Sur des couvertures bleu-perruquier, s’étalent imprimés en lettres grasses: " Du dromadaire comme bête de somme; cahier des sonneries; timbres tagmatiques; aperçus équestres. L’éloquence militaire ou l’art d’émouvoir le soldat; des troupes à cheval dans les grandes fermes; des intonations des commandements dans la cavalerie. Le fer élastique, la flore fourragère, le télémètre. Un des yeux de l’ingénieur militaire ou avis pour la défense des places de guerre, mêlé de quelques règles pour leur attaque; principes rationnels de la marche des impedimenta dans les grandes armées ", oeuvres spacieuses et méditées auxquelles s’adjoint pour le délassement des esprits graves la littérature de la Grévile et de la Chandeneux.

Ces magasins, qui ne peuvent vivre que dans un quartier pareil, s’échelonnent séparés entre eux par des regratteries où gît la défroque des anciens camps, épées pointes contre poignées, lames en X, gardes en tête-bêche, cuirasses des carabiniers disparus avec un soleil de cuivre découpé au centre, casques à chenilles époilées, schakos aux abois, kolbachs molestés par les pluies et en proie aux mites, le tout mêlé à des lots de lorgnettes infidèles et de réveil-matin restés patraques, à des tas de sacoches et de valises aux fermetures devenues perplexes, à tout un solde de vieilles pipes d’écume et de vieilles selles, à tout un déballage de mont-depiété, sans cesse accru par les exigences pécuniaires des officiers qui partent.

Et c’est là le gala du décrochez-moi ça, l’aristocratie du bric-à-brac. Ces marchands ne brocantent, en effet, que les habits soutachés par le galon d’un grade. La défroque du simple soldat est méprisée d’eux. Pour la découvrir, il faut aller plus loin, traverser le Champ de Mars et s’engager dans l’avenue Suffren où, alternant avec les émonctoires numérotés des troupes, le chineur militaire étale de déconcertantes nippes, des culottes en tôle rouge, des pantalons en basane et en bois, des képis trépassés, des clairons verts, tout le tréfonds de la pouillerie des chambrées, tout le vestiaire d’une belliqueuse morgue.

Les cafés appuient encore sur la tenue gradée de l’avenue de La Motte-Picquet. Ils sont deux qui, jadis, se partagèrent la clientèle des officiers, deux cafés meublés dans le style Empire et tenus par des caissières en noir qui, dans un encens de tabac et d’alcool, trônent, telles que les Madones de la faillite, sur un autel de palissandre et de marbre, entre deux vases où s’épanouissent, en guise des blanches touffes du mois de Marie, la gerbe argentée des cuillers à mazagran.

Mais, aujourd’hui, ces cafés qui regorgèrent d’uniformes sont presque déserts. Une brasserie, située au bout de l’avenue, au coin d’une rue voisine, a détourné le cours de cette clientèle dont le crédit était, ailleurs, épuisé peut-être. Modernisée par des dorures et des jeux de glaces, entourée de divans en velours grenat et plafonnée d’un ciel roux sur lequel cuisent, aux flambes du gaz, des oiseaux peints, cette brasserie est munie, en fait de meubles, d’un dressoir sur lequel se relèvent en sentinelles des inépuisables bataillons bivaqués en cave, les bouteilles aux formes les plus diverses absinthes coiffées d’un capuchon d’argent et écartelées sur la poitrine de la croix de Genève, avec le nom de Pernod, sur fond cobalt; amers Picon, enveloppés comme les bonnes de chez Duval, de la gorge aux pieds, par le tablier blanc de leur étiquette; flacons aux cous bossués de glandes, au buste couvert par la serviette en couleur d’une petite affiche; nounous à bavettes de papier rouge et à grosses tétines pleines de menthe verte; commères à bedaines pour le curaçao; gamines brunes et nues, fleuries d’une feuille de vigne, au bas du ventre, garçonnes grandelettes sans seins et sans hanches, réservées aux présomptueuses impostures des fines champagnes et des grands cognacs.

Cette brasserie serait inintéressante, sans cachet particulier, sans saveur propre, si les capitaines n’avaient, là comme partout, apporté avec eux la senteur officielle de la province, la tristesse titulaire des garnisons.

Ces moeurs de casernes déménagées, à la suite des régiments, et transportées, intactes, d’un bout de la France à l’autre, cette oisive existence de nomades perchés sur une patte, ce sans-souci de gens qui n’ont, de même que certaines filles, à penser ni à leur pâture, ni à leur terme et qui sont, par cela même, en dehors de la vie commune; ce perpétuel coude à coude d’hommes réunis ensemble, au quartier, à la brasserie, au mess, d’hommes qui s’occupent forcément, ainsi que des voisines de paliers, de mesquins intérêts et de bas cancans, déteignent fatalement sur les lieux qu’ils fréquentent et les imprègnent d’une atmosphère spéciale qui dégage surtout cette odeur de placard renfermé, ce relent poussiéreux qu’exhalent les petites villes.

C’est à l’heure de l’absinthe surtout que ce morose estaminet s’emplit. Alors des caserniers de toutes armes et de tous grades brassent des cartes; les tailles sanglées et les képis à soufflets et à visières d’aveugles foisonnent; des joueurs, vus de dos rient et leurs épaules montent et descendent comme s’ils se démenaient à scier du bois; derrière leur nuque, à bourrelets, l’on aperçoit des pointes de moustaches qui dépassent la tête et qui remuent; ils se retournent et montrent le type de l’officier blond de la cavalerie, le type du Prussien bellâtre et rosse. — " Certes, mon lieutenant, comment donc, mon capitaine, je suis à vous, mon commandant. " — Puis, dans le brouhaha des impérieux appels et des cris précipités des garçons, les mots: " détachements, compagnie, section, rapport " passent, aussitôt couverts par le trépidant vacarme des dominos et des jackets.

Deux tables plus loin, un vieux capitaine de la ligne dont la moustache en brosse-à-dents est jaunie par la cigarette sous les narines, fait clapoter la boue de son absinthe en stillant, goutte à goutte, dans son verre, l’eau frappée d’une carafe. Il s’interrompt, rebrousse, d’un coup de lèvre, son impériale et grimace un affreux sourire à la glace qui renvoie son teint cuit et ses yeux blancs.

Un autre, la tête dans ses poings, étudie infatigablement l’annuaire; un autre louchote, en s’épilant les fosses du nez, et bâille; un troisième examine les phalanges velues de ses doigts et crache, tout en suçant une pipe obstruée dont le jus chante.

De temps en temps, la porte s’ouvre, un fourrier emplit le cadre, oscille dans des nuages de fumée, puis s’avance et tend, au port d’armes, un cahier à un supérieur qui l’arrache, signe, d’un air accablé, et se replonge dans sa partie arrêtée de cartes; partout, sur des chaises, des gens vautrés, tendant sous de courts vestons de gros derrières ; partout, sous les tables sablées, des jambes rouges et des bottes noires; partout des crânes dénudés, avec du duvet de canard sur l’occiput ou de rares mèches ramenées à tour de brosses, le long des tempes partout les mêmes physionomies accentuées et usées, les mêmes traits durs, les mêmes yeux vacants, les mêmes trous poilus de bouche; partout, les mêmes conversations, les mêmes lieux communs, les mêmes rires, les mêmes plaisanteries suscitées par les hasards connus des jeux.

Et le soir, après le diner, tous ces officiers reviennent dans la salle où flotte encore le parfum vernissé des absinthes qu’ils burent et ils s’attablent devant d’inodores mazagrans dont ils poivrent la sombre lessive à grand renfort de kirsch et de rhum; puis ils lampent l’interminable série des âcres bocks et rentrent au gîte, derniers survivants de ce pays mort, tombé depuis dix heures dans la paix noire.

C’est à peine si passent maintenant quelques ouvriers, quelques filles en cheveux qui rôdent, quelques soldats attardés qui se pressent. L’avenue vivandière de La Motte-Picquet dort d’un sommeil de plomb, dans le taciturne isolement de sa province, jusqu’à l’aube dont la diane la réveille en même temps que sa clientèle réunie dans les vastes casernes qui l’avoisinent.