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En ménage (1881)

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IV

La salle était oblongue, vêtue de papier couleur bois, ornée d’un poêle de faïence, blanc, craquelé, à bouches de cuivre ; d’un buffet d’acajou, de six chaises cannées, d’une table à rallonges et à roulettes.

Il y avait sur le plancher une carpette de feutre et, devant chaque siège, une rondelle de sparterie verte. Le long des murs lambrissés jusqu’à mi-corps, une glace sans destination dans les autres pièces s’appuyait sur des pattes de fer, isolée de tout meuble. Un almanach, enluminé de chromos, donné par un magasin, et un porte-allumettes, avec une bande de papier d’émeri, égrené et râclé de bleu par places, flanquaient de chaque côté le cadre dont les dessous rouges perçaient sous la dorure. Vis-à-vis de cette glace pendaient un baromètre à siphon, un plan de Paris daté de 1860 et lavé à teintes plates. Une gravure à la manière noire représentant le passage des Alpes, avec un Bonaparte paradant comme un écuyer de cirque sur un cheval cabré, et deux assiettes retenues par des agrafes au mur, le portrait de madame Vigée le Brun et l’Atala de Girodet, en camaïeu lilas et bistre, complétaient la décoration de cette chambre.

Ainsi que dans la plupart des salles à manger bourgeoises, les damas pisseux et flétris, autrefois employés comme rideaux dans le salon, servaient maintenant que ce lieu d’apparat avait été rajeuni et remis à neuf, à embellir la salle de passage, celle où l’on mange. Cette chambre ne possédant qu’une seule croisée, l’étoffe qui habillait jadis la deuxième fenêtre du salon, avait été accrochée, en guise de tenture, au dessus de la porte, reliant ces deux pièces.

Sur les rayons du buffet, une théière en métal anglais, un service de Minton, une cave à liqueur en bois des îles, deux vases de Gien ornés de cornes d’abondance et surmontés d’un paquet de roseaux secs, restaient, là, à demeure ; sur le marbre du poêle une tasse pleine d’eau, une lampe en porcelaine, couleur de morve, coiffée en haut de son verre, d’un fez minuscule à gland bleu, s’adossaient contre le tuyau cerclé de bracelets de cuivre, couronné à son sommet d’une sorte de diadème en faïence blanche.

Pour réaliser des économies, la famille Désableau allumait le poêle une heure avant le dîner et passait toute la soirée dans la même pièce.

La bonne avait balayé les miettes du repas, lancé un coup de torchon sur la toile cirée de la table, lorsque madame Désableau apporta son panier à ouvrage. Elle en tira une boîte à aiguilles formée par un haricot d’ivoire, un tronçon de bougie de cire pour son fil, des ciseaux, un dé, le ruban jaune d’un mètre. Elle prit enfin, sur une chaise, un patron de robe taillé dans un vieux journal.

Elle l’étala sur la table, chercha dans une ancienne boîte à pastilles des épingles éparses avec des boutons, rogna le papier, en rattacha les morceaux et, pensive, après avoir combiné de savantes stratégies de coupes, elle entama résolument l’étoffe.

Son mari disposait ses cartes pour faire une patience. Une petite fille tripotait des couleurs sans poison, liées sur une plaque, coloriait laborieusement une image d’un sou, suçait son pînceau, le tournait entre ses lèvres pour l’appointer, le piquait ensuite dans le trou percé par l’usure au milieu des pains.

Une jeune femme au teint mat, aux cheveux châtains, aux quenottes éclatantes avec une surdent drôle, regardait, d’un air ennuyé, M. Désableau, son oncle, disposer ses cartes. A un moment, elle se leva, s’approcha du poêle, ouvrit le petit guichet de la porte, se chauffa les pieds, parut s’absorber dans la lecture d’un journal.

Une suspension de cuivre rabattait les lueurs de la lampe sur la table, laissait dans l’ombre le visage de la jeune femme, éclairait en plein les doigts cousant ou maniant les cartes, une bobine de fil blanc, une étoile de carton enroulée de fil noir. La figure de la petite penchée sur son image entra dans le cercle de lumière qui coupait au milieu des manches les bras de madame Désableau maintenant un peu reculée et appuyée à la renverse sur le dossier de sa chaise.

— Et ce café, dit le mari, il n’arrive donc pas ?

— Eugénie, à quoi pensez-vous donc, cria la femme, vous voyez bien que Monsieur attend son café, ma fille !

La bonne apporta un sucrier, une tasse, une cuiller, versa le café d’une petite bouillotte. Madame Désableau se trempa un canard, permit à l’enfant d’y mordre, fit fondre béatement le restant du morceau de sucre dans sa bouche.

Depuis huit mois qu’il avait été promu sous-chef dans une mairie, M. Désableau avait enfin assouvi le désir qui le possédait depuis des années, prendre du café, tous les jours, après ses repas. Jusqu’alors sa femme s’y était opposée, par économie.

— Ce n’est pas tant le café qui est cher, disait elle, c’est le sucre qu’on y met.

Contraints à mener la vie fétide et bornée des pauvres bourses, les Désableau avaient dû, pour joindre les deux bouts, se priver, tous les jours de la semaine, à l’exception du dimanche, de ce misérable luxe de la demi-tasse que les concierges et les ouvriers eux-mêmes ne se refusent pas.

Pendant vingt années, M. Désableau avait couvert des fiches de bâtarde et de ronde, classé dans des cartons d’inutiles paperasses, tenu à jour un volumineux registre culotté de peau verte. Il avait, au bout de ce laps de temps, acquis les manies nécessaires pour commander aux autres ; l’on attendait sans doute qu’il eût contracté les infirmités des gens trop souvent assis pour l’élever en grade encore et le décorer.

Solennel à propos de tout, il était d’allure affairée et grave, portait des cols empesés très droits, des cravates noires enroulées par deux fois autour du cou, montant haut derrière la nuque, attachées sous le menton par un noeud très court. Il aimait à pérorer, les mains dans les poches, les jambes écartées, comme un avocat. Au repos, il ouvrait sous un binocle aux verres cerclés de buffle noir, des yeux ébahis qui démentaient le geste habituellement pensif de ses doigts fourrageant dans des favoris couleur de grès.

Sa femme était replète, montrait des blancheurs de viande échaudée et de grands yeux vides. Elle avait un vaste menton tombant sur un plus petit, des pincées de poils gris, rebelles aux épilatoires, le long des lèvres.

Elle suait sang et eau, le jour, pour assurer la vie de son intérieur ; le soir, elle se boulait sur sa chaise, descendait sa gorge et remontait son ventre, disait, toutes les dix minutes, à sa fille : Justine, tiens-toi donc mieux que cela ! se tournait du côté de sa nièce, lui demandait un sommaire des faits notés par le Petit Journal, écoutait son mari qui prenait feu dès qu’on parlait des Chambres.

Les opinions de M. Désableau étaient simples ; il croyait à l’honnêteté des hommes politiques, à la valeur des hommes de guerre, à l’indépendance des magistrats, aux complots des jésuites et aux crimes des démagogues.

Ayant par hasard lu les élogieuses platitudes débitées par les doctrinaires sur l’Amérique, il exaltait les moeurs de cet odieux pays, souhaitait que le nôtre lui ressemblât, prônait les idées utilitaires, les bienfaits de l’instruction, le progrès, les courtes libertés des républiques.

Il aggravait encore ces exorbitantes niaiseries par le ton sentencieux dont il les prononçait ; sa femme restait coite, béait, extasiée, dès qu’il ouvrait la bouche.

De caractère, elle était molle et âpre, tout à la fois ; âpre au gain, molle au plaisir ; elle eût rogné dix centimes sur le manger de chaque jour, dépensé ses économies afin de donner un bal.

Une fille était née tardivement de son union avec M. Désableau, la petite occupée pour l’instant à gâter une image d’un sou. Ils avaient toujours convoité un fils, ils eussent voulu fonder une génération d’employés, imiter ces familles dont tous les rejetons se succèdent interminablement sur la même chaise, vivent et meurent dans une misère crasse, sans même avoir tenté de gagner le large.

C’est, disait M. Désableau, un état peu lucratif mais honorable et puis, c’est aussi une place sûre et, sans hésitation, il ajoutait : nous représentons, en notre qualité de fonctionnaire, la noblesse de la bourgeoisie.

Leurs voeux demeurèrent inexaucés. — Ils n’enfantèrent aucun garçon. En revanche, ils eurent à parfaire l’éducation d’une nouvelle fille. Berthe Vigeois, leur nièce, perdit son père subitement et vint habiter chez eux. Elle ne leur imposa d’ailleurs aucune charge, elle aida même à la marche hésitante du ménage avec les soixante mille francs qu’elle apportait. On disloqua, à son profit, un cabinet de toilette attenant à la chambre à coucher, on y rangea tant bien que mal les meubles réservés sur la vente de la succession. La quiétude de cette famille, troublée par ces apprêts, reprit peu à peu ; on allongea la soupe, on acheta plus souvent de la vraie viande, on put enfin convier à des sauteries quelques personnes.

Berthe avait, à cette époque, près de vingt ans ; sa mère était morte alors qu’elle en avait douze. Elle grandit auprès d’un fauteuil où son père, agité et malingre, sortait de ses couvertures de voyage à neuf heures du soir. Alors on sonnait la bonne pour préparer les lits, pour chauffer celui de Monsieur et Berthe écrasait les braises à coup de pelle dans la bassinoire, mettait le garde-feu, tendait le front à son père, allumait son bougeoir et, reculant, malgré le froid, le moment de se coucher, elle retenait la bonne venue dans sa chambre pour ouvrir les draps, l’écoutait raconter toutes les misères de sa maison, tous les ragots de son quartier.

Ancien commerçant en rouenneries, Henry Vigeois, son père, était un homme qui avait réussi, malgré sa loyauté en affaires, à amasser une petite fortune.

D’esprit étriqué et bonasse, il avait pivoté, toute sa vie durant, au moindre souffle de son épouse, une maîtresse femme ! Maintenant qu’elle était morte, il niait la servitude qu’il avait endurée, criait comme une pie dès que sa fille et sa bonne n’obéissaient pas à ses moindres ordres. Il était de relations difficiles au premier abord, mais Berthe le maniait avec une aisance sans égale ; elle le retournait comme un vieux gant, s’arrêtait quand il fronçait les yeux, attendait qu’il fût mieux disposé, débusquait soudain et enlevait d’un coup ses volontés. Parfois cependant, lorsqu’il était aigri par des rhumatismes, ses attaques échouaient, mais elle reprenait patiemment les questions sur lesquelles il avait refusé de l’entendre, les lui présentait sous une autre face, l’amenait à répondre oui, l’écoutait répéter une fois de plus qu’il ne revenait jamais sur sa parole.

Ces luttes quotidiennes la mûrirent promptement. Elle fut apte de bonne heure au mariage. Couchée trop tôt, elle réfléchissait longtemps avant de s’endormir et préparait ainsi de terribles tracas au mari qui la voudrait pendre. Elle aurait pu être moins rouée, n’ayant jamais été dans un pensionnat ou dans un couvent, mais l’ennui des mornes soirs, en vis-à-vis avec son père, avait furieusement aiguisé ses appétits de jouissance et de luxe. Dans le mariage, elle voyait la revanche de sa vie monotone et plate, elle voyait un avenir de courses enragées à travers les théâtres et les bals, tout un horizon de dîners et de visites.

Elle se consolait du présent, en évoquant la perspective de ces futures joies, rêvait, absorbée, sur sa chaise, lisait à la quatrième page du journal le programme des représentations, pensait à Fra-Diavolo qu’elle avait admiré jadis, se sentait de vagues désirs pour le ténor qui emplissait si fièrement ses culottes blanches et poussait des sons roucoulants, dans des poses plastiques.

Elle avait eu, comme presque toutes les femmes, un idéal de cabot pommadé, puis, peu à peu, elle s’était rendu compte que ces séduisants personnages n’étaient au demeurant que des bouffons vulgaires, des machines malpropres qui crachaient des notes.

Son idéal devint alors plus nébuleux et plus confus. A peine s’incarnait-il dans les aimables forbans décrits par Fénimore Cooper, dans les héros fabriqués par George Sand ou par Dumas père. Elle contentait ses élans et ses fièvres en les déversant sur son piano qui retentit pendant des mois de rêveries larmoyantes et de marches turques.

Puis elle eut une heure de bon sens, elle reconnut l’inanité de ses songeries ; alors elle pensa, au solide, au bien-être d’une situation riche. Elle soupira moins souvent, et comprit que cette vie morte qu’elle menait avait bien ses avantages. A défaut d’amusements et de fêtes, elle jouissait du moins d’une certaine liberté ; son père la laissait sortir avec sa bonne et elle courait les magasins, souriait volontiers aux compliments des calicots, aspirait après des intrigues, par désoeuvrement. Sa grande préoccupation était d’être élégamment mise et elle ratissait sur l’argent du ménage pour se payer des bottines plus raffinées et des bas plus chers. Elle s’était même acheté une boite à poudre de riz et, comme son père n’eût pas supporté qu’elle s’enfarinât les joues, elle se nuait le visage de blanc, le soir, devant sa glace, goûtait de la sorte à des coquetteries intimes et défendues, glissait doucement pour en satisfaire de plus coûteuses, à de banales carottes, encouragée par la bonne qui s’adjugeait pour prix de ses complaisances les robes un peu défraîchies de Mademoiselle, la permission d’être libre plus souvent, le droit de pratiquer sans vergogne d’amples maraudes. Quelquefois M. Vigeois hasardait une observation, prétendait que du temps de sa défunte femme, le harnais féminin coûtait moins cher. Berthe répondait tranquillement que le prix de l’existence avait triplé depuis cette époque.

— Tu dépensais moins en nourriture, reprenait-elle, et pourtant notre table n’a pas changé.

Son père en convenait et, quelques jours plus tard, elle l’investissait prudemment, pas à pas, lui persuadait de nouvelles nécessités de toilettes et il finissait par céder, flatté au fond que sa fille fût jolie et vêtue à la dernière mode.

Elle était d’ailleurs comme la plupart des jeunes filles qui ont perdu leur mère de bonne heure, très mal élevée. Elle voyait dans son père un banquier dont la caisse devait fournir à tous ses besoins et à tous ses caprices. Et là, l’éternel féminin se retrouvait ; toute la femme était là, honnête ou non, qui juge naturel de soutirer à l’homme de qui elle dépend, qu’il soit son père ou son entreteneur, autant de monnaie qu’elle en peut prendre. Le combat sans cesse renouvelé entre la volonté bien assise de l’homme et les simagrées têtues de la femme, s’était fatalement engagé ; et, comme de juste, l’homme et le père étaient d’avance vaincus la femme et par la fille.

L’opulence des brodequins et le gala des robes enhardirent du reste les ambitions de Berthe. Dans le but de pêcher un mari, elle décida son père à la confier à des parents qui la menèrent dans le monde.

Elle y obtint des succès. Des partis avantageux, presque inespérés se présentèrent. — Aucun ne la contenta. Celui-ci avait l'air d’un garçon tapissier, les cheveux comme des baguettes de tambour ; celui-là avait le tour des yeux à vif, l’allure empruntée et gauche. Elle voulait un homme qui payât de mine, lui procurât des plaisirs, lui garantît une vie luxueuse et douce. Pendant deux années, elle repoussa tous ces prétendants qu’elle jugeait sur la forme de leur nez et sur la coupe de leur habit. Si pratique qu’elle fût, la légèreté de sa cervelle de femme lui faisait commettre toutes ces bévues.

Son idéal avait attrapé déjà bien des renfoncements et bien des accrocs, lorsque son père s’affaissa, frappé d’un coup de sang, sur le tapis ; son existence changeait du jour au lendemain. Elle s’ennuya mortellement chez les Désableau. La liberté dont elle jouissait avec sa bonne cessait ; sa tante l’accompagnait où qu’elle allât. Ses longues flânes dans les magasins étaient devenues impossibles ; les ficelles qui réussissaient facilement avec son père, n’avaient aucune chance d’être acceptées par une femme économe comme était sa tante. Elle dut s’accommoder de la modique pension que son oncle et tuteur lui accorda pour ses frais de toilette.

Cette sujétion lui pesait et elle n’était compensée par aucun avantage. Avec son père, elle sortait peu, parce qu’il était presque paralysé ; avec son oncle, elle ne sortit guère plus et elle dut subir les regrets plaintifs de ces petits bourgeois, enragés malgré tout de leur situation médiocre, s’efforçant quand même de représenter, mangeant de la carne et buvant du râpé, pour donner une soirée et se mieux vêtir. Habituée à un certain confortable, elle vécut dans une gêne mesquine et plate.

Elle fut prise de pitié devant ce vin que l’on achetait au litre chez un épicier et que l’on transvasait dans des carafes pour la table ; elle eut le dégoût de cette viande de bas étage, prétentieusement parée, de ces poissons défraîchis et couchés néanmoins sur une serviette ; elle eut un sourire de mépris quand, profitant d’une gratification, les Désableau firent poser un timbre à leur porte d’entrée. Le coup impérieux du timbre leur paraissait aristocratique, propre à les rehausser dans l’estime des gens qui le faisaient vibrer. Seulement, comme la cuisine et la salle à manger étaient séparées du vestibule par un long couloir, ils avaient, ne pouvant entendre l’appel du timbre, conservé leur ancienne sonnette qui derlinait comme jadis plus près d’eux, et les avertissait qu’une visite attendait sur le palier.

Ce fut sur ces entrefaites, après ces soirs, où regardant la famille attablée et occupée à des fastidieux délassements, Berthe regrettait de ne pas s’être mariée qu’André fut présenté dans la maison. Il ne lui plut, ni ne lui déplut. Il lui sembla distingué. Les Désableau ne furent point partisans de ce mariage. La profession d’homme de lettres épouvanta le mari. Il y voyait des cascades, des noces furieuses, une vie débraillée, cousue à la diable, craquant sur toutes les coutures ; la femme, elle aussi, considérait André avec inquiétude et n’augurait rien de bon d’un homme qui avait dû manger avec des actrices. Berthe fit simplement observer à son oncle, que tous les renseignements étaient favorables et que bien qu’il fût artiste, ce jeune homme possédait des rentes. Elle déclara péremptoirement d’ailleurs qu’André lui convenait.

Le mariage fut célébré. Elle demeura interdite. Tous ses rêves de jeune fille se détachèrent, un à un ; toutes les joies révélées par des amies, à voix basse, dans le coin des fenêtres, toutes les attentes de paradis brusquement ouvert sous des courtines, ratèrent. Froide de sens, elle ne vit dans les transports autorisés par l’Eglise qu’une convention répugnante, une saleté pénible.

Puis son mari lui parut vieux de caractère. Après l’affection bougonne de son père, la prud’hommerie gourmée de son oncle, elle eût désiré des laissez-aller, des enfantillages dont elle profiterait dans le tête-à-tête. André avait adopté le ton paternel et bienveillant. Il se tenait surtout sur la défensive et cherchait sous des dehors affectueux à sonder sa femme. Ne pas la choquer en face, ne pas agiter devant ses yeux des lambeaux de rouge, la tenir sans qu’elle sentît trop la laisse, envelopper de délicatesses fondantes la dureté d’un refus, tel était son système. Aussi lorsqu’elle voulut par une guerre sourde, lui imposer, comme jadis à son père, toutes ses volontés, il se rendit promptement compte de cette force d’inertie remuante, de cette ruse que rien ne lassait. Il se rebiffa d’abord, s’avoua à la longue et une fois de plus, avec la mélancolique expérience des gens qui ont beaucoup pratiqué les filles, qu’il n’était pas de force, céda pour avoir la paix ; seulement, tout en disant oui, il démontait par un mot devant Berthe, le mécanisme dont elle se servait. Un jour même qu’il était de bonne humeur, il lui dit, au moment où elle commençait ses manigances : c’est cela que tu vises, dans huit jours tu démasqueras tes batteries ; va, fais-le tout de suite.

Elle devint rouge, bouda, mortifiée d’avoir pour adversaire un homme qui s’arrêtait devant ses pièges et riait, en les montrant du doigt, avant d’y tomber.

Somme toute, ils demeurèrent, les premiers temps, dans une intimité attentive et inquiète. L’un et l’autre s’épiaient, devinant sous toutes ces escarmouches, sous tous ces combats d’avant-garde, une infinissable et opiniâtre lutte. Désarmé comme tous les malheureux qui ont longtemps vécu seuls, par le moindre simulacre d’affection et de petits soins, André se disait parfois que sa femme était volontaire et têtue, mais qu’au fond c’était une brave et honnête fille qui l’aimait vraiment. Puis il y eut une trêve de plusiers mois ; il s’imagina que Berthe avait renoncé à ses projets, qu’elle était lasse de ces tiraillements ; il ne comprit pas que, par une évolution nouvelle, elle l’avait, coup sur coup, battu sur toute la ligne. Elle usait en effet maintenant d’un stratagème irrésistible. Elle avait l’habileté de paraître envier une chose à laquelle elle ne tenait point et qu’elle savait être parfaitement désagréable à son mari, et elle y renonçait de son plein gré, pour lui faire plaisir. Il ne restait plus à André qu’à céder sur les points qui lui semblaient moins graves. Encore qu’il fût défiant, il s’empêtrait dans cette embûche et il justifiait, une fois de plus, cette irrécusable vérité que si stupide et si bouchée qu’elle puisse être, une femme roulera toujours l’homme le plus intelligent et le plus fin.

La maladie de leur mariage n’était pas malgré tout arrivée à la période aiguë. La guerre n’éclata, à ciel ouvert, qu’un certain soir. André eut la malencontreuse idée d’inviter à dîner son, plus ancien et son meilleur ami, Cyprien Tibaille qui vint sans enthousiasme et lâcha des gants pour la circonstance.

La réception avait été plus que froide. A table, le silence insolent de Berthe, sa hâte à faire desservir les plats, le ton aigre de son... « personne ne veut plus de gigot ? » accompagné d’un coup de timbre pour appeler la bonne, avaient mis André à la torture.

Il s’ingéniait à trouver des mots drôles, à égayer le repas, lançait des clins d’yeux à sa femme qui pêtrissait suivant son habitude, une boulette de mie de pain entre ses doigts et se dispensait méme de répondre aux politesses de son convive.

Tous les lieux communs avaient suivi leur cours. La conversation s’était épuisée sur un plat de Delft, pendu au mur. Ce repas, avalé au grand galop comme dans un buffet de chemin de fer, semblait malgré tout interminable. Quand il s’acheva pourtant, Cyprien, de plus en plus froissé par l’inattention persistante de Berthe, parvint à reprendre le dessus ; il se versa le vin qu’elle ne lui offrait pas, et les coudes sur la table, il se tourna du côté d’André, et tous deux balayant d’un commun accord l’amas des banalités qu’ils entassaient depuis la soupe, causèrent comme au bon temps. Ils se rappelaient de joyeuses anecdotes, riant franchement, sans plus s’occuper de la femme. Berthe jugea qu’il était temps d’intervenir. Elle dit d’un ton moitié rêche, moitié plaisant : voyons, monsieur, vous n’allez pas, je pense, rappeler à mon mari les aventures de sa vie de garçon ?

Elle coupa court à leur causerie. Ils gardèrent le silence pendant quelques minutes. André se dominait, résolu à ne pas aggraver encore par des disputes le glacial embarras que jetait sa femme. Il voulut réagir, tenta de lancer une fusée ; l’atmosphère était trop saturée d’ennui, elle ne prit pas. Cyprien voulut, de son côté, secouer la lassitude qui l’accablait, il fit flèche de tout bois, parla, sans intérêt, des réchauds en ruolz placés sur !a table. André saisit l’occasion, entama une inutile discussion sur la valeur de l’alfénide et du maillechort ; ses paroles tombaient sans écho dans un silence morne. Alors il essaya d’être jovial : — Pristi ! mon vieux, dit-il, ne les emporte pas, hein ? Et, s’adressant à sa femme, il ajouta cette plaisanterie commode : Berthe, tu feras bien de surveiller Cyprien quand il partira.

Elle répondit avec un beau calme :

— Pourquoi ? tu sais à quoi t’en tenir, Monsieur est ton ami, puisque c’est toi qui l’amène.

Après cette grossièreté, la conversation cessa complètement. Le dessert fut vite expédié. — Cyprien tendit la main vers une assiette de brugnons, Berthe feignit de ne pas voir son mouvement, sonna pour faire enlever les plats et apporter le café. Tous les deux espéraient qu’elle allait les laisser seuls. Elle ne bougea pas, déclara seulement, lorsque son mari apprêta une cigarette, que la fumée de tabac ne la gênait point et elle s’accouda, les yeux au plafond, paraissant ignorer qu’André cherchait des allumettes, que le peintre se démanchait le bras à vouloir atteindre une bouteille de rhum.

— Tiens, il faut que je te fasse goûter du kirsch, dit André. — Berthe, donne-nous donc une bouteille ; elle doit être là, dans le bas du buffet, sur la deuxième planche.

Elle se leva de mauvaise grâce.

— Je n’en vois pas, dit-elle.

— Mon Dieu ! fit André impatienté, je te dis, là, tiens, derrière le cognac.

Elle atteignit enfin un litre blanc. Ils le débouchèrent, c’était de l’eau-de-vie de marc.

Cette fois, elle se releva avec une mine si appesantie et si quinteuse que Cyprien dut s’écrier :

— Madame, je vous en supplie, ne vous donnez pas cette peine.

Exaspéré, André s’était vivement désassis, et il avait pris, là où il le désignait, un flacon de kirsch. Ils en burent un petit verre, puis Cyprien s’excusa de ne pouvoir rester plus longtemps. Berthe garda son attitude impassible, n’eut même pas la politesse de le retenir et il quitta la place, harassé et le ventre vide.

Une fois la porte fermée, la scène éclata, terrible ; André secoua sa femme d’une rude façon ; elle adopta le parti des syncopes et des larmes. Il finit par demeurer penaud, craignit d’être allé un peu loin, ramassa sa femme, l’embrassa, lui adressa presque des excuses.

A partir de cette soirée-là, la lutte s’accentua.

Berthe ne pardonna jamais à son mari de l’avoir traitée comme une enfant qui est malheureusement trop grande pour qu’on la puisse encore fouetter ; elle avait cependant touché ce but si ardemment poursuivi par les jeunes mariées : flanquer a la porte de chez elles, les amis de l’homme qu’elles ont épousé ; elle eût pu, par conséquent, se montrer plus indulgente ; mais la hauteur inusitée qu’André avait mise dans ses reproches, la révoltait, puis, il avait eu de même que tous les gens faibles, la bêtise de laisser voir qu’une fois la semonce donnée, il la regrettait. Du coup, elle comprit que sa fermeté était ébranlable, que cette lucidité d’observation si périlleuse d’abord, commençait à se brouiller ; elle ne l’avait jusqu’ici ni aimé, ni haï, elle en arrivait maintenant à le détester.

Plus elle y pensait, plus elle était à présent convaincue qu’elle avait commis une sottise en l’épousant. Après avoir manqué des mariages avantageux, elle aurait dû attendre encore. Parmi les gens empressés autour d’elle dans les rares salons où son oncle acceptait de la mener, elle aurait pu découvrir un prétendant plus mondain, plus riche. De retour chez elle, après les sueurs mal séchées des valses, elle songeait aux danseurs qui l’avaient étreinte, s’imaginait qu’elle aurait été plus heureuse avec l’un d’entre eux. Dans tous les cas, ces gens-là avaient des positions honorables, pouvaient, en travaillant, augmenter leur avoir, rendre l’existence de leur femme plus large. André s’occupait de littérature, une position méprisée par toutes les familles qu’elle connaissait, une position qui consistait à tourner ses pouces et à écrire la valeur de deux lettres par jour. Du reste, il ne pouvait avoir du talent, puisque le peu de livres qu’il avait écrits ne se vendaient point.

Grâce à lui, sa vie restait humble et basse, grâce à lui, elle était la plus malheureuse des femmes, et, elle s’apitoyait avec des rages sourdes sur son sort, regardait pendant de longues soirées, son mari travailler des phrases. Elle haussait les épaules à la vue de ses hésitations, de sa manière furieuse de mâcher son porte-plume, de ses ratures de lignes entières, de ses surcharges encore biffées, de ses renvois barrés de lignes d’encre ; elle finissait par s’impatienter de son silence obstiné, de ses grognements de dépit, et elle l’interrompait par des observations de ce genre : prends donc garde, tu vas tacher avec ta plume le tapis de la table.

Il lui semblait que si elle avait appris un métier, elle l’aurait exécuté sans des tâtonnements pareils. Elle ne croyait pas qu’il fût plus difficile de mettre des mots en place que de remplir de points de laine le canevas d’une tapisserie. Elle était irritée contre son mari qui, les soirs où elle eût désiré sortir, objectait qu’il était en veine de travail, s’attelait rageusement à un chapitre, s’arrêtait, incertain, rêvassait pendant des heures, se frottait radieusement les mains. Un jour, elle lui dit :

— Pour le peu de besogne que tu as abattu, ce soir, tu aurais tout aussi bien fait de me mener dans le monde.

Elle avait les bourdonnements et les harcèlements insupportables d’une mouche et son mari ne pouvait ni l’écarter, ni se plaindre, car jamais elle n’était dans son tort. Elle lui demandait d’un ton dégagé, si son livre marchait, le dévisageait d’un air de doute, s’il disait oui, d’un air éploré, s’il disait non. Elle lâchait d’atterrantes réflexions sur les volumes qu’elle lisait, répétait les soirs où André se dèmenait sur son papier : c’est amusant ce roman que je viens d’achever ; c’est écrit avec une facilité ! Et elle ajoutait quelques minutes après : faut-il remonter la lampe ? Si tu dois veiller tard, j’y remettrai de l’huile.

André mâchait ses colères, répondait parfois comme un homme qui s’impatiente. Elle prenait alors une voix suppliante :

— Voyons, ne me parles pas ainsi, ce n’est pourtant pas de ma faute si tu ne peux pas !

D’autres fois, elle se lançait dans des éloges pompeux sur les oeuvres des maîtres qu’adorait André.

— Il est bien juste qu’ils gagnent de l’argent, disait-elle, ils ont tant de talent !

Elle parvenait à rendre désagréable pour son mari les louanges qu’elle décernait aux artistes qu’il aimait le mieux !

Elle était arrivée à raffiner l’âcreté des morsures ; de même que la plupart des femmes, elle considérait, du reste, son mari comme une bête de somme et s’indignait que, malgré les coups d’aiguillons, il ne travaillât par d’arrache-pied afin de lui permettre à elle d’augmenter encore le nombre de ses fantaisies. Si autrefois elle prenait son père pour un banquier, elle trouvait juste au moins qu’il ne lui allouât qu’une somme en rapport avec ses moyens ; maintenant elle eût trouvé naturel que son mari se saignât aux quatre membres, qu’il trimât ainsi qu’un mercenaire, à seule fin de lui fournir le pouvoir de dépenser plus.

Son père en était quitte à bon compte, et il avait pour récompenser de ses largesses la gratitude câline de la femme, André pas. Elle eût regardé d’ailleurs les plus durs sacrifices qu’il se serait imposés comme lui étant dus ; il n’eût même pas été dédommagé de sa peine par un peu de reconnaissance.

Il ne méritait, pensait-elle, ni encouragement, ni pitié. Il était imbécile et maladroit ! Quand on songe qu’il n’avait pas seulement eu l’adresse de profiter de cet avantage de tous les écrivains : obtenir des billets de théâtre et de concert. En l’épousant, elle s’était promis ces joies qui lui avaient été si longtemps interdites, être assise dans un fauteuil de balcon et ne pas payer ! — Il prenait des places à ses frais comme un simple bourgeois, lorsqu’elle le tourmentait pour voir une pièce.

Elle finit par ne plus vouloir aller au théâtre dans ces conditions. Le bonheur qu’elle y goûtait était gâté par la pensée qu’elle aurait pu le ressentir, sans bourse délier.

Il vint un moment pourtant où elle se lassa de rester ainsi sur le qui-vive ; alors, elle tomba dans une inertie désolée, mena une existence engourdie, sans imprévu et sans espoir. Elle resta longtemps au lit, s’éternisa dans un fauteuil. Ses bonnes s’enhardirent, la pillèrent sans modération. André hasarda quelques reproches qu’elle reçut avec l’air d’une victime qui s’attend à tout. Alors il se tut, tâcha de s’enfoncer dans le travail, regarda galoper devant lui la déroute de son ménage ; puis, alarmé un jour, par l’attitude endolorie de sa femme, il se résolut à l’égayer ; il endura même le supplice qu’il avait presque toujours évité jusqu’alors et il s’y accoutuma même sans trop d’ennui, il traîna Berthe dans les salons. Ce fut peine perdue, elle le considérait comme un rabat-joie, s’ennuyait, malgré tout, quand il était là.

Dans cette vie désheurée, les cancans de ses bonnes devinrent ainsi qu’autrefois lorsqu’elle était jeune fille, une attirante distraction, mais elle n’éprouvait réellement de plaisir que dans la compagnie de quelques camarades, jeunes mariées comme elle. Alors, dans la journée, en l’absence des hommes, elles s’installaient près de la cheminée et les papotages sautaient, les petits secrets de l’alcôve s’ébattaient dans les sourires, les confidences commencées s’achevaient dans le va-et-vient des éventails. Chacune se plaignait de son mari, mais leurs yeux à toutes étincelaient lorsque insensiblement la conversation s’arrêtait aux intimités haletantes des nuits. Il y avait des temps d’arrêt, des petits silences coupés par des chuchotements derrière les doigts, des invites à parler plus haut, des exclamations pudibondes et envieuses, des éclats frissonnants de rire. Berthe demeurait silencieuse, se demandant de quelle chair elle était pétrie, comment ses nerfs pouvaient rester détendus, comment ses élans n’aboutissaient pas.

— C’est la faute de monsieur ton mari, lui disait l’une. — Ah Dieu ! ma chère, reprenait une autre, moi, j’en mourrais, à ta place ; toutes s’efforçaient de lui arracher des détails précis sur les inhabiles tendresses qu’elle devait subir. Berthe se défendait, ne lâchait que des indications confuses sur lesquelles elles se lançaient, bride avalée, sabrant le mari, le représentant comme un être indélicat et comme un sot.

Berthe arrivait à se convaincre que si elle avait épousé un autre homme, il n’en eût certainement pas été ainsi ; les quelques doutes qu’elle pouvait conserver encore s’évanouirent subitement. Un danseur qui l’invitait à valser dans les bals, lui serrait ardemment les mains et elle éprouvait une sensation délicieuse, un frémissement par tout le corps, une sorte de vertige qui la jetait, lacée étroitement sur lui, pâmée, tressaillante, entre ses bras.

L’homme qui la remuait de la sorte était un grand gommeux, avec des cheveux rares au sommet, poicrés par de la bandoline sur les tempes, couchés sur le front en éventail. Il était mis à la dernière mode, portait des cols évasés comme des soupières, de doubles chaînes de montre, des plastrons bombant, des culottes étroites du fond et larges des pieds. Il débitait d’une voix indolente les balivernes monstrueuses des salons. Il se hasardait peu à peu, était soutenu dans ses projets par toutes les amies de Berthe.

Elles exécraient son mari qui, les redoutant, avait défendu à sa femme de les fréquenter ; elles l’exécraient, parce qu’il ne frayait pas avec leurs maris à elles, des commerçants occupés de leurs négoces ou des plaisirs du baccarat et des courses. Elles poussaient à la chute de leur amie, pour s’enorgueillir d’elles-mêmes qui ne succombaient point ; elles poussaient à sa chute par une lâcheté de gamines qui, n’ayant point le courage de faire le mal, persuadent à la plus bête d’entre elles qu’elle devrait le commettre, quitte à la repousser ou à la dénoncer après.

Berthe se révoltait, jugeait indigne de tromper son mari, même quand on ne l’aime pas. Elle se débattait, alors que seule, elle laissait s’égarer ses pensées, arrivait à se ressasser les arguments convenus, les raisons préparées et servies par des générations entières de femmes, les excuses de toutes les bassesses et de toutes les fautes.

Le jeune homme devenait de plus en plus pressant et mendiait des rendez-vous avec instance. Elle était assiégée de tous les côtés ; il la bloquait, lui bouleversait le sang avec ses yeux, et ses amies lui parlaient sans cesse de ce gommeux, vantaient ses rares qualités, ses grâces. Elle lui donna deux, trois rendez-vous, n’y alla point, le reçut un jour chez elle, en l’absence d’André, fut perdue dans un coin, à la cantonade ; elle resta comme écrasée. La terre promise qu’elle avait entrevue lui échappait encore. Les voluptés tremblantes de l’adultère ne la soulevèrent point. Devant l’amant comme devant le mari, l’émoi des sens avorta, la bourrasque tant attendue ne vint pas. Elle pensa devenir folle, s’acharna quand même à la poursuite de ces ardeurs qui ne pouvaient éclore ; elle se réfugia dans cette liaison, se forçant à penser à son amoureux, dans ses heures vides, se contraignant malgré elle à vouloir l’aimer.

Alors, elle ne se plaignit plus de son mari qui s’applaudissait de la voir enfin conciliante et douce, mais elle reprocha à sa famille, au hasard, au ciel, la matière dure dont elle était bâtie, l’engourdissement de passion qui la possédait, la trivialité du réel succédant à ses rêves, quand elle se croyait sur le point de les atteindre.

Tout à ses livres sur lesquels il bûchait péniblement sans se satisfaire, confiant en l’honnêteté de sa femme, André ne s’était douté de rien. Il avait fallu sa rentrée hâtive, un soir, pour que l’infamie de son ménage s’étalât devant ses yeux, en plein.

Lorsque son mari apparut brusquement cette nuit-là et surprit auprès d’elle un homme en chemise, Berthe reçu un terrible choc ; elle se tenait encore debout, qu’elle ne savait déjà plus où elle était. Elle s’abattit sur le plancher, tandis que les deux hommes descendaient ensemble. Elle reprit longtemps après connaissance, fut sans force pour se lever, comprit seulement, d’instinct, dans la torpeur qui l’écrasait, que tout s’était écroulé autour d’elle, qu’elle gisait, ensevelie à jamais sous des décombres.

Le matin, elle se hissa, hébétée, le long du lit ; le rappel de son malheur la frappa ; elle sanglota, désespérée, ne sachant plus que devenir. Une seule pensée surnageait dans cette mer d’angoisses, celle de ne pas se montrer à son mari.

Elle eût préféré qu’il la tuât plutôt que de supporter la honte de sa vue, l’amertume de ses reproches. Elle n’eut qu’un but, fuir, et, précipitamment comme prise de délire, elle s’habilla, se sauva de cette maison ainsi que d’une ruine qui menace.

Elle marchait dans la rue, se répétant qu’après un pareil désastre elle ne pouvait plus implorer que son complice. Elle s’arrêta tout à coup, se souvenant qu’il habitait dans la maison de sa famille, qu’il ne pouvait recevoir de femmes, puis elle poursuivit sa course, se disant que dans une telle débâcle, les convenances importaient peu !

Il était encore couché lorsqu’elle frappa à sa porte. Elle haletait, étouffée par l’ascension des cinq étages ; il demeura stupéfié devant elle, puis il débarrassa un fauteuil des hardes qui le couvraient.

— Qu’est-ce qu’il y a, dit-il, d’une voix tremblante ? Alors elle perdit le peu de sang-froid qui lui restait. Elle se pendit à son cou et balbutia des mots entrecoupés de larmes : je n’ai plus que toi, sauve-moi dis, tu m’aimes bien n’est-ce pas ?

La contenance du jeune homme devenait de plus en plus soucieuse. Il bredouilla : « tu sais bien que je t’aime, » et, tout en boutonnant, le col de sa chemise de nuit, il lui versa quelque bribes d’affections, puis il lui débita péniblement les histoires prévues : Elle n’y songeait pas ; elle se mettait hors la loi, risquait d’être ramenée de force chez son mari, traînée devant les tribunaux. C’était la honte pour elle et pour sa famille, c’était son aventure racontée dans tous les journaux avec son nom et celui de son père. Lui-même ne se relèverait pas d’un tel scandale, ses parents le chasseraient. Ah ! il fallait bien réfléchir avant de faire un semblable coup de tête ! Et puis, quelle vie serait la leur ! il ne pouvait quitter les siens, il n’avait aucune fortune personnelle, c’était la misère noire qu’ils se préparaient. Oh ! il ne pouvait y avoir de doute, son père serait inflexible et lui rognerait les vivres. Il entrerait seulement, là, maintenant, verrait une femme chez son fils, qu’il’ ne les laisserait certainement pas sortir vivants de la chambre.

Il lui tenait la main, lui exposait piteusement sa situation, répétait plusieurs fois de suite les mêmes arguments, épiait sur sa face l’impression qu’ils produisaient, insistait de préférence sur la honte des familles, sur les poursuites de la justice.

Toute blanche, elle l’écoutait, ne soufflait mot.

— Tu comprends, reprenait-il, la mine pleurarde, mourant de peur qu’elle ne restât chez lui, craignant qu’elle ne comprit enfin qu’il n’avait eu qu’un but, en, la séduisant, se garder de l’amour sur la planche, sans frais ; tu comprends, tout ce que je te dis là, c’est dans ton intérêt, peu m’importe à moi que ma vie soit brisée, je t’aime assez pour cela ! Mais en fin de compte tout n’est pas désespéré. Ton mari aurait pu prendre la chose plus mal ; il te pardonnerait peut-être si tu voulais bien. Voyons, il n’a pas l’air d’un méchant homme, tu en serais peut-être quitte pour quelques reproches. Quant à moi, je me sacrifierai, je ne te verrai plus, je m’efforcerai de t’oublier si cela peut te rendre la vie heureuse ! Ah ! je souffre de te parler ainsi, de plaider contre mon propre coeur, mais je le dois, après le mal que je t’ai fait involontairement, car l’amour ne raisonne pas, je veux t’empêcher d’achever ton malheur par un esclandre. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que tout cela est triste, pauvre chérie, va, oh ! Nous ne sommes pas heureux ! le ciel est témoin que si cela dépendait de moi, mais je ne sais pas, que puis-je faire, dis, quoi ?

Il avait l’air si lamentable et si penaud qu’elle, en eut presque pitié.

On tocqua discrètement à la porte, puis une voix de femme s’entendit : Monsieur Alexis, on vous attend pour déjeuner.

Berthe demeura stupide. Elle regarda cet homme qui mettait son paletot et se donnait un coup de brosse avant de descendre.

Alors, elle songea que tandis que tout s’était effondré autour d’elle, tandis que son existence était à jamais perdue, lui, son amant, allait tranquillement au milieu de sa famille, déjeuner comme de coutume. L’immense infortune qui l’accablait n’avait même pas rejailli sur lui. Il était pourtant aussi coupable qu’elle ! Cette dérision du sort l’indigna. Pour ce bellâtre, elle avait trompé un mari qui valait certes mieux ; pour ce lâche qui ne cherchait qu’à se débarrasser d’elle, elle était tombée dans une telle boue que jamais plus elle ne s’en laverait !

Elle s’essuya avec la main les yeux, rajusta son chapeau qui s’était défait et, sans y penser, instinctivement, elle nouait les brides de ses mains tremblantes, arrangeait ses cheveux derrière ses oreilles.

Il eut l’oeil allumé de joie.

— Tu t’en vas, dit-il faiblement, et il lui apporta son parapluie qu’elle ne cherchait point. Elle ne lui tendit même pas la main. Il crut nécessaire de murmurer :

— Je te reverrai ? Où ça ?

Elle le toisa, ouvrit la porte, sortit sans même se retourner.

— Bon voyage, dit le jeune homme ; eh zut à la fin ! Je ne peux pourtant pas m’empêtrer d’une femme !

Berthe marchait dans la rue, à grands pas. La honte d’avoir été éconduite ainsi dominait toutes ses pensées. Son mépris pour cet homme dépassait le possible. Ah ! elle en avait assez ! Elle retournait chez son mari, il ferait d’elle ce que bon lui semblerait ! Elle rentra, vit qu’André avait emporté sa malle, comprit qu’il ne reviendrait plus. Elle s’affaissa, exténuée, dans un fauteuil ; son angoisse même sombra. Elle n’avait plus le sentiment de ses maux. Dans le bourdonnement qui lui emplissait la tête, il lui semblait seulement distinguer au loin un glas furieux sonnant d’horribles catastrophes, d’irréparables deuils ! Une sorte de lueur traversa soudain le brouillard de ses idées ; l’ordure lui parut monter plus haut sur elle ; elle se dressa, prise d’épouvante, puis elle retomba sur son siège, les dents sèches, le regard naufragé, l’air fou.

Inquiète de ne pas l’avoir vue, la veille, à sa soirée et craignant, malgré les assurances de son mari, qu’elle ne fût sérieusement malade, madame Désableau arriva, sur ces entrefaites, et la secoua, terrifiée, par cette raideur cassée, par ces sursauts et par ces râles ; elle la supplia de lui répondre, lui demanda où était André, courut au travers des pièces à la recherche d’une fiole d’eau de mélisse, comprit au désordre de l’appartement, à la porte d’entrée laissée ouverte, qu’une rafale de malheur s’était ruée sur cette maison et l’avait culbutée de fond en comble ; elle revint près de sa nièce, la serra dans ses bras, saisit dans les phrases décousues qu’elle lui arrachait qu’André s’était enfui ; alors, elle l’enroula dans une couverture et l’emporta en un fiacre chez elle.

Là, Berthe s’apaisa et consentit à tout avouer. Désableau bouleversé, s’écria « malheureuse ! » puis, sa fureur fit volte-face et, s’abattit sur André. C’était un misérable qui devait fréquenter les gourgandines, il n’avait, après tout, que ce qu’il méritait. Mais comme à la moindre allusion à son mariage, Berthe avait des ébranlements nerveux, des crises qui la jetaient, trépidante, contre les meubles, force fut à son oncle de se taire ; il se promit seulement, le jour où elle serait rétablie, d’épancher sa bile.

Peu à peu l’atmosphère pacifiante de la famille la calma. Elle s’abandonnait, se pelotonnant sur une chaise, s’y attiédissant, des heures entières ; insensiblement, elle s’aveulissait, ne désirait plus qu’une chose, qu’on ne la tirât point de sa langueur, qu’on lui permît comme à un animal qui souffre, de lécher sa plaie, là, dans le coin où elle s’était mise.

Quelques jours s’étaient écoulés ainsi. Anonchalie et comme réduite, elle avait des douceurs de convalescente, des sagesses de petite fille ; elle acceptait avec bonheur maintenant la monotonie des soirées de famille, l’invariable bercement des conversations qui s’échangeaient, autour d’elle, pour ne rien dire.

Le soir, où assis dans la salle à manger autour de la table sous la suspension, ils étaient tous assemblés, la mère tailladant de l’étoffe, la fille peinturlurant une image, le père sirotant sa tasse de café et combinant des patiences, Berthe rêvassant, les pieds au feu, sur un fait divers, madame Désableau qui achevait de faufiler la bâtisse du corsage, appela sa fille.

— Viens ici, Justine, que je t’essaie ta robe et elle lui enfila une casaque, piquée sur une doublure grise, sans manches, cousue à grands traits.

— Vovons, tiens-toi droite, continua-t-elle.

Elle leva le bras de l’enfant et, sans se hâter, avec précision, elle pinçait l’étoffe trop large sous les aisselles. Puis, en la prenant par les deux épaules, elle fit pivoter sa fille, comme un tonton, lui donnant avec son dé de petits coups sur les doigts pour la faire rester en place. Le col l’inquiétait ; elle ramenait les deux pans de la doublure, les assujettissait par une épingle, plissait avec le plat de la main l’étoffe qui tombait droite, la forçant de suivre les contours de la poitrine jusqu’à l’évasement des hanches et, très affairée, elle modifiait encore, à vue de nez, son plan, méditait sur les endroits dévolus pour les boutonnières.

— Voilà qui est terminé, dit-elle, en ôtant avec précaution son moule et elle l’étala de nouveau sur la table, enleva les épingles qu’elle y avait fichées comme points de repère et se mit à opérer silencieusement ses retouches.

Neuf heures sonnèrent.

— Justine, reprit à son tour monsieur Désableau, il est l’heure d’aller te coucher, mon enfant.

La petite rechignait, mais ses parents furent inflexibles. Madame Désableau alluma un bougeoir, prit la palette de couleurs, le verre d’eau sale et les emporta dans sa chambre. Pour gagner du temps, Justine embrassait longuement son père et Berthe, leur posait des questions, lambinait à la recherche d’un ruban égaré sous la table. Sa mère l’empoigna et, la poussant devant elle malgré ses trépignements, elle referma la porte.

Alors Désableau releva un peu la tête, fixa son pince-nez et, faisant claquer entre ses doigts le paquet de cartes, il se tourna vers sa nièce et lui dit :

— Maintenant que Justice est couchée, causons. J’ai reçu une lettre de Me Saparois qui m’invitait à me présenter à son étude. Je vais te résumer la conversation que nous avons eue ensemble.

Ton mari qui, dans l’espèce, a, paraît-il, tous les droits, serait heureux d’éviter le scandale des tribunaux et des affiches ; aussi ne formera-t-il pas une demande en séparation de corps ; il propose simplement un arrangement à l’amiable. Vous vivriez, chacun de votre côté, il ne te servirait aucune pension alimentaire, mais il te restituerait en entier ta dot.

Telles sont les propositions que m’a soumises, en son nom, Me Saparois.

Je lui ai dit, moi, à ce notaire ce qu’il en était et ce que je pensais de la conduite de ton mari. Il me semble invraisemblable, ai-je ajouté, après mûres réflexions, que M. André Jayant soit à même de rendre intacte la dot dont nous avons bien voulu le gratifier. Je n’ai pas célé à Me Saparois que je n'avais jamais été d’avis de donner suite à l’union projetée entre ton mari et toi, j’ai en même temps appelé son attention sur les idées scandaleuses qu’André avait soutenues dans ses livres, et j’ai été forcément amené à cette conclusion qu’il devait avoir dissipé en orgies l’argent qu’une famille honorable avait consenti à lui livrer.

M. Désableau souffla et fit une pose. Il répétait une leçon qu’il piochait depuis trois jours entiers à son bureau. Il continua sur un ton plus emphatique encore :

— Tout en convenant avec moi que cette littérature était odieuse et après avoir déploré, lui aussi, comme tout honnête homme du reste, les excès de ces malheureux qui ne craignent pas d’insulter, dans leurs écrits, tout ce qui est respectable, Me Saparois n’a cependant pas admis la justesse de mes conclusions. Il a prétendu que, parce qu’André se complaisait artistiquement à se vautrer dans d’inqualifiables fanges, il ne s’en suivait pas nécessairement qu’il eût dévoré ta dot.

— Après cela, reprit Désableau qui semblait réfléchir, peut-être le notaire a-t-il raison. Il se pourrait que ton mari n’eût pas croqué le magot, cet homme-là n’avait sans doute pas la hardiesse du vice ! — C’est un fait cela, il y a des gredins qui atteignent par l’intensité de leurs forfaits à une sorte de grandeur. Certes, je suis heureux, au point de vue de tes intérêts pécuniaires, que ton époux ne figure pas au nombre de ceux-là ; mais, avouons-le, ma fille, André possède vraiment un vice si banal qu’il vous répugne !

Berthe défendit énergiquement son mari :

— On n’accuse pas les gens de cette façon, dis-elle ; non, mon mari n’est ni un gredin, ni un malhonnête homme et puis, enfin, tu le sais bien pourtant, dans cette malheureuse rupture, c’est moi qui ai eu tous les torts !

— Ce n’est pas ! s’écria Désableau. En admettant même que tu les aies eus, tu ne les as pas, en fait. Une femme devient ce que son époux veut qu’elle devienne. — Tiens, regarde, la mienne, ta tante ; ah ! je puis déclarer que jamais, au grand jamais, il ne s’est élevé entre nous la moindre divergence d’idées, le moindre nuage ! Mais aussi, elle a contribué, sous mon impulsion, à la bonne intelligence, au bien-être d’un intérieur qui est justement estimé par tous. Non, je le maintiens, si au lieu de t’allier à un bohème et à un drôle, tu t’étais alliée un honnête homme, tu serais, comme ma femme, heureuse !

Berthe s’emporta. Elle secoua d’un coup l’apathie qui l’accablait depuis sa chute.

— Je ne permettrai pas qu’on parle ainsi de mon mari, devant moi, dit-elle.

Désableau, jeté hors des gonds, suffoqua. Son binocle bondit.

— En voilà assez, balbutia-t-il, j’ai accepté les propositions du notaire, mais j’ai le droit de donner mon opinion sur André et je la donne !

Madame Désableau vint heureusement mettre le holà. Elle ordonna à Berthe de rentrer dans sa chambre.

— Nous recauserons de tout cela, à tête reposée, fit-elle, et elle ajouta : — c’est ridicule, vous criez si fort que la petite peut tout entendre, dans l’autre pièce.

Alors son mari se tut.

— Tu as raison, ma bonne, murmura-t-il, nous devons épargner à l’enfance de notre fille, ces humiliantes et dangereuses révélations. — Ah ! c’est égal, je le lui avais bien dit, moi, à ta nièce, qu’elle contractait un sot mariage, qu’elle épousait un indîvidu qui avait l’oeil faux comme trente-six jetons. Elle n’a pas voulu m’écouter, — elle est bien avancée à présent ; — enfin, tiens, n’en parlons plus, ces histoires-là me bouleversent !

Il tira sa montre, s’assura qu’il lui restait, avant l’heure du coucher, le temps matériel d’accomplir deux ou trois patiences, il se rassit, battit les cartes, les tendit à sa femme pour qu’elle lui portât bonheur en les coupant et il disposa, pensivement, ses paquets à d’égales distances.

Inquiétée par les rougeurs qui marbraient la face de son mari, madame Désableau prépara en silence, un verre d’eau sucrée à la fleur d’orange et elle le mit devant lui, dans une assiette, sur la table.

Désableau sourit doucement.

— Tu es bien la meilleure des épouses, dit-il.

Et ils s’attendrirent tous les deux, pensant que dans ce déluge de misères et de vilenies, ils étaient, dans leur petit ménage, à l’abri comme sur l’arche. Le malheur de leur nièce les ragaillardit sans qu’ils en eussent conscience. La placidité dont ils jouissaient depuis tant d’années et que la force de l’habitude leur faisait paraître toute naturelle, leur sembla soudain une grâce spéciale. Presque guillerets, ils passèrent pour se livrer au sommeil, ce symbole de la mort, comme l’appelait M. Désableau, dans leur chambre à coucher et, là, après avoir remonté sa montre, le mari se débarrassa de son habit et de son gilet et montra un dos qu’écartelaient d’une croix de Saint-André deux bretelles roses.

Puis il enleva son pantalon et ses chaussettes, s’insinua entre les draps et, là, regardant sa femme qui avait ôté son faux chignon et se liait les cheveux sur le haut de la tête, en paquet d’échalottes, il lui dit, désignant du doigt la couchette de sa fille endormie, transplantée, depuis le retour de Berthe, dans leur propre chambre :

— Espérons que notre Justine épousera un jour un employé, un homme estimable et non un saltimbanque et un artiste, comme notre pauvre nièce.

Madame Désableau avait la bouche remplie par les épingles qu’elle retirait de sa tignasse. Elle se borna à lever les yeux au ciel comme pour implorer elle aussi, cette faveur, se hissa à son tour sur le lit et tourna le bouton de la lampe, mais la mèche carbonisée se brisa sur le rebord du bec, fignolant par saccades, crachant des postillons d’huile contre le verre, lançant d’âcres puanteurs. Madame Désableau se rua hors des draps, emporta la lampe dans l’autre pièce, la souffla, revint précipitamment se blottir, toute grelottante, contre son mari.

Alors, tout se régularisa. Les jérémiades à propos des mèches éventées, les apostrophes menaçantes pour l’art, prirent fin. Les deux bosses qui se déplaçaient sous les couvertures s’immobilisèrent, les oreillers replièrent leurs cornes. L’on n’entendit plus que le tic-tac régulier de la pendule, l’imperceptible galop d’une montre ; puis, léger comme une brise, le doux « put, put » d’un ronflottement monta, soutint quelque temps, dans le silence de la pièce, sa note tremblée, s’affaiblit peu à peu, expira en un insaisissable soupir sur les lèvres du couple.




V

André goûta une joie d’enfant lorsqu’il fut installé dans son nouveau logement. Après les courses furibondes aux quatre coins de Paris pour acheter les ustensiles qui lui manquaient, après les angoisses du déménagement effectué comme d’habitude par des maçons au trois quarts ivres, les difficultés à caser les meubles sans contrarier le jeu des fenêtres et des portes, les batailles contre la brique des murs qui repoussait et tordait les clous, les fatigantes recherches, à quatre pattes, dans le tas des volumes vidés en bloc sur le parquet, André, avec l’aide de Cyprien, était enfin parvenu à organiser son intérieur. Il avait repris toute sa gaieté, flânait pendant des journées entières, décraquelait ses faïences avec de l’eau de javelle, ravivait avec les feuilles restées au fond de sa théière, les couleurs de ses tapis, rêvait à des améliorations de confortable, à de nouveaux achats de bric-à-brac et de livres.

Une semaine s’était écoulée ; tout était définitivement en ordre ; les papiers rangés sur la table prête pour le travail. Il avait recommencé avec Mélanie son petit train-train.

Il la retrouva telle qu’il l’avait laissée, fluette et plate d’appas, le nez crochu, les yeux ronds, un signe poilu au-dessus de la lèvre supérieure, le teint rouge sous ses cheveux blonds, brunis par le grand air et par la pommade. Elle portait les mêmes bonnets à petits tuyautés, les mêmes rubans poireau et groseille, les mêmes canezous à soutaches, la même broche, enfermant sous verre une photographie de son époux, les cheveux bouffant en ailes de pigeon, la moustache cirée, l’oeil roide et faraud, dans sa tenue de sergent de ville.

Elle n’avait ni vieilli, ni engraissé, possédait toujours son entêtement d’Auvergnate, sa quasi-honnêteté dans le carottage, sa joie à faire la cuisine et à ravauder les chaussettes des autres.

Comme jadis elle était incapable de construire un feu, mettait deux petites bûches au fond et un gigantesque billot par-dessus, amoncelait les cendres en tas sous les chenets de façon à empêcher le tirage ou bien elle les ôtait toutes et donnait ainsi à l’âtre un air lamentable de cheminée neuve ! — Elle persistait également à lui râfler tous ses journaux pour couvrir la table et le buffet de l’office, à découper son papier blanc en dents de scie pour l’ajuster en guise de lambrequin sur le manteau de sa cheminée de cuisine, cassait l’anse des tasses, les rafistolait tant bien que mal, de manière que son maître pût croire, en le prenant, qu’il les avait lui-même rompues, brisait les crayons qu’elle chipait sous le prétexte d’inscrire les dépenses, conservait la manie de mettre les porte-allumettes dans les cendriers, de cirer le bout verni des bottines de bal.

Comme jadis, elle versait de l’eau bouillante dans les verres et sur les couteaux pour les laver et elle éprouvait des stupeurs énormes lorsque les uns se fêlaient et que les autres perdaient leur fil ; elle oubliait régulièrement dans les sauces les bouquets ficelés de laurier et de thym, laissait, en balayant le salon, son plumeau sur un meuble, forçait son maître à enlever, chaque jour, l’amas des journaux et des livres qu’elle récoltait dans les chambres et entassait sur le bureau juste à la place où il voulait écrire.

Ces défauts retrouvés ne déplurent pas à André. Il les attendait au passage, les salua comme des connaissances, s’étonnait, malgré tout, de ne les voir, ni diminués, ni grandis. Il constata avec satisfaction que la bêtise de sa bonne était demeurée stationnaire. Puis des défauts qu’il avait négligés, se montrèrent un à un, dès que l’occasion se présenta. Il dut répéter pour la millième fois et sans la moindre chance de succès d’ailleurs, les mêmes observations qu’avant son mariage. Il la supplia de ne pas remplir d’eau de savon le broc des lieux, de ne pas garder son plomb débouché, de ne pas essuyer l’intérieur de sa théière, de ne pas ajouter enfin à la poudre du café moulu l’ancien marc qu’elle s’obstinait à maintenir dans le filtre. Il insista également pour manger du gros pain et non du pain riche ou des flûtes jocko qu’elle affectionnait, s’éleva contre l’abus des champignons dans les sauces, contre sa manie de sucrer les épinards et de cuire à tel point le boeuf qu’il s’effilochait sous le couteau en de longs filaments mous.

Somme toute, il ne pouvait se plaindre. En même temps que ses inepties et que ses balourdises, Mélanie avait rapporté des qualités inconnues aujourd’hui des bonnes : une propreté merveilleuse, un soin rare de ménagère, une certaine affection pour l’intérieur qu’elle balayait. Elle fourbissait, récurait, frottait, du matin au soir, reprisait les nippes, remettait aux chemises des cols et des poignets neufs, menait la maison sans qu’il eût à s’occuper, ni du blanchissage, ni de toutes ces harcelantes et menues sottises qui dégoûtent du célibat les plus opiniâtres et les plus braves.

André se carrait pour l’instant dans son bonheur, se levait tard, traînait en chemise, fumait des cigarettes jusqu’à l’arrivée de sa bonne qui lui apportait les journaux et brossait ses hardes, puis il allait se promener, revenait pour déjeuner, classait ses notes, en attendant qu’il reprît son livre arrêté depuis le désarroi survenu dans son ménage.

Dérangé et un peu offusqué tout d’abord par la disposition nouvelle de ses meubles, estimant qu’ils étaient en comparaison de ceux qu’il possédait jadis dans une vaste pièce, singulièrement étriqués dans ce petit réduit, il parvint peu à peu, à mesure que le souvenir de son salon d’homme marié s’atténuait, à trouver que cette chambre était claire et gaie.

Bientôt elle lui parut s’être déjà imprégnée de cet indéfinissable charme que dégagent les logements où l’on ne rentre pas seulement pour se coucher, des logements où l’on vit pendant des journées entières, où, le soir, des rires d’amis se croisent, succédant au silence des heures de travail, égayant avec leurs francs éclats l’air recueilli des murs.

Il arriva enfin à juger suffisamment large et commode cette pièce minuscule, si bourrée de bibelots et si bondée de meubles qu’on ne pouvait s’y tenir à plus de trois personnes ensemble.

Du plafond au plancher, les murs disparaissaient sous un fouillis de faïences, de tableaux, de cuivres, de porcelaines du Japon, au milieu duquel deux aquarelles impressionnistes étincelaient dans leurs barres d’or sur le fond bistré du papier de tenture : une vue de coulisses avec des danseuses en gaze rose, au repos, devant des portants barbouillés de verdures, des petites voyoutes exquises lutinant de grands dadais empesés dans leur tenue de bal ; une vue de salon avec des messieurs ennuyés et aimables, des femmes excitantes et frivoles, étroitement lacées dans des armures de soie pâle, les bras et les épaules nues, le corsage grand ouvert, étayant de ses buscs cachés les touffes blanches des seins.

Puis, venaient dans la pièce, amoindrissant encore avec leurs avances et leurs saillies, le peu d’espace laissé libre, une table, des chaises, un guéridon de vieux chêne et un divan tapissé de toile bise brochée de fleurs amarantes, flanqué à droite : d’une large bibliothèque où, rangée en bataille, une armée de bradels, jaune canari et sang de boeuf, pétardaient éteignant avec leurs soleils d’artifice toutes les pièces tranquilles : les tristes et discrets La Vallière, les sévères Jansénistes, sans dentelles ni flaflas d’or, les cartonnages ordinaires bons enfants et un peu canailles, pincés dans leur blouse de toile bleue ou grise, les reliures de chagrin aux mines de bourgeoises et de cuistres ; à gauche : d’une autre bibliothèque plus petite, pleine, celle-là, de volumes brochés, et là encore, deux larges taches saillaient, deux files de volumes marchant en tumulte, battant la générale, les uniformes jaunes de l’éditeur Charpentier, les tuniques rouges de la légion étrangère d’Hachette.

André avait changé bien des fois déjà ses livres et ses tableaux de place. Après des tâtonnements et des essais, il avait enfin ordonné le tout de telle manière que les formes et les couleurs se répondissent, que les flammes de punch allumées aux biseaux des glaces, que les luisants postés sur les lignes d’or des cadres et dans le creux irisé des assiettes, aidassent à égayer la pièce qui demeurait encore sombre lorsque sortait entre des interstices de bibelots et de meubles, le ton grave et foncé des murs.

Quelques semaines passèrent. La tranquillité de cette nouvelle existence remit André sur pied. La convalescence s’achevait ; après les prostrations qui suivirent la crise, il était entré en pleine voie de guérison, pensait moins souvent à sa femme, avait simplement gardé d’elle un souvenir lent et triste. Par instants même il lui semblait être toujours resté garçon ; le passé lui apparaissait lointain et confus comme ces vagues souvenirs que l’on conserve, même rétabli, des hallucinations entrevues pendant la fièvre. Il croyait avoir atteint la délivrance qu’il souhaitait. Il ne doutait plus que ce rêve caressé : rayer deux années de sa vie, ne pût enfin devenir possible.

Il s’abandonnait aux gâteries enveloppantes de sa bonne. Excellente cuisinière, Mélanie, pour reprendre son influence dans la maison, lui prépara des mets à se lécher les doigts, des fritures qu’elle réussissait d’étonnante façon, d’impérieuses rémoulades, de pétulantes ravigotes, voire même quelques bons plats familiers, tels que veau à la casserole, miroton embrené de moutarde, lapin aux pommes sauté dans d’incomparables sauces au vin.

Puis, c’était Cyprien qui arrivait souvent pour dîner au hasard du pot ; et c’étaient des repas charmants où l’on causait d’art, où l’on s’attardait, les coudes sur la table, dégustant des petits verres, chassant la fumée des cigarettes qui montait en tourbillonnant sous l’abat-jour.

Et ces jours-là, Mélanie était superbe ; prise à l’improviste, elle servait, en quelques minutes, un dîner suffisant et passable, appuyait les plats de consistance trop courts de mirifiques omelettes au fromage, parait à tout, apportait le café, puis, le panier au bras, roulant entre ses doigts le cordon de son tablier, elle répétait la phrase mécanique de tous les soirs : Monsieur n’a plus besoin de rien ? — Non, Mélanie. — Alors, bonsoir, Monsieur. — Et elle partait confectionner à son tour le dîner du sergent de ville.

Ces distractions de longues causeries, ces rires d’ami bavardant sans gêne, employant les mots crus qu’affectionnent, en général, les hommes de lettres et les peintres, les bariolages d’argot et de termes de métier qui salent si vivement, l’échange des questions et des ripostes, infusèrent à André une ardeur nouvelle ; après les froids ennuis, après les accablantes giboulées de la vie maritale, une embellie semblait prête à luire. Le retour de son ancien compagnon le retrempait, il avait soif de travail et, excité par toutes ces discussions qui se passionaient autour de sa table, il voulait se prouver qu’il n'était pas déchu, que son talent s’était échappé intact de la bagarre.

Mais, dans les premiers temps, sa bonne volonté, ses élans échouèrent. Maniaque, ainsi que la plupart des artistes, il ne pouvait travailler que dans un logement qu’il connaissait bien. Afin que son oeil ne flânât point, malgré lui, sur les bibelots accrochés aux murs, il fallait qu’il se fût assez familiarisé avec les angles et les teintes de ces objets, pour ne plus les apercevoir quand bon lui semblait. Sa manie était irrépressible. Il ne pouvait même travailler sur sa table autrement placée que de coutume. Il avait donc tout d’abord usé de longues heures à examiner, un à un, ses bibelots, ses livres, puis à en embrasser l’ensemble, à s’en remplir les yeux, à les gaver de telle sorte que leur appétit de distraction cessât. — C’était une affaire de quinze jours au moins. — Cette période était écoulée depuis longtemps déjà et cependant quoiqu’il tentât pour s’entraîner, ses efforts rataient. Il se mettait devant son bureau, voyait la scène qu’il voulait décrire, saisissait la plume et il demeurait là, inerte, comme ces gens qui, après avoir longtemps espéré le dîner, ne peuvent plus avaler une bouchée dès qu’ils sont à table.

Il en déchirait son papier de rage. Pour un peu, il se serait cru idiot. Il appréhenda que son intelligence n’eût été tout d’un coup faussée. Il se désola, pensant qu’il resterait peut-être frappé d’impuissance, puis il regimba, se rappela les quelques bonnes pages qu’il avait autrefois écrites, pour affermir son courage, suivit les conseils de Cyprien qui l’engageait à ne pas se surmener, à laisser la machine reprendre tranquillement haleine. Il s’occupa de travaux de retouche, rebouta les termes pied-bot, obtura les trous, émonda les végétations de ses phrases, attendit comme le mécanicien qui promène sa bête sur le rail pour la mettre en train, qu’elle fût assez chauffée pour gagner le large. Et c’étaient de longs débats avec lui-même, des luttes engagées contre Cyprien qui le voyant irrésolu, moins entier et moins stable dans ses idées, tentait de lui inculquer ses théories, des théories faisandées et morbides qu’André repoussait d’ordinaire, tout en reconnaissant la curiosité et la justesse de quelques-unes.

Et Cyprien revenait à la charge et trompé par le silence de son ami, le croyant indécis, sur le point de céder, il répétait, un à un, ses arguments, expliquait longuement la nouveauté de ses aperçus, citait des exemples pour les faire valoir.

L’accent d’un paysage était, selon lui, donné par les tuyaux d’usine qui s’élevaient au-dessus des arbres et crachaient jusqu’aux nuages des flocons de suie.

Il avouait d’exultantes allégresses, alors qu’assis sur le talus des remparts, il plongeait au loin, voyait les gazomètres dresser leurs carcasses à jour et remplies de ciel, pareils à des cirques bâtis de murs bleus et soutenus par des colonnes noires. Alors, le site prenait pour lui une inquiétante signification de souffrances et de détresses.

Dans cette campagne dont l’épiderme meurtri se bossèle comme de hideuses croûtes, dans ces routes écorchées où des traînées de plâtre semblent la farine détachée d’une peau malade, il voyait une plaintive accordance avec les douleurs du malheureux, rentrant de sa fabrique, éreinté, suant, moulu, trébuchant sur les gravats, glissant dans les ornières, traînant les pieds, étranglé par des quintes de toux, courbé sous le cinglement de la pluie, sous le fouet du vent, tirant, résigné, sur son brûle-gueule.

Il voyait dans la banlieue qui s’étend autour du Paris pauvre, la maladrerie de la nature, l’hôpital Saint-Louis, des paysages et des sites et de mélancoliques douceurs lui venaient, des apitoiements charitables pour cette nature souffreteuse qui accelérait, avec ses souffles meurtriers, les incurables maux engendrés par la boisson et par la famine.

— Ah ! s’écria-t-il, un soir de grande discussion, un de ces soirs où, énervé par les petits verres, il parlait à flots, ah ! Pantin ! Aubervilliers, Charonne, voilà les quartiers poitrinaires et charmants ! — Eh parbleu, tu n’as pas besoin de me regarder de la sorte ! — Je sais d’avance ce que tu vas me dire ; qu’il n’y a point que ces quartiers-là ! — Mais j’aime aussi les autres, moins, il est vrai, mais enfin je les aime. Oui, j’aime les grands boulevards avec leurs rumeurs de foule, leurs cafés pleins, leur brouhaha de gommeux et de coulissiers et j’en raffole, la nuit surtout, vers deux heures, alors que passe sur l’asphalte la chasse désolée des filles. — Et puis, veux-tu que je te dise, eh bien, moi qui suis réputé être exclusif dans mes opinions, je me crois beaucoup plus éclectique et plus large que toi, car en fin de compte, quelle qu’elle soit, riche ou pauvre, somptueuse ou mesquine, je trouve que la rue est toujours belle ! J’y jouis démesurément, le soir, par exemple, quand étincellent aux flambes du gaz, les lettres d’or collées sur le fronton ou sur les portes vitrées des boutiques. Je les lis, j’apprends le nom du commerçant, je vois qu’il est le gendre et le successeur d’un tel et je regarde par les carreaux toute la famille, installée dans le fond, autour d’une table : la maman qui ronronne, assoupie, les deux mains sur le ventre, le papa, la fille, le gendre et successeur qui jouent au trente-et-un et jabotent les yeux fichés sur leurs cartes. Ça me donne envie d’entrer, d’offrir des rabais énormes sur le prix de leurs marchandises, d’apporter ainsi un aliment inattendu aux niaiseries que ces gens vont se débiter jusqu’à l’heure de la fermeture.

Oui, mon bon, voilà. — Et ces joies délicieuses de la rue, je les goûte, le matin aussi, quand je flâne sur les trottoirs. Alors, j’examine les fillettes qui ont découché et qui trottinent, secouant un tantinet leurs jupes, baissant des yeux battus, faisant courir menu sur le bitume des bottines pas fraîches. — Elles ont un je ne sais quoi d’alangui et de pâlot qui révèle l’insomnie laborieuse de la nuit, un je ne sais quoi dans leur linge encore propre mais un peu froissé, dans leur allure ralentie, dans leur façon de porter la voilette et de relever la robe qui indique la hâte d’un habillage, la gêne des ablutions qu’on n’a pu pratiquer chez soi.

Dans le nombre, il y en a d’adorablement honteuses que mon sourire paternel gêne bien un peu. Celles-là filent plus vite et, moi, tout en les suivant des yeux, je m’offre des plaisirs intimes, j’évoque derrière la grâce mutine de leur marche, des déceptions érotiques ou pécuniaires, des désordres d’oreillers dans des chambres tièdes et, après le long baiser usité en pareil cas, le secret contentement du Monsieur qui voit enfin partir de chez lui la femme.

Vue ainsi, la rue est toujours splendide et toujours neuve. Elle regorge, si fanée qu’elle puisse être, d’innombrables délices que bien peu comprennent car les Saintes Ecritures ont raison : la terre est remplie de gens qui ont des yeux pour ne pas voir et malheureusement nous faisons tous plus ou moins partie de ceux-là. C’est qu’il n’y a pas à dire, mon vieux, nous sommes imbibés et saturés de toute une lavasse de lieux communs et de formules ! Il nous faut du pittoresque, des architectures à effet, des rues bizarres avec des clairs de lune, des montagnes et des forêts, il nous faut des sujets de description qui prêtent ! — Ah ! ils m’enquiquinent à la fin, tous ces gens qui viennent vous vanter l’abside de Notre-Dame et le jubé de Saint-Etienne-du-Mont ! ah ça, bien, et la gare du Nord et le nouvel hippodrome, ils n’existent donc pas ! — C’est vrai ça, ils sont un tas de vieux baladins qui vous sortent des enthousiasmes sur commande quand ils parlent des anciennes basiliques ou de ces châlets en pierres de taille qu’ils appellent les merveilles de l’art grec ! Ils en ont plein la bouche ! Eh, qu’ils aillent au diable avec leur Parthénon ! S’ils aiment ce genre de bâtisses-là, qu’ils se plantent au milieu de la place de la Concorde, ils en auront deux de Parthénon, un par devant et un par derrière ; qu’ils s’installent à demeure devant la Bourse, ils en verront un autre encore, égayé pourtant car on a eu le bon sens de lui camper une horloge dans la façade et de lui ficher des tuyaux de cheminée sur le toit. Ça rompt au moins l’harmonie de ses grandes lignes bêtes !

Et dire que ça va continuer pendant des années encore, dire que des générations entières d’artistes vont acheter des réductions de la Vénus de Médicis, une bégueule qui a une tête d’épingle sur un torse de lutteuse de foire ! Quelque chose de propre que cette dondon qui profite de ce qu’elle a des bras pour se cacher le ventre ! La Vénus que j’admire, moi, la Vénus que j’adore à genoux comme le type de la beauté moderne, c’est la fille qui batifole dans la rue, l’ouvrière en manteaux et en robes, la modiste, au teint mat, aux yeux polissons, pleins de lueurs nacrées, le trottin, le petit trognon pâle, au nez un peu canaille, dont les seins branlent sur des hanches qui bougent !

O la chlorose des petites ouvrières et le fard allumé des fillasses qui rôdent ! ça m’excite et j’en rêve ! quand on songe qu’à Paris nous ne sommes peut-être pas plus de trois peintres qui pensions ainsi ! et le monde en est là et le Messie ne vient pas ! Ah ! si tous, tant que nous sommes, nous n’étions pas gangrenés par le romantisme, si au lieu de guérir notre infection, nous ne nous bornions pas à la blanchir, si l’on inventait enfin un iodure qui puisse dépurer les cervelles d’artiste, nous verrions, à coup sûr, bien d’autres beautés modernes qui nous échappent !

Et Cyprien avalait des verres d’eau, se promenait de long en large continuant à exhaler ses plaintes, à répéter ses espérances aux quatre coins de la pièce.

André le laissait déclamer. Les tirades exaspérées du peintre l’intéressaient. Elles lui rappelaient le temps où ils discutaient pendant des journées entières. Aujourd’hui, Cyprien criait dans le désert. André le contredisait le moins possible, s’étant depuis longtemps aperçu que son ami était de ces gens qui, possédés par un sujet, n’écoutent même pas les arguments qu’on leur oppose et s’acharnent, sans souci des démentis et des répliques, à exposer leurs doctrines et leurs systèmes.

André n’admettait point d’ailleurs toutes les idées de son camarade. Partant d’un point de vue commun, épris, tous les deux, de naturalisme et de modernité, tellement frottés l’un à l’autre, qu’ils avaient un genre d’esprit semblable, une vision mélancolique de la vie, innée chez Cyprien et graduellement développée par ses déboires et par ses échecs, moins instinctive et plus factice chez André sur lequel peu à peu le compagnonnage du peintre avait déteint, ils ne voyaient cependant pas de la même façon. Ils se séparaient au premier chemin rencontré sur la route qu’ils parcouraient ensemble. Leur tempérament différait.

Grand et blond, maigre et blême, Cyprien avait une barbe pâle, de longs doigts effilés et pointus, une main remuante, un oeil gris aiguisé, des cheveux hérissés de poils blancs. Il battait le briquet, en marchant, usait le bas de sa culotte régulièrement trop courte et trop large aussi pour ses tibias minces. Avec son dos un peu courbe et son épaule gauche légèrement déjetée, il paraissait maladif et pauvre. Sa façon d’arpenter les rues était pour le moins singulière. Il avançait par sursauts, piétinait sur place, s’élançait tout à coup, ainsi qu’une grande sauterelle, filait à toute volée, tenant son parapluie sous le bras comme un magister, se frottant sans raison les mains.

Cyprien était bien l’homme de sa peinture, un révolté au sang pauvre, un anémique subjugué par des nerfs toujours vibrants, un esprit fouilleur et malade, obsédé par la sourde tristesse des névroses, éperonné par les fièvres, inconscient malgré ses théories, dirigé par ses malaises.

Mal équilibré, versant à gauche et à droite, il était incapable de produire une grande ceuvre, mais il avait par moments, une outrance, une audace de peinture curieuse, une recherche souvent réussie d’effets inosés, une note bafouante et cruelle sur la fille surtout, la montrant telle quelle, avec les honteuses pourritures de ses dessous et les corruptions opulentes de ses dessus.

Moins lymphatique et moins nerveux, moins rebellé et moins âpre, André allait, lui aussi, de l’avant, mais bien qu’il s’emballât et prêchât moins, il raisonnait davantage. C’était un garçon bien découplé, ni gras, ni maigre, un peu jaune de teint comme les bilieux, le front court et touffu, la petite moustache noire ébouriffée comme celle d’un chat, le menton à fossette, rasé et bleu, les doigts spatulés et velus, l’oeil doux avec de longs cils, la lèvre pâle et les dents mauvaises. Il était bourgeoisement vêtu sans négligence et sans pose, appartenaient à cette race de gens qui ne se crottent jamais et dont les habits même râpés semblent toujours neufs. Sous une apparence d’homme délibéré, il cachait une timidité de jeune fille, une peur terrible du qu’en dira-t-on et du ridicule. Il hésitait, dans les circonstances les plus simples de la vie, à prendre un parti, oscillait, voyait des difficultés partout, les résolvait parfois avec la bravoure d’un poltron et regrettait, deux minutes après, la fermeté dont il avait fait preuve.

Il connaissait assez la vie pour vous démonter le mécanisme des vertus et des vices de son prochain. Il vous expliquait clairement le caractère de la femme des autres, désignait les mesures à prendre pour éviter leurs supercheries et leurs traîtrises, perdait peu à peu sa lucidité d’analyse dans son propre ménage ou bien quand il demeurait clairvoyant, il parait le coup qui le menaçait, puis fatigué, il se découvrait et se laissait frapper d’autant plus rudement par son adversaire qu’il l’avait d’abord échauffé par la résistance.

Et ce bon sens et cette finesse si vite émoussés, si vite trahis, le suivaient dans ses livres. Là, comme dans son existence, il était entêté et faible sans juste mesure. Entêté devant une idée qu’il était décidé à émettre, faible devant les difficultés qui se levaient lorsqu’il s’agissait de lui donner un corps et de la rendre. Il persistait dans sa volonté, mais il n’essayait même pas de tourner l’obstacle, se bornait à l’épier, attendant prudemment une occasion, un moment propice. Au fond il bloquait une oeuvre pour ne pas lui livrer assaut et une fois campé devant elle, il se relâchait et s’acagnardait dans l’inaction. Bien qu’il s’obstinât à ne pas entamer un chapitre autre que celui contre lequel il se battait, il ne parvenait pas à réagir contre ses défaillances, contre son ennui. — La chose, aussitôt commencée, le lassait. — Il relisait le chapitre entamé puis se promenait, cherchant la suite, finissait par feuilleter un livre et enfoncé dans un fauteuil, loin de sa table de travail, il ne songeait plus à son oeuvre, absorbé par celle des autres.

Il n’avait pas, au demeurant, le coup instinctif et furieux, le coup inattendu et lancé droit de Cyprien, mais, d’un autre côté, n’eût été son inconstance dans le travail, son apathie dans la vie, son gnian-gnian dans l’attaque, il aurait créé une oeuvre moins brillante, moins saccadée, moins accomplie au petit bonheur, mais plus sagement conçue et plus solidement faite.

Avec les nécessités de ce tempérament impressionnable, avec ces nécessités de quiétude et de bien-être, ce dégoût des choses acquises, ce manque de ressort devant une résistance, ce caractère versatile et mal assis, il avait forcément abouti, dans ses livres, à un ou deux romans lentement piochés et douloureusement bâtis, et dans son existence, à la placidité désirée du mariage, à l’amour bon enfant dans une couche bourgeoise.

Avec les surexcitations de ses chloroses et ses lambinages maladifs, Cyprien devait, dans son art, après avoir flâné, travailler, les jours de secousse, dans un coup de feu ; il devait forcément encore, dans la vie après avoir longuement rêvé, chercher sur des literies de rencontre l’apaisement de ses folies charnelles. Fortement échaudés, l’un et l’autre, par les femmes, André n’y songeait plus qu’avec une certaine douceur triste, Cyprien les considérait d’une façon ardente et inquiète. Leurs oeuvres marquaient cette différence des caractères. Unis dans une commune haine contre les préjugés imposés par la bourgeoisie, ils s’encourageaient mutuellement, méprisant l’opinion de la foule, la défiant, acceptant les insuccès, très à l’écart du monde des lettres et des peintres, régulièrement éreintés par tous les journaux, par tous les confrères qui leur reprochaient leur isolement et leur dédain. Leur amitié d’enfance s’était affermie dans la lutte qu’ils soutenaient ; ils avaient toujours vécu ensemble et, à part quelques bisbilles venues à la suite de cancans de femmes qui les avaient comme de juste divisés, jamais aucune brouille, aucune querelle ne s’étaient élevées entre eux.

Il avait fallut le mariage d’André pour briser tout d’un coup l’intime de leurs relations ; ils se manquèrent désunis. L’épisode du dîner ne laissait aucun doute sur les dispositions malveillantes de Berthe. André ne vit bientôt plus son ami que chez les Désableàu qui l’invitaient dans l’espoir qu’il rentoilerait pour rien un portrait de famille. Ainsi étaient justifiées les prophéties de Cyprien : pécore ignorante et grincheuse, amis fichus à la porte, et enfin, éclatant comme la gerbe finale, comme le bouquet de ces embêtements, le cocuage opéré par un gommeux fade.

Ce fut pour André, du reste, un bonheur que de se retrouver près du peintre, car celui-ci soufflait avec ses fièvres, des ardeurs de travail aux autres. Il poussait maintenant André, l’épée dans les reins, n’acceptant plus l’excuse des habitudes rompues et du logement fraîchement habité. Il le talonna de telle sorte qu’André se réattela à son livre.

La machine semblait avoir réparé ses rouages mais elle fonctionnait avec lenteur. Il s’appesantissait des journées entières sur une page, mais il était, somme toute, très satisfait. La mise en train de son oeuvre était terminée, il n’avait plus d’inquiétude, ne doutait pas qu’il ne pût prochainement abattre de la besogne comme au bon temps et il passait des journées charmantes de labeur et de flâne, s’escrimant à petits coups, se frottant joyeusement les mains, s’installant au soleil sur sa terrasse, fumant des cigarettes, regardant curieusement par les fenêtres d’un Ministère situées vis-à-vis des siennes l’intérieur des bureaux, des enfilades de cartons verts à poignées de cuivre, des tables de bois noir, à casiers, des chaises de canne, des corbeilles, des cuvettes et des carafes, des cabriolets pleins de fiches, des amas de dossiers énormes. Il avait en face de lui, juste, deux employés enfermés dans la même pièce, l’un dont on apercevait le profil joufflu, l’autre qui voûtait un dos dont l’échine saillait. Puis, une tache blanche entrevue au fond du bureau, derrière les vitres de la croisée, disparaissait, ouvrant un jour sur une autre pièce et des gens entraient, des papiers à la main, bavardaient, s’asseyaient sur des coins de table puis partant, ils déplaçaient et remettaient de nouveau la tache blanche en place.

Ce mic-mac intéressa André. Il commençait à connaître les habitudes de ses deux voisins. L’un d’eux, un homme de cinquante ans environ, l’air minable et bénin, venait tôt, changeait de bottines et d’habit, s’installait longuement, disposait en bon ordre ses crayons et ses plumes, lisait le Petit Journal jusqu’aux annonces, mangeait un croissant de deux sous à trois heures, réglait beaucoup de papier jaunâtre. Celui-ci devait demeurer dans les lointains d’un Vaugirard ou d’un Vanves quelconque, être marié et mal à l’aise dans son ménage. Il sortait furtivement, dans la journée, revenait parfois avec un petit paquet qui semblait contenir des chaussures d’enfants, et il recevait des lettres à son bureau.

L’autre, plus jeune, arrivait tard, une serviette de chagrin sous le bras, s’asseyait, morose et grognon, se barricadait derrière des monceaux entassés de liasses, cachait les papiers qu’il gribouillait dès qu’on ouvrait la porte et se sauvait de bonne heure. Celui-lâ devait travailler au dehors et être célibataire, à en juger par sa hâte à déguerpir, par les cure-dents de gargote qu’il mâchonnait tout en écrivant.

Et au-dessous et au-dessus de lui, du haut en bas du Ministère, par les hautes fenêtres du premier, par les croisées plus basses des autres étages, par les lucarnes étranglées du faîte, André voyait des hommes pareils fumant, écrivant, lisant des journaux, virant et tournant, accouplés dans des pièces semblables.

Puis, il se fatiguait à contempler l’ennui de ces malheureux et, se penchant sur la balustrade de sa terrasse, il plongeait au loin, enfilait d’un coup d’oeil toute la rue qui arborait une allure de bourgade lointaine avec son rond-point, triste comme la petite place d’une Sous-Préfecture de dernière classe ; ici et là, près d’un dépôt de voitures que surveillait un vieillard boiteux, des cuisiniers d’hôtels bâillaient dans leurs casaques blanches, échangeaient le bonjour avec des cochers en train de donner l’avoine, avec des marmitons embusqués derrière le grillage des croisées de cuisine, avec le commissionnaire en vedette sur le seuil du marchand de vins.

Morne, le matin, et déserte le soir, la rue Cambacérès ne commençait à s’animer que vers les onze heures. Alors une chaîne de garçons de bureau, portant des mazagrans et des carafons de cognac, des oeufs sur le plat, des bouteilles cachetées, des assiettes fumantes ou couvertes, se déroulait depuis la boutique d’un mastroquet jusqu’au Ministère et là, ils se rejoignaient, se groupaient, riant, les mains pleines, avec un sergent de ville en faction près d’un tonneau de charbonnier, avec les hommes de peine aux livrées bleu-lin, avec le cantonnier chargé d’arroser la rue.

Puis, les visites d’abord rares, arrivaient maintenant en foule. Des fiacres accouraient de tous les points et, s’arrêtant devant l’entrée pavoisée d’un drapeau tricolore, vidaient sur le trottoir près de la guérite inoccupée d’un factionnaire, des gens affairés qui portaient sous le bras des journaux, des papiers, des livres, se perdaient sous la voûte de la porte-cochère, ne reparaissaient plus que longtemps après, consultaient leurs montres et semblaient embêtés, pour la plupart.

D’autres, comme des figurants et des machinistes qui connnissent les escaliers de service des coulisses et de la scène, disparaissaient par une porte voisine, par la petite porte du no 9, semblable à l’entrée des artistes de ce théâtre, et des mères-nobles, de vieilles dames aux boudins flageolant sous leurs brides, venues pour quémander des pensions ou des seèours, apprêtaient sur le seuil leurs mines contrites et préparaient leurs larmes.

Mais, c’était vers trois heures surtout que la hâte de la rue s’accentuait. Une procession défilait d’importants Messieurs, des Députés, des Sénateurs, des Préfets et d’autres Messieurs décorés de ronds rouges sortaient des bureaux, leur serraient respectueusement la main et s’éloignaient, arrêtés eux aussi, par des gens qui leur parlaient avec déférence et le chapeau bas.

Dans cette rue silencieuse, malgré sa navette ininterrompue de monde, dans cette chaussée où l’on entendait le roulement mou des fiacres sur l’asphalte, certains jours de la semaine, un homme se promenait, coiffé d’un melon de cuir noir, orné de ciseaux peints en blanc, une petite caisse retenue s l’épaule par une bretelle, chantant sur un mode lugubre : v’là le tondeur, tond les chiens, coupe les chats et va-t-en ville ! — A d’autres moments, un « o vitrie » s’élevait prolongeant sa note stridulée ou bien un repasseur, roulant devant lui sa petite meule, remuait à chaque pas une sonnette, accompagnée, au loin, par l’aigre solo qu’un fontainier jouait sur une corne.

Le mardi, vers quatre heures, un bruit nouveau dominait les autres. Des voitures particulières emportant dans leurs caisses des flots de toilettes claires, s’arrêtaient devant un petit hôtel à un étage, contigu à la maison où logeait André et un vigoureux coup de timbre retentissait, annonçant les visites, suivi de près par le choc lourd des vantaux qu’on referme.

André commençait à classer les rumeurs diverses qui montaient sous sa terrasse. La vie singulière de la rue Cambacérès lui arrivait de moins en moins confuse, il voyait se dégager peu à peu de ces bâtisses décolorées ou badigeonnées de jaune d’ocre une mélancolie de locaux inhabités pendant des mois, aux persiennes et aux portes closes, une banale opulence de pension de famille, une tristesse de rez-de-chaussée que n’égaient aucune industrie et aucun commerce. Une sorte d’ennui prévalait, l’ennui d’un lieu de passage, l’ennui de gens ne demeurant point dans ce quartier et ne s’y rendant que par contrainte et que par besoin ; c’était, en dépit de la vie factice et courte qu’insufflaient à cette rue les bureaux du Ministère, la teinte lugubre d’une province morte.

André s’applaudit en somme de résider dans un quartier aussi recueilli et aussi tranquille, mais Mélanie qui s’intéressait peu à l’atmosphère spéciale de ces rues, se borna à trouver ce coin de Paris malhonnête. La vie y coûtait deux fois plus cher que dans les autres, disait-elle, et il fallait marcher pendant des heures avant que d’apercevoir un épicier ou une fruitière. Elle assomma son maître de plaintes, déclara ne pas vouloir aller au marché parce que toutes les paysannes étaient des chipotières et des friponnes ; elle ajouta enfin qu’elle achèterait dorénavant ses provisions, le matin, en traversant le Gros-Caillou ; à l’entendre, les avenues situées derrière les Invalides, étaient un pays de Cocagne où les commerçants vendaient à perte. André lui répondit simplement qu’elle était parfaitement libre de trimballer, si bon lui semblait, un panier plein pendant des lieues ; quant aux économies qu’elle prétendait réaliser par ce système, il y crut d’autant moins qu’elle continua à exhiber, tous les deux jours, une interminable liste de dépenses.

Libre de se pourvoir où qu’elle voudrait, Mélanie se tint parole et s’attira de la sorte, dans le quartier d’Anjou-Saint-Honoré, la réputation d’une râleuse. Une animosité extrême succéda aux plates flatteries que les marchandes lui débitèrent par cupidité, les premiers temps, puis, les querelles sourdes enflèrent et débordant des trottoirs, entrèrent comme un flot d’eau grasse dans la loge du portier. Furieux de ne pas faire le ménage d’André, excité par les colères des boutiques où stationnait sa femme, le concierge brandit un règlement qui interdisait de monter de l’eau et du bois et de secouer les tapis, après dix heures. Ce fut entre la loge et la cuisine, une lutte quotidienne, un combat acharné pour une goutte d’eau, pour une brindille de cotret, tombées dans les escaliers.

André s’inquiéta, eut peur que ces collisions ne l’atteignissent. Il ordonna à Mélanie de rester tranquille, graissa la patte du portier, parvint à force de largesses et de petits soins, à obtenir une sorte de trêve. Pour récompenser sa bonne d’avoir bien voulu remiser son humeur chagrine, il écouta même des histoires à dormir debout qu’elle jugea utile de lui raconter. Des garçons de bureau et même des employés du Ministère lui faisaient de l’oeil dès qu’elle apparaissait sur la terrasse. Elle affectait un courroux qu’elle n’éprouvait réellement pas, étant flattée au fond de ces attentions qu’elle narrait, en les déplorant, avec trop de détails.

André haussait les épaules ; la vertu de Mélanie l’intéressait peu ; ce qu’il voulait surtout, c’est qu’elle n’ameutât point les curiosités de la rue sur elle.

Il était payé pour savoir à quoi s’en tenir sur les rages jacassières des boutiquiers ! les potins et les calomnies que Cyprien rapporta, le jour où il s’en fut surveiller le déménagement de son ami, avaient dépassé, comme étiage, toutes les crues des sottises connues.

Du charbonnier chez la fruitière, de la fruitière chez le boulanger, du boulanger chez le pharmacien, ç’avait été un assaut de malpropretés et d’insultes. L’opinion de tous ces gens se rencontrait avec celle de M. Désableau. André entretenait une modiste, on la dépeignait même, tout le monde l’avait vue, une blonde fatiguée qui manquait de dents. C’était avec elle qu’il mangeait tout l’argent de son ménage : il laissait sa femme se morfondre dans un coin, une pauvre petite femme qui avait l’air si honnête et si doux ! — Je te l’aurais fait marcher, moi, à la place de sa bourgeoise, disait l’une. — Eh, vous ne l’auriez pas fait marcher plus qu’une autre, ripostait une voisine que son mari rouait de coups et, la marchande, tout en abusant de leur dispute pour les mal servir, les mettait d’accord en affirmant que tous les hommes étaient bons à jeter dans le même sac ! — Et, c’étaient, chaque jour, de nouvelles découvertes saugrenues, dès rapports lointains, qu’on apercevait entre le départ d’André et des histoires d’abandon, insérées dans les journaux, c’étaient des thèses soutenues par d’intarissables cancanières, des allusions aux autres ménages de la rue, des médisances effacées et ravivées soudain sur l’un et sur l’autre. La maîtresse de ce gars-là c’est une écuyère, déclara péremptoirement le boulanger qui sut qu’André écrivait, et il citait, à l’appui de son dire, des bavettes nébuleuses, des arguments qui ne prouvaient rien. Où ils étaient tous du même avis, par exemple, c’est quand ils prétendaient qu’André avait bien la figure de ce qu’il était. Le malheureux se serait sauvé pour ne pas payer ses dettes, qu’il n’aurait point accumulé sur lui plus de fureurs et plus de haines.

Puis, un beau soir, dans ce concert d’imprécations, la concierge, échauffée par le cassis, donna sa note. Elle révéla des détails inattendus sur la femme d’André ; alors, les langues qui commençaient à s’arrêter, tournèrent de plus belle. Elle avait un amant, on l’avait entrevu, la nuit, alors qu’André le reconduisait, en l’éclairant. Sans nul doute ils étaient tous de connivence, l’amant était le fils d’un capitaliste, il entretenait le mari et la femme. André était un fainéant et un sagouin, un homme sans profession, un journaliste, un flâneur qui trafiquait des femmes. Alors Berthe eut la réputation d’une dévergondée et d’une hypocrite. Son teint pâle qui fut d’abord celui d’une pauvre femme qui se ronge les sangs parce que son mari la délaisse, devint l’ignoble lividité d’une fille épuisée par la noce, puis il y eut encore un revirement en sa faveur, c’était cet horreur d’homme qui l’avait corrompue ! Elle appartenait à une bonne famille ; M. Désableau, son oncle, avait l’air d’un Monsieur respectable et les injures qu’il avait déversées sur André, en présence de plusieurs personnes, montraient bien le mépris que lui inspirait le mari de sa nièce.

Cyprien demeura interdit. Il regarda, résigné, vider ce tombereau d’infamies sur son camarade. Les calomnies s’échappaient maintenant de toutes les boutiques, s’attardaient sur tous les trottoirs et, de là, s’amassant dans la loge des concierges, se répandaient dans les cours, entraient comme une fumée fine sous la porte des paliers, emplissaient les cuisines, accompagnaient les bonnes dans les salles à manger de leurs maîtres, envahissaient jusqu’aux alcôves.

Les boutiquiers se vengeaient ainsi de l’hiver subi ; comprimés dans leurs cages, les portes fermées, n’ayant même pu se ménager des éclaircies, en frottant avec les doigts la buée qui leur voilait la rue, ils s’étaient morfondus derrière les fougères d’argent dont la gelée étamait leurs vitres ; les racontages des bonnes n’avaient pu les rassasier ; aux aguets derrière leurs comptoirs, ils avaient en vain tenté de suivre de l’oeil les passants et de cracher dans le dos des personnes qui les faisaient vivre.

La contrainte que le froid leur imposa, les rendit féroces. Toutes les mesures qu’André avait imaginées pour étouffer l’éclat de son malheur, ne servirent de rien. Pendant quinze jours, il ne fut question que de son départ et Cyprien qui lui narra, en les émondant, les ineptes âneries qu’on dégoisait sur son compte, aurait pu ajouter encore, s’il l’avait su, que lui-même n’avait pas été plus épargné. Il était le confident du mari, un monsieur de son espèce, vivant sans doute aux dépens des filles. Le boulanger, lui, opinait dans un sens un peu différent. Il admettait volontiers que le peintre fût une canaille, mais il pensait que c’était lui qui avait séduit la femme d’André. Il étayait du reste son dire de raisons profondes basées sur l’amitié qui liait les deux hommes. On n’est jamais trompé que par ses amis, disait-il ; mais, alors, dans ce cas-là, André n’était plus qu’un jobard, un mari qu on pouvait plaindre et non attaquer. Cette supposition parut inadmissible ; une partie du voisinage hésitait pourtant, mais la concierge ayant affirmé que Cyprien, vu de dos, ne ressemblait pas à l’amant qui possédait, autant qu’elle avait pu les apercevoir dans la nuit, des épaules plus larges, eut gain de cause. On se contenta d’envelopper dans la même réprobation, André, Cyprien et Berthe ; on expliqua subitement les causes pour lesquelles ce ménage changeait si souvent de bonne et comment il en était finalement privé. Une fille qui se respectait quittait cette maison au bout de huit jours. Si peu dégoûtée que pût être la dernière qui ressemblait pourtant à une vraie catin, elle avait eu des hauts-le-coeur et en avait rendu de dégoût son tablier ! Une véritable maison de passe, conclut le quartier en choeur ; on ne savait réellement à quoi songeait la police, en tolérant des saletés pareilles !

André eut d’abord la tentation d’aller casser une canne sur le nez du boulanger et de la portière, puis il réfléchit que ce serait stupide et qu’il aurait tous les torts. Il ragea et se tint tranquille. Il était arrivé au bout de quelque temps, à un solide et calme mépris de ces bélîtres, quand les disputes de Mélanie et du concierge réveillèrent ses fureurs et lui firent appréhender, dans sa nouvelle rue, une semblable explosion d’ordures ; il ne respira et ne reprit véritablement son assiette que lorsque les querelles parurent avoir désormais pris fin.

Une, deux, trois semaines, s’écoulèrent encore. Il entra dans une période complète de quiétude, travailla d’arrache-pied et, à l’abri des revendications de Berthe et des Désableau qui acceptaient les conditions posées par le notaire, isolé des relations ennuyeuses et des corvées du monde, allégé des tracas du ménage, savourant la paix d’un homme constamment déboutonné et en pantoufles, il rappela peu à peu ses manies de garçon, s’épànouit dans un bonheur de sans-gêne et de bonne chère ; il se trouva, en un mot, parfaitement heureux.




VI

Alors la crise juponnière vînt.

Cette tranquillité qu’il avait reconquise à si grand’peine, fit place à un indéfinissable malaise qui s’accentua et aboutit à une sorte de spleen qu’il attribua aux alanguissements du printemps et aux troubles nerveux qui l’accompagnent.

L’aversion de son intérieur qu’il avait tant choyé, se montra. Irritable et agacé par le moindre bruit, il ne tenait plus en repos et, s’ennuyant à mourir chez lui, il sortait, et s’ennuyant davantage, au dehors, il rentrait et tombait harassé sur un fauteuil. Il restait, immobile, sans force pour secouer la torpeur qui l’accablait, attendant pour se lever que les plantes des pieds lui fourmillassent et qu’engourdie, et devenue inerte et comme paralysée, la main servant d’appui à sa tête, le picotât d’une façon presque douloureuse.

Il se raisonna, se fermant volontairement les yeux, s’égarant de parti pris, craignant de mettre, en se tâtant, le doigt sur la plaie qu’il sentait se rouvrir et le tirer. N’était-il donc pas heureux ? Maître de ses actions, bien dorloté et bien nourri, il menait en somme la même existence béate qu’avant son mariage, au moment où il avait eu les moyens de s’offrir une bonne. Il s’avoua, lassé de ces subterfuges, que cette existence n’était plus la même que celle de jadis, qu’il y avait, en plus ou en moins, quelque chose qui la modifiait du tout au tout, sous une apparence égale.

Le mariage se dessina enfin, distinctement, devant lui. Il s’interposa entre sa vie présente et sa vie passée. Ainsi que ces verres qui déforment les objets qu’ils réfléchissent, il brouilla et gâta l’image d’égoïste bien-être qu’il avait autrefois goûté et qu’il espérait goûter encore. L’aveu lui échappa, la femme manquait.

Ah ! Cyprien avait beau dire, l’on ne pouvait ainsi vivre seul ! — La crise juponnière qui éclata alors qu’André fut délivré de sa première stupeur et qu’il n’éprouva plus d’inquiètes sollicitudes pour le fonctionnement de son existence réorganisée et remise à neuf, fut mûrie et hâtée encore par les condoléances de Mélanie. Elle jugea, en effet, nécessaire de lui demander chaque fois qu’il recevait une lettre, des nouvelles de sa femme. Au fond, elle redoutait que Madame ne se portât mieux et ne revînt prendre la direction du ménage. Il était probable que, dans ce cas, elle réglerait les dépenses et congédierait le sergent de ville que Mélanie avait amené, à ses heures de libre, dans le logis, pour cirer les parquets, nettover les carreaux et fumer le tabac d’André ; mais, comme le nez de son maître pointait chaque fois qu’elle lui parlait de sa femme, Mélanie conclut que Madame n’allait pas mieux, et retenant le nom de la maladie qu’André lui avait cité, à tout hasard, elle consulta l’herboriste du Gros-Caillou qui fut d’avis que la patiente trépasserait un jour ou l’autre.

Rassurée, Mélanie crut néanmoins de son devoir de continuer ses jérémiades et après avoir activé la crise, elle contribua à l’aggraver. André s’amollissait maintenant dans une fainéantise traversée de réveils et de rages lorsqu’il était chez lui, seul, mais à l’heure du dîner, un profond découragement succédait à ses colères. Il mangeait vite et sans faim, ainsi qu’un homme qui se dépêche d’accomplir une corvée. Les coups de timbre appelant Mélanie sonnaient à la file et avec une telle rapidité qu’elle demeurait béante, le cou gorgé de soupe, lorsqu’il réclamait le fromage et le dessert. Il songeait, le nez sur un livre, qu’il ne lisait point et, une fois le repas terminé, il emportait son volume avec lui et allait s’affaler sur un fauteuil, dans son cabinet de travail.

Les soirées qui s’allongeaient en clarté le désespérèrent. L’état aigu de la crise se déclarait, le soir surtout, comme la fièvre qut reprend, dès le crépuscule, le malade fatigué par la vie du jour. C’était moins la hantise des spectacles lubriques qu’une appétence nerveuse vague, qu’une rêverie confuse. Il désirait la femme, non pour l’étreinte charnelle de son corps, mais pour le frôlement de sa jupe, la cliquette de son rire, le bruissement de sa voix, pour sa société, pour l’air enfin qu’elle dégage. Sans elle, son logement lui semblait maussade.

Incapable de tout travail, fatigué par toute lecture, opprimé par un accablement sans fin, torturé par les sourdes rébellions de la nature qui s’insurgeait contre cette vie cloîtrée, il regardait le jour tomber peu à peu et il éprouvait dans cette détresse que verse la brune, une triste et consolante pitié, il sentait comme une sorte de doux appui qui lui venait.

Des rêves de garçonnet, des fraîcheurs niaises de galopin éclosaient dans ce navrement. Il avait eu, de même que bien d’autres, des idéals tués sous lui, et des souvenirs d’amours enfantines se réveillaient tout d’un coup chez ce sceptique.

Une jeune fille qu’il n’avait pourtant pas aimée ainsi qu’il est convenu qu’on aime dans les romans, mais qui lui avait plu, qui avait été la première à le charmer, au sortir du collège, l’obséda. Il se remémora avec une vivacité étonnante d’impression, des journées à la campagne, des tête-à-tête, un peu en avant des parents soupçonneux, des rires étouffés, des bêtises de fleurs cueillies, toute une cour passionnée qui lui avait fait hausser les épaules plus tard, au moment où elle s’était mariée.

Il se rappela plus nettement encore une certaine scène, un soir. Tandis que la famille jouait à la bouillotte, dans le salon, ils étaient allés se promener dans le parc, sous des châtaigniers. Elle s’était assise sur un banc, dans l’ombre, et lui avait dit, d’une voix changée : Assieds-toi là — et, ils étaient restés sans souffle, elle chassant du bout du pied les écales sèches des châtaignes, lui, les mains tremblantes et le coeur battant, ne sachant s’il devait oser ou se taire. On les avait ramenés et la jeune fille avait été fortement grondée. La famille avait certainement cru à une intention d’accident qu’il n’avait pas eue pour sa part.

L’évocation de cette scène était si exacte, si claire, qu’André ressentait le même frisson, la même gêne qu’au moment où elle s’était passée.

Suivant cette filière de souvenirs, il supprimait d’un coup la brèche creusée par le mariage de cette jeune fille entre eux et il se figurait que l’ayant épousée, il coulait avec elle une existence de douceur et de paix, puis, revenu à lui, il se traitait d’imbécile et d’enfant, allumait la lampe qui dissipait, avec sa clarté, toutes ces rêveries flottantes et soudainement mises en émoi depuis près de quinze ans qu’elles sommeillaient et semblaient mortes.

Mais la gaieté de la lumière n’empêchait pas son esprit de songer encore. Si l’obscurité aidait à retrouver les souvenirs les plus lointains, la lumière les rajeunissait, les rendait plus rapprochés et plus précis. André, sautant même brusquement, d’une époque à une autre, enjambait les années intermédiaires, les amours de hasard, et l’association des idées s’établissant forcément entre les deux seules filles honnêtes auxquelles il avait fait la cour, sa pensée s’arrêtait de nouveau à Berthe.

Elle-se levait maintenant devant lui et éloignait comme d’un geste tous les souvenirs qui voguaient et sombraient lentement dès son approche. C’était elle, elle seule qui dominait. Il la fixait, la voyait telle qu’elle était, et à force de la fixer, il finissait même par ne plus la voir d’une façon distincte. Il y avait un moment où, positivement, il cherchait à se représenter son visage. Une nouvelle fureur l’animait contre elle et contre son amant, puis quand la sensation s’émoussait par sa violence même, il était étreint par de lâches regrets. Ah ! décidément il eût mieux valu rester avec elle. Il n’aurait pas été en somme le premier à qui pareille aventure fût advenue. C’était un rôle ridicule ! Eh bien après ? C’était l’opinion du monde qui ne se préoccupe ni du caractère, ni des besoins des individus et jauge avec la même verge toutes les espèces. Si c’était à recommencer il se serait raisonné, il aurait accepté l’association d’indulgence mutuelle si fréquente dans les mariages de Paris. Ils seraient demeurés bons amis, se pardonnant de mutuelles frasques, mettant chacun du sien, pour se rendre l’existence paisible ; il ne serait pas réduit à vivre ainsi seul ! — et il s’assoupissait dans des rêveries incohérentes où défilaient des cajoleries de femme en quête de pardons, et des soins d’honnête garde-malade, des rêveries souriantes et légères, qu’interrompaient brusquement des pas montant l’escalier, des pas qui lui frappaient dans la poitrine et qu’il arrivait à prendre, mal réveillé, pour des pas de femme, pour les pas de Berthe. Ah ! si elle avait l’idée de venir sonner à sa porte ; le prétexte à inventer pour une visite était si facile ! Il lui pardonnerait ; une fois entrée chez lui, ça se ferait tout naturellement ; l’on arriverait bien à s’accorder et à s’entendre !

Puis il avait un soubresaut et, dégrisé, il s’injuriait, et, retombant dans ses pensées qui, détachées maintenant de l’image autour de laquelle elles gravitaient, divergeaient peu à peu, s’écartaient de Berthe et tournant malgré tout dans le même cercle, revenaient à leur point de départ, à la femme, il songeait alors à la période de sa vie restée jusqu’ici dans l’ombre, il évoquait ses anciennes liaisons et invinciblement il s’arrêtait à Jeanne, à une maîtresse qu’il avait possédée quelques années avant son mariage.

C’était la première fois depuis longtemps que ce souvenir l’assaillait. Elle seule, était demeurée dans un coin de sa cervelle comme une brave et curieuse fille, une petite ouvrière un peu incompréhensible, très corrompue ou très naïve, mais, dans tous les cas, attachée où elle broutait et tendre. Ils s’étaient fâchés pour une vétille, et fière et susceptible comme elle était, jamais plus depuis il ne l’avait revue.

Son visage, il se le rappelait à peine. Autant la figure de la jeune fille avec laquelle il avait filé un amour chaste, se dressait devant ses yeux, très nette, avec cette puissance de vision que prennent les souvenirs de l’extrême jeunesse, autant la physionomie de cette femme qui avait couché près de lui, pendant des mois, s’obcurcissait à mesure qu’il s’attachait à la mettre en pleine lumière. Il revoyait certains de ses traits, mais l’ensemble dansait. Vaguement, au plus, il apercevait en se recueillant, des yeux vifs et fureteurs, une taille mince et souple, une tournure élégante dans une petite robe, un bout de nez retroussé sous des cheveux blonds,d’adorables bras, un pied effilé, des mains mignonnes, une laideur agaçante et sournoise, mais quelqu’effacée et quelqu’incomplète que fût l’image qui se présentait à lui, il sentait qu’entre mille, dans la rue, il la reconnaîtrait.

Soudain, dès que son esprit se fut arrêté sur Jeanne, il n’en bougea plus. Fatigué de songer à sa femme dont les grâces avivées par l’absence, lui avaient paru plus charmantes qu’elles n’étaient en réalité et dont l’évocation lui laissait, malgré tout, de sourdes colères, il en arrivait fatalement à se raccrocher au souvenir de la seule maîtresse qui l’eût attiré et le même phénomène se reproduisait. Il ne se remémorait plus que les qualités de Jeanne, parvenait à les trouver supérieures à celles de Berthe, moins idéalisée par une absence plus courte, et renversée d’ailleurs de son piédestal dès que la scène de leur rupture venait se poser comme un point ferme dans toutes ces fluctuations du rêve.

Qu’était devenue cette fille ? Délicate et frêle, elle avait jadis l’inquiétante pâleur d’une parfumeuse elle était morte sans doute et, subitement, il fut pris d’un attendrissement puéril pour cette femme qu’il n’avait, à proprement parler, jamais aimée ; il s’étonna de n’avoir point songé plus tôt à elle et il se faisait ces réflexions que la vie est vraiment bizarre, qu’on a joint son existence à celle d’une autre, qu’on s’est tout raconté, tout dit, qu’on s’est ouvert, l’un à l’autre — l’homme du moins — et puis, qu’au bout de quelques années, l’oubli à tout effacé et que l’on n’a plus rien de commun ensemble.

Il eut presque les larmes aux yeux lorsqu’il se répéta que Jeanne devait être morte, et, se rappelant leurs nuits blanches dans le même lit, il s’avouait qu’il eût mieux agi en concubinant avec elle, comme elle l’avait elle-même souhaité un jour. Il n’eût été ni plus malheureux, ni plus cocu ; et, mélancoliquement, il se disait : j’ai depuis longtemps atteint l’âge où les apparences d’affection suffisent ; en admettant même qu’elle ne m’ait jamais aimé, si elle avait bien appris son rôle, ça m’aurait amplement satisfait.

Et, ces soirs où les humeurs noires le désolaient, il se couchait de bonne heure, traînait devant ses bibliothèques, à la recherche d’un livre rentrant dans, l’ordre des pensées qui l’agitaient. Il eût voulu en trouver un qui le consolât et renforçât en même temps son amertume, un qui racontât des ennuis plus grands et de la même nature pourtant que les siens, un qui le soulageât par comparaison. Bien entendu, il n’en découvrait pas ; il s’emparait alors d’un volume au hasard, s’étendait sur son lit et, incapable de comprendre ce qu’il lisait, il rêvassait encore, remâchait et ruminait ses embêtements, avait hâte de dormir pour oublier et il restait poursuivi, même dans son sommeil, d’un indécis ennui qui le faisait tressauter, tout à coup, avec cette angoisse terrifiante de quelqu’un qui dégringole un escalier, en rêve.

Ces crises juponnières se rapprochaient de plus en plus fréquentes. Autrefois, elles le traquaient pendant un jour ou deux et disparaissaient durant des semaines entières ; aujourd’hui elles s’éternisaient et lorsqu’elles paraissaient avoir enfin quitté la place, elles surgissaient de nouveau sous le plus futile prétexte de pensée.

André se demanda si la chasteté de ses sens devenus tardifs, ne contribuait pas à le jeter dans ces phases de découragement et de tristesse.

De même que ces malades abandonnés qui, devant l’annonce d’un médicament infaillible, se persuadent avant même d’en avoir usé et malgré les déboires qu’ils ont endurés déjà devant des réclames semblables, que celui-là est plus actif et que, seul il aura la vertu de les remettre sur pied, André eut une minute de joie et se crut sauvé. Il voulut tâter de noces guérissantes, s’aiguisa les sens par des souvenirs lascifs et, à diverses reprises il se livra, par raison, à de consciencieuses ribotes.

Il obtint, en effet, une espèce de soulagement ; il rentrait chez lui brisé et dormait d’une traite. Le lendemain il se sentait quelque lourdeur de tête, mais les jupes ne le tourmentaient plus. Ses désirs de tendresse demeuraient bien inassouvis, mais ils criaient moins haut dans la chair repue. André fut enchanté de son expérience et il la renouvela jusqu’à plus soif. Alors, les aspirations un moment plus domptées, reparurent et s’imposèrent, à nouveau, plus vives. Il avait forcé la dose de ce calmant qui l’irritait maintenant comme ces potions trop fortement opiacées dont les effets deviennent contraires à ceux qu’aurait produits une quantité juste. Loin de l’égayer, ces amours au grand trot, l’affligèrent ; ses ennuis devinrent même plus impérieux et plus aigus, dans cette langueur de cerveau que laissent après eux les excès charnels. La comparaison s’établissait forcément entre Berthe, Jeanne et ces femelles qui levant la chemise et la jupe d’un coup, pressaient l’extase, se dépêchaient de le renvoyer pour descendre dans la rue ou dans le salon, s’ingurgiter des verres de vin ou de bière. Il ne trouvait chez elles l’apparence ni d’une sympathie, ni d’une politesse, d’un plaisir quelconque, encore moins.

Des souvenirs de collégien lui revenaient, des souvenirs bêtes à le faire pleurer. Il quittait le boulevard Bonne-Nouvelle, un soir, et se faufilait dans une de ces rues infectes où les plombs en saillie sur les murs, soufflent, par tous les temps, les odeurs vomitives des vieux choux-fleurs. Il s’avançait avec l’un de ses amis, à petits pas, dans ces sentes noires où deux becs de gaz clignotant à la hauteur des premiers étages, éclairent de lueurs sales des rebords de fenêtres encombrés de pieds malades de véroniques et de giroflées, de pots de moutarde pleins de persil et d’eau, de langes trempés, de blouses déteintes et séchant sur des cordes ; là, trois ou quatre femmes, tendant de gros ventres sous des robes mal attachées et trop courtes du devant, montrant des têtes barbarement enluminées aux joues, causaient entre elles, en rond, sous un réverbère.

Le coeur défaillant, ils avaient écouté l’invite de ces raccrocheuses. Ils hésitaient, pris de peurs horribles, de hontes subites, de défiance contre cet inconnu où ils entraient, puis, tous deux s’étaient fait violence et ils avaient poliment offert, ainsi qu’à des dames, le bras à ces dondons, stupéfiées par ces belles manières. Les couples avaient ainsi traversé la rue, exhibant une fuite grotesque de dos étriqués de jeunes hommes et d’épaules énormes de commères qui marchaient en cahotant, comme des canes.

Une fois isolé dans une pauvre chambre, mal éclairée par un bout de chandelle, devant un lit défait et une cuvette en permanence sur le carreau, une envie de se sauver avait empoigné André. Ses désirs de collège ne le chauffaient plus. — L’acte brutal était là. — La crainte de paraître enfantin et niais ajoutait encore à ses angoisses.

Il était heureusement tombé sur une brave femme que cette jeunesse avide et troublée intéressait. Elle eut pour lui une certaine bonne grâce, un accueil presque maternel ; elle lui vida sa petite bourse, en faisant appel à son bon coeur, lui vola une bouteille d’eau de Cologne qu’il avait apportée par mesure d’hygiène et, avec de douces paroles et de gros baisers, avec des soupirs bruyants et des joies feintes, elle l’avait mis à l’aise et étourdi.

Il descendit ainsi que son camarade de ce bouge, dans la rue, pensant : ce n’est donc que cela ! S’évertuant, malgré tout, à se monter la tête, à s’imaginer qu’ils avaient épuisé des ivresses ardentes. Par bravade, chacun amplifiait le récit de son allégresse. Ils regardaient les passants avec plus de fierté maintenant. Ils étaient des hommes ! Ils affectaient des allures de mauvais sujets, auraient voulu crier leur aventure à tous les gens de la terre et rencontrer un ami, une connaissance pour les mettre au courant de leurs hauts faits ! — Parfois, cependant, une appréhension terrible les tenaillait, celle d’avoir gagné un incurable mal, un mal à vous ravager le cuir chevelu et à vous manger le nez, mais l’enthousiasme qu’ils entretenaient, l’un l’autre, et qu’ils chauffaient à mesure qu’il menaçait de refroidir, les absorbait encore. La désillusion n’apparut vraiment que lorsque, s’étant séparés, chacun était rentré s’étendre sur sa couchette.

André songeait qu’à trente ans sonnés, il était revenu à la passade de ses dix-huit ans ! Après avoie roulé de toutes parts, il était revenu à ses débuts dans l’amour ! — Il payait plus cher, allait dans les cafés convenables au lieu de s’attabler dans des cabarets, mais les consommations étaient les mêmes : toutes laissaient un arrière-goût d’aigre, une soif nouvelle de douceurs propres.

La répugnance qui le prit accéléra encore sa hâte de posséder quelque chose de féminin qui simulât un plaisir, une grâce. Ces pîtresses de foire jouaient pas trop mal leur rôle. Elles ne le déridaient plus, maintenant que devenu moins fringant et moins jeune, il perdait plus difficilement la tête au moment convenu.

Sa femme si froide lui semblait passionnée à côté de ces histrionnes, mais ici et plus vivement encore le souvenir de son ancienne maîtresse, ses frémissements, ses pâmoisons, lorsqu’il la dodelinait entre ses bras, le hantèrent. Ah ! le sang lui dansait pour de bon dans les veines à celle-là et le cours de ces extases n’était pas réglé d’avance !

Ne pouvant savoir si elle était vivante ou morte, il aspirait après une fille semblable, après une nouvelle maîtresse, puis il s’avouait qu’il n’était plus d’âge à séduire une femme.

La pensée d’aller échanger de discrets signaux au travers des vitres d’une boutique de modiste ou de cordonnière, de se laisser rabrouer à la porte, de perdre son temps à de tels essais, la crainte d’être ridicule, l’arrêtaient. D’ailleurs, il n’avait que peu d’illusion sur ses charmes. Il savait ne pas avoir ce je ne sais quoi qui fait qu’un homme même infirme et laid enjôle immédiatement une femme. Il connaissait assez la vie pour ne pas ignorer que l’intelligence, que la distinction ne sont que de maigres atouts auprès des filles qui se toquent du plus affreux goujat parce qu’il a l’oeil polisson ou féroce, qui s’en énamourent jusqu’à la folie pour des motifs qu’elles ne parviennent pas à démêler elles-mêmes.

Sa timidité s’accroissait, du reste, à mesure qu’il réfléchissait aux difficultés de l’entreprise. Il avait assez pourtant des rôdeuses payées, il voulait s’adresser maintenant à des fillettes qui gagnent leur pain d’une façon autre, aux ouvrières qui choisissent un amant et ne lui sont infidèles que par boutades, selon les époques des termes, ou les rencontres qu’elles font au sortir de leurs magasins.

Alors que se trouvant, vers huit heures du soir, par hasard ou par suite d’une course, sur la place du Carrousel, il voyait les petits trottins, échappés de leurs ateliers, regagner deux à deux, les quartiers de la rive gauche, riant et marchant bon pas, il les suivait tristement de l’oeil. La blondine, celle qui était à droite et qui tricotait si joliment des jambes, eût bien fait son affaire ; elle avait la mine douce et semblait disposée à rire. Il est vrai que ces saintes nitouches-là sont pires que les autres et que ce sont elles qui daubent et poivrent le plus congrument un homme !

Il s’asseyait parfois sur les bancs de pierre du pavillon de Turgot et, là, sans s’occuper de ses voisins : des ouvriers en train de lire le journal et de dormir, des placiers de commerce se reposant et s’essuyant le front près de leurs boites, des personnes enlevant des bottines qui leur gonflent les pieds, ou bien des vieux ménages humant le serein, le mari les deux mains appuyées sur une canne, la femme tenant un panier sur ses genoux, il regardait couler la foule, filer les voitures de maîtres et les fiacres, brandiller les charrettes de louage, pleines de meubles, tirées à la bricole par devant et poussées à bras par derrière, et il se répétait que parmi tous ces gens qui se croisaient et se pressaient, à cette heure, beaucoup se rendaient sans doute auprès d’une femme. Toutes, si laides et si mal bâties qu’elles soient, ont un homme qu’elles satisfont et bichonnent tout en le trompant, pensait-il aussi en assistant au froufrou des jupes ; les fillettes en tablier courant en avant de leurs mères, les cheveux blonds retroussés sur le front par un peigne et tombant sur le cou en gerbes, les mains poudreuses et les joues barbouillées de récentes larmes, l’aidaient même à rêver. Il voyait dans ces morveuses qui s’affineront avec l’âge, la souffrance future des mômes qui grandiront pour devenir à mesure plus bêtes.

Complètement abattu, les mains posées à plat sur les cuisses croisées, il contemplait le merveilleux et, terrible ciel qui s’étendait, au soleil couchant, par-delà les feuillages noirs des Tuileries ; il contemplait les taches crues des bâtiments neufs, le petit arc de triomphe découpé et pomponné comme un théâtre de marionnettes et presque collé, ce soir-là, sans perspective et sans air autour, contre les ruines dont les masses violettes se dressaient, trouées, sur les flammes cramoisies des nuages.

Puis son regard descendait et, vaguant autour de lui, se fixait sur le malheureux soldat en sentinelle. Il suivait son pas égal le long du Louvre. Est-ce que ce lignard ne possédait pas une payse, une fille quelconque qui lui laçait les bras autour du corps, lui versait, la régalade de gros baisers sur le cou, ou lui effilait par amitié la moustache, sur un lit de sangle ou dans le coin d’une cuisine ? Il devait être bien heureux celui-là. On l’attendait au moins quand il était libre ! — puis André haussait les épaules, s’avouait stupide, car enfin, mieux valait crever que de mener la déplorable vie de ce pauvre diable !...

Ces soirs-là, il finissait par se traîner jusque chez lui, avec cette sorte d’hébétude des gens qui, après avoir pleuré pendant des heures, s’engourdissent dans une torpeur presque douce.

Une fois couché, par exemple, sa blessure le travaillait encore. Il repartait de plus belle, dans ses reves navrés. Il enviait, en dernier ressort, ceux qui, gorgés d’une femme, ne savent comment se soustraire à ses caresses. Jamais femme ne l’avait poursuivi, il en était à connaître encore le supplice de ce qu’on nomme vulgairement un crampon. Toujours, il avait été lâché, le premier, jamais il n’avait su s’attacher une maîtresse.

Après s’être applaudi de n’avoir jamais connu de tels embarras, après avoir même blagué des camarades qui étaient relancés par leurs amoureuses, maintenant, il les jalousait.

Dans ses moments de lucidité, il cherchait un remède qui jugulât la maladie dont il souffrait. Le seul qu’il imaginait, séduire une fillette presque sage lui paraissait impossible, il était forcément obligé d’aspirer, comme jadis, après une fille qui lui appartiendrait en commun avec beaucoup d’autres. Il aurait son jour et elle le recevrait bien, sachant qu’il était une pratique régulière et qu’il prenait poliment livraison des plaisirs qu’il venait acheter. Persuadé enfin que la possession d’une femme à soi seul, à Paris, était chose impraticable, il se décida à adopter cette combinaison, tentant de se convaincre avec force arguments à l’appui, que s’il avait eu l’aversion des roulures, c’était simplement parce qu’au lieu d’aller toujours chez la même, il en visitait, chaquefois, une différente.

Mais ici, il fallait tout attendre de la chance. Il pouvait vagabonder au travers de cabinets de toilettes et d’alcôves, pendant des mois, avant que de mettre la main sur une femme avenante et qui simulerait convenablement les giries de la bonne fille.

Il chercha et ne découvrit que de mélancoliques farceuses éprises de marloupiers qu’elles s’empressaient, dès qu’il avait le dos tourné, d’aller rejoindre.

Dans cette débâcle, le souvenir de Berthe s’impianta à nouveau encore, mais le cortège des rancunes et des colères qui l’accompagnaient, disparut. André avait perdu toute fermeté, tout ressort. Désespéré, il souhaita de revoir sa femme ; il erra dans les rues avoisinant la demeure des Désableau, il ne rencontra ni les uns, ni les autres, il finit par apprendre indirectement, qu’ils étaient tous partis pour la campagne.

Cyprien le remontait de temps à autre. Il comprenait le silence de son ami qui se taisait sur ses défaillances. Quelquefois ils passaient la soirée ensemble, et là, tandis qu’ils fumaient des pipes, sans deviser, le peintre s’ingéniait à secouer la pesante inertie d’André.

— Tu as tort, lui dit-il, un jour, de te laisser aller à la dérive. Prends garde, tu vas espérer des malheurs de femmes pour les soulager, tu vas rêver d’invraisemblables discrétions de ta part et de non moins invraisemblables reconnaissances de la part de la personne que tu obligeras pour coucher ensuite avec ! — Allons, voyons, il ne faudrait pourtant pas déraisonner de la sorte, et puis quoi ? Tu le sais pourtant bien, si t’amarrais pour de bon une femme, elle te mettrait l’âme à vif, elle t’écorcherait, tout en ayant l’air de te panser ! — C’est ainsi que les rapports entre la femme et l’homme ont été réglés par la Providence. — Je ne dis pas que cela soit bien, mais c’est comme cela ! — Et, ces soirs-là, Cyprien invitait son ami à déambuler, l’entraînait dans de formidables courses, s’appliquait à l’éreinter de son mieux pour le faire dormir.