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En ménage (1881)

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XIII

Cet escalier est bien misérable, pensa Désableau. Je ne comprends vraiment pas comment l’on ose habiter une maison d’aussi piètre mine. — Mille pardons, Madame, fit-il subitement, et il s’effaça contre la muraille, laissant le passage libre à une femme qui descendait, escortée d’une portée de gosses grognant, le nez plein, remuant des boîtes à lait, les tapant comme des cymbales.

Enfin m’y voici, soupira Désableau.

Il était arrivé devant une porte peinte en jaune, ornée au milieu d’un bouton de fer noir. Il chercha en vain la sonnette ; alors il cogna avec la pomme de son parapluie ; la porte bâilla et, dans la pénombre, il aperçut une femme grasse et un chat rouge.

— M. Cyprien Tibaille ? demanda-t-il, en saluant.

— C’est ici, Monsieur.

Désableau déposa son parapluie dans le coin d’une porte, traversa une antichambre obscure, ouvrit une autre porte et, ébloui par le grand jour, il demeura, les yeux écarquillés, apercevant Cyprien, couché, les bras autour de la tête, sur l’oreiller, un bout de pipe fumant aux lèvres.

Il lui toucha la main et déclara, en s’asseyant sur une chaise, au pied du lit, qu’il espérait bien que la santé de son ami était toujours bonne.

Cyprien le remercia de ses souhaits, ajouta qu’ils étaient malheureusement inexaucés, attendu qu’il souffrait d’une inflammation de la muqueuse du ventre.

M. Désableau appartenait à cette race de gens qui proposent aussitôt les remèdes les plus divers aux personnes malades ; il conseilla donc au peintre les pilules et les perles formulées par tel ou tel docteur, les électuaires, les tisanes et les bols préconisés régulièrement, dans les journaux, aux annonces de la dernière page.

— Rien de grave du reste ? ajouta-t-il, d’un ton confiant.

— Non, rien de grave, j’ai même permission de me lever demain... Alexandre ! cria-t-il soudain, s’adressant au chat qui, après avoir longuement flairé le chapeau de Désableau, entra dedans. — Mais cet appel ne produisit aucun effet sur la bête dont on ne voyait plus que l’arrière-train et la queue qui remuait droite et rayée de rouge.

Désableau se leva, mit son chapeau à l’abri et, par amabilité, voulut caresser le chat qui s’avança comme un crabe, marchant de côté, les oreilles à plat sur le crâne, les moustaches hérissées et la queue basse.

— Il va vous griffer ; dit tranquillement Cyprien.

Désableau se recula et vint s’asseoir, regrettant de n’avoir pas gardé, comme arme de défense, son parapluie.

Il y eut un instant de silence. — Cyprien, très étonné de cette visite, regardait curieusement Désableau qui croisait et décroisait, l’air absorbé, ses jambes.

— Vous avez déménagé, fit-il, laissant enfin ses jambes en place et, relevant un peu la tête, il considéra la pièce dans tous les sens, murmurant c’est très gentil, très clair ; et, après une pause vous travaillez toujours beaucoup ?

— Beaucoup ; et le peintre désigna, du geste, des aquarelles éparses sur une table.

Désableau se leva, mit son lorgnon et demanda s’il pouvait sans indiscrétion les regarder.

— Comment donc, mais regardez-les tant qu’il vous fera plaisir, mon cher monsieur.

Désableau recula, pris de nausées, devant ces aquarelles qui représentaient toute une gamme de maladies de peaux, tout un clavier de boutons et de dartres.

Il rejeta, indigné, ces planches et, dissimulant mal son dégoût :

— Alors, vous vous amusez à peindre des sujets pareils ?

— Permettez, ce n’est nullement par plaisir que j’enlumine pour la chromo ces aquarelles. J’exécute simplement un travail commandé par un médecin. Je suis obligé d’aller à l’hôpital Saint-Louis, de m’installer dans les salles devant les sujets que l’on me désigne, de faire coller à la diète ceux qui refusent de se laisser peindre et, tout cela pour gagner dix francs par planche ! Il n’y a vraiment pas matière à s’amuser comme vous semblez le croire !

Un repos suivit cette déclaration. Désableau, très pensif, roula son mouchoir et se le passa sans raison sous le nez.

— Ce n’est toujours pas pour m’acheter de la peinture qu’il est venu, songea le peintre.

La grosse femme qui avait ouvert la porte d’entrée arriva, sur ces entrefaites, et s’enfonça longuement dans un fauteuil.

Désableau devint plus gêné encore ; il regarda à la détourne la femme, n’osant l’examiner de face, louchant en dessous de son binocle, par politesse.

Elle lui parut par trop boulotte et par trop mûre ; ficelée avec cela comme un paquet, les joues ravitaillées avec du fard, les cheveux rongés par une raie à pellicules, les yeux pleins d’eau comme ceux d’une chienne, elle lui sembla tenir de la garde-malade, de la portière et de la raccrocheuse.

— Elle est décidément ignoble, pensa-t-il.

Cyprien s’impatienta de cet examen ; il dévisagea Désableau et lui dit :

— Mon cher monsieur, si vous avez quelque chose à me communiquer, il ne faudrait pas vous gêner parce que Mélie est là. — Elle est un peu curieuse, et il y a gros à parier que si je la priais de sortir, je serais obligé, après votre départ, de lui répéter notre conversation, mot pour mot ; il vaudrait peut-être mieux, dès lors, oublier qu’elle est là et causer tranquillement ensemble.

Cette explication ne diminua en rien l’embarras du visiteur qui, pour se prêter une contenance, souffla sur les verres de son lorgnon et les frotta soigneusement avec son mouchoir.

Le peintre se perdit en conjectures sur le motif de cette visite. Voulant rompre à tout prix le silence qui menaçait de se continuer, il demanda poliment des nouvelles de Madame et de Mademoiselle.

Désableau se dérida visiblement. Il laissa son pince-nez et répondit avec empressement :

— Mais, Dieu merci, toute la petite famille est en bonne santé... Ma femme, vous la connaissez, un cheval au travail, une âme d’élite partageant son affection entre sa fille et moi...

Il s’interrompit.

Le chat, brusquement, sauté des genoux de Mélie, se livrait à de folles cavalcades, galopant sous les chaises, se fichant sur le dos et gigotant, les quatre pattes en l’air, puis se relevant d’un tour de reins, cabriolant et sautant, l’air effaré, sur tous les meubles.

— C’est les puces, dit sentencieusement Mélie.

Désableau la regarda de travers et, rattrapant le fil de ses idées, il poursuivit :

— Oui, ma femme se porte comme un charme ; quant à la petite, elle est, comme vous le savez, d’une complexion délicate, mais enfin sa santé est aussi bonne que nous pouvons la désirer. Du reste, cette enfant-là donne bien de la satisfaction, c’est une nature droite comme celle de la mère ; jamais de punitions en classe et toujours première ; la maîtresse la cite ainsi qu’un exemple et Monseigneur a bien voulu nous en faire compliment, le mois dernier, quand il est venu dans le pensionnat pour donner la confirmation à de jeunes élèves.

— A quoi que vous la destinez votre demoiselle ? hasarda Mélie, d’un ton aimable.

— Mélie, tais-toi, jeta Cyprien, et empêche Alexandre de sauter comme il fait.

Mélie empoigna Alexandre, et tandis qu’elle le serrait contre elle, une lutte silencieuse s’engagea, traversée par les coups de queue saccadés du chat, tapant sourdement l’estomac de la femme.

— Enfin, reprit Désableau, hésitant un peu, tout est pour le mieux, mais cependant, vous savez, le bonheur n’est jamais complet. — Oui, quand on est heureux d’un côté, on ne l’est pas de l’autre. Ainsi la santé de cette pauvre Berthe, je puis bien vous le dire, nous inquiète beaucoup. Tous les malheurs qui lui sont arrivés, sa rupture avec André, tout cela, voyez-vous, agit sur le moral et par contrecoup sur le physique ; bref, sans qu’il y ait absolument péril en la demeure, l’état de notre nièce ne laisse pas que de nous inspirer de sérieuses appréhensions.

Cyprien, très attentif, regarda fixement son visiteur qui reprit :

— Oui, il faudrait beaucoup de ménagements et de l’air pur... Les médecins que nous avons consultés à ce sujet sont, unanimes à prescrire un séjour à la campagne, des promenades dans les bois, de la tranquillité, aucune émotion et aucun tracas.

Et il continua, plus bas, après une pose :

— Il est vraiment regrettable qu’André n’ait pas adhéré à la demande que je lui avais soumise dans ce sens par l’organe de Maitre Saparois, notre notaire.

— Ah ! fit Cyprien.

— Ce refus est d’autant plus inexplicable, poursuivit Désableau qui s’animait, que c’était une occasion unique pour Berthe. Pensez donc, une maison à Viroflay, c’est-à-dire à quelques lieues de Paris, un jardin assez grand avec un potager, à dix minutes d’une station, un train par demi-heure et tout cela. pour douze mille francs ! — Et puis enfin, en dehors même des avantages matériels qui seraient résultés de cette opération, il y avait des motifs qui primaient les autres, des considérations d’humanité qu’un homme de coeur ne pouvait rejeter...

— Pardon, interrompit le peintre, mais je ne comprends pas bien l’histoire que vous me racontez ; voyons, vous voulez que madame Berthe, votre nièce, achète une maison à Viroflay, celle que vous avez louée, l’été dernier, sans doute ?

Désableau approuva du chef.

— Bien, et comme en sa qualité de femme mariée, madame Berthe ne peut rien acheter sans l’autorisation de son mari, vous avez dépêché un notaire à André pour obtenir cette autorisation.

Désableau approuva encore.

— Et André a refusé ?

Désableau hocha silencieusement la tête.

— Bon, j’y suis maintenant, si vous voulez continuer, je vous écoute.

Mais Désableau déclara qu’il n’avait pas à continuer. Il s’excusa même d’avoir ennuyé son ami par cette longue histoire, mais c’était plus fort que lui ; la réponse d’André l’avait trop secoué ! Il avait une barre dans l’estomac depuis qu’il l’avait apprise. Il aimait Berthe comme sa propre fille, il l’avait élevée sans faire de différence entre elle et sa petite Justine, et voilà que la pauvre enfant, après tous ses malheurs, maintenant que ses souffrances commençaient à s’assoupir dans la sereine société de la famille, recevait un nouveau coup.

— Ah ! l’on ne môtera pas de la tête, s’écria-t-il, que la religion d’André n’ait été surprise et il serait vraiment bien ’à souhaiter qu’un ami lui décillât les yeux, lui fit comprendre le côté inhumain de sa conduite.

— Autrement dit, murmura le peintre, vous me priez de parler à André de cette affaire. Mais enfin, mon cher monsieur, pourquoi ne lui en parlez-vous pas, vous-même ?

— Parce que... répliqua Désableau, un peu rouge, j’ai craint que M. André n’eût des préventions contre moi, et puis j’ai eu peur, je l’avoue, de me laisser emporter dans la discussion et de l’envenimer.

— Eh bien, mais, madame Désableau n’a pas les mêmes raisons que vous de croire à la malveillance d’André. Pourquoi ne va-t-elle pas le voir ?

Désableau ne répondit pas tout d’abord à cette question. Il réfléchit, se disant : « Ah bien, par exemple, une femme honnête visitant des gaillards comme ceux-là ! »  ; Et-il frémit à la pensée que si madame Désableau était venue à sa place chez Cyprien, elle aurait dû affronter le contact de cette grosse gueuse qui se prélas sait avec son chat dans un fauteuil.

— La discrétion obligeait ma femme à ne pas se rendre chez un garçon qui n’est peut-être pas touiours seul chez lui, fit-il enfin.

— Mon Dieu ! reprit Cyprien, ce que je vous en dis n’est pas pour vous refuser le service que vous me demandez, bien que par goût je sois peu disposé à me laisser pincer les doigts entre les portes, pourtant...

Désableau ne le laissa pas achever, il se leva et lui saisit les mains. Je n’en attendais pas moins de votre amitié, s’écria-t-il, je le disais encore à ma femme hier, je suis sûr que M. Cyprien admettra la justesse de nos intentions ; et ma femme pensait comme moi, en me chargeant par exemple de vous adresser mille reproches, car vous êtes devenu d’un rare ! — Vous avez positivement oublié le chemin de notre domicile. Voyons, il faut venir nous voir, manger la soupe, sans façon, avec nous — que diable ! Ce n’est pas parce qu’André est fâché avec nous que vous devez épouser ses querelles ! — Vous savez du reste que ma femme vous aime beaucoup.

— Je n’en ai jamais douté, répondit Cyprien.

— Eh bien alors, c’est entendu. — Que je suis bête ! fit-il tout à coup, j’oubliais avec tout cela l’objet de ma visite. — Nous avons toujours le portrait du père à rentoiler. Vous aviez bien voulu nous promettre, avant notre départ pour la campagne, de vous en occuper vous-même...

— Oui, oui, répliqua Cyprien, très froid, je passerai le prendre un de ces jours.

— C’est cela, s’écria Désableau, venez quand vous voudrez, nous dînons à six heures. — Voilà qui est convenu. — Tiens votre chat perd ses poils, dit-il après un silence, regardant cet animal qui faisait maintenant le dos de chameau et se frottait lentement contre le bas de ses culottes.

— Ce n’est rien, Monsieur, jeta Mélie, qui apporta une brosse de chiendent.

— Mais Désableau se défendit. Jamais il n’accepterait que madame se donnât cette peine. Il consentit cependant, bousculé par la grosse femme, à mettre un pied sur une chaise et à se laisser brosser son pantalon à tour de bras.

— Cyprien, cria Mélie agenouillée devant la chaise, il est temps de te frictionner.

— Ah ! grogna le peintre qui étala sur un bout de flanelle de la gélatine d’opodeldoch.

Il y eut une nouvel instant de silence, pendant lequel une odeur de camphre monta doucement du ventre de Cyprien, se développant peu à peu dans la pièce, tandis que le bruit aigre du chiendent ratissant le drap s’entendait seul.

— Merci, mille fois, madame, dit Désableau à Mélie, en se remettant sur ses jambes, puis il tira sa montre :

— Diable ! Je vais arriver en retard à mon bureau. — Allons, meilleure santé, et il serra la main de Cyprien. — Il ne partit pas, cependant, devenu très indécis, se demandant s’il devait rappeler au peintre l’intervention réclamée entre André et Berthe, mais il jugea plus digne de reparler du tableau à rentoiler, laissant entendre obscurément qu’il paierait au besoin les frais. — Allons, une dernière fois, adieu, et bonne santé ; et il ajouta en serrant encore la main du peintre, pensant faire ainsi une discrète allusion à tous les motifs de sa visite : Je puis, n’estce pas dire à ma femme qu’elle compte sur vous ?

Cyprien remua vaguement la tête et précédé par Mélie et par le chat, Désableau quitta, sur un dernier regard, la place et aussitôt qu’il fut arrivé dans la rue, il ricana, pensant que tout de même un honnête homme serait bien malheureux s’il lui fallait vivre de la sorte avec une fille. — Le restant de tout le monde, une créature, une boue, et un égoutier et un bohème de Cyprien, mâcha-t-il ; oui, qui se ressemble s’assemble, il est bien assorti avec André. — C’est égal, il faut avouer que c’est une pénible tâche que d’aller réclamer l’appui de gens pareils, et c’est qu’il faut user de diplomatie avec eux, mettre des mitaines, des gants ! — Ah ! ce pauvre Vigeois, en nous léguant sa fille, peut se vanter qu’il nous en aura infligé de dures épreuves !

Et il marcha, plus furieux, déblatérant contre les ménages interlopes. — Oblitération du sens moral, voilà la seule explication qu’on puisse donner de ces existences anormales, pensa-t-il, et soulagé par ces réflexions, il entra dans son bureau et secoua furieusement deux employés célibataires qui arrivaient en retard, déclarant qu’ils ne pouvaient invoquer comme excuses des devoirs de famille, puisqu’ils étaient garçons l’un et l’autre, et que l’administration n’avait pas à accepter pour des motifs, qu’elle ne pourrait sans doute pas décemment connaître, des retards préjudiciables à ses intérêts.

Et tandis que les employés supportaient patiemment le galop de leur chef, Cyprien, ne doutant point de la déplorable impression que Mélie avait laissée, à Désableau, se prit à rire dans sa barbe, caressant le chat pelotonné sur le lit, en boule.

— Alexandre, dit Barre de Rouille, fit-il, le monsieur à favoris que tu viens de voir est un homme grave, un homme relié. Marié, père d’une fille et récemment promu au grade disputé de sous-chef, il apparait comme un homme considérable aux yeux des petits commerçants et des rentiers. Eh bien, ce fonctionnaire a dû emporter de toi une bien triste opinion, car tu t’es malhonnêtement conduit ; tu es entré dans son chapeau et tu as couvert sa jambe gauche de poils ; il ne faut pas cependant que cela te chagrine, mon pauvre mimi, car vois-tu, M. Désableau a très certainement une aussi mauvaise opinion de ton père, Cyprien, qui te tient présentement les pattes, pour que tu ne te sauves pas.

— Oui, ce monsieur nous méprise, moi, et cette brave Mélie. Pourquoi ? Ah dame, ça, c’est moins facile à t’expliquer, car ta maman Mélie, prise de pitié, t’a fait arracher d’avance par le coupeur du Pont-Neuf les germes de certaines idées que tu aurais pu t’enraciner dans l’âme. On a tari tous tes instincts de vagabondage amoureux, tous tes futurs désirs de pousser des cris déchirants le long des toits. On a eu tort, car tu es une bête surhumaine et monstrueuse, une bête sur laquelle on a violé les lois les plus saintes de la nature en te débarrassant de la douleur morale dès le principe. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Pardonne cette digression, ne me mords pas, ou je te claque et écoute :

La société, vois-tu, minet, a décidé, dans un jour de berlue, on ne sait plus quand, tant ça se perd, dans la nuit des siècles, que tout homme qui voudrait habiter avec une femme, dans la même chambre, dans le même lit, devrait passer auparavant devant un autre homme qui les interrogerait, après qu’on lui aurait mis une ceinture de cotonnade autour des reins.

Cette opération s’appelle le mariage, mon chat ; c’est l’honnêteté, c’est le respect de tout un pays, de tout un monde, c’est la protection assurée, où qu’on se trouve, des magistrats et des gendarmes !

Eh bien ! Ton papa Cyprien et ta maman Mélie n’ont pas défilé devant la fameuse écharpe dont je t’ai parlé, ils vivent simplement ensemble, comme toi tu aurais pu le faire avec une chatte, sans en avoir préalablement obtenu l’autorisation d’un deuxième chat. C’est te dire que, quoiqu’ils fassent, ils seront constamment méprisés, conslamment honnis.

Et il n’y a rien à faire à cela, il n’y a pas de subterfuges à inventer, ajouta Cyprien avec une pointe de mélancolie. Quand j’achèterais une alliance à ta maman, quand je lui jetterais de la soie sur le dos, et sur la tête des chapeaux à plumes, ça ne nous empêcherait pas d’avoir la tournure spéciale aux gens collés. Du reste, si tu veux t’en assurer, tu n’as qu’à nous regarder par la fenêtre, quand nous sortons ensemble, ça, faut être juste, c’est un beau spectacle ! Mélie cahote en marchant, et elle ne peut me suivre ; elle geint, se mouche, s’essuie, crie après moi, m’appelle tout haut dans la rue, tandis qu’à vingt pas en avant, je fends l’air de mes longues jambes. Voyons, c’estil cela qui peut nous procurèr une dégaine honorable de gens mariés ? Non, n’est-ce pas ?

Ah ! si nous étions des ouvriers, si Mélie portait de vieilles camisoles et des bonnets mous, si moi j’étais vêtu d’une blouse et coiffé d’une casquette, je ne dis pas.. nous pourrions sans doute donner le change, puisque tout le monde a Fair de concubins, dans le peuple.

Alexandre s’agita et miaula désespérément.

— Allons, je vais abréger, fit Cyprien, car je commence à croire que ces explications t’intéressent fort peu. Au fait, les deux sous de foie que tu manges par jour ne sont ni meilleurs, ni pires, que ce soit Mélie, fille Aulanier, ou Mélie épouse de Cyprien Tibaille, qui te les découpe et te les pétrisse dans une pâtée de pain, mais enfin tous ces détails étaient nécessaires pour te faire bien comprendre les nausées d’âme que M. Désableau a endurées à la vue de nos trois personnes.

Le chat, impatienté par ce discours, roula des yeux noirs, à peine cerclés de j’aune, aux bords, et il se tordit plus furieusement entre les mains du peintre.

— Laisse-le donc, jeta Mélie, est-ce que cet animal peut comprendre toutes les histoires que tu lui racontes ?

— Ta mère a raison, déclara Cyprien. Va, mon fils, tu dois être édifié maintenant ; et il lâcha Alexandre qui se précipita en bas du lit et se secoua vivement sur le parquet, dans une nuée de poils rouges.

— Mon Dieu ! que tu es bête, mon vieux Cyprien, soupira Mélie.

— Tes aperçus sont parfois justes, répliqua li, peintre.

Leurs entretiens finissaient souvent de la sorte.

Ils formaient, à eux deux, un concubinage modèle, basé sur une réciproque indulgence, une union où les sens éreintés, organisée par une femme qui n’était plus jeune et qui n’avait, au travers de noces subies comme on supporte les fatigues d’un périlleux métier, poursuivi qu’une idée, qu’un but, découvrir un homme qui consentiraient à la tirer de l’eau et à la mettre à sec sur une berge. Elle flaira en Cyprien un sauveteur ; elle saisit que celui-là n’avait plus ces préoccupations de jeunes hommes qui cherchent une maîtresse avenante ou jolie pour la montrer aux autres ; sa grosse taille, sa tournure populacière, ses quelques penchants à lever le coude et à siroter de petits vermouths entre les repas, la rendaient impossible à placer chez ces gens qui, épris de distinction et possédés par un idéal de femme frêle, sans infirmités de nature, éprouvent le besoin de s’enquérir du passé de leur maîtresse, l’obligent à leur dégoiser des blagues pour se monter à eux-mêmes le coup et l’abandonnent, en fin de compte, parce, qu’ils en ont rencontré une autre dont la robe est plus élégante et le teint mieux fait.

Cyprien lui apparut comme un galopin usé avant l’âge, comme un malade qui désirait seulement, dans le lit, être bordé, et elle s’attacha à lui, rêvant de devenir simplement sa bonne, mais une bonne avec qui l’on cause familièrement et à qui l’on envoie de temps à autre, par amitié, de petites tapes sur le derrière.

Puis, à ce bon enfant, à cette douceur d’une fille qui a été constamment dupée par les hommes sans leur en garder pour cela rancune, une idée bien peuple se joignait. Vigoureusement reintée et pétant d’embonpoint, Mélie ressentait une certaine compassion pour la maigreur délicate du peintre. « Faudra que je l’engraisse » , se disait— elle souvent ; et elle s’inquiétait de lui comme d’un marmot à qui l’on essuie le front quand il a couru. Elle vérifiait, lorsqu’il s’apprêtait à partir, ses vêtements, lui fourrant des foulards dans les poches, le forçant à se déshabiller des pieds à la tête quand il revenait mouillé, par les jours de pluie, se couchant avant lui, l’hiver, pour qu’il s’étendît sur une place chaude.

Ils s’étaient croisés, un soir qu’elle bayait aux corneilles sur un pont ; accostée sous le plus futile des prétextes, elle invita le peintre à passer son chemin. Cyprien avait alors parlé de la fraternité des âmes, mis le bras de la femme sous le sien et, malgré ses refus, il l’avait emmenée, l’éblouissant par d’inintelligibles phrases, lui procurant cette certitude qu’elle était remorquée par un Monsieur qui avait reçu de l’instruction. Elle fut enchantée du reste de l’hospitalité du peintre ; ce furent ces gentillesses de calicots et de perruquiers dont l’effet est toujours sûr. Cyprien y ajouta encore un sans-gêne gracieux qui combla d’aise Mélie, déjà enchantée de ces bonnes façons.

Egayée par des grogs fortement épicés, elle s’apitoya, maternelle, sur les vêtements décousus du peintre, et elle leur posa, çà et là, quelques reprises, quelques points, puis, satisfaite du peu d’exigences et de la générosité de Cyprien, elle revint d’ellemême, plusieurs fois, entrant avec l’air humble d’un chien qui s’attend à être chassé, mais le peintre la laissa rôder, bienveillant, où qu’elle voulut, songeant à l’avenir de sa garde-robe.

Leur liaison continuait ainsi très lénitive et très bénigne, lorsqu’un jour Cyprien se coucha, malade, souffrant de maux d’oreilles et de clous. Alors, elle s’installa près du lit, prépara le potbouille pour qu’il n’eût pas à sortir ; elle le soigna avec sollicitude, le veilla, la nuit, le dorlotant, lui mettant un moine aux pieds, se relevant pour le faire boire.

Lui, fut ébahi ; il ne comptait plus depuis longtemps sur une affection quelconque, sur une pitié ; il s’attendrit sur ce dévouement qu’on lui offrait, gêné, malgré tout, par le bon enfant de cette femme qui voulut, en dépit de ses protestations, s’occuper elle-même de toutes les hontes, de toutes les abjections d’une maladie.

Elle riait, lui disant lorsqu’il se fâchait presque la suppliant de ne pas accomplir de répugnantes besognes :

— Allons, mon bibi, c’est l’affaire des femmes, ça.

Et il l’embrassait, tout ému, et la grosse femme riait plus fort, ravie d’être ainsi embrassée, sans saleté, contrairement aux habitudes.

Elle trima furieusement du reste, car en sus de la cuisine et des courses, elle dut balayer le logis, découper les vieux rideaux de mousseline pour les cataplasmes, se battre avec Cyprien que l’invasion des médicaments outrait.

Puis, ce fut toute la série des purges qui défila : des limonades gazeuses qui emplissaient Cyprien de vent sans rien produire, des eaux de Pullna, aigres et doucereuses, qu’il rendait par le haut, des sels de Sedlitz qui l’échauffaient cruellement, ce fut enfin l’abominable ricin que le docteur prescrivit en dernier ressort.

Alors Cyprien jeta des cris de Merlusine. L’odeur seule de cette drogue lui retournait l’estomac. Mélie dut, un matin, après avoir soigneusement battu l’huile dans du café tiède, enfourner le tout dans la bouche du peintre, qu’elle effara, en le réveillant en sursaut par des cris de pie. Il jura, sacra comme un bouvier, l’interpella violemment, l’envoya à tous les diables, puis il avoua qu’elle avait eu raison d’agir ainsi, et il consentit, résigné, souriant aux joues gonflées et aux lèvres en rosette de Mélie soufflant sur le bol pour le refroidir, à s’abreuver de bouillon aux herbes, à s’ingurgiter, jusqu’à plus soif, des potées d’eau verte.

Tant qu’il ne put se lever, elle demeura près de lui, du matin au soir, causant, ravaudant, lisant des livraisons illustrées à deux sous, superposant les histoires jadis clabaudées dans sa propre maison sur tous les cancans débités dans celle du peintre. Son zèle ne s’amortissait pas et sa vaillance et sa belle humeur réconfortaient le peintre qui s’épeurait au plus léger mal et se croyait perdu.

— Quand on veut quelque chose, on le veut, disait-elle ; moi je serais paralysée que je soulèverais quand même mes jambes avec ma tête, — et elle se tapait carrément sur le front avec son dé.

Dure pour elle-même, ayant dans le sang du salpêtre qui lui secouait la graisse, elle était cependant molle pour les autres, émues par leur moindre bobo, par leur moindre peine.

Lorsque les maux d’oreilles de Cyprien s’alentirent et que ses clous percèrent, elle continua néanmoins à le bercer ; mais, vers les midi, elle s’absenta, chaque jour, régulièrement, pendant deux heures.

Le peintre s’alarma ; à la voir si casanière et si placide, il n’avait plus songé combien l’existence de cette femme était problématique. Mélie acceptait bien sa part des repas qu’elle cuisinait chez lui, mais enfin il y avait le loyer, l’entretien, le blanchissage. Où se procurait-elle l’argent nécessaire pour parer à ces dépenses ?

Elle travaillait souvent à des ouvrages de passementerie, disposant sur un morceau de bois hérissé de pointes qui formaient un dessin, de la ganse qu’elle cousait et piquait de petites perles en verre noir, recueillies dans son tablier et collées par de la salive sur le pouce de sa main gauche. Mais outre qu’elle n’avait plus les yeux assez vifs pour enfiler rapidement ces perles, trouées à chaque bout, d’un coup d’aiguille, ce travail était trop mal rémunéré pour qu’il pût suffire aux besoins d’une femme. Trente-deux sous, en bûchant de sept heures du matin à minuit, c’était ce qu’elle pouvait, en se hâtant, gagner ; il devait donc exister un ou deux Messieurs qui aidaient la pauvre fille ; ses absences se trouvaient par cela même justifiées ; et pourtant, quand il examinait Mélie, Cyprien s’étonnait. Ce qu’elle n’était ni appétissante, ni libertine !

Il faudrait supposer, se dit-il, qu’il est dans Paris un ou deux impotents de mon espèce, des gens fanés et doux, tenant à une maîtresse pour des motifs différents de ceux qui déterminent l’humanité depuis des siècles. — Et il se sentait une certaine colère, une certaine jalousie, pour les soins de garde-malade qu’elle allait sans doute prodiguer à de vieux amants. Son dépit amoureux ressemblait à cette sorte de rancune qui prend un malade, dans un hôpital, lorsqu’il voit le médecin l’examiner à peine et se préoccuper longuement des autres.

Il ne pouvait reprocher à Mélie, cependant, de ne pas lui donner la préférence puisqu’elle ne le quittait guère et témoignait, d’ailleurs, peu d’empressement à sortir. Elle examinait la pendule en fronçant le nez, attendant la dernière minute, se lissant les cheveux de mauvaise grâce, murmurant tout en arrangeant ses gants percés au bout des doigts : — Oh ! ils sont bien bons ! — Puis elle baissait sa voilette et, jetant un dernier coup d’oeil sur -la chambre, couvrait le feu de cendres, préparait tout pour que Cyprien ne souffrît pas de son absence.

Habitué au va-et-vient d’une jupe s’accrochant dans les pieds de chaises, aux encouragements jetés à la maladie, à l’échange des propos dont l’insignifiance disparaît pour les gens souffrants, Cyprien se jugeait horriblement malheureux lorsqu’il était seul. Sa chambre devenait morne et il regardait à son tour, attristé, les aiguilles de la pendule, écoutant le tic-tac du balancier pour s’assurer qu’il n’arrêtait point. Comme le temps est long, disait-il, et il éprouvait une réelle joie lorsqu’au bout de deux heures, il entendait le pas d’éléphant de Mélie ébranler les marches.

Les sorties mesurées de cette femme continuèrent sans qu’elle les expliquât et sans qu’il eût le courage de l’interroger. Une sourde inquiétude le tortura, à la longue, pourtant ; il craignit des exigences de la part des personnes qu’elle allait voir, il appréhenda une rupture imposée, un abandon.

L’idée qu’il pourrait rester privé de soins maintenant, l’affola ; il se vit, seul, pendant la nuit, s’agitant, battu par la fièvre, excédé par des cauchemars, suant sur son traversin, attendant l’arrivée du jour comme une délivrance.

Il ruminait ces pensées, dans ces états de vague somnolence où l’esprit engourdi continue néanmoins sa course. Une recrudescence de maladie acheva de l’atterrer. Alors, tout endolori, ne disant plus rien, il songea longuement aux épouvantes d’une catastrophe, aux agonies solitaires, aux morts lamentables des galeux et des parias. Cette perspective de crever misérablement, dans une chambre, la porte laissée entrouverte par la garde partie, tandis que les locataires passent en chantonnant dans l’escalier, s’implanta, poussée dans son cerveau, rivée par les souffrances qui l’assaillaient. Une peur terrible, une de ces paniques qu’on ne raisonne pas, le saisit ; il claquait des den ts sous ses couvertures, il fut sur le point de supplier Mélie, ce jour-là, de ne pas descendre.

Puis, il n’osa. — Une perception brusque de sa situation lui apparut ; ses rentes mangées par les femmes n’étaient plus, et les quelques bribes échappées à ses défaites allaient disparaître, emportées par le courant des notes de médecine et de pharmacie. Fallait-il qu’il eût été niais pour s’être ainsi laissé gruger par des coquines qui se fichaient de lui ! — C’était comme toujours les bonnes filles qui payaient pour les mauvaises. Mélie était venue trop tard... Soudain, la pendule tintant coupa ses réflexions.

Il regarda Mélie, se répétant : l’heure est arrivée, elle va déguerpir. Elle aussi le regarda et, effrayée par la détresse qu’elle lisait dans ses yeux, elle lui caressa le front avec sa main, lui porta de la tisane à boire et lui essuya la bouche.

— Voyons, qu’est-ce que tu as, mon gros ? fit-elle. Il ne répondait pas.

Tu as mal où ça, dis ?

— Il murmura : j’ai un peu de fièvre ; et tristement il se remit à examiner la pendule.

Alors Mélie l’embrassa, un peu rouge, et elle reprit son travail, laissant s’écouler tranquillement les heures.

Du coup, il fut subjugué ; ce simple incident décida de son sort, ses derniers combats cessèrent. Il en venait à craindre maintenant que Mélie refusât le concubinage.

Par pudeur, il résolut d’attendre qu’il fût complùtement rétabli pour lui soumettre ses propositions.

— Comme cela, je n’aurai pas l’air d’implorer une grâce, se dit-il ; très guilleret et très bien portant, un soir, il tira sur sa pipe, lâcha une énorme bouffée et, un peu gêné, il s’expliqua, trouvant cela plus facile, sur un mode tout à la fois drôlatique et solennel.

— Nous ne sommes plus jeunes, ma vieille branche, et le temps se gâte ! Le moment me semble venu de jouer les Paul et les Virginie qui se fourrent sous le même jupon par les temps de pluie. T’es grosse et je suis maigre, t’es vaillante et moi je cane ; réunissons ces qualités et, nous complétant l’un par l’autre, nous aurons au moins quelques chances. de résister aux tourmentes des événements. Tu dois en avoir assez de passer toujours de la contrebande, et puis, c’est dangereux à la fin, car les douaniers des moeurs, les argousins sont là. — Quant à moi, la vie de garçon m’embête ; à être toujours seul, je me consterne et je me ronge ; pour tout dire, je suis las et les latrines de mon âme sont pleines ! — Voyons, ça ne serait pas raisonnable de venir boulotter et de coucher ici ? d’être comme mari et femme avec la chance en plus de ne pas procréer d’enfants, hein, qu’en distu ? si le collage te plaît, vas-y, tape-moi dans la main, c’est fait !

Elle accepta d’emblée ; le rêve de sa vie mûre se réalisait ; elle baisa Cyprien, le remerciant de sa bonté, disant qu’il verrait, qu’elle n’était pas méchante, qu’elle tâcherait de lui rendre la vie très douce.

— Je le sais bien, ma brave Mélie, répliqua le peintre.qui s’émouvait, puis il reprit son calme et parla de l’avenir. Il ne dissimula pas à Mélie que leur existence serait chétive, qu’ils devraient vivre ainsi que des ouvriers, mais elle haussa les épaules, déclarant qu’elle n’avait jamais eu l’habitude de vivre comme une princesse, que le bien-être lui importait peu, qu’avec de l’ordre, elle se chargeait bien, d’ailleurs, de joindre les deux bouts.

Et leur union commença, sans ces troubles qui agitent des gens plus jeunes. Ils ajustèrent leurs défauts pour les emboîter sans qu’ils se heurtassent. La grosse femme garda la maison, laissant Cyprien badauder au dehors, s’inquiétant à peine de ses absences, prête même à lui pardonner quelques frasques comme l’on accepte, de temps à autre, une sottise sans importance d’un galopin.

— La seule chose que j’exige, fit-elle un jour, c’est, de ne pas les « embrasser » .

Et, en effet, tout le reste ne tirait pas pour elle à conséquence. Retirée de l’amour, du monde, sachant par expérience combien est peu de chose pour des gens vraiment usés le commerce charnel, elle comprenait encore l’entraînement irréfléchi d’un soir, l’acte brutal aussitôt regretté, mais elle s’insurgeait à l’idée que la première venue pourrait obtenir de son homme, comme elle, ce qu’elle considérait ainsi qu’un témoignage de bonne affection, un baiser franchement donné.

Cyprien lui promit tout ce qu’elle voulut ; il sortit et rentra à sa guise, et bientôt chacun se désintéressant de son sexe, une sincère camaraderie s’établit entre eux ; Cyprien pouvait déblatérer sur les vices des femmes, lâcher tout ce qui lui traversait la tête, sans que Mélie se froissât jamais ; elle le laissait parler, souriant, benoîte, disant simplement parfois, de même qu’après le départ de Désableau :

— Mon Dieu, mon vieux Cyprien, que tu es bête !




XIV

Mélanie, émue du départ de Jeanne, consentit, après d’excessives jérémiades, à se taire, et elle ne songea bientôt plus à la petite que lorsqu’arrivait le moment de solder l’achat d’un bonnet ou la confection d’une robe.

Furieux de ces dépenses, jadis évitées grâce à Jeanne, le sergent de ville maudissait de son côté, au poste, les Anglais et Londres.

Sur ces entrefaites, le beau temps revint et André, installé, une après-midi, sur sa terrasse, contempla l’éternel spectacle des mêmes employés du ministère, assis dans la maison d’en face, devant les mêmes casiers de bois noir, remuant les mêmes paperasses sur le même fond de cartons verts.

Ni l’aspect des bureaux, ni l’aspect de la rue n’avait changé. C’était, dans le même décor d’un coin de province, le même figurant boiteux surveillant la place des fiacres, les mêmes garçons portant des oeufs sur le plat et des mazagrans, le même monde de suppliantes préparant leurs larmes, disparaissant par la porte des bureaux, ne les quittant, exténuées, qu’après des heures.

Tout au plus, la tiédeur du ciel avait-elle fait grouiller en plus grand nombre que l’année dernière, au moment avancé de la saison où André avait emménagé, les palefreniers et les laquais échappés de tous les hôtels du voisinage. Il y en avait, tassés comme des mouches dans un coin, pipant et sa livant, conférant avec le portier d’une maison en train d’aiguiser au tripoli les lueurs des boutons de portes ; et d’autres arrivaient, dandinant leurs fesses à l’étroit dans ces culottes qui forment la poche aux genoux, et qui bouffent et tirebouchonnent sur des galoches, rejoints bientôt par des garçons d’écurie en veste de travail, les manches retroussées la chemise de flanelle rétrécie au cou par des lavages, les faces soigneusement plaquées sur les tempes, la toque à deux rubans écrasée sur la nuque. Et tous gesticulaient, ouvrant la mâchoire, se secouant les poings. De sa fenêtre, André suivait le mouvement de leurs bouches rasées, devinait des invites à boire aussitôt acceptées, des cancans répercutés des offices aux remises, des bonjours lancés à des chiens de sellier assis sur leurs nèfles, dressant leurs oreilles affutées en sifflets, secouant leurs poils gris, hérissés sur le collier écarlate à clous de cuivre.

Cet épanouissement de valetaille et de chiens au soleil le réjouissait.

Il perdait des heures à examiner le défilé de ces gens dans sa rue, la procession des messieurs et des dames s’engouffrant sous le porche du ministère. Tout à coup, son regard qui s’éparpillait se concentra sur un homme pointant au loin. C’est la tournure de Cyprien, se dit-il. Il reconnut bientôt, en effet, la figure du peintre qui approchait rapidement, manoeuvrant, par saccades, les milices charnières de ses longues jambes.

La figure d’André s’éclaira ; leurs relations étaient presque interrompues depuis des mois.

— Te voila donc, brigand, fit-il, quand le peintre fut monté, et ils se serrèrent les mains, parlant tous les deux à la fois, se dévisageant, en riant d’aise.

— Mon cher, vois-tu, dit Cyprien, c’est bien simple, je ne suis pas venu parce que tu étais en possession de femme et que les femmes, tu le sais comme moi, ça balaye tout ! Compte les amis que je recevais jadis, dans mon atelier, et ceux que les maîtresses ont éloignés, et la balance s’établira vite. Il ne me reste plus que toi et je ne tiens pas à te perdre.

— Je suis toujours seul maintenant, tu peux me visiter sans crainte, répondit André. Jeanne est partie. Et il expliqua sa rupture, ajoutant avec tristesse que ses prévisions s’étaient réalisées, qu’il n’avait plus reçu de nouvelles de Jeanne depuis qu’elle était débarquée en Angleterre. Et toi. demanda-t-il, secouant la tête comme pour chasser un souvenir importun, que fais-tu ? que deviens-tu ?

— Moi, murmura le peintre avec un peu d’hésitation, eh bien, dame, je deviens... que je vis en concubinage.

André ouvrit de grands yeux et il ne put s’empêcher de rire.

— Mon Dieu ! oui, fit Cyprien qui comprit l’ironie de ce rire ; c’est comme cela. Eh bien, après ? ça te semble drôle parce que tu m’as souvent entendu blaguer les gens qui se collaient. Ça ne prouve qu’une chose, mon cher, c’est que devant les femmes, il n’y a pas de gens malins, il n’y a pas de gens forts ; ceux qui déblatèrent le plus violemment contre elles sont ceux qui ont le plus peur et qui sont le plus sûrs d’être échaudés. Et c’est si vrai, qu’on peut, sans crainte de se tromper, émettre cet axiome : quand on est las des femmes et qu’on commence à crier de bonne foi qu’on les déteste, on peut graisser ses bottes et se faire donner le viatique. Le mariage et le concubinage sont là ; les désastres sont proches.

Maintenant, je dois ajouter pourtant que Mélie, — c’est le nom de ma femme, — est une brave fille, qu’elle a de sérieuses qualités, qu’elle remplit enfin toutes les conditions d’un dernier idéal qui m’était poussé : trouver une dame, mûre, calme, dévouée, sans besoins amoureux, sans coquetterie et sans pose, une vache puissante et pacifique, en un mot. Eh bien, l’excellente Mélie est tout cela, ou, je ne sais plus moi, elle ne l’est peut-être pas du tout, car enfin, comme tous les gens qui ont des maîtresses leur découvrent immédiatement un tas de qualités qu’elles n’ont pas, je suis peut-être devenu aussi nigaud qu’eux et je me chauffe sans doute le job ! baste ! ça ne fait rien, le résultat est toujours le même, conclut-il gaiement.

— Dis donc, mon vieux, jeta André, nous dînons ce soir ensemble, hein ? car, sapristi, après si longtemps, c’est bien le moins que nous ne nous quittions pas ! je t’emmène. J’ai justement accordé congé à Mélanie et j’allais mélancoliquement dîner, seul, au restaurant. Quelle chance que tu sois arrivé ! Tiens, à propos, sais-tu pourquoi Mélanie m’a demandé campos ? non, eh bien, c’est pour assister à l’enterrement de mon oncle !

— De ton oncle ? fit Cyprien interdit.

— Voyons, tu ne te rappelles pas, le jour où nous sommes allés à la recherche de la bonne chez une blanchisseuse de la rue des Quatre-Vents, d’avoir vu sur une chaise percée un vieillard qui râlotait.

— Tiens, parbleu, cria le peintre, si je me le rappelle ! je crois bien, il y avait même dans la boutique une arpette dont l’extraordinaire dégaine m’a longtemps hanté. Alors, comme cela, ce respectable vieillard a rendu l’âme.

— Oui, Mêlanie m’a raconté qu’il s’était penché tout d’un côté sur la chaise et qu’il grattait le plancher avec sa main, tandis qu’il tirait en même temps la langue. On a d’abord cru qu’il s’amusait et on lui a fichu une tape pour le remettre droit. Mais il a dit : Je sais pas moi.... je sais pas ... ; puis, il est tombé la tête sur l’estomac, en avant ; ça été tout.

— Il fut largement exploité et il pua ! fit Cyprien. Uon pourrait graver ces mots comme épitaphe sur la tombe de cet oncle. Mais, dis donc, pour en revenir à des sujets plus gais, je préférerais, si cela ne te gênait pas, t’emmener dîner à la maison. Tu verras la margoulette qu’a ma femme, ce sera tonjours ça !

— Ah bien ! au point de vue de la logique, tu laisses à désirer, toi ! Tu ne venais pas me voir parce que je possédais une maîtresse, et maintenant que tu en as une, tu veux m’amener chez elle ; tu as donc envie que nous nous fâchions, puisqu’il t’entendre, et tu n’as pas tout à fait tort, les femmes ça balaye tout !

— Oui, oui, je sais bien, mais Mélie est exceptionnellement maternelle, tu seras bien reçu, et puis, il faudrait la prévenir que je ne rentre pas. Ce serait un tas d’histoires ! Allons, c’est entendu, tu viens. Tiens, à propos, j’ai reçu une visite, devine de qui ?

— Comment veux-tu que je devine ?

— De Désableau.

— Ah !... eh bien, qu’est-ce qu’il veut, celui-là ?

— Je ne sais pas, il est venu pour un rentoilage de tableau ; il m’a appris que ta femme était malade, qu’elle aurait besoin de bon air...

— Et que je refusais l’autorisation d’acheter une maison à Viroflay, n’est-ce pas ?

— Oui, je crois bien que Désableau m’a parlé de cela, dit Cyprien, en paraissant chercher dans ses souvenirs. Je lui ai répondu, d’ailleurs, que j’avais assez de m’occuper de mes propres affaires, sans me mêler encore à celles des autres.

— Sais-tu ce que c’est que Désableau ? fit subitement André.

— Un imbécile.

— Oui, d’abord, mais ensuite ?

Cyprien eut un geste vague.

— Eh bien, c’est une vieille canaille.

La figure du peintre ne témoigna d’aucun étonnement.

— Comment, reprit André, voilà un monsieur qui me propose d’acheter une maison à Viroflay, sous le prétexte que Berthe souffre ! En Normandie, en Auvergne, en Provence, à Menton, à Nice, je comprendrais encore, mais à Viroflay ! Il appelle cela du bon air, lui ! non, c’est simple comme bonjour. Le Désableau a grande envie de posséder, sans débourser désormais des frais de location, une campagne, près de Paris, près de son bureau. Je ne suis pas sa dupe. Aussi j’ai répondu au notaire ceci : d’abord, je ne vois pas l’utilité d’acheter une maison lorsqu’on peut en louer une, puis quand un médecin me désignera, dans un pays quelconque, un village dont le séjour rétablira la santé de Berthe, eh bien, j’accorderai toutes les autorisations que l’on voudra ; jusque-là, rien, je refuse.

Désableau ne m’avait pas rapporté ta réponse au notaire, dit Cyprien. Tu as raison, du reste. Les baumes de Viroflay sont contestables. Je n’avais pas songé à cela. Tiens, tiens, mais il est plus retors que je croyais, ce brave Désableau ! Dis donc, maintenant, il est près de six heures, si tu enfilais ton paletot.

— Alors, décidément, nous dînons chez toi ?

— Oui, seulement décampons tout de suite. Comme Mélie ne s’attend pas à ton arrivée, il faut que nous lui donnions au moins le temps d’apprêter un fricot plus large ; d’ailleurs je chercherai un renfort de victuailles en route, ça évitera ainsi à la vieille qui est pas mal poussive, la peine de redescendre.

— Tu ferais mieux de la prévenir que nous mangeons dehors, reprit André, elle va avoir un aria du diable !

— Laisse donc, laisse donc, je vais te citer des phrases toutes faites pour te convaincre —  « Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois ; tu dîneras à la fortune du pot ; tu sais, c’est sans cérémonie, etc., etc. »  ; Si tu produis une seule objection, je t’en dévide dans ce goût, pendant une heure.

Ils se mirent à rire, tous les deux, et ils partirent.

— Voilà, dit Cyprien, continuant une conversation commencée dans l’escalier. Je me suis logé près de toi, parce qu’il faut, autant que possible, quand on concubine, changer de quartier, et puis, tu verras, la maison où je loge n’est pas luxueuse, mais les pièces sont bien situées, au sud.

— Tu n’as pas perdu au change, car il est très amusant ce quartier-ci, répondit André, et il narra au peintre les réflexions qui lui étaient venues, un matin de promenade. J’ai piqué juste, je pense, conclut-il, ces rues dégagent une odeur de pasteur gallican et de groom.

— Je crois fichtre bien, s’exclama le peintre, en humant l’air, t’y voilà ! tu commences, Dieu merci, à comprendre le moderne ! oui, ce quartier est superbe, comme tous les autres du reste, puisque chacun dans cet adorable Paris contient une saveur qui lui est propre ; je suis satisfait de voir que je n’ai pas prêché dans le, désert et que tu crois à mes théories maintenant !

— Tiens, regarde-moi cela, dit-il tout à coup en arrêtant son ami devant une devanture de harnacheur pleine de grappes d’étriers, de gourmettes, de mors, de rangées d’éperons à cheval sur un coussin de bois, dressant leurs tiges, faisant étinceler leurs mignonnes étoiles d’acier et de cuivre. Hein ? quel coup d’oeil ! murmura-t-il, ravi par ce métal qui jetait ses froides clartés sur le noir mat des oeillères, sur le havane des peaux de selle, sur le thé clair des brides ! Et il se posa le nez sur les vitres, caressant des yeux les rangées de cravaches à pommes, couchées en une haie renversée sur deux tringles, examinant, au loin, dans l’arrière-boutique, le réjouissant bidet empaillé et cousu dans une peau couleur de café au lait.

Ce serait régalant à peindre, soupira-t-il, et, tout en marchant, il poursuivit :

— Est-ce que tu n’estimes pas comme moi qu’un peintre de nature morte, qui aurait du talent, devrait choisir pour sujet, au lieu de ses éternelles fleurs et de ses éternelles huîtres, des monstres de commerçants, celle de l’épicier qui est là, par exemple, avec ses bouteil-les, ses gerbes de macaronis, ses paquets colorés, ses pots, ou bien encore, ces intérieurs de carrosseries magnifiques remplies de voitures aux caisses sombres, aux moyeux chatoyants comme des pièces neuves, aux glaces levées, reflétant les couleurs environnantes, ou baissées, et laissant entrevoir des dedans capitonnés de soie nacarat, citron, bleu de dianelle !

J’ai souvent pensé à cela, vois-tu, depuis que je baguenaude sur ces trottoirs. Seulement, allez donc rendre, avec un crayon ou avec un pinceau, la note spéciale d’un quartier ! ce n’est pas l’affaire des peintres, c’est celle des hommes de lettres cela ! Il est vrai que vous êtes tous les mêmes dans votre partie, vous cherchez comme dans la nôtre midi à quatorze heures ; ainsi, toi qui habites ce quartier, de père en fils, tu t’empresses de mettre en scène dans tes livres ceux que tu ne connais pas ! car, enfin, il n’y a pas à dire, jamais toi et les autres, vous n’avez connu les rues que vous décriviez. Vous y allez deux fois, vous prenez des notes et vous vous imaginez que cela suffit ; comme si, pour dépeindre la vie d’un endroit, il ne fallait pas y avoir demeuré et roulé de toutes parts ! Oh oui, parbleu ! je sais bien, je prévois la réponse, vous avez des sommiers et des lits que vous ne pouvez déplacer, tous les huit jours. Eh bien ! un homme de lettres qui décrit Paris devrait vivre en garni, suivant les besoins de son oeuvre, tantôt ici, et tantôt là. Et tant pis, après tout, on ne fait pas de l’art quand on veut ses aises !

André eut une moue.

— Oblige, pendant que tu y es, dit-il, les écrivains à voyager comme des saltimbanques dans une maringotte.

— Tout cela, ce sont des mots, s’exclama le peintre qui s’échauffait. Que diable ! il faut bien six mois pour bâtir une oeuvre, et l’on peut rester honnêtement dans un logis pendant deux termes. Enfin, du reste, peu importe. Mais tiens, puisque nous en sommes sur ce quartier, connais-tu au moins la cité Berryer ?

— La cité Berryer ?

— Oui, l’endroit où se tient, rue Royale, les mardi et vendredi, le marché ? Non, tu ne la connais pas, je le vois ; eh bien, mon cher, je me demande réellement à quoi cela te sert d’avoir logé pendant si longtemps dans ces rues ? je me demande aussi à quoi cela te sert d’avoir chez toi un tas de dictionnaires : des Littré, des Lorédan Larchey, des Souviron, tous, excepté le Bottin, le seul qui fournisse la nuance des quartiers et des rues, en révélant, pour chaque maison, le métier de ceux qui l’habitent, le seul en somme qui contienne des renseignements utiles pour les hommes de lettres !

Il est trop tard, dit-il, tout à coup, en tirant sa montre, sans cela je t’aurais emmené jusqu’au marché.

— Ce sera pour un autre jour, lança André, d’un ton dégagé. Après tout, qu’a-t-il donc de si particulier ton marché ?

— Ce qu’il a ? ah ! ! mon cher, tout ce que je te dépeindrai n’avancerait à rien. Vas-y, et tu m’en donneras des nouvelles ! Tiens, pour t’en figurer une faible esquisse, imagine-toi une longue cour cloîtrée par de hauts murs. Du noir de fumée par tout, des sillons de pluie et des lézardes zigzaguant sur toutes les maisons, du haut en bas ; des fenêtres garnies de linges séchant sur des cordes et soulevés par des têtes dépeignées de femmes qui vident à tour de bras, à chaque étage, de l’eau savonneuse dans les éviers. Sur les pavés, des tables munies à chaque coin de manches à balais supportant des plafonds de vieilles bâches rangées en deux bandes si rapprochées qu’un couple de personnes peut à peine passer le front dans l’étroit sentier, ensemble. Avec cela, un déballage étonnant de poissons et de viandes, de chevalières et de chaînes en doublé, à larges coulants, pour les maquignons et les souteneurs, des tas d’échaudés, des plumeaux et des lavettes, des résilles chenillées et des jarretières teintes de vermillon dur et de vert cru, des galoches, des alèses et des buscs, des faux cheveux et des cannes, c’est là, vaguement, le décor et les accessoires. Mets dans tout cela, maintenant, un fourmillement énorme de monde, deux files de femmes avançant, en sens inverse, refoulant tout ce qui vient à leur rencontre, des ribambelles de poitrines suivant, à la queue leu leu, des dos, des masses d’acheteuses, glissant avec leurs marmailles mal mouchées sur des épluchures, cognant du visage sur les chignons en marche devant elles, se grimpant sur les épaules les unes des autres, appelées par les marchands, tirées par ceux-ci, rattrapées par ceux-là, discutant et râlant comme des chipies sur des lapins écartblés et des volailles mortes, puis repartant, emportés par la foule, raccrochées encore par de nouveaux négociants dont elles ébranlent, dans la bousculade, les éventaires et les tables avec la poussée saccadée de leurs ventres. Ajoute encore un brouhaha furieux, des gueulements rauques auxquels répondent des crécelles aiguës de femmes, puis, de tous côtés, sous le vert-de-gris des bâches, des envolées bleues et blanches de blouses, des coups de rouge frappés par des ailets de laine, à manches, des taches de lilas plaquées par les blouses à petites raies des garçons bouchers ; enfin, des blancs de bonnets et des noirs de casquettes montant et descendant, sans arrêt, dans le flux ininterrompu des têtes, bref, toute une foire de banlieue, serrée, en plein Paris ; dans la cour d’une maison pauvre ! Tu le vois, tes oreilles et tes yeux auront leur compte et ton nez l’aura aussi, car il y a trois zones d’odeurs différentes à franchir ; en entrant par la rue Royale, c’est une âcre fumée de copeaux qu’on brûle et un rance parfum de beignets qu’on frit ; au milieu de la cour, c’est la marée qui domine salant des tièdes et molles bouffées échappées des caves ; à l’autre bout, près de la rue Boissy-d’Anglas, toutes ces senteurs disparaissent et l’on ne boit plus alors que l’haleine empestée des plombs.

Voilà ! — Eh bien, à Ménilmontant ou à Montparnasse, cette foire ne serait ni bizarre ni drôle, mais il faut avouer qu’ici, c’est tout de même curieux de trouver dans ce quartier riche, dans cette rue Royale, à deux pas de la Madeleine, au milieu de ces magasins de gala, de ces restaurants et de ces cafés, chamarrés d’or et bourrés de glaces. une vraie cour des Miracles soigneusement cachée par une porte. Ce trou ignoble, abrité derrière des façades superbes, vous suggère l’idée d’une plaie nécessaire suintant sur un corps bien mis, d’un vésicant, d’une sorte de séton, dissîmulé sous l’opulence du linge, pour pomper l’humeur et garder le teint frais !

André approuva d’un hochement de tête, mais il ne répondit pas. Il songeait maintenant au dîner qui l’attendait. La perspective de connaître Mélie ne l’amusait guère. Il eût préféré dîner au restaurant, seul à seul avec le peintre. Il n’y a pas d’excuses à imaginer, se dit-il, voyant son ami entrer chez un rôtisseur et rapporter un poulet dans du papier ; et il marcha silencieusement, regardant le Palais de l’Elysée qu’ils rasaient, les agents de la sûreté qui circulent sans trève autour et qui ont tous la même allure et la même face, des redingotes militairement boutonnées, des pantalons noirs descendant sur des bottes à clous et, dans des teints enflammés, des moustaches de palissandre.

— Patience, nous y voici ; et Cyprien précéda André dans l’escalier de la maison, grognant : je suis sûr que j’ai payé le poulet trop cher et que ma femme va se moquer de moi.

— Cyprien ! cria Mélie, quand ils furent entrés.

— Quoi ? clama le peintre. Arrive.

Mélie apparut, emplissant tout le cadre d’une porte avec sa taille. Elle esquissa poliment une révérence, apprit à André que Cyprien lui avait souvent parlé de leur amitié, tendit franchement la main et demanda la permission de retourner pour l’instant dans la cuisine.

— Fais-nous vite à dîner, nous mourons de faim, reprit le peintre, et il lui offrit le poulet froid qu’elle examina longuement, avec alarme.

— J’ai bien peur qu’il ne soit dur, soupira-t-elle ; enfin, nous le verrons Tiens, Cyprien, mets un couvert, le dîner est prêt ; deux minutes, et je vous sers.

— Veux-tu voir le local, en attendant la soupe ? proposa le peintre. Ici, comme tu vois, la salle à manger ; là, dit-il en appuyant sur la clanche d’une porte, la chambre à coucher.

André entra, débita les banalités usitées en pareil cas, ajouta, par exemple, que c’était crânement astiqué, et il avait raison, car les meubles de Cyprien qui traînaient jadis, l’air malheureux, dans une pièce, avec leurs jambes éclopées et leur ventre glacé de crasse, miroitaient aujourd’hui, tout pîmpants, d’aplomb sur leurs pattes soigneusement calées par des bouchons.

— A table, brailla Mélie, tenant à deux mains une grande soupière.

Ils s’assirent, Cyprien à gauche de Mélie, et André à droite. Il y eut un instant de silence. André déplia sa serviette et regarda, recueilli, la table. Près des filets luisants des couverts et des lames claires des couteaux, les assiettes mettaient sur le blanc de craie de la nappe des ronds d’un blanc plus jaune que surmontaie le gris diaphane des verres traversés par des coulées de jour qui descendaient du calice dans le pied oà elles s’arrêtaient scintillant en un point vif. Des salières à double compartiment s’étalaient, opposant le blanc argenté du sel au rouge tripoli du poivre anglais, à gauche et à droite des plats, tandis que près des carafes, réverbérant dans leur eau le visage bizarrement allongé des convives, le flacon mer-d’oïe d’un moutardier apparaissait, d’une couleur indécise, flottant entre le violet et le vert prune, noyé qu’il était par l’ombre tombée d’une bouteille dont le ventre réfléchissait, à son tournant, en un petit carré de lumière, le cadre croisillé de la fenêtre.

-Mâtin, vous ne vous refusez rien, vous, dit André ravi par l’ordonnance de la table qu’il s’attendait à voir négligé ou sale.

— Allons-y, les enfants ! cria le peintre, pour toute réponse, et il enfonça sa louche dans la soupière.

— C’est fameux, ce bouillon aux choux, proféra André, le nez perdu dans la fumée qui montait de l’assiette.

— Oui, c’est vraiment pas mauvais de manger, puis il vaut mieux, comme on dit, aller chez le boulanger que — chez le pharmacien, fit Mélie, en riant ; et, tout heureuse de ces compliments, elle reprit : — Allons, monsieur André, encore une cuillerée ?

— Ma foi, je veux bien, Madame, cette soupe est exquise.

Et chacun s’enfourna deux assiettes et s’essuya avec dévotion la bouche.

— Elle est laide, mais elle a l’air bon enfant, la grosse mère, pensa André lorsqu’elle apporta une platée de choux, de navets, de pommes de terre et de carottes, et sur une autre assiette, une poitrine de mouton grillée, du lard et un saucisson obèse, avec de la ficelle à chaque bout.

Cyprien coupa la viande, et alors tous sourirent, le nez chatouillé par l’odeur du chou et par le fumet du saucisson.

— Ah ! mais, je demande à souffler ! s’écria André épouvanté par une nouvelle motte de choux que Mélie lui collait sur son assiette.

— Va donc, tu mangeras bien cela, dit Cyprien.

— Allons, un verre de vin, monsieur André, continua Mélie, et à notre bonne santé à tous !

— Ça va mieux, murmurait le peintre, la bouche pleine, je commençais à avoir l’estomac dans les talons.

— Moi aussi, et j ai joliment bien dîné, haletait André qui desserrait furtivement la boucle de sa culotte.

— Allons, tant mieux, conclut Mélie, ça vous donnera envie de revenir, et ils attaquèrent, à son tour, le poulet froid, mais plus mollement.

— Il n’est pas bien tendre, dit la grosse femme ; les hommes ne savent pas acheter, mais avec une sauce à la moutarde et à l’huile, il passera tout de même.

André approuva l’usage de cette sauce puissante. Il se sentait, pour le moment, un grand bien-être ; la crainte d’être froidement reçu se dissipait. La bonne humeur de Mélie qui faisait danser, de temps à autre, sa gorge dans un gros rire, le réjouissait. Il se trouvait comme chez lui. Les jambes déployées, toutes droites, sous la table, le derrière glissé jusqu’au rebord de la chaise, la tête presque appuyée sur le dossier, les mains dans les poches, il reposait, engourdi par la victuaille absorbée et par le vin.

Mélie apporta la lampe, et la salle à manger avec ses quelques faïences pendues aux murs, son petit poêle où un vieux pot de Delft se dressait, le col allumé par les flammes d’une pivoine, sa nappe maintenant marbrée de rose par le reflet des verres à moitié vides, ses plats jetant à certains coins des paillettes de feux sous la lumière rabattue sur la table et sautant en rond au plafond, au-dessus du verre de lampe, sembla honnête et gaie, amicale et coquette à André qui, regardant, tour à tour, Mélie et Cyprien. murmura :

— Vous avez eu de la chance de vous rencontrer, vous etes heureux, vous !

La grosse fille sourit.

— C’est bien compliqué, dit-elle, le tout, voyezvous, monsieur André, c’est que les braves gens se rejoignent. Une fois que c’est arrivé, eh bien, dame, on se dit, le ménage est là, y a pas, faut que chacun tire sur la bricole et l’on s’attelle et l’on pousse et hue donc, ça marche !

Et puis, un homme, c’est perdu quand c’est seul ; c’est, sauf votre respect, si empoté de ses dix doigts, c’est si inconsistant et si flemme. Ah ! j’ai vit le linge de Cyprien, moi, avant que je n’habite ici les déchirures à y fourrer le bras, plus un bouton, plus un col, plus un poignet propre, c’était un vrai massacre ! — Sans compter qu’avec cela, il n’y a pas de sans soin pareil à ce bandit-là, reprit-elle, en tapant amicalement sur l’épaule du peintre. Il achèterait un paletot neuf plutôt que d’envoyer son vieux à nettoyer chez un teinturier. Aussi, j’ai mis bon ordre à cela, j’économise sur ses dépenses aujourd’hui, pour qu’il mange de la viande et boive tous les jours du vin à sa suffisance.

— C’est exact, appuya Cyprien ; — le magasin est bien tenu, maintenant. — Tiens, ma biche, je crois qu’André ne veut plus de confitures, enlève-nous ça et octroie-nous le café et les liqueurs.

Mélie desservit et apporta les tasses.

— Tu peux entrer maintenant, le dîner est achevé, cria-t-elle, à la cantonade, en ouvrant une porte, et Alexandre fit son entrée en sautillant et en poussant sous ses moustaches droites des miaulements affables.

— Ah ! mais, voilà un nouvel hôte que je ne te connaissais pas, dit André, et il gratta consciencieusement le poil rouge du chat qui ronronna, bavant d’aise, les yeux presque fermés et la queue roide.

— Le fils à Mélie, un jeune voyou qui na guère été poli quand ce bon Désableau est venu, et Cyprien se mit à rire, en narrant à André les inconvenances commises par Alexandre.

— Va, t’as bien fait, mon vieux, cria Mélie, en versant le café. Il aime pas-les bêtes, ce Monsieurlà, ça doit être un vilain homme... Elle s’arrêta et resta la cafetière en l’air, pétrifiée, se rappelant que Désableau était un parent d’André, pensant qu’elle venait de lâcher une balourdise.

Mais celui-ci se prit à sourire.

— Oh ! il ne faut pas vous gêner, dit-il ; ce n’est certes pas moi qui le défendrais, le Désableau !

Ils étaient assis, le ventre un peu écarté de la table maintenant, la serviette posée en fouillon sur la nappe, et tandis que Mélie arrosait sa tasse avec du kirsch, ils fumaient, tous les deux, des cigarettes mouillées par le café qui filtrait, malgré leurs soins, dans leurs moustaches.

— Ne faites pas attention, monsieur André, murmura Mélie, un peu honteuse de siroter aussi copieusement devant le monde. Que voulez-vous ? c’est là mon petit vice ; — et elle se versa un nouveau verre.

André l’assura que c’était un vice bien porté, puis, malgré lui, il revint à Désableau.

— C’est tout ce qu’il t’a raconté ?

— Oui. je te l’ai appris. Il s’est plaint que tu n’aies pas autorisé l’achat de la maison de Viroflay.

— Et il n’a pas ajouté autre chose sur Berthe ? reprit André, avec un peu d’hésitation.

— Non... rien, si ce n’est qu’elle est souffrante. D’ailleurs ça se conçoit, la pauvre femme doit mourir d’ennui chez son oncle.

— A qui la faute ? Tant pis, c’est bien fait, elle n’a ait qu’à se conduire proprement. C’est ma vengeance, à moi, de savoir qu’elle est chez des raseurs comme les Désableau et qu’elle s’y embête !

— Ne dites donc pas des choses pareilles, monsieur André, s’écria Mélie. Vous n’êtes pas un sans-coeur, vous n’aimeriez pas voir souffrir le monde. Mon Dieu ! le comprends bien que vous soyez colère après votre dame, mais, si vous saviez, une jeune femme, c’est plus godiche qu’on ne croit. Elle a ses petites idées, sa petite tête, elle faute sans connaître parce qu’un gredin homme lui a frôlé la bouche. Au fond, allez, ça n’a pas l’importance que vous croyez et puis, dans tous les cas, ce n’est pas une raison parce qu’une — femme a commis une maladresse qui lui est retombée sur le nez, pour qu’on lui cogne encore dessus, comme il y a des parents qui giflent leurs enfants lorsqu’ils se fichent par terre et qu’ils se font du mal !

— Tu en parles bien à ton aise, toi, murmura Cyprien. Si tu étais à la place des gens qu’on trompe...

— Oh ! J’y ai été à cette place-là et, toute ma vie, moi ! Autrefois je pleurais toutes les larmes de mon corps lorsque mon amant courait avec d’autres, mais au fond, ça ne m’empêchait pas d’avoir du sentiment pour lui, je l’aimais même encore plus, et pour rien au monde, j’aurais voulu le quitter ! Il est certain que, lorsqu’on est jeune, on se révolutionne les sangs pour des riens ; maintenant c’est fini, je ne m’en fais plus accroire. Pourvu que je ne crève pas trop de misère avec un homme et qu’il ne me batte pas, je m’estime heureuse. Il n’y a que cela de vrai dans la vie, en somme !

— Tiens, mon vieux, fit Cyprien à André, versétoi donc un petit verre de chartreuse.

Le carafon tourna autour de la table.

— Je suis bien sûre, continua Mélie, en tendant son verre à André pour trinquer, que dans l’histoire de votre ménage, le plus à plaindre c’est votre dame. Quand on a eu ses petites habitudes, son chez soi, c’est bien pénible, allez, d’être chez les autres. Non, les hommes ne sont pas justes, ils ne veulent pas comprendre ce qui en est. Votre dame a buté, ça se peut, mais elle vous aime tout de même, car, voyez-vous, il n’y a rien de tel que d’aller avec une nouvelle personne pour regretter aussitôt celle avec qui l’on ne va plus ! — Aussi vrai que je m’appelle Mélie, c’est comme cela !

Ahl interrompit C\prien, en frappant d’un coup de poing la table. dire qu’il n*y aura pas un moment dans la vie où l’on pourra dire zut aux femmes ! Cest foutant à la fin. car on a encore plus besoin d’elles quand on est détraqué ou vieux que lorsqu’on est bien portant ou jeune ; à ce point de vue, c’est réellement malheureux pour toi que Jeanne soit partie, dit-il à André, parce qu’enfin tu ne peux demeurer ainsi ; à force de ne pas avoir de la jupe qui traîne chez toi, tu finiras par devenir hypocondre.

André ne répondit pas ; Mélie et Cyprien lui récitaient tout haut ce qu’il pensait tout bas.

Oui, depuis le départ de la petite surtout, la vie lui était insupportable. Les traverses, les perfidies, les hontes, tout cela n’était rien en présence de l’effroyable ennui qui l’accablait. Au fond, Mélie avait raison ; pour une curiosité insatisfaite — car il le connaissait, le tempérament glacé de sa femme — pour une tentative de pâmoison dans des bras poilus d’une couleur différente des siens, il avait raté sa vie, cassé son talent, broyé depuis des années du noir, et il pensa qu’il aurait décidément mieux valu, comme tant d’autres, avaler son cocuage et se taire.

— Que veux-tu que je fasse ? dit-il enfin, en levant le nez qu’il tenait baissé sur son assiette. Je ne puis cependant faire des avances à Berthe. — Oh ! quant à ça non, dit-il, retrouvant dans son abandon d’énergie un reste de force — non, à aucun prix.

Il y eut un instant de silence.

Cyprien regarda fixement André.

— Si Berthe reconnaissait ses torts et faisait les premières avances ? dit-il.

André devint pourpre et il balbutia : Dans ce cas-là, dame, eh bien !... Je ne sais pas...

— Sans doute, murmura Mélie qui regarda Cyprien à son tour, les hommes ont leur fierté, mais enfin, quand une femme convient qu’ils ont raison, il faudrait être réellement méchant pour ne pas lui pardonner. Moi, à la place de l’homme, je l’embrasserais de bon coeur et puis je serais bien gentil parce qu’il faut, en somme, que chacun y mette du sien.

André eut un geste vague.

Mélie se prit à rire et introduisit délicatement le bout de sa langue dans son petit verre pour en attraper la dernière goutte.

— Quelle heure est-il avec tout cela ? dit André qui quitta sa chaise.

— Onze heures un quart, répondit Cyprien.

— Diable ! Il est temps d’aller se coucher.

— Eh bien, je te reconduis, fit le peintre.

André et Mélie se serrèrent affectueusement la main, puis, quand les deux jeunes gens furent sortis, elle haussa les épaules et pensa, en débarrassant la table :

Les hommes sont tous les mêmes ! ils ne veulent jamais avoir l’air de céder ! en voilà un, mais il serait comme les autres ; c’est lui qui adresserait tout le premier des excuses à sa femme si elle venait demain chez lui, pour lui en faire !




XV

— Monsieur n’a plus besoin de rien ?

— Non, Mélanie.

— Alors bonsoir, Monsieur.

André tira sa montre, constata que six heures sonnaient à peine et il pensa : Mélanie va, ce soir, au concert avec son mari et elle m’a forcé une fois de plus à diner vingt minutes d’avance.

Il arpenta son petit logement, puis il se promena sur la terrasse. — Tiens, le couchant est beau, se dit-il et il contempla avec un peu de mélancolie, dans l’horizon borné, là-bas, la rouge descente des nuages derrière les maisons dont l’arête des toits s’accusait en noir.

Il alluma une cigarette et, penché sur le balcon, il regarda sous ses pieds, la rue toute mouillée par une averse et teintée par le ciel qui éclairait de lueurs roses des files entières de croisées et de murs où se mirait, en courant, dans l’eau des ruisseaux grossis.

Çà et là, quelques passants barbotaient, enfonçant des ombres noires, presque droites, dans la chaussée rose, tandis que sur le trottoir quelques parapluies encore ouverts mettaient des ronds de couleur sombre, emperlés de gouttes claires aux bords, cachant le chapeau et le cou qu’ils abritaient, s’avançant sur des corps qui marchaient sans têtes.

Soudain, André se prit à rire, il se rappelait que, dans sa souveraine sottise, Mélanie vantant, le matin même, la forme tentante de ses appas, s’était amèrement plainte à lui que son époux ne la sollicitât pas davantage.

Ce souvenir le mit en gaieté, il rentra dans sa chambre et une convoitise de plaisirs l’agita, un désir d’aller s’amuser quelque part, dans un concert, dans un bal, n’importe où, bientôt suivi d’une sorte de désenchantement, parce que, seul, sans la compagnie d’un camarade, il se sentait incapable de les satisfaire.

Ah ! si cet animal de Cyprien n’était pas collé, je serais allé le chercher, pensa-t-il, nous aurions flâné, tous les deux, dans un endroit quelconque ; les choses les plus médiocres m’eussent semblé charmantes, dans la disposition d’esprit où je me trouve ; enfin, il n’y faut plus songer ; et cependant, comme pour tenter au moins de faire naître artificiellement, chez lui, le plaisir qu’il savait ne pouvoir naturellement éclore qu’en société et au dehors, il se livra devant sa bibliothèque à la recherche d’un volume qui fût à l’unisson de ses pensées. De même que pendant la période de la crise juponnière où il demandait à des livres l’apaisement de ses ennuis, il n’en découvrit point, la littérature s’étant peu, jusqu’à ce jour, occupée de ces’ sensations tristes ou joyeuses qui s’éveillent chez l’homme, dans la solitude, sans cause bien définie, souvent.

Un coup de sonnette retentit.

— Qui diable peut venir ? se dit-il, en allant ouvrir avec empressement.

Un monsieur demandait une dame.

— Ce n’est pas ici, répondit André qui referma brusquement la porte.

C’est étonnant, il vient toujours une personne qui se trompe sonner chez vous, quand, s’affligeant, l’on serait si heureux de voir arriver un ami, murmura-t-il, en allumant sa lampe que Mélanie avait posée, toute montée, sur le bureau, avant dé partir.

Il alla s’asseoir, dans le fauteuil, en face de la croisée, et il regarda la pièce où les rayons épars de la lampe perdaient, en se fondant dans la sombreur des coins, l’orange de leurs lueurs, puis il contempla, bâillant et s’étirant les bras, la fenêtre demeurée dans l’ombre qui coupait dans la nuit tombante un grand carré pâle et au travers des fleurs blanches des petits rideaux, le ciel tamisé par la mousseline lui apparut, violâtre, immobile, battu derrière la vitre par la corde du store qui oscillait au vent comme un pendule.

Mais ses yeux ne virent bientôt plus rien. Quelques ennuis d’argent dernièrement ressentis lui revinrent en mémoire et l’amenèrent à penser combien la vie serait clémente s’il devenait subitement riche. Alors, il se lança sur cette piste, dévalant au grand trot dans le rêve. Il bâtissait des châteaux en Espagne, souriant aux féeries qui se jouaient dans sa cervelle. A l’occasion d’un fauteuil qu’il avait donné à réparer la veille, des projets d’ameublement le hantèrent et il se figurait les bibelots qu’il achèterait, les toiles rares, et il pensait aussi à une cave splendide et à une femme charmante qui rayonnerait doucement au milieu de ces élégances.

Il était, dans ces transports d’imagination, animé d’une bienfaisante indulgence. Ma foi, je garderai Mélanie, se dit-il, et je prendrai son mari en qualité de concierge ou de valet de chambre. Ce qui me contrarie, par exemple, c’est qu’il ne puisse pas me servir aussi de jardinier, car il m’en faudra un et ce n*est guère agréable d’introduire chez soi de nouvelles personnes.

Soudain, il reçut comme un heurt dans l’estomac, la sonnette tintait. Il se redressa, très ahuri, n’ayant pas encore bien repris son équilibre, pareil aux gens que l’on réveille brutalement d’un somme.

Quel imbécile je suis avec toutes mes rêveries ! se dit-il en prenant la lampe. Il traversa la salle a manger, ouvrit la porte et il béa devant une femme.

Malgré la voilette qui lui couvrait et les yeux et le nez, il reconnut Berthe.

— C’est toi, fit-il, suffoqué.

Et après une minute de silence, où ils demeurèrent, l’un devant l’autre, haletants, sans pouvoir parler, machinalement André alla déposer sur la table de la salle à manger la lampe que sa main avait peine à tenir droite.

— Entre, murmura-t-il, fermant la porte du palier qui était restée tout contre.

Elle marcha devant lui, hésitant devant le noir du petit salon et, pendant une seconde que dura le trajet d’une pièce dans l’autre, derrière le pas indécis de Berthe, une honte rapide de son émotion, de son trouble, prit André, une honte d’homme un peu ivre qui, voulant cacher son état aux autres, tâcherait de ne pas parler, de se montrer calme.

Il désigna de la main à’sa femme le fauteuil, près de la cheminée et, plaçant la lampe qu’il rapportait sur son bureau, il assujettit le verre de ses doigts tremblants, soupirant — oh ! comme elle fume !

Puis, instinctivement, il se renversa sur le canapé, un peu en arrière pour sortir du cercle de lumière tracé par l’abat-jour, n’osant dévisager sa femme, sentant son embarras, son angoisse s’accroître de toute la gêne de Berthe qui remuait, sans lever les yeux, avec sa main, la chaînette de son en-tout-cas.

— Je ne pensais pas venir, dit-elle, très bas. — Ah ! après tout ce qui s’est passé, il a fallu des circonstances pour que je sois ici ; enfin, tu verras, c’est pour affaires. Du reste, j’ai apporté toutes les pièces et elle fouilla fébrilement dans sa robe, debout, cherchant avec précipitation, plusieurs fois dans la même poche, avant que d’amener un rouleau de papier retenu par du fil blanc.

Elle le tendit à André qui le posa sur le divan sans l’ouvrir.

Berthe se rassit et, laissant l’en-tout-cas tranquille, elle contempla machinalement la pointe de sa main gantée qu’elle poussa légèrement en avant, sur son genou.

Les yeux d’André suivirent ce mouvement et se fixèrent sur les doigts qui remuaient un pcu.

Ils restèrent silencieux, les regards, fixés sur cette main gantée, puis André respirant plus fort reprit le rouleau, le tourna et le retourna, et d’instinct il l’abandonna, voyant qu’il le mollissait et que l’empreinte jaune de son pouce, taché par la fumée des cigarettes, marquait près du fil, sur le papier blanc.

— Tu es malade ? fit-il doucement, et il chercha à distinguer les traits de Berthe sous la voilette.

Elle lui parut plus pâle que jadis, avec des yeux plus grands.

Elle eut un sourire un peu dolent et répondit, d’une voix tremblée : je ne suis pas bien portante depuis longtemps déjà, mais je vais plutôt mieux. Le médecin assure à mon oncle que je n’ai pas de lésions et que je me remettrai avec de la chaleur et du beau temps.

— Et il va bien ton oncle ? demanda André avec Un peu d’hésitation.

Elle inclina légèrement la tête.

A bout de paroles, André ressaisit les papiers et il essaya de défaire le noeud qui les liait. Il s’écorna les ongles sans réussir. Berthe se déganta et, un peu rouge, détortilla le fil.

— Ah ! ce sont des devis et un plan... Et il se plongea le nez dans les pièces qu’il ne put parvenir à lire. Les lettres et les chiffres lui dansaient devant les yeux et le plan qu’il tenta d’examiner lui troubla la vue avec ses larges places qui lui semblèrent se soulever et déborder des liserés de couleur qui les ourlaient.

— C’est très bien, dit-il ; et après un assez long intervalle, il poursuivit, bredouillant un peu : c’est Désableau qui t’a engagée à acheter cette maison ? du reste, ça se conçoit.

Et il ajouta avec une certaine acrimonie : il a toujours aimé à profiter de la campagne des autres.

Mais elle défendit son oncle.

Non, il n’était ni un homme intéressé, ni un égoïste comme André le croyait et elle ne pouvait accuser ni sa sollicitude, ni sa tendresse. Lui et sa femme la traitaient comme leur propre fille, sa tante surtout, et elle continuait à débiter J’éloge des Désableau qu’André écoutait, l’air peu convaincu et la mine pincée.

Néanmoins, l’attitude décidée de Berthe l’intimida. Il n’osa plus attaquer sa famille de front, et, lentement, il rôda autour des Désableau, hasardant des questions, préparant des amorces, s’efforçant de confesser sa femme, de lui faire dire les froissements quotidiens, les souffrances journalières d’une vie en commun chez d’intolérables gens.

Elle rougissait un peu, se défendait d’accuser son oncle, et, harcelée, pressée, convenait cependant, entre deux louanges qu’elle avivait pour ôter toute amertume à ses aveux, les petites faiblesses de cet homme, son caractère enflé et pointu, ses idées qui se rétrécissaient sur chaque chose, avec l’âge.

— C’est égal, c’est un brave coeur, dit-elle. Quand on est seule, écartée par tout le monde, quand toutes vos anciennes amies vous tournent le dos, c’est bon de trouver des parents qui vous accueillent, à bras ouverts, et qui vous aiment.

André hocha la tête.

— N’empêche, fit-il, que malgré tout son bon coeur, ton oncle m’a, et sans aucun motif, toujours exécré.

— Tu as tort de croire cela, répondit-elle, vivement. C’était ton métier qu’il exécrait, mais toi, tu étais en dehors. Et elle se tut, songeant tout de même à la haine de Désableau pour ce qu’il appelait : la bohème des lettres, — se rappelant ses fureurs contre un employé de son bureau qui s’occupait de journalisme et qu’il aurait fait renvoyer, sous prétexte d’inexactitude, sans ses supplications à elle, qui le défendait, bien qu’elle ne l’eût jamais vu, croyant vaguement qu’elle réparait un peu, ainsi, ses torts envers André, s’intéressant à cet employé par ce seul motif qu’il se mêlait comme son mari d’écrire.

— Enfin, dit André, pour ce qui regarde la maison de Viroflay, je n’en ai refusé l’achat que dans ton intérêt. D’ailleurs, je tiens si peu à te f aire de la peine et à désobliger ton oncle que, si tu le désires, je vais te signer les pièces nécessaires tout de suite.

Elle remercia avec un accent attendri qui le remua. L’émotion qui s’était comme relâchée, tandis que sa rancune contre les Désableau se ranimait, le reconquit et il se promena pour cacher son trouble. Il lui était presque impossible de parler maintenant, sa gorge était sans salive, sèche, et la pomme d’Adam allait et-revenait, fiévreusement, dans le cou. Il oublia Désableau, sa famille, tout, car la voix de sa femme l’avait assailli aux entrailles et l’intimité des rares heures charmantes de son ménage renaissait. Il revit Berthe, après le mariage, se laissant embrasser, au bas de la raie, sur les cheveux ; il la revit à table, roulant une boulette de mie de pain, entre ses doigts, au dessert ; il la revit, déshabillée, retenant d’une main sa chemise sur sa gorge, en montant dans le lit et un grand amollissement lui vint, une défaillance de toute fermeté, de toute alerte. Il eût voulu ne pas remuer, ne pas ouvrir la bouche, de crainte que la lente torpeur qui l’envahissait ne cessât.

Puis, ce fut plus fort que lui, il leva les yeux sur Berthe. Il était maintenant en face d’elle et le rayon de la lampe la frappait au visage, allumant les grains de jais de sa voilette, éclairant sous le tulle la figure en plein.

Il eut une brève secousse. Les regards tristes, le sourire douloureux de sa femme, le poignèrent. Des larmes lui emplirent les yeux, il fit un pas vers Berthe et, suffoqué, la serra dans ses bras, la baisant, éperdu, sur le front, les oreilles, les joues, balbutiant : « Va, ça ne fait rien, ça ne fait rien » , tandis que confusément, la tête sur l’épaule d’André, elle étouffait, geignant très bas comme une enfant qui pleure, la bouche dans son oreiller.

— Mon pauvre petit chat, fit-il, oubliant du coup les gracieusetés un peu froides, les façons mesurées, jadis adoptées dans son ménage, parlant à sa femme câlinement ainsi qu’à une maîtresse — voyons, il ne faut pas pleurer. Dis, ris un peu, ma petite Berthe ; — et il l’écarta, lui mettant les mains sur les épaules, la contemplant, avidement, toute rose, les yeux gonflés, souriante dans ses larmes, balbutiant des mots sans suite, des paroles d’excuses et de pardons ; et il lui baisait la bouche, la suppliant de se taire, affirmant que, lui aussi, avait eu des torts.

— Ma pauvre mignonne, reprit-il, saisi d’un accès de gaieté nerveuse, parcourant la pièce, se frottant les mains, va, toutes nos bêtes de brouilles sont terminées. Essuie tes yeux, ma chérie, tiens, veux-tu de l’eau fraîche ? — Et il courut jusqu’au cabinet de toilette, versa dans sa précipitation la moitié du pot à l’eau sur le parquet, apporta la cuvette, la tint pendant que Berthe se bassinait les yeux, la posa enfin sur le tapis parce qu’elle était en terre de fer, très lourde, tandis que, toute penchée en avant, sa femme se mirait dans la glace, fourrageant avec ses doigts dans les frisettes de ses cheveux qui s’étaient chiffonnées sur le front, appuyant sur ses paupières enflammées, avec la paume de ses mains.

André lui enveloppa la taille et la força à s’asseoir près de lui sur le divan. Là, il l’accola, plus fort, humant dans son cou l’odeur de la chair moite, remuant avec la pointe de ses moustaches les boucles d’oreilles. Elle ne soufflait mot, mais elle le regardait en dessous et son corsage soulevé semblait aller plus vite.

André s’empara de ses doigts autour desquels il fit lentement tourner les bagues.

— Enfin te voilà donc ! dit-il, en la regardant, tout ému, dans les yeux.

Elle sourit un peu.

— Ah ! je t’ai bien souvent attendue ! reprit-il, emporté par un élan, parlant pour se soulager, mentant sans même en avoir conscience.

Elle lui pressa la main, et avec une expansion qui le surprit et elle finit par avouer qu’elle n’était pas heureuse, mais que jamais cependant elle n’aurait osé venir si elle n’y avait été en quelque sorte forcée par les instances de Cyprien.

— Ah ! tu as vu Cyprien, fit-il.

— Oui, il est venu, un matin, pendant que mon oncle était à son bureau et que ma tante était au marché ; et elle laissa entendre que le peintre lui avait affirmé qu’André serait heureux de la revoir.

— C’est un garçon bien intelligent que Cyprien, dit André en s’éloignant un peu de sa femme, très rouge, honteux que le peintre eût montré à Berthe combien il la désirait. Oui, poursuivit-il d’un ton qu’il essaya de rendre dégagé. Cyprien me parlait souvent de toi et comme il comprenait que la pensée de te savoir malheureuse ou malade me chagrinait, il en aura conclu... Il s’arrêta.

— Il a bien fait, du reste, lança-t-il, vivement, en se rapprochant et en embrassant sa femme qui était devenue, à son tour, très rouge. Sans lui, tu ne serais peut-être pas ainsi près de moi. Méchante, va qui n’aurait pas eu, sans cela, l’idée de venir me voir !

— D’abord, je ne savais pas si je te trouverais seul et puis, non, ce n’était pas possible ; — et, elle regarda autour d’elle, réveillée, ayant peine à croire que c’était elle qui était là, assise, près de son mari, sur un divan.

— J’ai toujours vécu seul, dit André avec aplomb. Mais, je ne sais vraiment pas ce que cette lampe a ce soir, et il se leva pour la remonter. Ah ! les hommes sont tout de même à plaindre quand ils vivent isolés, soupira-t-il, et il jugea utile de se rendre intéressant, racontant que Mélanie le grugeait sans mesure, cherchant de la poussière qu’il ramassait difficilement, avec son doigt, sur les meubles, pour convaincre sa femme.

— Voilà comme je suis servi, dit-il en hochant la tête.

— Ton ménage semble pourtant bien tenu, répondit Berthe, qui regarda de tous les côtés, la pièce. Oh ! mais tu as acheté beaucoup de meubles !

Il lui proposa de visiter le logement et il supprima l’abat-jour de la lampe.

— Je ne m’étonne pas si elle charbonne ainsi, la mèche est mal coupée, attends, je vais te l’arranger tout à l’heure, et Berthe contempla les tableaux, souriant à ceux qu’elle connaissait, s’étonnant devant les autres. La chimère du Japon l’épouvanta. « Oh ! l’horreur ! fit-elle »  ; et elle passa dans la chambre à coucher, examinant le lit blanc, les meubles en bois de rose, touchant les clefs dont les poignées dorées lui plaisaient surtout.

— Tu es bien logé, murmura-t-elle, en entrant dans le cabinet de toilette.

Sans motif, sans qu’aucune filiation d’idées se fût produite, André revit tout à coup la chambre à coucher de son ancien ménage, l’affront qu’il avait subi, et bien que sa colère fût depuis longtemps épuisée, mû par un sentiment de rancune puérile, par la pensée d’une mesquine vengeance, née d’un souvenir gardé sans motif plutôt qu’un autre de son ancienne liaison, il entoura la taille de Berthe comme il avait jadis entouré celle de Jeanne, et il embrassa sa femme devant la glace, au-dessus du pot à l’eau, se croyant peut-être homme fort, sceptique, effaçant à coup sûr un reste d’offense, en égalant ainsi sa femme à une maîtresse, en les rapprochant, en les mettant sur le même niveau, sur le même plan.

Mais Berthe se dégagea et passa avec autorité dans la cuisine, se sentant maintenant chez elle, et elle contempla les culs étincelants des casseroles, brillantes comme des soleils, le bonnet de tulle noir, à brides vert pomme pendant sur l’ocre des murs, disant : mais c’est très propre !

— Tiens, donne-moi les ciseaux à lampe, repritelle, je vais couper la mèche.

Ils les cherchèrent vainement.

Dans cette pièce, grande comme un mouchoir, et qu’elle emplissait de ses jupes, ils se pressèrent, l’un contre l’autre, devant le buffet, découvrant des mèches à lampe et des gousses d’ail, pêle-mêle dans une tasse, des croûtons de pain dur sur un plat, du beurre dans un bol d’eau, du sel gris et de la farine dans des pots à confiture, enfin, près d’un pilon de bois et d’une râpe contenant encore des copeaux de gruyère, une petite bouteille noire avec cette étiquette : « L’arôme des potages, manufacture d’oignons brûlés à Romainville. » 

A force de chercher, ils trouvèrent pourtant dans un tiroir, où leurs doigts se mêlaient et où les bagues de Berthe pétillaient dans l’ombre, plus vives, d’infectes mouchettes trempées d’huile, au milieu d’un paquet déficelé de laurier et de thym.

— Tiens, dit André, ravi de l’excessive malpropreté de ces mouchettes, avais-je raison d’accuser ma bonne, tu peux voir par toi-même si elle est sale ?

Berthe ne répondit pas. elle arrangea prestement la lampe ; voilà qui est fait, dit-elle. et elle retourna dans le cabinet de toilette pour se laver les mains.

Alors, tandis qu’elle se frottait lentement les doigts de mousse, André, debout derrière elle, suivit le mouvement des bras dont le va-et-vient faisait onder l’étoffe de la robe dans le dos et se mourait en un léger frisson le long des hanches, et de grands désirs lui vinrent.

Depuis le départ de Jeanne ses amours étaient coûteuses et avec cela privées de cet appétit qui rend suffisantes les plus médiocres des voluptés et des pâtures. Un désir bête l’occupa de savoir si rien n’était changé chez Berthe ; puis l’existence menée après leur rupture, la liaison renouée avec Jeanne l’avaient comme modifié. Il était devenu moins timide, moins respectueux, plus brave. Il était enfin chez lui, dans son logement de garçon et non plus chez eux, dans son ménage, et des fumées de jeunesse lui remontèrent, des souvenirs des paillardises des anciens tête-à-tête qui lui attisèrent encore les sens. Il ne vit plus bien clair, il alla simplement, sans raisonner, vers Berthe comme vers une femme attirante, comme vers une bonne fortune tombée, après une longue abstinence, par hasard, chez lui.

Il était d’ailleurs dans un terrible état d’énervement. Les secousses de la soirée l’avaient brisé ; il éprouvait une fatigue énorme, une courbature générale et sa cervelle lui semblait flotter dans le vide. Loin de le soulager, les larmes d’abord retenues puis rapidement taries avaient encore augmenté cet indicible malaise qui devait forcément aboutir à la détente charnelle.

Il s’étira les doigts qui craquèrent, pris d’évanouissement, ayant la subite récurrence, sous la chemise de sa femme, d’une mignonne tache fauve, arrondie comme une pastille entre les deux seins.

Enervée elle aussi, et en dépit de la froideur de ses sens encore accentuée par l’habitude depuis longtemps acceptée des jeûnes, elle eut un brusque réveil et elle se tendit, les joues en feu et les yeux noyés, laissant choir la serviette avec laquelle elle s’essuyait les doigts, dans la cuvette à moitié pleine. Elle sourit à son mari dans la glace et courbée en deux, les reins un peu haut, le dos remué jusqu’à la nuque, elle tordit le linge.

Le sourire où la surdent mettait dans sa bouche un point de lumière avancé sur la ligne des dents affola André ; il se jeta sur elle et la baisa lentement sur les yeux qui battirent, lui chatouillant les lèvres avec leurs cils.

Il l’étreignit et l’emmena, lacée à lui, dans la chambre, oubliant volontairement la lumière dans le cabinet. Berthe s’affaissa sur le lit, inerte, un bras replié sur la figure, tandis que le bruit de ses jupes longuement froissées s’entendait seul, avec le souffle haletant d’André.

— Oh ! c’est vilain, dit-elle, tout bas.

Et André un peu étonné maintenant que sa surexcitation avait cessé, se demandait si, dans l’intérêt de son futur ménage, il n’avait pas commis une irréparable faute. Une certaine lueur qui fila dans les yeux de sa femme l’inquiéta, puis il se fit la remarque que Berthe avait le linge plus élégant et plus parfumé que jadis et il eut peur qu’elle ne se fût ainsi parée pour le séduire.

Un peu embarrassés, ils revinrent s’asseoir dans le petit salon et ils se taisaient, abîmés, chacun dans ses réflexions ; elle, malgré les déboires renouvelés de ses sens, satisfaite d’avoir goûté à un fruit défendu, d’avoir accompli, dans une chambre de garçon, une escapade rêvée autrefois dans son ménage, et honnêtement réalisée maintenant, sans honte et sans risques, heureuse de secouer le joug de son oncle, de quitter de nouveau son existence de jeune fille, de reprendre sa liberté, de rentrer toute-puissante chez elle, ressentant cette joie que les gens casaniers éprouvent à retrouver leur chez-soi après de longues haltes dans les hôtels et dans les garnis ; lui, très perplexe, se reprochant d’être toujours le même sans défense devant une femme, n’augurant rien de bon de cette facilité avec laquelle Berthe s’était laissé vaincre, se répétant : je suis à sa merci, — puis se consolant par la perspective de quitter cette odieuse existence de garçon, regorgeant de crises juponnières et de carottes de bonnes, de se réinstaller dans un ménage sérieusement organisé, de vivre peut-être enfin tranquille.

— Veux-tu que nous préparions une tasse de thé ? fit-il, pour dire quelque chose.

Elle entendit le son de ses paroles sans en coniprendre le sens. Elle s’éveilla de ses réflexions et regarda sa montre.

— Dix heures ! Mon oncle ne doit pas savoir ce que je suis devenue. Oh ! comme je suis faite ! murmura-t-elle, et, pendant qu’elle réparait, de son mieux, devant la glace, le désordre de sa coiffure et de sa robe, André tout en enfilant ses bottines pour la reconduire, parvint à se convaincre qu’il avait sagement agi. C’est peut-être la seule fois que je me sois conduit comme il le fallait avec ma femme. Oui, avoir plus de laisser-aller, moins de retenue et plus d’abandon, être enfant, gentil, bon garçon, comme je l’ai été avec Jeanne, voilà ! conclut-il en frappant le plancher de ses semelles pour faire mieux glisser la chaussette dans la bottine.

Berthe était prête, il l’embrassa et ils descendirent dans la rue, recueillis, muets, obsédés par les mêmes préoccupations, soucieux et contents à la fois, songeant à toute leur vie ratée qu’ils allaient reprendre, appréhendant que, malgré l’expérience qu’ils avaient acquise, ils ne la gâchassent et à jamais, cette fois encore ; et ils marchèrent résignés, chacun se promettant, pour avoir la paix, de s’effacer devant l’autre, et se réservant de se montrer néanmoins dans certains cas quand il le jugerait convenable, chacun supputant déjà, en serrant tendrement le bras joint au sien, les indulgences qu’il devrait avoir, les défauts qu’il devrait s’engager, mentalement, à passer à l’autre.




XVI

Une fois par semaine, le mardi, André et Cyprien se réunissaient dans un café, vers les quatre heures. Ils furent exacts aux rendez-vous, le premier mois, puis tantôt l’un, tantôt l’autre manqua.

Celui qui attendait s’irrita devant son apéritif, et fatalement il attribua le manque de parole de son ami, André à Mëlie et Cyprien à Berthe.

Chacun prit la femme de son camarade en grippe.

Du reste, une certaine froideur s’était glissée dans leurs relations ; André arrivait bien tout d’abord à l’heure, mais il partait presque aussitôt, alléguant de mystérieux prétextes, d’inévitables courses qui faisaient hausser les épaules du peintre, plus à l’aise, moins réprimé, dans son intérieur de concubin, qu’André dans son ménage approuvé, dans sa vie bourgeoise.

Du dépit et sans doute même un peu d’envie résultèrent pour André de cette supériorité de Cyprien, et un peu de pitié, un peu d’aigreur, vinrent au peintre de l’embarras d’André, de sa hâte continuelle à déguerpir.

Ils finirent bientôt par ne plus se rien dire, lorsqu’un hasard les mettait, dans la rue, en face ; André ne voulait, à aucun prix, retourner chez son camarade, sentant une certaine gêne, une certaine honte à revoir Mélie qui s’était forcément immiscée dans ses affaires, et pour rien au monde Cyprien n’eût mis les pieds chez André, se rappelant le mauvais accueil de Berthe, après son mariage, pensant que, malgré tous les services qu’il avait rendus, il serait de nouveau, en sa qualité de camarade du mari, privé de nourriture à table et poliment jeté dehors, comme jadis, après le repas.

Un ou deux mois s’écoulèrent sans qu’ils se rencontrassent. Un jour pourtant, à une messe d’enterrement, ils s’aperçurent dans l’église, ait travers des personnes plantées, comme des piquets, entre deux rangs de chaises, et une fois les compliments de condoléance achevés, ils laissèrent le corbillard s’acheminer, en ballottant, vers le cimetière et ils se promenèrent dans une rue de traverse, s’entretenant d’abord des qualités et des vices du défunt qu’ils avaient autrefois connu, s’apitovant, ainsi qu’il sied, sur le malheur de ceux qui restent, puis, changeant le cours de la conversation, Cyprien dit à André :

— Eh bien, depuis que je ne t’ai vu, tu dois être établi dans ton nouveau logement ?

— Oui, mes affaires sont presque rangées ; et il ajouta, après une pause, sans enthousiasme : je suis bien.

— La maisonnette est grande ? demanda Cyprien.

— Non, cinq pièces, mais elles sont commodément distribuées, c’est une vraie bicoque de petit mercier retiré des mauvaises affaires, des murs roses, des volets couleur de terre glaise avec un coeur découpé en haut dans le bois, une porte avec des vitres de couleur donnant sur le jardin et, tu vois ça d’ici ?

— Oui, et avec cela, autour d’une tonnelle, non loin d’une pompe à roue, les sempiternelles platesbandes de géraniums et les non moins sempiternelles corbeilles de roses, séparées, par une ligne de buis, des allées saupoudrées de cailloux de rivière. Un tonneau, au fond du jardin, avec une grenouille rouillée, regardant le ciel ; dans un coin, la cabane nécessaire cachée par un lilas qui ne s’épanouit jamais ; enfin, contre la dite cabane, un monticule formé par les détritus des feuilles, des branches mortes, et par les tessons des pots de fleurs cassés, le tout surmonté par une ficelle sur laquelle voltigent un tablier de cuisine et une paire de bas. Si je vois ça ? mais je te dessinerais, ressemblance garantie, ta maison sans l’avoir vue !

— Oui, va, blague tant qu’il te plaira, fit André tu n’empêcheras pas que ce ne soit tout de même agréable d’être à Paris, perdu dans un petit faubourg, sans voisins, sans concierge, loin de la foule et loin du bruit.

— C’est le rêve qui vient aux gens épuisés après la trentaine, soupira Cyprien ; je l’ai eu comme tous les autres, seulement j’ai deviné le mystère des existences vécues dans les banlieues. Je me suis vu, ouvrant la fenêtre, le matin, tapotant avec inquiétude sur mon baromètre, descendant sous un chapeau de paille, en chemise, le dos barré par une bretelle, pour tailler avec le sécateur mes plantes ; je me suis vu enfin, le dimanche, les jambes pendant sur le talus des remparts, utilisant ma lorgnette de spectacle à contempler l’horizon, discutant pour la centième fois avec ma femme qui ravaude en bâillant près de moi, sur le nom village que figure un petit pâté blanc, là-bas, dans le ciel, au loin.

Cette vision de ma longue personne dans un maigre paysage m’a guéri de ces élans vers la nature parisienne que j’adore quand je m’y promène, mais que je prendrais infailliblement en haine si je devais y habiter seulement pendant un terme. Mais, d’ailleurs, je suis bien tranquille, tu reviendras, apitoyé par l’ennui de ta femme, et lassé toi-même par l’isolement, demeurer à un troisième étage, dans le centre de Paris, comme moi !

Le visage d’André se rembrunit. Il se rappelait les plaintes de Berthe, déplorant la rareté des provisions, le départ précipité des bonnes, d’un quartier privé de bastringues et de troupes. Il eut peur que cette halte dans les tracas de sa vie ne fût point définitive, et il appréhenda de reprendre peu à peu, sous l’impulsion de sa femme, sa course longtemps interrompue au travers des salons et des bals. Maintenant que sa situation est nette, peut-être bien que Berthe ne serait pas fâchée de rentrer victorieuse dans ce monde qui Fa tenue à l’écart pendant des mois, songea-t-il.

— Dis donc, reprit Cyprien qui, devant la mine absorbée de son camarade, jugea, d’instinct, qu’il serait bon de ne pas continuer ses théories sur la campagne, dis donc, qu’est devenue ton ancienne bonne ?

— Qui ça, Mélanie ?

— Oui.

— Je ne sais pas. Depuis le jour où Berthe reveriant chez moi l’a concédiée, je n’ai plus eu de ses nouvelle. Je suppose qu’elle a suivi sa vocation, et qu’elle a recommencé à pirater dans un nouveau ménage. Ah ça bien, et toi, que fais-tu ?

— Moi, rien. Je vivote entre Mélie et Barre-de-Rouille ; je travaille aussi pour des. entrepreneurs de papiers peints. Je fais, entre autres besognes, des Ecossais, tu sais, ces papiers qui ont des raies alternées et croisées, rouges et vertes, comme des culottes d’highlanders ou certains châles. Ce n’est pas trop mal payé et l’ouvrage abonde.

— Alors les tableaux ?

Le peintre se frotta la barbe de ses longs doigts. Les tableaux, peuh, dit-il, c’est quelquefois bon de songer à ceux qu’on ne fera jamais, au lit, le soir, quand on ne dort pas !

— Oui, répondit, après une pause, André en soupirant : quand il s’agit d’exécuter l’oeuvre qu’on a conçue, va te faire fiche ! Vois-tu, j’ai bien peur que nous n’ayons joué, en art, le rôle que jouent en amour ces pauvres diables qui, après avoir longtemps désiré une femme, ne peuvent plus lorsqu’ils la tiennent.

— Les gens qui ratent le Coche, fit Cyprien. Tiens, à propos, et la maison que tu devais acheter à Viroflay ?

— Elle a été vendue, pendant que je discutais sur le prix d’achat, avec ma femme.

— Ah bien, ça n’a pas dû réjouir ce bon Désableau, reprit en riant le peintre. Est-ce que tu le vois toujours ?

— Encore.

Ils restèrent sans parler, et les mains derrière le dos, ils arpentèrent le trottoir, de long en large.

— Alors, tu es heureux, dit Cyprien.

— Oui, et toi ?

— Moi aussi.

— Allons, tant mieux.

Cyprien se tut, puis, après un silence, il reprit :

C’est égal, dis donc, c’est cela qui dégotte toutes les morales connues. Bien qu’elles bifurquent, les deux routes conduisent au même rond-point. Au fond, le concubinage et le mariage se valent puisqu’ils nous ont, l’un et l’autre, débarrassés des préoccupations artistiques et des tristesses charnelles. Plus de talent et de la santé, quel rêve !

André hocha la tête en se mouchant.

— Bigre ! dit-il soudain, comptant sur ses doigts les coups qui s’égouttaient, un à un, d’en haut, c’est midi qui sonne, je me sauve, car Berthe s impatienterait.

Il serra la main de son ami qui murmura, tout ricanant :

— Ce n’est pas mauvais d’être vidés comme nous le sommes, car maintenant que toutes les concessions sont faites, peut-être bien que l’éternelle bêtise de l’humanité voudra de nous, et que, semblables à nos concitoyens, nous aurons ainsi qu’eux le droit de vivre enfin respectés et stupides !

— Quel idéal ! soupira André.

— Ah ! va, celui-là ou un autre... fit Cyprien qui, talonné aussi par l’heure, s’envola comme une grande sauterelle, rasant les devantures des boutiques, le long des rues.