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En ménage (1881)

blue  Chapitre I-III.
blue  Chapitre IV-VI.
blue  Chapitre VII-IX.
blue  Chapitre X-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.


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I

Leurs cigares charbonnaient et puaient comme des fumerons.

Tout en rattachant sa culotte qui s’était déboutonnée, Cyprien s’écria :

— Rester, pendant deux heures, dans un coin, regarder des pantins qui sautent, salir des gants et poisser des verres, se tenir constamment sur ses gardes, s’échapper, lorsqu’à l’affût du gibier dansant, la maîtresse de maison braconne au hasard des pièces, si tu appelles, cela, malgré l’habitude que tu en peux avoir depuis que l’on t’a marié, des choses agréables, eh bien ! tu n’es pas difficile.

André haussa les épaules et, crachant le jus de tabac qui lui poivrait la bouche, dit simplement :

— Peuh, on s’y fait !

Il y eut un instant de silence. Ils marchaient lentement, côte à côte, quand minuit sonna. Deux horloges entremêlaient leurs coups ; l’une, au loin, vibrait doucement, en retard d’une seconde sur l’autre ; la plus proche découpait, nettement, presque gaiement son heure.

La rue que les deux jeunes gens suivaient était déserte et leurs pas retentissaient avec un bruit clair sur le trottoir. Tantôt leurs ombres se brisaient le long des boutiques fermées, tantôt les précédaient ou les suivaient, étalées à plat sur les dalles, pâles à certains moments, foncées à d’autres. Souvent elles s'enchevêtraient, se confondaient, s’unissaient des épaules, ne formaient plus qu’un tronc ramifié de bras et de jambes, surmonté de deux têtes ; parfois elles s’isolaient, se ramassaient sous leurs pieds ou s’allongeaient démesurément et se décapitaient dans le renfoncement des portes.

Il y avait, dans le ciel, comme un éboulement de talus noirs. Au-dessus des maisons dont les toits les tranchaient durement, de grands nuages roulaient ainsi que des fumées d’usine, puis, dans ces blocs immenses de nuées, d’énormes brèches s’ouvraient et des pans de ciel étoilés de feux blancs scintillaient, éteints bientôt par le voile opaque des nuées rampantes.

Eclairés par des becs de gaz, allumés de loin en loin, des murs frappaient des coups crus dans l’ombre. Le trottoir était sec, sillonné de rigoles par places et la soudure de ses dalles se détachait, en noir. Près de la chaussée, une bonde d’égout, un tampon de fonte quadrillé, percé au milieu de son orbe, d’un trou, étincelait à certaines arêtes plus aiguisées par le frottement des bottes. Des épaves de cuisine, des trognons de légumes et des morceaux d’affiches, s’empuraient dans une flaque. Un rat se faufilait dans le tuyau d’une gargouille.

Lorsque André et Cyprien eurent atteint le bout le cette rue et qu’ils arrivèrent dans une autre, vivante encore et plus éclairée, la demie tintait. Un marchand de vins s’apprêtait à fermer ses vitres. Au fond de la boutique, dans une salle cloisonnée de carreaux dépolis, un garçon couvrait un billard et essuyait avec un torchon les marques de craie laissées près des bandes ; un autre, dans la première pièce, vu de dos, l’échine courbée, le cou et les reins remuant avec le dandinement d’un volatile, rinçait des bouteilles au-dessus d’un cuveau ; un troisième charroyait deux moitiés de tonnes plantées de lauriers roses, et deux ronds sales marquaient sur le trottoir la place où elles étaient mises.

Le patron se préparait à laver à grande eau son seuil. Un baquet entre les jambes, il bâillait, s’étirant, les bras en l’air, les poings fermés, et, derrière lui, sa femme, le râble aplati sur une banquette, la poitrine écroulée sur le rebord du comptoir, gourmandait les garçons, s’épilait les poils du nez, apurait ses comptes.

La rue était presque silencieuse ; deux sergents de ville se promenaient, mélancoliques, parlant bas, s’arrêtaient par moment et reprenaient leur marche ; au loin, une équipe de vidangeurs cinglant les chevaux attelés aux barriques numérotées, aux carrioles bondées de tuyaux et de pompes, passa, nauséabonde, dans un sourd roulement.

Le bruit devenait plus confus et plus faible. L’on entendit encore le sautillement grêle d’un fiacre qui parut, les feux allumés, le cocher endormi sous son chapeau de cuir bouilli blanc pareil à un seau de toilette, le menton dans le cou, le fouet au repos, les rosses exténuées, trébuchant, faisant cahoter la guimbarde sur la chaussée, puis le bruit s’effaça, le vacarme des volets qu’on pose s’éteignit, le quartier s’endormait, tout se tut.

Cyprien continuait à rognonner dans sa barbe ; il s’exaspérait de plus en plus, après la soirée qu’il avait subie. Il attaquait les boissons, les femmes, prétendait que le punch avait été acheté, tout fait, chez un épicier et coupé d’eau pour le désinfecter ; il niait le charme des fillettes tapotant de la musique ou becquetant des glaces, il se moquait du maître de la maison, debout, près du piano, chargé d’exécuter des sourires et il reprenait :

— Ah ! elles sont jolies les soirées de ton oncle ! Une vraie bousculade de salle à bagages ! Il n’y a que les gens qui graissent les cartes qui aient le droit de s’asseoir ! Et ils sont là, avec des têtes dont les cheveux ont fui, des compresses blanches autour du cou, des ventres enflés, sanglés dans des pantalons tendus, retenant les envois d’un digestion pénible ! Et le salon, avec sa tapisserie de vieilles dames qui dorment le long d’un mur ou jacassent le nez sur un verre, et l’averse des conversations, la fluée des sornettes, la pluie sans fin des polkas et des valses ! Et tout, tout, et cette troupe d’imbéciles qui invitent des robes roses ou blanches à secouer leurs plis ! Et les jeunes filles donc ! Ces adorabies récipients de chairs neuves où les vices transvasés des mères se rajeunissent ! Ah oui, parlons-en ! Il faut les voir quand elles remuent du pilon leurs jupes ! le mouchoir sur les genoux et la moue au bec, elles sont là, se tortillant sur leur chaise, échangeant derrière les entrechats de l’éventail des ricochets de niaiseries sordides, chuchotant comme des galopines en classe, s’envolant tout à coup avec l’affreux bavardage des perruches qu’on lâche ! puis, c’est le plongeon des graves révérences, c’est le nez qui se fripe et le dentier qui flambe, c’est des oui, maman, c’est des non, ma chère, c’est des patati, c’est des patata, c’est des rires fûtés, des éclats discrets... les jeunes filles ! je les ai observées ce soir, tiens, les v’là : physiquement : un éventaire de gorges pas mûres et de séants factices; moralement : une éternelle morte-saison d’idées, un fumier de pensées dans une caboche rose ! oui, les v’là, celles qu’on me destine, espérant qu’un jour viendra où, lassé de lire dans mon lit et d’y fumer tranquillement ma pipe, j’accepterai la misère d’un coucher à deux, l’insomnie ou le ronflement d’un autre, les coups de coude et les coups de pieds, la fatigue des caresses exigées, l’ennui des baisers prévus !

André souriait.

— Ah bien mais, dit-il, c’est très simple alors. — Conséquence de tes théories : la mise en fourrière de toutes les passions, l’apothéose de la fille publique — les cabinets à trois sous de l’amour ! — et par-dessus le marché, la glorification de la femme de ménage qui vous chipe la bougie et le sucre !

Oui, c’est amusant d’allumer des paradoxes, mais il est un moment où les feux de Bengale sont mouillés et ratent ! — On ne rit plus alors — je me suis marié, parfaitement, parce que ce moment-là était venu, parce que j’étais las de manger froid, dans une assiette en terre de pipe, le dîner apprêté par la femme de ménage ou la concierge. — J’avais des devants de chemise qui bâillaient et perdaient leurs boutons, des manchettes fatiguées — comme celles que tu as là, tiens — j’ai toujours manqué de mèches à lampes et de mouchoirs propres. — L’été, lorsque je sortais, le matin, et ne rentrais que le soir, ma chambre était une fournaise, les stores et les rideaux étant restés baissés à cause du soleil ; l’hiver c’était une glacière, sans feu, depuis douze heures. J’ai senti alors le besoin de ne plus manger de potages figés, de voir clair quand tombait la nuit, de me moucher dans des linges propres, d’avoir frais ou chaud suivant la saison. — Et tu en arriveras là, mon bonhomme ; voyons, sincèrement, là, est-ce une vie que d’être comme j’étais et comme toi, tu es encore ? est-ce une vie que d’avoir le coeur perpétuellement barbouillé par les crasses des filles ; est-ce une vie que de désirer une maîtresse lorsqu’on n’en a pas, de s’ennuyer à périr quand on en possède une, d’avoir l’âme à vif quand elle vous lâche et de s’embêter plus formidablement encore quand une nouvelle vous la remplace ? Oh non, par exemple ! Bêtise pour bêtise, le mariage vaut mieux. Ça vous affadit les convoitises et émousse les sens ? Eh bien, quand ça n’aurait que cet avantage-là ! Et puis, mon cher, c’est une caisse d’épargnes où l’on se place les soins pour ses vieux jours ! C’est le droit de soulager ses rancunes sur le dos d’un autre, de se faire plaindre au besoin et aimer parfois !

Ah ! s’il existait un émétique qui vous fasse rendre toutes les vieilles tendresses qu’on a là-dedans ! Certes, ce serait le rêve, mais comme c’est impossible, le plus sage est encore de risquer la chance, de tenter d’être heureux avec une femme qu’on suppose avoir été bien élevée et qu’on croit honnête. — Mais diable, je commence à lâcher des tirades comme toi, et avec toutes ces discussions, il est une heure moins vingt, je vais te souhaiter le bonsoir et rentrer chez moi.

Cyprien ne paraissait guère disposé à gagner son lit.

— Tu as bien le temps, disait-il, les autres fois lorsque tu vas en soirée et que ta femme n’étant pas grippée t’accompagne, tu ne reviens jamais de chez les Désableau avant trois heures. Hein ? avoue que tu as eu une fière chance de m’avoir rencontré, dans cette salle de chauffe, je t’ai obligé à prendre l’a fuite. C’est trois heures que je t’ai données, rends-moi l’une des trois et viens faire un tour.

— Oh ! dit André, je t’en donnerais bien huit ou dix, si je n’étais pas aussi fatigué. Je devais aller, pour mon roman, voir l’effet d’un abattoir au petit jour et j’ai prévenu ma femme qu’elle n’ait pas à m’attendre demain avant onze heures, mais je renonce, malgré tout, à la promenade, je suis moulu, j’ai froid et puis il va pleuvoir, allons, viens nous coucher.

Mais Cyprien ne se tenait pas pour battu ; il insistait, appuyant sur la paresse de son ami qui ne parviendrait jamais, une autre fois, à se lever d’aussi bonne heure.

André en convenait. Il le savait parbleu bien, puisqu’il avait justement choisi le jour où, ne se couchant pas, il serait debout, dès l’aube ! mais Cyprien débita ses raisonnements en pure perte, son ami tint bon, continua son chemin et arriva devant sa maison. Là, il fit vibrer le timbre et s’accota au mur, attendant que la porte s’ouvrît, écoutant au loin l’appel aigre de la sonnette, le coup mat du cordon, le craquement du vantail, prêt à céder. — Le portant avait été inutilement tiré — alors il lança un carillon qui dansa dans la nuit et le pêne lâchant la serrure, claqua. Il serra la main de Cyprien et referma la porte.

Il frottait une allumette, se défiant du paillasson, du décrotte-pieds qui faisaient saillie à la première marche et il montait rapidement avec la hâte de l’individu qui se rôtit les doigts et ne serait pas fâché de se mettre à l’aise.

Il doublait les enjambées, suivant d’une main la rampe, et le mur en volute de l’escalier brillait avec ses jaspures de faux marbre, dans l’ombre, à mesure que le vent attisait l’allumette ou l’éteignait presque.

A chaque palier, les boutons de cuivre des portes étincelaient, puis, aussitôt que la flamme était morte et que le bois se consumait en braise, un point rouge se piquait sur le vernis des murs.

Lorsqu’il fut entré dans l’antichambre et qu’il eut pris un bougeoir placé sur un piédouche, il s’avança avec précaution, craignant de réveiller sa femme. Il eut beau marcher sur la pointe des pieds, ses bottines craquèrent.

Il s’arrêta soudain, étonné, entendant un heurt amorti, comme un objet qui tombe sur une chose molle, comme un choc de talons nus sur un tapis. Il pensa que sa femme était plus souffrante ou qu’elle se relevait pour chercher un mouchoir ou satisfaire un besoin autre, mais une rumeur effarée, un chuchotement de paroles suffoquées par l’angoisse, des mots prononcés presque haut, puis balbutiés avec un ton de prière, d’autres, à peine distincts, comme mâchés par des dents qui se serrent, lui arrivèrent.

Il appréhenda un malheur, franchit le salon, s’élança dans la chambre, vit, près du lit défait, un homme en chemise, affolé, tournant, culbutant les meubles, tirant à lui un fauteuil pour s’abriter, empêché par une chaise placée derrière. La femme étrangla un cri, se renversa, stupide, les yeux agrandis, hagarde.

André étouffa un nom de Dieu !

On sentait, dans la pièce, une déroute effroyable, une panique immense. L’homme ne bougeait, respirant à peine, la femme frissonnait, éperdue, appuyée sur le bord du lit, les, jambes et les seins à l’air, la main, droite pendante, la gauche cramponnée au drap.

Tous restaient immobiles, muets. Alors dans le grand silence de la chambre, la main d’André, tenant la bougie, trembla et la bobèche tapant la plate-forme de cuivre tinta doucement.

Ce léger bruit sembla secouer la stupeur accablée de la femme ; elle eut un long soupir, voulut parler, chercha sa salive, n’en trouva pas, remonta sa chemise, cacha sa gorge.

André avait déposé le flambeau sur une table ; il semblait indécis, se promenait de long en large, s’arrêtait crispé, blême, dévisageant sa femme. Le bruit plus vif, plus amorti de ses pas, selon qu’il se rapprochait, marchant sur le plancher ou s’éloignait, foulant un tapis, s’entendait seul.

Un filet de vent venait d’une croisée poussée contre et faisait fignoler et couler la bougie. Une azalée, dans un cache-pot de faïence, se défleurait, éparpillant gouttes à gouttes sur les bouquets réséda d’une carpette ses pétales tachés de sang ; un jupon, jeté sur le dos d’une chaise, descendit lentement, s’étala ainsi qu’une mare blanche sur le parquet. Une odeur pénétrante de femme dont les bras sont nus emplissait la pièce, une bouffée très fine de frangipane vint s’y mêler, évoquant les soins discrets des toilettes galantes, les luxes, perdus depuis le mariage et retrouvés maintenant, des eaux teintées d’opale qui baignent les bleus roseaux imprimés dans le fond des larges cuvettes.

Lorsque André interrompait sa marche, la pendule jasait clairement, jetant son tictac monotone, coupé net par la plainte d’un meuble, par la corde d’un store qui frappait aux vitres.

André fit un pas, s’arrêta devant sa femme. Il s’efforçait d’être calme, mais les mots saccadaient, passant par sa voix tremblée.

— Une heure du matin, dit-il ; il est temps que pour sauver les apparences, Monsieur se r’habille parte.

Le Monsieur eut un geste vague. La femme plia encore les épaules, sa main s’ouvrit et le drap qu’elle pressait se détendit, doucement, comme un linge humide.

— Allons, Monsieur, poursuivit André, il faut en finir, je n’ai nul intérêt, moi, à contempler vos formes, la situation est suffisamment ridicule, mettons y un terme.

—  Ah ! quand on songe, reprit-il..., il est vrai qu’à force d’avoir étudié les femmes et d’avoir acquis pour elles un sacré mépris, on finit par où les nigauds commencent ! mais je parle et le temps s’écoule. Ah ! pour Dieu ! en voilà assez ; vous êtes prêt, n’est-ce pas ?

Le jeune homme enfilait son pantalon, et sa chemise, mal tassée, faisait, dans sa culotte, des bosses derrière. Il boutonna son gilet à peine, mit ses bottines et son habit. Une fois vêtu, il reprit un peu d’assurance, il regarda le mari, en face, ânonna quelques mots sans suite et tâta dans la poche de sa redingote.

— Vous cherchez une carte de visite, dit André, on ne la trouve jamais lorsqu’on en a besoin, c’est comme un fait exprès. Mais, peu importe, votre nom de famille m’est indifférent ; quant à votre prénom, ma femme doit le connaître, et, au cas où elle ignorerait votre adresse, vous pourrez la lui envoyer demain, pour qu’elle aille vous rejoindre si bon lui semble. Maintenant, prenez votre chapeau et partons.

Le jeune homme se défiait, malgré tout, craignant une embûche. Il appréhendait que le mari ne l’obligeât à passer devant, et la perspective de s’enfoncer, à tâtons, dans le noir, lui souriait peu. Mais André le précéda, la bougie au poing. Ils descendaient lentement, n’échangeant plus une parole. Arrivé au bas de l’escalier, près des pommes en verre de la rampe, André se retourna et, haussant le chandelier, dit simplement : — Prenez garde, Monsieur, il y a une marche ; et il ajouta : je vous préviens pour que vous ne tombiez pas, ça ferait du bruit.

Il frappa au carreau de la concierge, la porte s’ouvrit et il la referma sur le dos du jeune homme qui eut un long soupir de soulagement et murmura :

— Cristi ! j’ai eu une fière chance de m’en être tiré comme cela !




II

Oui, Cyprien avait raison. C’est folie quand, n’etant pas riche, on peut néanmoins, en se gênant, manger chez soi et être presque servi, que d’aller contracter mariage ! Il aurait dû laisser ces tracas-là aux pauvres ! En tisonnant des bûches, les soirs d’hiver, alors qu’engourdi dans son fauteuil, il hésitait à se lever pour s’étendre dans un lit froid, André se l’était répété souvent, se tâtant, se débattant contre l’idée qui lui revenait chaque fois qu’il avait passé la soirée seul, en finir à jamais avec sa vie de garçon, troublée par des appétences charnelles, par des besoins de câlineries et de tendresses.

Il n’aimait point les enfants, ne jugeait pas qu’il fût utile d’en procréer, craignait, en vertu de cet axiome que ce sont les gens pas riches qui en ont le plus, d’engrosser de dix en dix mois sa femme, et, cependant, les misérables ennuis des ménages mal faits, des concierges qui sont pochards et ne retournent pas le lit, l’avaient jeté, comme il l’avouait à Cyprien, sur les gluaux d’une famille, en quête d’un gendre.

Il avait épousé sa femme sans entrain, sans joie. Quand il l’avait connue, elle était comme la plupart des jeunes filles, insignifiante ; elle jouait du piano, copiait des Boucher et des Greuze sur des fonds d’assiettes, possédait avec cela une grâce apprêtée chez elle, une distinction pincée au dehors ; somme toute, elle pouvait être sortie, sans honte, gardée chez soi, sans lassitude. C’est égal, il avait été bête ! Elle avait des yeux noirs, allumés dans le fond, les yeux d’une maîtresse, qui, jadis, l’avait prodigalement trompé. Il aurait dû se défier, savoir que, lorsqu’on est décidé à accoler son nom à celui d’une autre, sous le grillage d’une mairie, on devrait avoir pu jauger la parfaite capacité de sottise ou la profonde inertie des sens de celle qu’on, épouse ! et, debout, les poings serrés, il souffrait, pensant a sa femme, s’étonnant de n’avoir pas découvert, dans certains plis de visage, dans certains mots, les tempêtes qui couvaient sous son calme froid.

Maintenant, il hésitait sur le parti qu’il fallait prendre. « J’ai évité un scandale dans la maison, c’était l’important, » disait-il. « Si je retourne près de ma femme, je vais subir des averses de giries et de pleurs et je serai peut-être encore assez naïf, dans ce cas-là, pour lui pardonner ! Ou bien, je devrai écouter d’invraisemblables excuses ou des insolences, je ne pourrai faire autrement alors que de l’étrangler. Les deux rôles sont également stupides. D’un autre côté, ne rien dire, rester, c’est un enfer, c’est le feu aux poudres à un moment donné, c’est, un jour, à table, devant une bonne, la révélation forcée de nos haines, c’est la réunion, le lendemain, de tout le quartier devisant sur mes malheurs, c’est le colportage, du boucher chez la fruitière, des événements de cette nuit, dénaturés et grossis. » Et il revenait, au milieu de ses hésitations, à ce parti qui lui était apparu, le premier, alors que, délivré du Monsieur, il remontait l’escalier : reprendre son d’autrefois, rayer deux années de sa vie, efforcer d’oublier dans le travail les souvenirs irritants que lui laisserait sa femme.

Il s’affermissait, de plus en plus, dans cette résolution. Il eut un geste brusque, mit de l’ordre dans ses papiers, déchira les uns, consuma les autres et il demeurait, mélancolique, s’intéressant, pendant une seconde, aux étincelles qui couraient dans la cheminée, au vent qui faisait tressaillir les cendres et soulevait l’amas noir et rouge des paperasses brûlées. Puis, il soupirait, ficelait des livres, fouillonnait dans une commode, mettait du linge, en paquet, sur un fauteuil. Il lui fallut chercher sa valise, serrée dans un cabinet de débarras, près de la cuisine, et, doucement, il poussa la porte, prêtant l’oreille, n’entendant aucun bruit, ayant presque peur de rencontrer sa femme.

Quand il entra dans la cuisine, il resta, stupide, devant les reliefs du repas ; les deux assiettes, avec les fourchettes et les couteaux jetés dessus, en croix, l’émurent ; il revit devant ces vaisselles torchées, devant ces deux verres où ils avaient bu, le tête-à-tête du dernier dîner, l’adorable mouvement de sa femme, relevant sa manche et servant la sauce, toute une intimité d’intérieur à l’aise dont il n’avait jamais soupçonné la fin.

Il décrocha sa valise et, amolli, troublé, il retourna chez lui, écoutant, espérant presque un hoquet, un cri, qui le forceraient à s’occuper de sa femme, à courir près d’elle. Un immense silence emplissait la maison. André rentra dans son cabinet. Un irrémédiable désordre s’étalait dans cette pièce. Les tiroirs à moitié tirés d’une commode regorgeaient de tricots et de linges ; des chemises, se confondant, les unes avec les autres, tendaient leurs manches, ecartaient leurs cols, gisaient, la tête en bas, pliées comme sur une charnière, éplorées et grotesques avec leurs bras et leur ventre vides, leur poitrine ouverte et creusée jusqu’au dos ; des cravates rayaient d’un mince filet noir la flanelle jaune des gilets, des gants allongeaient leurs doigts glacés, couleur de poussière et de mauve, sur la toile bise des caleçons, sur le blanc crémeux des foulards de soie.

La bougie descendait jusqu’à sa collerette de verre. Les tiroirs du bureau, mal repoussés, cassaient en deux des papiers et des élastiques qui avaient enveloppé les liasses, étaient tombés sur le parquet et avaient repris leur forme ronde.

André écarta les rideaux. Les stores étaient baissés. La lueur du petit jour, filtrant au travers des lames, couchait, à d’égales distances, des barres de bleu pâle sur le plancher, reculait, dans la glace, les murs, éveillait, à certains points, la dorure des cadres, rendait d’un blanc plus cru la mousseline pendue aux fenêtres, tout le blanc azuré du linge. André regarda, en face de lui, les vitres closes des maisons, l’immobilité des rideaux placés derrière. Le silence ininterrompu de la cour lui parut lugubre ; il revint dans la pièce, demeura mal à l’aise devant cette mare de lumière qui s’épandait de plus en plus, triste comme un lever de lune, bleuissante et blanchie comme elle. Il se vit dans la glace, les joues hâves et les yeux culottés de bistre. Il apprêta sa malle à la hâte et, la tenant d’une main, il ferma, de l’autre, son cabinet, et arrivé dans l’anti-chambre, il tourna le loquet de la porte. Là, il se sentit défaillir. Le regret qui l’avait poigné, dans la cuisine, l’étreignit de nouveau, lui fit presque jaillir les larmes des yeux. Le bien-être qu’il quittait, ainsi, tout à coup, le navra. Cette porte sur l’escalier lui ouvrit un horizon de misères sans bornes ; il évoqua sur ce palier l’abandon de tout un avenir de gaieté et de paix, la vie de ses dix-huit ans qu’il fallait revivre à trente ans passés, la confiance et l’espoir en moins, l’estomac délabré et des besoins de confortable en plus.

La porte remuait doucement. Lui, la malle à ses pieds, restait immobile, envahi par des lâchetés croissantes. Ah ! si sa femme s’était précipitée, les cheveux au vent, en chemise, lui avait enlacé le cou, fermé la bouche avec les mains, étouffé seulement un semblant de larmes, il aurait jeté d’un coup de pied sa malle !

Il eut subitement une lucidité d’esprit. Il se figura, après cette scène ridicule, les réflexions qui lui seraient venues. Il se représenta toutes les hontes du cocuage subi, les défiances qui l’assailleraient maintenant, au moindre mot ; il eut une vision des aigreurs qui s’échangeraient au-dessus d’une table, des raccommodements convenus tacitement, d’avance, dans les oreillers, des embarras de certains tête-à-tête, des maladresses innocemment lâchées, des rancunes qui en résulteraient pour l’un comme pour l’autre.

— Eh ! je deviens idiot, à la fin, dit-il. J’ai le choix entre aller gifler ma femme ou ficher mon camp. Il empoigna sa malle, descendit, franchit la porte cochère entrebâillée, s’achemina lentement vers le logis de Cyprien.

L’air, la marche, lui faisaient du bien. Il enleva son chapeau pour avoir plus frais et un petit vent but les gouttes de sueur qui lui perlaient aux tempes. Il n’avait plus maintenant qu’une vague perception, qu’un souvenir confus des incidents de cette nuit. Il déposa sa valise sur le trottoir, la reprit, ayant simplement hâte d’arriver parce qu’elle était lourde. Il dut s’arrêter de nouveau, la changer de main, se reposer encore.

Les rues étaient désertes. Le ciel semblait taché de pâtés d’encre et barbouillé de cendre pour les faire sécher. Au loin, une balayeuse, la tête enfoncée dans une marmotte, les sabots bourrés de paille, s’appuyait sur le manche d’une pelle ; à ses côtés, un boueux, la pipe au bec et la goutte au nez, ratissait un monceau d’ordures ; un ouvrier passa, le paletot jeté sur la blouse, l’épaule gauche plus haute que l’épaule droite, par suite de l’habitude qu’ont la plupart des gens du peuple de porter toujours leurs outils et leur pain sous le même bras ; une voiture de laitier, lancée à fond de train, fit feu sur les pavés. André se servit de sa malle comme d’un siège, regarda si par hasard un fiacre ne viendrait point, réfléchit qu’à Paris il est presque impossible, lorsqu’on n’habite pas près d’une gare, de trouver une voiture à cinq heures et demie du matin, et, se décidant enfin à se lever, se roidisant contre la fatigue, il emballa d’un coup la trotte, monta chez Cyprien, frappa, refrappa, jusqu’à ce qu’un clappement de savates devint distinct.

Cyprien entrebâilla la porte, demeura stupéfait, bredouilla quelques mots, courut se remettre sous les couvertures, et, là, se frottant les yeux, il balbutia :

— Ah ça, comment, c’est toi ?

André tomba dans un fauteuil.

— Peux-tu me donner asile, pendant quelques jours, jusqu’à ce que j’aie arrêté une chambre, dit-il ?

L’autre fit signe que oui, et, se frottant les cheveux, complètement ahuri, il s’écria :

— Mais qu’est-ce qu’il y a, bon dieu !

Alors André se leva.

— Il y a, que j’ai surpris un homme chez ma femme, cette nuit, comprends-tu ?

Cyprien eut un sursaut, laissa tomber ses bras et assis comme il était sur son séant, il se tourna tout d’une pièce, du côté d’André.

— Pas possible, dit-il !

Mais son ami le regardait, en hochant la tête. Ils se dévisagèrent sans souffler mot.

— Tu as tué le Monsieur ? demanda enfin Cyprien.

— Non.

— Tu as bien fait, — ta femme non plus, j’espère ?

— Pas davantage.

— Allons, tant mieux. C’est un ami le Monsieur que tu ’as surpris ?

— Non, c’est un Monsieur que je ne connais pas.

— C’est moins ennuyeux, murmura Cyprien.

Ils se turent.

André qui était, comme bien des gens nerveux, sujet pour la moindre contrariété à d’horribles douleurs d’entrailles, quitta la chambre.

Elle est bien bonne ! se dit Cyprien et il sourit un peu, pensa que cette aventure ne contrariait en aucune façon sa manière de voir, puis il s’indigna tout de même, trouva bête qu’un homme fort se fût ainsi fait duper par une femme qu’il considérait comme une pimbêche et comme une niaise.

Quand son ami revint, le visage décomposé et la main au ventre, il sauta du lit, lui offrit un verre de rhum, et l’écouta raconter, point par point, la scène.

— Mon pauvre vieux, s’écria-t-il, ça ne nous change guère ! Après les maîtresses qui nous turlupinaient, c’est maintenant les légitimes ! — Ah ! je sais bien, c’est plus embêtant — mais quoi ? — ça ne prouve qu’une chose, c’est qu’amours de distinction et amours de rebut, c’est kif-kif, ça se lézarde et ça croule ! Va, faut en prendre son parti, mon cher, dans la vie, on n’a rien à soi. On loge ses affections dans des meublés, jamais dans une chambre qui vous appartienne ! Dame, oui, j’en conviens, c’est dur ; on voudrait avoir son petit lopin de bonheur et en être seul propriétaire ! Ah ! mon ami, ce sont des rêves de paysan qu’on ne réalise pas ! — mais, voyons comment allons-nous nous organiser ? le plus simple serait de louer un lit, nous installerions, là, près de la fenêtre, tu déplierais les lames du paravent et tu serais comme chez toi, hein, qu’en penses-tu ?

— La première chose à faire, dit lentement André, c’est de chercher un petit logement. Je reprendrai les meubles qui m’appartiennent, mes bibelots de garçon ; il faudra aussi que je retrouve mon ancienne femme de ménage, Mélanie ; j’ignore son adresse par exemple, mais puisqu’elle passait son temps chez une blanchisseuse de la rue des Quatre-Vents, je saurai facilement où elle demeure. Je te demanderai seulement un service, je ne veux plus remettre les pieds chez moi, j’établirai une liste des objets à garder, je retiendrai aujourd’hui une voiture et tu iras, toi-même, chez-moi, surveiller l’emballage des bibelots et des meubles.

Et il poursuivit, en se frottant fiévreusement les mains :

— Oh ! que j’ai donc hâte que tout cela soit terminé ! j’ai encore de la veine tout de même, c’est le demi-terme, je louerai facilement une chambre. Allons, voilà qui est décidé ! je vais recommencer ma vie de garçon ; baste ! au fond, tu es dans le vrai, je n’étais malheureux que par ma faute ; je m’étais forgé un tas d’idées, la solitude, le manque de baisers propres, le silence, le soir, dans le lit, le réveil sans gaminades, tout un idéal de fleuriste ! c’est égal, cela finit tout de même bêtement quand on y songe !

Il se tut, puis il pensa qu’il serait convenable de s’intéresser aux travaux de son hôte ; il regarda un tableau placé sur un chevalet :

— Eh bien, mais, ça va ! s’écria-t-il, puis il écouta, sans les entendre, les explications de son ami et, obsédé de nouveau par son malheur, il reprit :

— C’est étonnant, si tu l’avais vue il y a quinze jours quand elle a flanqué congé à la bonne qui découchait. Elle est sévère, ma femme ! moi, je faisais remarquer que cette fille cuisinait bien, ne rechignait devant aucun ouvrage, qu’il était absurde de la renvoyer pour des escapades qui, au demeurant, ne nous gênaient pas. Ma femme m’a toisé ! j’étais évidemment pour elle, un homme sans moeurs, je me suis tu, la bonne a reçu son compte ; cela a mieux valu, ajouta-t-il plus bas, nous n’avons pu en engager une autre, de sorte qu’au moins pour cette nuit...

Cyprien lui coupa la parole. Ses vieilles rancunes contre les femmes se réveillaient. Ah ! elles ne sont pas bons enfants, clama-t-il. On ne leur demanderait pourtant que ça ! — Oui, mais pour être bon enfant, il faut avoir été beaucoup roulé, comme toi et moi, par exemple. Nous, nous nous estimons heureux quand nos convoitises se bornent à n’être pas satisfaites ! Nous sommes les gens qui nous contentons à peu près. Lorsque nous ne recevons pas de tuiles sur la tête, nous sommes pleins de joie, et c’est miracle pourtant quand avec un idéal aussi court il ne nous tombe pas sur la caboche de formidables gnons !

André l’approuvait d’un geste navré.

— Si je vidais ma malle, finit-il par dire, nous pourrions ensuite déjeuner et je commencerais mes courses.

Cyprien opina du bonnet et sortit pour chercher des victuailles.

André se mit à déballer son linge. Il ressentait le vague accablé, la brouille de cervelle d’un individu qui, après avoir été presque assommé, reprend connaissance. Il rangea ses chemises sur une table, réunit ses livres et il lissait leurs couvertures avec main, dépliait leurs cornes, défripait les feuilles froissées par le voyage.

— En voilà un qui a joliment ennuyé ma femme, pensait-il ; quant à celui-là, je ne le lui ai même as prêté, quel chef-d’oeuvre ! — Et il se promettait de le lire, se reprochait d’avoir si longtemps négligé son art. — Ah ! bien, elle en avait des moues, le soir, lorsqu’il voulait travailler ! — Et il frissonnait, songeant à cette moue qui ridulait si joliment le coin des lèvres. Il jeta le reste de ses volumes, en tas, ne voulant plus voir leurs titres, tentant d’échapper aux souvenirs qui lui revenaient, un à un, à propos de chaque objet. Sa femme avait touché à tous, raccommodé les uns, acheté les autres, feuilleté tel livre, parcouru tel autre, les jours où câlinement elle lui disait : Donne-moi quelque chose à lire, prenait un volume, l’ouvrait, et, le lui rendant, faisait : Pouh ! ce n’est pas amusant !

Il essaya de se soustraire à son ménage, tâcha d’ensevelir le présent, se tendit l’esprit à se rappeler mille détails de sa vie de garçon qui pourraient maintenant lui être utiles. Il méditait une réorganisation d’intérieur, s’ingéniait à éviter d’avance les misères qui se ruent dans les logements sans femme ; il remuait des décombres de souvenirs et alors que leur évocation lui souriait, par une évolution presque insensible de pensée, son existence d’homme marié lui sautait devant les yeux et s’établissait, là, à demeure. Il se sentait repris de colères furieuses, d’irritants dépits, plus exaspéré peut-être par cette hantise qu’il ne pouvait chasser que par la cause même qui la faisait naître.

Puis, comme ces joujous d’enfants où une sentinelle, après avoir décrit des courbes sur un plateau, revient forcément à l’endroit d’où elle est partie, sa pensée, après mille circuits, s’arrêta net au point exact, à la façon dont sa femme l’avait dupé. Son orgueil blessé saigna, sa rage s’accrut, il s’étonna, pendant une minute, de n’avoir pas étranglé l’amant de sa femme.

Cyprien rentra chargé de paquets ; ils dressèrent la table. Le peintre attaquait vigoureusement l’assiette assortie, s’enfournait de la hure et des miches de pain et lappait sec. André chipotait, mangeait du bout des dents, s’ingurgitait de grands coups d’eau rougie pour faire couler là viande, mais les morceaux lui restaient dans la gorge ; il repoussa, dégoûté, l’assiette.

— Je ne peux pas avaler, dit-il.

Le mazagran qu’un cafetier monta le réconforta un peu.

Cyprien avait bâfré et pinté comme quatre ; il se renversait un peu sur sa chaise et éprouvait le bienêtre des appétits repus. Il voyait tout en rose, pour l’instant, et chiffonnant sa serviette, il répétait, de temps à autre, en regardant son camarade : « Tiens, ce pauvre vieux ! » et il regrettait de ne pouvoir dîner avec lui : il était, par extraordinaire, de corvée, le soir, un dîner de famille, un de ces dîners où l’on se réunit, une fois l’an, pour débiter d’ineptes gaudrioles et choquer des verres.

André se taisait ; d’un côté, il préférait s’isoler. Cyprien le gênait. Il commençait à oublier la situation cruelle de son ami, ne comprenait pas que possédé par une idée fixe, André ne pouvait admettre que lui, Cyprien, ne fût pas également contrit. Avec l’égoïsme des gens qui souffrent, André pensait, en effet, que le peintre se désintéressait trop des douleurs d’autrui. Les encouragements que Cyprien lui avait jetés, comme un morceau de sucre pour le faire tenir en place : « Du courage, ma vieille, ça ne sera rien, tu travailleras mieux maintenant que tu es libre, à quoi cela te sert-il de te désoler puisque tu n’y peux rien ? » l’exaspéraient. Il eût voulu que Cyprien marchât sur la pointe des pieds, comme dans ces chambres de malades, où l’on fortifie le patient avec un simple regard et une poignée de main. Malheureusement, Cyprien était incapable d’apaiser un chagrin quelconque. Comme la plupart des célibataires, il ne jugeait point d’ailleurs que les misères conjugales des autres méritassent une pitié bien longue. Il admettait plus facilement qu’un monsieur abandonné par une maîtresse se désespérât et fût plaint qu’un mari trompé par sa femme. Celui-là devait s’y attendre, pourquoi s’était-il marié ? Il haïssait d’ailleurs la bourgeoise dont la corruption endimanchée l’horripilait ; il n’avait d’indulgence que pour les filles qu’il déclarait plus franches dans leur vice, moins prétentieuses dans leur bêtise.

André ne fut donc point fâché d’être laissé seul, mais, d’un autre côté, la solitude l’effrayait ; il se savait assailli à l’avance par l’obsession de son infortune, puis il était mal à l’aise, énervé, souffrant.

Ils se décidèrent enfin à quitter la place. André prit son chapeau, et mu par cette idée superstitieuse qu’il ne pourrait étouffer tout à fait les souvenirs cuisants, revivre réellement sa vie d’autrefois qu’en retournant habiter son ancien quartier, il s’achemina, lentement, au travers des rues qui relient la rue Royale à la rue Cambacérès.

Alors, commença pour lui une longue pérégrination à la recherche des locaux vides. Il marcha, le nez en l’air, en déchiffrant des écriteaux. Il tourna, pendant des heures, le bec de cane des loges, reçut, en plein visage, l’âcre bouffée des mirotons, l’odeur du cuir qu’on rafistole, la senteur de roussi des fers qui repassent le drap.

Dans certaines maisons, la loge était fermée, il tapait au carreau, allait dans la cour, en quête du concierge, ne l’apercevait pas, s’adressait à une vieille femme qui, rentrant dans le vestibule d’où elle sortait, criait du bas de l’escalier : Monsieur Baptiste, on vous demande ! Une voix arrivait d’en haut : Me v’là ! et de lointains coups de plumeau s’approchaient, descendant en même temps qu’un bruit lourd de bottes.

Il ne découvrait aucun logis acceptable dans les prix doux. Il ne trouvait que des appartements somptueux, très chers et des portiers hautains, des caves insalubres, tapissées d’ignoble papier, pavées de carreaux rouges, ornées de cheminées en plâtre peint. Il écoutait le boniment du montreur qui essayait d’enfoncer le client, affirmait que des familles entières avaient vécu en bonne santé dans ces cambuses, ne les avaient quittées que malgré elles et les regrettaient encore.

André était courbaturé, moulu. Il s’attardait dan les pièces où restaient des chaises, s’asseyait, les mains sur les genoux et les yeux vagues, entendait le concierge, debout, remuant de clés dans les poches de son tablier bleu, battant sa petite réclame, amorçant le denier à Dieu.

— Oh ! c’est une maison tranquille ici, vous savez, chacun est chez soi, pas d’ennuis, pas de cancans et il citait les gens du dessous, essayait pour la circonstance de laver leur linge sale, parlait des autres, énumérait les professions graves, semblait pris de pudeur lorsqu’il n’énonçait pas des titres ronflants, glissait vite sur le nom de certains de ses locataires, ne les faisait suivre d’aucune mention, puis il ouvrait la fenêtre du logement, toute grande, invitait André à s’approcher, lui vantait le point de vue de la cour, transformée en un jardin de mannezingue.

Et André se levait, se penchait sur la balustrade, assistait, au fond d’un puisard, à la lente agonie d’un géranium. Il contemplait les quatre murs, blanchis au lait de chaux, le carré du ciel sombre, le fond dégoûtant du trou. Le portier disait : c’est gentil, hein ? montrait des boules de couleur accrochées dans du lierre, des plates-bandes, bordées de buis et plantées de bâtons noirs, représentant des rosiers qui avaient perdu leur sève.

Et André rentrait dans la chambre, recevait sur la tête une nouvelle douche, finissait par s’enfuir, affirmant qu’il reviendrait et donnerait une réponse. Il avait parcouru déjà plusieurs rues, escaladé des cinq étages, enfilé des rez-de-chaussée, sondé des milliers de placards, relevé toutes les trappes des cheminées, apprécié les incommodités de nombre de cabinets et de cuisines, quand il visita, rue Cambacérès, dans une maison de bonne apparence, un petit logement composé de deux pièces minuscules, d’une salle à manger moyenne, d’un cabinet de toilette grand comme un torchon, d’une cuisine et de lieux passables. Il y avait aussi une terrasse et le tout valait mille francs. Ce n’était pas cher pour le quartier, puis le local était libre et pouvait être occupé de suite. André l’arrêta.

Une certaine quiétude lui vint maintenant qu’il s’était assuré un gîte. Il se rendit à une succursale de la maison Bailly, située dans la même rue, et retint une voiture de déménagement pour le surlendemain.

Il avait faim. La fatigue et la marche avaient comme émoussé l’aigu de ses ennuis. Il était presque joyeux, lorsqu’il avisa une petit mastroque, derrière la vitrine duquel se tuméfiait un melon grandi dans de l’alcool.

Des rangées de bouteilles avec des capsules de plomb sur la tête et des étoiles allumées au milieu du ventre, formaient le demi-cercle, enveloppaient deux étages de bondons meurtris, des vinaigrettes persillées de boeuf froid, des ratas figés aux navets, des tôt-faits avec des plaques noires de brûlé, godant sur leur bourbe jaune.

Dans une gamelle de fer, un riz au lait entamé croulait ; des oeufs, couleur de vin, emplissaient un saladier à fleur ; un lapin, ouvert sur un plat, les quatre pattes en l’air, étalait le violet visqueux de son foie sur sa carcasse lavée de vermillon très pâle. Une muraille de bols, emmanchés les uns dans les autres, une tour de soucoupes bordées de bleu, s’élevaient précédées devant les carreaux de la devanture, d’un ancien bocal de prunes à l’eau-de-vie, plein d’eau, où des glaïeuls affalés laissaient tremper leurs tiges.

André s’assit devant une table vide. En attendant qu’on lui apportât la soupe, il regarda la salle. C’était une pièce assez grande, ornée de becs de gaz et d’abat-jour verts, d’un poêle de fonte, d’un comptoir peint en faux acajou, à filets ombrés, garni d’un vase de verre bleu plein de fleurs, de mesures d’étain, posées en flûte de pan, d’un tronc en nickel, d’un chat bâillant et d’une écritoire. Derrière ce meuble des rayons s’étageaient, supportant des litres décachetées, une théière en porcelaine, des tasses blanches avec trois pieds et une anse écarlates, et des initiales salement dédorées au centre. Une glace encastrée au milieu des rayons reflétait le haut du bouquet, marinant dans le vase bleu, le tuyau zigzaguant du poêle, trois patères inoccupées, fichées au mur, la doublure éraillée d’un paletot, le luisant d’un chapeau gras. Sur une petite table, dans un coin, un fromage de Bourgogne, le ventre entaillé, s’effondrait sous l’attaque d’un millier de mouches ; près des casiers où se tassaient des serviettes munies de ronds, une huche contenait des pains grêles et mou qui touchaient presque à une cage accrochée au plafond. Cette cage était vide par suite d’un décès, et une seiche l’habitait, seule, pendue au bout d’un fil.

Cet établissement tenait de l’auberge de campagne et de la crémerie du Paris pauvre. Le patron, en manches de chemise, l’estomac en avant comme une bosse, le nez en trompette, se gobergeait, la serviette au bras, traînant, dans une boue de crachat et de sable, des pantoufles tapissées de dominos et de jeux de cartes.

Des bruits de vaisselles et de chaudrons, des chants de fritures et des plaintes de roux s’échapaient de la porte toujours battante de la cuisine. Des grésillements furieux de viandes sautées dans la poêle, de bifftecks jutant sur un gril, de subites vapeurs rouges, de fétides, fumées bleues arrivaient par moment. De sourdes disputes, des voix brèves de patrons ahurissant leur domestiques, s'entendaient à toute minute.

Une servante fluette, pâle, la mine douloureuse et idiote, vacillait, minée par d’inépuisables flueurs blanches. Une autre, trimbalait de la cuisine à l’office et de l’office à la cuisine des piles d’assiettes, avait l’air somnambulesque, ne semblait pas se rendre compte de l’importance de la tâche qui lui était confiée.

André commençait à s’impatienter ; on ne lui apportait toujours pas sa soupe. Il était las de regarder ces gens qui l’entouraient ; tous se connaisaient ; il était tombé dans une sorte de pension de famille, dans un râtelier où s’empiffrait un monde étrange. Il y avait des groupes discrets, causant à mi-voix, étouffant leur rire derrière leur serviette ; il y en avait des hâbleurs, débagoulant, tout haut, des plaisanteries massives, accaparant l’attention avec leurs ébats.

Très familier avec ses clients, le patron se rigolait, criant : Ah ! elle est bien bonne ! hurlait, avec calme, soudain : un fricandeau au jus, un filet sauce tomate, un !

André avalait le vermicelle qu’on s’était enfin décidé à lui servir. A sa gauche, deux commères, piochaient dans un plat de tripes, puisaient dans une queue de rat et vidaient des verres. Les coudes sur la table, elles se faisaient de mutuels salamalecs pour une cuillerée de sauce, causaient comme de bonnes mamans, débinaient une voisine, plaignaient leur concierge dont le ventre avait enflé en mangeant des moules.

André commençait à se ragaillardir, mais une côterie, installée près du poêle, éteignait avec son vacarme le brouhaha des autres groupes.

Un coiffeur pérorait, émettait des vérités dé cette force : quand on a de l’argent, on vous tire des coups de chapeau, sans ça, quand on a, comme moi, placé tout son saint-frusquin dans des fonds qui ne rapportent pas, on vous chante : « Marie, trempe ton pain, Marie, trempe ton pain. » Du reste, toutes les fois que j’ai acheté des valeurs, elles baissaient le lendemain ; je ne pourrais pas me l’interdire d’ailleurs, il me faut des émotions !

Les camarades se délectaient, lui versaient à boire et lui, avec ses yeux capotés, son air de glorieux crétin, reprenait : moi, j’aime le sexe ; pour que je puisse m’en passer, il faudrait que je sois comme le merle qui sifflé après ses enfants ; et, faisant par un calembour allusion à son métier, il ajouta : je ne serais toujours pas un merle vif, je serais un merle lent.

Des fusées de joie partirent, d’incompréhensibles gaietés saluèrent cette bordée de sottises.

André avait hâte de prendre son chapeau, de fuir, mais le service ne se pressait guère. Il avait réduit de moitié un rosbif très dur et abandonné le reste, il réclamait maintenant une oseille qui n’arrivait point.

Il demanda au patron qui jubilait d’une façon stupide, s’il avait un journal. Le Siècle était en mains. On lui apporta les Petites Affiches. Il essaya de s’absorber dans cette lecture, de s’isoler de la joie de ces tables, de se boucher les oreilles aux jacasses stridentes de ces imbéciles ; il les entendait quand même. Il se força à lire trois pages de cette feuille, s’arrêta devant une annonce qui offrait comme une occasion superbe, par suite d’une liquidation de famille, une dot de dix-huit mille francs et une orpheline ; il resta pensif. Le mot pressé qui figurait entre parenthèses, au bas de cette réclame, déroula devant lui des perspectives infinies d’ordures. Il y vit de courtes échéances d’accouchements, des ventres grossis après un mois de mariage. Il songea aux déboires qu’éprouverait avec cette orpheline l’honnête benêt qui se laisserait happer. Celui-là avait des chances d’épouser une vierge qui aurait longuement turpidé dès son bas âge ! et il pensait : c’est déjà si difficile de n’être pas berné quand on connaît la famille et que l’on a vécu, pendant des mois, avec sa fiancée. Qui aurait jamais pu croire que sa femme à lui l’aurait trompé ? Une fois de plus, il était revenu au point de départ de ses pensées, aux misères de son ménage. Il voulut, à tout prix, secouer ces souvenirs. Il se contraignait maintenant à regarder ses voisins, à les écouter.

Un fausset aigu lui vrillait l’oreille. Le coiffeur était parti, sans même qu’il s’en fût aperçu. Un monsieur qui avait au-dessus d’une barbe rouge un nez barré par des lunettes d’or, s’était installé à sa place, et il expliquait à un tout jeune homme le mystère des dents.

Celui-ci écarquillait les yeux, l’écoutait dévotement, voulant sans doute s’établir dans cette partie.

— Le plus clair de votre recette, disait le monsieur, c’est la pose des fausses dents. Elles se fabriquent en Angleterre et se vendent au passage Choiseul. Là, il y a un sérieux bénéfice, pensez donc, vous pouvez demander dix francs par dent et cela coûte dix sous, sans bout de gencive en caoutchouc et un franc avec gencive.

— Il y en a des roses et des brune, n’est-ce pas, interrompit timidement le jeune homme ? moi, j’aimerais mieux les roses.

— Tiens ! vous n’êtes pas mou ! les brunes, ce sont des gencives de pauvres ! elles valent moins cher, mais l’on en vend plus, repartit l’autre.

Le jeune adepte en bâillait d’étonnement.

— Et les dentiers en hippopotame ? hasarda-t-il.

L’homme aux lunettes d’or leva les bras au ciel.

— Ça, c’est de la sculpture ! songez donc, il faut tailler la dent en plein ivoire, mettre des montures d’or, cela coûte des prix fous ! et il continuait à expliquer la cuisine de son métier, avouait pratiquer sur les chicots de ses malades d’inutiles opérations et profiter de l’abasourdissement douloureux où ces gens se trouvaient pour leur vendre à haut prix ses dentifrices.

André pensa que c’était trop subir d’affligeantes révélations. Son oseille était mangée. Il insista furieusement pour avoir sa note, refusa de commander un dessert, paya la somme de un franc quarante centimes et il ouvrait la porte quand du fond de la salle où quelques gens s’éternisaient devant les petits verres, une voix convaincue dit simplement :

— Les femmes, c’est des bien pas grand-chose !

André ferma la porte, songeant avec une certaine mélancolie que, dans tout l’insipide bavardage qu’il avait entendu, cette pensée était peut-être la seule qui fût profonde, qui fût vraie.




III

Vers les neuf heures, Cyprien s’étira et se fit remarquer qu’il avait la bouche mauvaise. Il ne fut pas surpris du reste, ayant ardemment trinqué, la veille, à la santé de sa famille.

Il grogna, toussa, et, secoué par l’irrémédiable pituite des fumeurs de cigarettes, il cracha, dans son pot, avec des hauts-le-coeur.

André se réveilla au bruit ; il eut un bâillement sonore.

— Tu vas bien ? lança Cyprien entre deux hoquets.

— Pas mal, et toi ? répliqua André. Il s’était mis sur son séant et repliait plusieurs lames du paravent.

— Je glaviote, comme tu vois, répondit Cyprien, et il apparut, la face terreuse, les yeux bouffis, montrant ses salières d’homme maigre, sous le col déboutonné de la chemise. Il roula une cigarette, l’alluma, demanda à son ami s’il avait trouvé un logement, la veille.

André lui rendit compte de l’emploi de sa journée et il ajouta :

— Je vais aller, aujourd’hui, à la rècherche de mon ancienne bonne.

— Eh bien, je t’accompagne, s’écria le peintre. J’ai besoin de respirer. Ça ne va pas ce matin. J’ai le coeur en compote. Ce n’est pas pour dire, mais les familles sont bien inconséquentes ! elles vous lèguent tous les vices héréditaires de leur santé et, de plus, elles vous fichent sur la terre sans le sou ! Au bout de deux générations, je ne sais vraiment pas ce qui peut rester d’un estomac qui va, se détraquant à mesure qu’on le repasse à ses successeurs ! Ça devient de la jolie filasse ! On en est réduit à boire de ce jus-là ! Et Cyprien, sautant de sa couche, but, coup sur coup, de pleins verres d’eau.

— Si je me levais ? dit André, sans conviction.

— Tu ne ferais pas mal, riposta le peintre.

Une fois debout et sa toilette achevée, André se donna un coup de brosse, et, précéda sur le palier Cyprien qui fermait la porte.

André ne souffla mot pendant la route. Il voulait éviter d’avance les questions indiscrètes de la bonne qu’il avait congédiée, la veille même de son mariage. Il était évident qu’elle demanderait des nouvelles de Madame, désirerait connaître les motifs de la rupture, éprouverait le besoin de s’apitoyer sur le sort de son ancien maître. André était résolu à lui raconter simplement que sa femme voyageait, pour cause de maladie, dans les pays chauds.

— Ce n’est pas très fort ce que j’ai inventé, se dit-il, mais enfin, étant donné la bêtise de Mélanie, c’est suffisant.

Il en etait là de ses réflexions, lorsqu’ils atteignient la rue des Quatre-Vents. La boutique qu’ils cherhaient était située dans une encoignure, badigeonnée de noir du haut en bas, ornée de filets et de lettres jaune-serin. C’était une blanchisserie éclopée modèle, une cabine fumeuse, pavoisée de trois bonnets à choux, pendus dans une montre. Près d’une porte sur les vitres de laquelle des doigts avaient dessiné des 8 dans la poussière, un vieillard paralytique et gâteux était assis sur un fauteuil percé d’un trou et humait l’air. Quand il vit les jeunes gens s’avancer vers lui, il baissa la tête et, avant même qu’ils eussent parlé, il saliva copieusement sur son linge et murmura, à voix basse, d’un ton où il y avait du désespoir et de la confidence : Je ne sais pas moi... je ne sais pas...

Ce vieillard était lugubre et puait.

André et Cyprien entrèrent. Dans la boutique, au fond, une fillette, la mine abrutie, s’amusait à faire griller sur la bouche du poêle, un de ses cheveux lorsqu’il se recroquevillait, elle l’approchait de son nez et semblait se complaire à en flairer l’odeur.

André lui exposa le motif de sa visite. Elle ricana et parut encore plus hébétée. Heureusement que la patronne survint.

— Faudra, dit-elle, si vous tenez à parler à Mélanie, que vous alliez jusqu’au no. 46 de la rue Duvivier au Gros-Caillou, c’est là qu’elle habite, mais si vous voulez l’attendre, elle sera ici dans une heure au plus ; elle fait un ménage, dans le quartier et elle s’amène toujours chez moi pour tailler une bavette avant de retourner chez elle.

Ils résolurent de se présenter à l’heure dite et comme ils étaient désoeuvrés, ils flânèrent sous l’Odéon. L’examen des livres nouveaux fut terminé vite.

— Si nous nous promenions au Luxembourg ? proposa Cyprien.

Ils franchirent la grille de la rue de Vaugirard.

— Hein ? crois-tu, disait le peintre, en avons-nous laissé des souvenirs dans ce jardin ! quel malheur tout de même qu’on les ait changés, avec les allées, de place ! Tiens, montons sur la grande terrasse ; on a oublié de lui rafistoler sa robe et de la pommader.

Et il marchait tranquillement, les mains derrière le dos, salivant de gauche à droite, sans besoin, reprenant :

— C’est égal, voilà un endroit où, après une enfance giflée, j’ai eu une jeunesse bien détroussée par les femmes ! c’est là que j’ai rencontré, pour la première fois, Héloïse, tu sais, la grosse mémère blonde — ah ! non, c’est vrai, tu ne l’as pas connue, toi ! — eh bien, mon cher, elle était pleine de pitié pour mes seize ans ; elle me chipait toutes mes pièces blanches et comme je n’avais point la figure d’un homme satisfait, elle me disait, en face, posément :

— Ce n’est pas moi qui vous trouble ?

Elle me grugeait angéliquement, était pour moi maternelle et digne. Je l’ai souvent regrettée quand j’en ai eu d’autres.

lls étaient arrivés sur la terrasse et ils se promenaient de long en large.

Ils passaient et repassaient sans cesse devant deux statues. Cyprien dissimulait mal le dégoût qu’elles lui inspiraient. Il s’arrêtait devant, contemplait avec des gestes excessifs une Anne d’Autriche, portant dans une main, un papier roulé, une serviette à musique pour jeune fille et, dans l’autre, un sceptre semblable à ces gratte-dos qu’on vend chez les tabletiers et les parfumeurs. Elle était soufflée, avait des poches sous les yeux, l’air grognon, ne possédait ni gorge, ni derrière, semblait, en fin de compte, une reine de lavoir qui ne serait pas encore soûle.

L’autre arborait peut-être un port moins imposant et une mine plus canaille, s’il était possible. Etiquetée : « Anne de Bretagne, reine de France, 1476-1514 » , elle tenait une corde entre de grands doigts gonflés et mous comme des boudins blancs ; pas plus de gorge et de derrière que la précédente. Avec son pif en trompette, ses lèvres en rebord de vase, son ventre mastoc et son allure arsouille, on l’eût prise pour une marinière qui va haler une barque.

— Ce n’est toujours pas avec des bergères comme celles-là qu’on corrompra la jeunesse qui rôde ici, dit Cyprien. Ce sont des bobonnes de maisons suspectes ces princesses-là ! — Il regarda, sur les socles, les noms des sculpteurs, fut étonné qu’ils ne portassent point la signature de Maindron, jugea ces oeuvres dignes de l’auteur de Velléda, une statue vraiment surprenante.

André s’était installé sur un banc. Le jardin était presque désert. L’heure n’était pas encore venue où des dames assises se vantent mutuellement les belles qualités de leurs garçons qui se jettent, en une allée plus loin, du sable dans les yeux et se pincent. Les petites filles ne se pavanaient pas encore, étalant des pantalons brodés, des jupons blancs, faisant les dédaigneuses, dévisageant de haut les enfants de leur âge qui les invitent à jouer, répondant non si la robe est fanée et le manteau pas neuf.

Dix heures sonnaient. Entre des arbres, çà et là, en groupe, la marmaille des pauvres commençait à braire.

André et Cyprien dessinaient avec leurs cannes des ronds sur la terre. Ils ne parlaient plus, écoutaient, dans le silence du jardin, les cris aigus des mômes, le craquement du gravier sous les pas, le son éloigné d’une trompe.

Ils sentaient autour d’eux un silence enveloppé de bruit ; la rumeur des rues avoisinantes s’étendait, apaisée et lointaine, se mourait, dans les allées, proches des grilles. Quelques moineaux pépiaient par endroits ; par d’autres, des pigeons sautillaient sur des vases de fleurs ; partout des traces de clous de souliers se voyaient dans le sable.

Cyprien, les coudes sur ses genoux, la tête entre les mains, sifflotait, contemplant la barre sale des maisons, derrière les arbres, le dôme du Panthéon, àrrondissant sa calotte grise sur le bleu-lin du ciel, coupé, net, plus bas, par une ligne d’eau, une ligne formée par des toitures en zinc, frappées de lumière.

Aucun promeneur sur la terrasse. A cent pas environ, des fillettes d’ouvriers sautaient à la corde, le chapeau tombé en arrière et retenu au cou, par un élastique. Elles criaient : « Anaïs, du vinaigre ! du vinaigre ! » et montraient sous leurs jupes relevées, de petits mollets blancs et des pieds très longs.

— Voilà, murmurait André, les yeux fixés sur les cailloux ; c’était le temps où l’on recevait dix sous de sa famille, par semaine, afin d’acheter chez le concierge du bahut, des suçons ou du chocolat ; le temps où, les jours de promenade, le jeudi, lorsqu’on faisait halte sur cette terrasse, l’on n’entamait plus de parties de visa, pour parler des femmes. Ça nous met joliment loin, dis-donc ?

— Près de vingt-cinq ans en arrière, répondit Cyprien. Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous connaissons, hein ? Je te vois encore arriver à la pension. Tu pleurais comme une madeleine ; — tu n’étais pourtant pas à plaindre, toi ; tu avais une famille qui assiégeait sans arrêt le parloir ; presque tous les dimanches tu lâchais le bazar. Moi, j’étais regulièrement collé. Dieu de Dieu ! j’ai froid dans le dos, lorsque je songe à la tristesse de la cour, vide ce jour-là, au navrement sans borne de l’étude, avec le pion vautré dans sa chaire, embêté, maussade, rêvant à des ribotes de billards et de petits verres, se vengeant de ses ennuis sur nous, nous empêchant de sortir quand on levait la main pour aller aux lieux !

— Ah bien, reprit André, si tu t’imagines que les jours de congé étaient plus gais au dehors ! toute ma journée, à moi, était gâtée par l’appréhension de la rentrée, le soir. Ma famille consultait sa montre. « Il faut se dépêcher, disait ma mère, l’heure avance. » Je quittais la table, après le second plat, j’emportais mon dessert dans ma poche, et alors, après les recommandations et les embrassades, j’étais reconduit par Irma, la bonne. Les rues pleines de monde me serraient le coeur. Je voyais des enfants qui s’attardaient devant des boutiques criblées de lumière. J’enviais la misère des mioches du peuple qui galopinaient sur les trottoirs. Ceux-là étaient libres ! moi, je devais presser le pas, afin d’arriver à l’heure. O les rues, ce soir-là ! la rumeur des cafés remplis de monde, les affiches des théâtres qui me semblaient inviter à des bonheurs inouïs, tout cela me jetait la mort dans l’âme ! J’essayais de marcher moins vite, mais la bonne avait hâte de se débarrasser de moi, pour aller rejoindre, sans doute, un amoureux. Elle doublait les enjambées, nous étions enfin devant la triste loge où Piffard veillait derrière les vitres d’une cage. Dès que je mettais les pieds dans cette salle, un grand froid me tombait sur les épaules, comme si j’étais entré dans une cave ; le dos de la bonne qui partait me donnait envie de pleurer et de fuir. Tu te souviens, on regagnait le dortoir ; le pion vous menaçait d’une privation de sortie pour le dimanche suivant parce que nos talons sonnaient trop fort. L’on se déchaussait et, sans pantoufles, dans ce dortoir éclairé comme pour une veillée mortuaire, sinistre avec sa rangée blanche de lits, l’on se coulait au plus vite dans les draps, et l’on entendait les autres rentrer, aller près des pots rangés le long des fenêtres, pisser tant qu’ils avaient, chuchoter sous les menaces du pion gueulant dans ses couvertures.

Dire qu’il s’est trouvé des gens pour prétendre qu’on regrettait plus tard le temps du collège ! Ah non ! par exemple. Si malheureux que je puisse être, je préférerais crever que de recommencer cette vie de caserne, subir la tyrannie des poings plus gros que les miens, la rancune ignoble des pions !

— Les pions ! tiens, parlons-en de ceux-là ! Apitoyons-nous un peu sur leur sort. Leur vie est dure ? Soit. C’est une existence atroce que de surveiller et de faire éclore les vices d’un tas de polissons, de se lever et se coucher avec eux, à des heures stupides ? eh bien, après ? A part un ou deux qui attendent, dans ce dépôt, des jours meilleurs, je n’ai connu que des absinthiers, des gens travaillés par ces maladies qui se traitent spécialement devant s cours d’assises ! A propos, te rappelles-tu Bourdat, dit « il faut que je sors » — c’est comme cela qu’il parlait sa langue celui-là ! — te le rappelles-tu avec son costume de misère, traîné dans tous les caboulots et les débits de prunes, son chapeau galeux et pelé, sa moustache limoneuse, son menton fleuri de boutons de vin, ses yeux qui suaient des luxures sales ? Il embrassait ceux qui n’avaient pas de barbe, raflait nos sous, confisquait notre tabac pour le fumer, vendait les livres qu’il nous empruntait, se soûlait comme un fifre et nous obligeait à payer deux francs pour une levée de consigne. Celui-là était un des plus remarquables échantillons...

— C’était le meilleur de tous, jeta Cyprien. Lorsqu’on n’avait pas d’argent pour racheter sa privation de sortie, il vous accordait un crédit de deux jours. Gouape au fond de l’âme, je ne dis pas, mais une gouape bonhomme. C’est le seul, ma foi, pour lequel j’ai gardé un peu d’estime !

Et ils alternaient, l’un l’autre, à mesure que les souvenirs leur revenaient. C’était maintenant la nourriture toujours la même à des jours fixés : le gigot au suif et les haricots à l’eau tiède du lundi ; le veau et le plâtreux fromage blanc de tous les mardis, les carottes à la sauce rousse, l’oseille du jeudi qui rendait malade, le macaroni sans parmesan et sans gruyère, la purée des pois mal concassés, les pommes de terre sautées dans de la graisse noire ; puis, ils songeaient à l’abominable souffrance des soirs d’étude, l’hiver, où l’on s’endormait brisé par la chaleur lourde du poêle et des gaz, réveillé en sursaut par le pion, par un camarade qui vous cognait le coude ; ils songeaient à l’attente anxieuse de l’heure où l’on ferme ses dictionnaires, où l’on se met, au son d’une cloche, en rang dans la neige, où l’on peut enfin s’étendre sur un lit de glace, dans un dortoir ouvert, par raison d’hygiène, du matin au soir, et ils se rappelaient, tous les deux, le frottement du déshabillage, les chaussettes gardée pour avoir moins froid, l’étendue du caban et de la tunique sur la couchette. On s’endormait, et, le lendemain, à cinq heures et demie, un domestique vous arrachait au lit chaud, avec l’horrible vacarme d’une brosse qu’il tapait entre les rayons du casier aux chaussures.

L’été, c’était peut-être plus épouvantable encore. Tous les quinze jours, le samedi, on se lavait les pieds, dans le réfectoire ; mais, d’aucuns en repuaient le soir même et une odeur fade, une douceur sûre à faire vomir, s’envolait de certaines couches, flottait dans la pièce entière.

Et ça se prolongeait ainsi, pendant des mois, pendant des années ; on quittait une classe pour entrer dans une autre ; on étudiait sur des livres neufs ; on devait admirer les lourdes balivernes d’Horace, le fatras stupéfiant d’Homère, réciter du Racine et du Virgile, du Cicéron et du Boileau, passer en revue tout le solennel ennui des époques classiques, copier des 100 et des 1,000 vers, n’apprendre, au demeurant, rien qui fût utile ; et, les semaines se suivaient, les unes après les autres, apportant la même pâture mal assaisonnée, la même eau rougie ou la même eau pure ; les jours s’écoulaient, également tristes, entre la désolation du lundi matin où l’on se réveillait, consterné par la perspective d’une semaine à vivre et l’espérance qui vous prenait, le jeudi, d’atteindre enfin le dimanche.

Les seules lueurs qui brillaient, dans cette nuit sans fin d’embêtements, se montraient, vers le mois de Juillet, à l’approche des grandes vacances, alors que la discipline se relâchant un peu, on collait, au plafond, avec une boulette de papier mâché, la figure des pions découpée dans des morceaux de papier et de carton peint.

Et l’aspect même du pensionnat où ils avaient vécu ensemble leur apparaissait : les deux préaux, celui des petits et celui des grands, séparés par une grille de bois, les quatre latrines, surmontées d’une horloge, la fontaine où l’on se donnait tant de coliques, à force d’y puiser de l’eau, les trois acacias dont on mangeait les fleurs, le hangar de la grande cour, avec une chapelle dessus et une cabane à porcs en dessous, les classes entourant la petite cour, les dortoirs s’élevant jusqu’aux toits, avec leurs grandes fenêtres voilées de rideaux blancs, la cuisine dans les sous-sols, avec deux lucarnes grillagées, à ras de terre, le parloir où l’on apprenait le violon et le piano, et, en face des dortoirs, encore deux étages de classe avec un escalier suspendu pour y grimper.

Des nausées venaient à André qui se reportait à son ancienne étude, avec ses gradins, ses mauvais pupitres de bois noir, tailladés, creusés d’initiales à coups de couteau, percés de trous de pitons pour les cadenas et il revoyait nettement, la pièce, les bancs, les rayons courant autour pour ranger les Alexandre et les Quicherat, les deux becs à gaz dont les verres claquaient quand on crachait dessus ; il se souvenait des interminables disputes, des jalousies féroces pour conquérir une place, en haut de la salle, près du poêle et loin du pion, des vilenies qui se commettaient afin d’obtenir un pupitre moins endommagé, plus facile à clore ; mais une figure dominait, comme dans une apothéose de dégoûtation, la cour, la salle, les maîtres, la figure du marchand de soupe, beuglant d’une voix énorme, giflant à tour de bras, laissant le chaton de sa bague imprimé en rouge sur les joues. Il le revoyait avec son ventre prodigieux, sa tête de veau, ses bras d’hercule, il se rappelait ses viles finasseries, ses grossiers mensonges, l’exhibition qu’il faisait d’un livre contenant des portraits d’hommes, chimériquement ravagés par la syphilis. Tiens, tu vois, l’ami, disait-il, tu deviendras comme cela si tu continues à t’amuser avec tes petits camarades ; et, il vous gravait l’infecte image dans la tête, à coups répétés de calottes.

Et Cyprien et André aidaient leur mémoire, l’un l’autre. Ils se remémoraient les caresses disputées des lapins, les cigarettes fumées dans les lieux, la religion imposée à coups de pensums, les envies douloureuses des orphelins qu’aucun ami, aucun correspondant ne venait chercher, les supplices des infîrmes, raillés par toute une classe, bousculés, battus, san pouvoir se défendre, les malheurs des bâtards dont on injuriait les mères, l’infamie du pion qui fermait les yeux parce que les assaillants étaient ses favoris et ses chouchous.

Et d’autres, d’autres souvenirs se réveillaient encore : les peurs terribles, les fuites au cri répété de « vesse, vesse, v’là le pion ! » le charivari, dans les rues, lorsqu’on se dirigeait vers le collège, la mère « Ça Pue », une marchande près de Saint-Sulpice, qui se dressait, hurlante, quand on mollardait dans ses poires cuites ou sur ses volailles, « Pichi », un marchand de curiosités de la rue de Grenelle que ce surnom rendait comme fou, et les plaisanteries sinistres : les papiers roulés, pliés en deux, durs, lancés, au moyen d’un élastique, dans le bas-ventre des chevaux qui s’élançaient, menaçaient de briser leurs voitures, d’écraser les passants et tout, tout, les appréhensions terribles lorsqu’on partait pour le lycée sans savoir ses leçons, l’infernale pluie des retenues et des consignes, les gronderies de la famille, les emportements du marchand de soupe !

— Quelle ordure que tous ces pensionnats ! finit par dire André, et Cyprien était bien de son opinion, il en crachait de mépris sur le sable.

— Et pourtant, reprit-il, après un silence — avouons que nous avons eu de bons moments dans ce jardin. Les jours où nous étions bouche-trous au concours, nous mangions sur ce banc la tranche de pâté traditionnelle et nous vidions la topette de vin nichée dans le filet. En avons-nous fumé des cigarettes trop mouillées, derrière ces arbres ! — Et il désignait, au loin, des massifs tachés de rouge et de jaune par des fleurs, des taillis ouverts par un coup de vent, laissant voir par les éclaircies tremblantes de leurs feuilles des étoiles de ciel bleu — et il ajouta, comme conclusion : le Luxembourg est bien encore le seul pan de terre ratissé auquel je m’intéresse !

André chassait mélancoliquement les cailloux avec sa canne.

— C’est toute ma jeunesse, une jeunesse d’humiliation et de panne qui est là, disait-il. Avec une mère veuve et sans le sou, une bourse au lycée, un rabais à la pension, je ne pouvais réclamer quand la viande putridait et que des cafards submergés dansaient dans l’abondance. Ah ! j’étais sûr de mon affaire ! lorsque le domestique portait au patron les assiettes et lui soufflait, à mi-voix, le nom des élèves qu’il allait servir, l’assiette me revenait avec des rogatons et des boules de graisse, des arêtes ou des os ! je mangeais peu et mal et j’étais régulièrement désigné pour réciter la prière. — Avec cela, des punitions, en veux-tu, en voilà — 100 vers pour les autres et 500 pour moi. Pas de compliments, quand j’étais premier, un air rogue lorsque j’étais troisième — méprisant et furieux si j’étais onzième. — Des pièces et des béquets à toutes mes bottines. Des gilets taillés dans les vieux gilets qu’un oncle abandonnait à ma mère, pour moi, — un uniforme de dimanche toujours fané, faute de pouvoir en renouveler les pièces. Les camarades riches me lâchaient à la porte du bahut, les jours de sortie, parce que je n’avais pas, comme eux, des cravates d’azur et des cols droits. — Je ne salivais pas sur des manilles, moi ! je suçais des bouts coupés à un sou. Voilà ce que je vois, lorsque je me retourne, un cortège lamentable de misères et d’insultes, des tombereaux de voirie, des vices de maisons centrales et des chiourmes abjectes !

Et cependant, je n’étais ni un crétin, ni un chahuteur — non — je n’étais rien — j’étais médiocre simplement. — Je ne paressais guère ; l’on ne pouvait, en bonne conscience, me reprocher que des lectures interdites derrière mon pupitre, des contes de la Fontaine que je considérais alors comme un grand poète. Ça a continué ainsi, indéfiniment. Les années s’abattaient sur les années, les pions s’usaient et étaient remplacés par d’autres, le maître de pension prenait de l’âge et frappait moins fort, les murs de l’étude devenaient plus maculés et plus gluants, les gradins s’affaissaient et se creusaient de plus en plus, et la vie continuait à être la même, stupéfiante et morne.

Il est vrai qu’une fois mon bachot passé, ça n’a guère été plus ragoûtant. J’ai dû donner des leçons de latin dans une famille de la rue d’Anjou. Il s’agissait d’allonger l’intelligence irréparablement courte d’un gommeux. L’héritage de l’oncle est enfin venu, lorsque ma mère était morte à la peine. Dieu de Dieu ! quel tas de boue l’on remue quand on se reporte en arrière.

— Oh ! répliqua Cyprien, il n’est même pas besoin de penser à ses années de collège, pour qu’il vous tombe sur la tête de pleins baquets d’eau de vaisselle. — Je n’ai pas à aller si loin, moi, je n’ai qu’à évoquer le souvenir de mes anciennes maîtresses, de Céline Vatard, entre autres, et me voilà servi ! — Et, quand on songe que j’avais trois cents francs de rentes à manger par mois et que j’ai boulotté le capital avec des cocottes, sous le prétexte de mieux les peindre ! — je devais regagner avec le tableau ce que me coûtait la peau du modèle — fichue spéculation ! — je n’ai rien appris. — Mes toiles ont été refusées à tous les salons et ne se sont pas vendues. Je les ai chez moi encore et il y a beau temps que les originaux ont été achetés et je ne les ai plus ! — Enfin, ce qui me console, c’est que si notre sort n’est pas digne d’envie, celui de nos anciens copins de collège ne me paraît pas l’être beaucoup plus à ce que j’en sais du moins — et il, citait un nom :

Letousey, par exemple, celui qui lança au pion qui voulait le rosser, cette apostrophe mémorable : « si t’approches, je te casse la dent qui te fait schlinguer ! » il est, m’a-t-on affirmé, employé à 1,800 francs dans un ministère.

— De la dêche ! répliquait André. — Une femme, sans doute — des enfants — logement au cinquième — lampe de pétrole — buffet de faux chêne — piano d’acajou. — La femme a nourri, elle-même, par économie — seins déformés. — Le dimanche, roulement du dernier-né dans une petite voiture, remisée, le soir, au bas des escaliers. Des nuits occupées à surveiller les dents de lait qui poussent. — Avec cela, travail opiniâtre d’aiguille ; prise dans le haut du pantalon, du drap nécessaire pour coudre une pièce au bas. De la dêche ! ou bien la mariée cascade !

— Et Degagnac, tu te souviens ? reprenait-il ; ce maniaque qui avait la vue basse parce que sa nourrice était myope — et c’est lui qui le disait du moins. — Degagnac, l’homme qui a têté le lait de la cécité, que diable est-il devenu ?

— Je ne sais pas, répondait Cyprien. — Celui-là a dû séduire la bonne de sa mère et il vit maritalement avec.

A l’heure où les vieux concubinages sortent des allées, le soir, on le verrait sûrement, dans un quartier vague, accolé à un monstre gras, tétant un cigare de cinq centimes, causant avec les portiers, à cheval sur des chaises, devant leurs portes.

Et un tel ? et tel autre ? et des noms défilaient — des figures tantôt précises, tantôt vagues, à peine tracées, passaient, une à une. André se rappelait celle-ci, Cyprien plus. Cyprien revoyait encore celle-là et André la cherchait en vain. Aucun, dans tous ceux dont ils évoquaient l’image, n’apparaissait, dans une auréole de richesse et de bien-être. — Un seul faisait exception, le plus bête de tous, le fils d’un marchand de couleurs. — Celui-là s’était enrichi dans la céruse et dépensait ses revenus à boire des chopes et à parier aux courses.

— Tout cela, ce n’est pas consolant, dis donc, murmura Cyprien — et, avec cela, pas d’échappées, pas de vues ! Un long mur de débine partout. — Les anciens amis, les camarades que l’on rencontre, les connaissances que l’on salue, tous accablés par des stations dans les gargotes par des amours rationnées, par des postulations vers des femmes qui appartiennent aux autres ! Partout, des arias avec le propriétaire, des transes aux approches du terme ! Partout, une éternelle et irrévocable dêche ! Tiens, regarde, voilà un jeune homme qui passe ; le paletot est presque neuf, mais les bottines sont blettes, les élastiques ont joué, les talons tournent, les tirants ne sont plus. La cravate est longue pour cacher la chemise. O les devants malades ! Je les connais les devants qu’on épluche, tous les matins, les ouvertures qui bâillent, les boutons qu’on attache tous ensemble, au-dessous du plastron, par un bout de fil, pour ne pas les perdre. Et encore, faudrait lui voir le dessous à ce Monsieur-là !...Du linge que la crasse saumone ! Des fonds de culottes minces comme des pelures d’oignons, tannés et roussis comme elles, des chaussettes durant quinze jours, avec des plis noirs au talon, des zébrures de sépia sur le cou-de-pied, des pointes couleur terre ! Et, en voilà encore d’autres, reprit-il, après un moment de silence, qui la feront mijoter et cuire la misère, que c’en sera une vraie bouillie ! Et il montrait du doigt des enfants qui s’étaient rassemblés peu à peu, et vagabondaient sur la terrasse.

Alors ils regardèrent, sans plus dire mot, des mioches avec des chemises s’envolant des pantalons, des épaules en pente, des mines rachitiques, des trous secs de scrofules au cou ; ils s’apitoyèrent presque devant des rouleaux de chairs rouges, empaquetés dans des langes, tenus par des galopines, des rouleaux gigotants d’où s’échappaient des cris, de l’urine, des larmes. Plus loin, c’était un grand garçon, efflanqué et pâle, à l’époque de la mue, avec des jambes trop longues et une voix bizarre, qui brutalisait un plus petit, décorée sur sa blouse, d’une croix en plomb, et, en face d’eux, juste, trois petites filles moulaient des pâtés dans des seaux de fer peint. Elles étaient accroupies, leur tournaient le dos, et elles se levaient et s’abaissaient, en mesure, découvrant des petits derrières bien fendus au milieu et blancs.

Onze heures sonnèrent. André eut un soubresaut.

— Allons retrouver Mélanie, dit-il ; et puis, j’en ai assez, moi, du Luxembourg ; c’est un bain de tristesse que ce jardin-là ! Que le diable t’emporte, toi et tes souvenirs d’enfance ! Viens, filons ; et ils descendirent de la terrasse dans les allées qui bordent les parterres, enserrés de grilles, devant le Sénat.

Ils marchaient vite, croisaient un prêtre ronchonnant sur un bouquin relié de drap noir, un homme se rendant à son travail, le nez dans un journal ; ils longeaient les files d’ouvriers étendus sur des bancs, fumant des cigarettes, s’épuçant la main sous la blouse, frôlaient un vieillard tapant sa pipe, pleine de cendre, sur la caisse verdâtre d’un oranger, suivaient des yeux les reins tout remués de jeunes ouvrières, à peu près honnêtes sans doute, car elles se pressaient, portant encore leur manger dans un sac de cuir. André hâtait le pas, écartait un moutard qui se dirigeait vers le bassin, un bateau minuscule au bras, sacrait après une polissonne qui lui lançait son cerceau dans les jambes.

— Dépêchons, répétait-il, je tiens à ne pas rater Mélanie.

Ils arrivèrent enfin devant la boutique.

— Asseyez-vous, une minute, dit la blanchisseuse aux deux jeunes gens. Mélanie est à côté chez la voisine, je vas la chercher.

Ils prirent des chaises. Le vieillard avait été remisé, en un lit, dans la salle du fond et on l’entendait geindre. Ils virent qu’on lui frottait le coccyx avec des couennes de lard, pour empêcher qu’il ne s’écorchât. Une vieille femme sortait de l’arrière-boutique et jetait, près de la mécanique, au bas d’un monceau de linge, les tronçons usés de cette charcuterie.

Trois ouvrières tripotaient des chemises. L’apprentie était assise, sur une chaise, les pieds sur les barreaux, les genoux relevés. Elle marmottait tout bas, l’oeil perdu. A un moment, elle dit, inconsciemment, presque haut : je n’entends pas mes moutons !

Les ouvrières s’arrêtèrent de travailler et crièrent en choeur : en v’là une sale arpette ! Tu nous embêtes avec tes moutons, toi ! — fallait rester avec eux ! — Le vieillard s’agitait, à côté, dans sa couchette. Ses bras qu’il pouvait encore remuer se cognaient à l’étroit contre la cloison. Il jurait d’une voix sourde. Une ouvrière s’en fut le consoler. — Allons, mon oncle en voilà assez, n’est-ce pas ? Si vous ne vous tenez pas tranquille, vous n’aurez pas de sucre dans votre vin ! — Et des plaintes d’enfant grondé s’entendaient : est-ce que je sais, moi.... je ne sais pas...

— C’est votre oncle ? demanda Cyprien, à la femme.

L’autre secoua la tête. Il n’était l’oncle de personne. On l’avait recueilli, simplement, parce qu’il avait des rentes.

— C’est seulement dommage que ce vieux cochon-là en ait placé une partie en viager, remarqua judicieusement une des repasseuses.

Cyprien ne crut pas utile de répondre à cette réflexion. L’arpette l’étonnait d’ailleurs ; jamais il n’avait vu autant de rousseurs sur un visage, des bras plus rouges et des mains plus noires. Il fut tiré de sa contemplation par l’arrivée de Mélanie qui demeura stupéfiée devant son maître.

— Bonjour, Monsieur André, dit-elle enfin. Monsieur va toujours bien ? Et elle regardait s’il n’avait pas un crêpe à son chapeau. N’en apercevant point, elle concluait sans doute que la bourgeoisie n’était pas morte, comme elle l’avait cru.

André la prit à part, lui raconta que sa femme était très malade, qu’elle ne pouvait revenir à Paris d’ici longtemps. Il coupa court aux jérémiades que Mélanie jugeait de bon goût de pleurnicher et il lui proposa simplement ainsi qu’autrefois trente-cinq francs et la nourriture pour préparer son manger et nettoyer ses pièces. Elle hésitait. C’est que j’ai plusieurs ménages, finit-elle par dire. Elle accepta pourtant, déclara par exemple qu’elle ne pourrait entrer à son service, avant le commencement de l’autre mois. André voulait qu’elle vînt, dans trois jours, au moment même où il emménagerait. Elle s’y refusa, ne pouvant ainsi abandonner ses clients dont elle entama l’éloge. André l’interrompit, accepta ses conditions, lui donna son adresse, se souvint qu’elle était mariée, s’enquit de l’état de santé du sergent de ville, son époux, coupa court encore aux longs détails qu’elle commençait et, sorti, dans la rue, oubliant tout à coup la tristesse qu’il avait agitée, il prit le bras de Cyprien et, ragaillardi, il lui disait :

— Ouf ! je respire ! j’entrevois la côte. Dans une huitaine, je serai presque réinstallé. J’ai, cette fois, des atouts dans mon jeu. — Le feu et la lampe allumés, les vêtements brossés et recousus, le dîner prêt à l’heure et mangé, les pieds dans mes plantoufles, je vais donc avoir tout cela à des égards en plus pour mes trente-cinq francs par mois ; je suis sauvé !

— Le rêve, quoi ! conclut Cyprien. Le confortable du mariage avec la femme en moins ! — une soirée, perdue par semaine, au plus, pour les clowneries sensuelles ; les autres jours, du silence et du bien-être, de l’amour pas encombrant et du travail abattu en masse. Seulement, attention, hein ? Pas de blagues, ma vieille ! Te voilà dans le train, ne descends pas aux stations, t’y trouverais des concubines en gare !

— Oh ! quant à ça, tu n’as rien a craindre pour moi, merci, j’ai reçu mon compte...

— On ne sait pas, murmura le peintre, ce Paris, c’est si troublant avec son obscène candeur des pubertés qui poussent, son hystérie sympathique des femmes de quarante ans, son vice compliqué des bourgeoises plus mûres ! Ah ! C’est du gingembre auquel on a bien envie de goûter ! Ensuite, vois-tu, on a beau les avoir muselées, toutes les vielles passions qu’on n’a pu placer, se lèvent et aboient quand un jupon passe ! Attention, attention, mon pauvre vieux, tenons-nous bien, va ; serrons-nous, l’un contre l’autre.

— Et allons manger, fit André que les craintes mélancoliques de Cyprien gagnaient. Tiens, après le déjeuner qui enterrait ma vie de garçon, je t’offre maintenant le repas de fin de mariage. Nous y demanderons du vin de Bourgogne et nous tâcherons d’y faire tremper et mollir toutes nos vieilles rancunes.

— Ça va ! dit Cyprien et, bras dessus bras dessous, ils franchirent la porte d’un restaurant, salués jusqu’à terre par un larbin dont les rouges fanons s’écrasèrent, en cette courbette, sur la cuirasse empesée de la chemise.

Ils s’assirent, vis-à-vis l’un de l’autre, étudiant la carte des mets, s’égarant dans la table des vins.

André lisait à mi-voix le nom des grands crus ; Cyprien l’écoutait, rêvait longuement sur chaque nom :

La romanée et le chambertin, le clos-vougeot et le corton faisaient défiler devant lui des pompes abbatiales, des fêtes princières, des opulences de vêtements brochés d’or, embrasés de lumière ! Le clos-vougeot surtout l’éblouissait. Ce vin lui semblait être le sirop des grands dignitaires. L’étiquette brillait devant ses yeux, comme ces gloires munies de rayons, placées dans les églises, derrière l’occiput des Vierges.

— Non, pas de ceux-là, dit-il ; prenons du vin moins élevé en grade. Voyons, dégringolons l’échelle des crus, arrivons aux bouteilles sans tralala et sans pose. Pas de grandes dames, elles ont fait leur temps ; cherchons des fifilles polissonnes et modestes, des bouteilles frottées d’élégance mais qui se laissent caresser à la bonne franquette !

— Volnay, Nuits, Beaune, Pommard ? continua André.

— Pommard ! hein ? dit Cyprien, l’oeil goulu ; que penses-tu de celui-là ?

Et il donnait des coups de pinceaux dans l’air, voyait un tableau tout fait : une salle à manger confortable, sans femmes, de joyeux compères attablés, la bedaine au vent, avec des rougeurs sur la trogne, des mines de goinfres repus, des rires de vieux gueulards que le vin travaille ! Il voyait une débauche d’artistes, à la papa, dans une chambre chaude, avec un tapis sous les pieds, des sièges moelleux, un service bien organisé, des éclats de gaieté jouant à l’aventure, des paradoxes valsant sur des cordes roides, tombant sur des tremplins, rebondissant et jaillissant en des pirouettes d’adjectifs qui entincelaient, dans la phrase, comme dans une culbute, les maillots pailletés des pîtres !

— Ah ça ! te décideras-tu, grogna André, que l’air rêveur de Cyprien impatientait ?

— Eh bien mais, du Pommard, répliqua l’autre.

Ils commandèrent une bouteille au sommelier et remplirent les verres.

— Je n’aperçois plus rien, moi, se dit le peintre. La vision charmante de la tablée, en désordre, et tendant ses verres, avait disparu. Il buvait du vin qui n’était pas désagréable, mais ça se bornait là.

Il regarda d’un air découragé le restaurant qui commençait à bruire, et, avalant deux gorgées, il s’écria :

— Non, ce n’est pas la vieillesse qui rend le vin bon, c’est le décor, c’est l’atmosphère dans lesquels on le boit ! Ce vin-ci, eh bien, ce ne serait du Pommard que si on le dégustait chez soi, dans un profond fauteuil et dans un joli verre. Ici, c’est du Château-Vélisy, c’est du Saint-Clamart qui a trois ans de bouteille et voilà tout ! Ah ! vois-tu, demander dans un restaurant du vin intime comme celui-là, descendre même plus bas, si tu veux : trier les mâcons et les beaujolais et pitancher des thorins ou des moulin-à-vent, c’est tout bonnement absurde ! Nous aurions dû solliciter de la piquette de lieu public, du vin qui se boive avec des courants d’air dans les jambes et des fracas d’assiettes sur la tête, du champagne, enfin ! Oui, il faut laper dans les gargottes en renom, des boissons qui vous donnent envie de quitter la table avant le café, ne pas savourer du faux bien-être qui vous endorme les jambes et vous attache à votre chaise. Sans cela, c’est un contresens.

— Baste, après tout, reprit-il en examinant son ami qui ne l’écoutait pas, retombé qu’il semblait être dans ses pensées noires ; nous nous sommes simplement trompés, et il ajouta en s’enfournant une bouchée de poisson qui sentait le linge :

— C’est égal, il y a des gens bienheureux. A table et au lit, ils obtiennent, en guise de fourniture et de réjouissance, en plus de ce qui leur est dû, un peu d’illusion ! Nous, rien du tout. Nous sommes les malheureux qui allons éternellement chercher au-dehors une part mesuré de fricot dans un bol ! Au fond, ce n’est pas réjouissant ce que je dis là. Mais aussi pourquoi André a-t-il des allures de bonnet de nuit. Il me navre à la fin des fins !



..........

Ainsi que ces gens qui, voyant tout à coup sur l’affiche du théâtre où ils allaient acheter du rire l’annonce lamentable d’une relâche, contemplent désespérément les portes, Cyprien et André, après s’être attendus aux joyeuses féeries du vin, regardaient maintenant, atterrés, leurs verres.