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Marthe: histoire d’une fille (1876)

blue  Avant-propos de la deuxième edition
blue  Chapitre I-II.
blue  Chapitre III-IV.
blue  Chapitre V-VI.
blue  Chapitre VII-VIII.
blue  Chapitre IX-X.
blue  Chapitre XI-XII.


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Chapitre XI

Marthe rentra au logis, défaillante et farouche. Son amant l’avait attendue pendant toute la nuit, et il avait préparé pour son retour une série de phrases mi-sentimentales, mi-gouailleuses. Aux premiers mots qu’il prononça, elle le regarda en face et lui dit :

— Le loyer est-il à mon nom ?

Et comme il répondait oui : — En ce cas, cria-t-elle, vous ne feriez pas mal de me ficher votre camp !

Il fut étonné, balbutia quelques injures, et finalement emporta sa chemise en foulard de soie et disparut.

Quand il eut quitté la chambre, elle respira et, courant à l’armoire, avala d’un trait un grand verre de kirsch, puis elle saisit avec rage le goulot du flacon et but à même.

Cette ribote la rendit malade et plus triste que jamais. Une foule de jeunes gens vint la voir, se proposant de remplacer leur ami dans ses bonnes grâces ; elle préféra les avoir tous plutôt que d’en endurer un seul, et elle recommença son ancienne vie, ne se sentant aucune affection, aucune tendresse pour tous ces gens qui faisaient la chaîne le long de sa couche, comme si elle eût été brûlée dans un incendie d’amour. Elle en arriva à prendre pour amants de coeur d’ignobles hommes aux casquettes bouffies et portant sur les tempes les stigmates des infâmes : les accroche-coeur. Ceux-là la dégoûtèrent plus encore et elle s’ingénia à passer les nuits seule.

Alors, sous les courtines de soie pâle, dans l’insomnie qu’elle ne pouvait vaincre, elle songea au passé. Elle en vint à pleurer sa petite fille qui était morte en naissant et à aimer presque le jeune homme qui l’avait soignée dans cette crise horrible; puis à mesure que sa lamentable vie se déroulait devant elle, comme les tableaux changeants d’un kaléïdoscope, elle frissonnait, mesurant la profondeur des boues où elle avait plongé, et quand elle arriva à cette phase de son existence où elle avait servi dans le régiment des mercenaires, alors, dans le silence de l’alcôve, se dressa, avec sa robe bariolée et ses hurlements de sinistre joie, le spectre des maisons de filles.

Elle entrait, confuse, et des âmes, rendues charitables par l’ivresse, lui disaient : n’aie donc pas peur, tu t’y feras bien vite; puis on la déshabillait et elle n’avait plus pour tout vêtement qu’une mousseline, sous laquelle son corps s’estompait en rose ; l’on apportait des verres et elle se mettait à jouer au nain-jaune des moos de bière louche, jusqu’à l’arrivée de M Henri, le coiffeur chargé de rafistoler les femmes. Quand chacune avait sur le crâne un étage de tignasse et au-dessus du front un tas de banderoles et de fleurs, on buvait l’absinthe, on brassait à nouveau les cartes, attendant l’heure d’appareiller, soit pour Lesbos, soit pour Cythère; après le dîner, enfin, tout le monde descendait au salon et, debout sur le seuil, la mère Jules guettait.

Il venait deux, trois, vingt personnes; on demandait à boire, on montait au premier, puis le timbre sonnait et toutes se bousculant, se chatouillant, se pinçant, dégringolaient l’escalier, quatre à quatre, faisant tourbillonner dans la vapeur rouge des gaz leurs oripeaux de théâtre ou se découpant, blanches et nues, sur le faux marbre des murailles. On atteignait ainsi onze heures, la table était prête pour le souper, et tout l’escadron remontait et s’empiffrait des rondelles de cervelas, des tartines de rillettes, des parts de lapin aux pommes, et le timbre retentissait encore ; chacune avalait le morceau qu’elle avait en bouche, et pour la vingtième fois elles s’engouffraient avec un bruit de tempête dans la salle du marché, puis remontaient, sauf une ou deux, qui rentraient plus tard les bas luisants de pièces d’argent ou d’or.

Mais c’était vers une heure du matin que le délire atteignait son intensité suprême. Les passagers affluaient; alors les gambades et les cabrioles, les piétinements et les huées ne cessaient plus, les filles luttaient entre elles de bêtise et d’entrain. Elles sautaient, se trémoussaient, se tordaient, les lèvres éclaboussées de laque rose, les dents frottées de ponce. Fouettées par le vin, éperonnées par l’alcool, elles hennissaient, regimbantes, ou s’abattaient fourbues et veules sur les divans.

D’autre fois, au terme de la veillée, vers trois heures du matin, alors que toutes les femmes demandaient aux hommes de leur dire l’heure et persistaient à les étourdir de l’éternel refrain : tu payes à boire ! Un monsieur entrait et disait à l’une d’elles : « Va t’habiller, je t’emmène », et il s’installait, les jambes croisées, fumant son cigare, attendant que son achat lui fût remis, empaqueté dans de l’étoffe noire; l’on entendait alors des appels dans l’escalier, la femme demandant une chemise à madame, attachant avec des épingles les jupes qu’on lui prêtait ; elle descendait enfin, débarrassée de son rouge et de sa poudre, et allait embrasser ses camarades comme si, partant la nuit, à l’aventure, elle craignait de ne les plus revoir. On sortait, et appuyée sur la rampe, la loueuse criait de sa voix brève : « Je t’attends demain à midi, ne t’amuse pas en route. »

Ce fut une nouvelle fascination pour Marthe, ce fut cette attraction du vide sur lequel on se penche que cette vie chauffée à blanc, que ces culbutes, que ces pirouettes, que ces verres vidés sur le coude, que ces disputes entre l’une et l’autre pour un ruban ou pour un homme, que ces raccommodements entre deux galops ; elle se souvint avec un singulier plaisir de ces ardeurs et de ces fièvres qui la faisaient délirer et se tordre, comme cette frénésie et ce vertige qui font ululer et bondir les derviches hurleurs affolés par le tournoiement de leurs rondes.

Et puis, c’était une déroute de toutes les idées tristes, une abdication volontaire des luttes d’ici-bas, que ce désordre sans cesse attisé : la prison éloignait toutes les difficultés de l’existence, on ne s’occupait plus de rien sinon de gagner assez pour perdre au jeu et s’ivrogner si les passants se refusaient à payer l’écot, et cependant, quelle misère et quelle abjection ! Sans doute, elle s’y était faite aux baisers méprisants des hommes, mais, les premiers temps, comme le goût de cette bourbe lui avait tenu en bouche ! Le chaland se levait le matin et dégrisé, reconnaissant l’endroit où il avait couché, furieux contre lui-même, plein de dégoût pour la femme qui l’avait frôlé, il s’habillait en un tour de main, secouait le blanc qui marbrait ses habits et s’échappait sans même lui dire adieu ; elle entendait son pas précipité sur les marches, puis il s’arrêtait près de la porte, attendant que l’omnibus fût passé pour sauter dans la rue et s’enfuir. Et quelle humiliation lorsqu’elle-même ayant passé la nuit dehors rentrait au jour ; le laitier et le boucher, fumant leur pipe sur le pas de leurs boutiques, avaient des rires insultants et lui crachaient aux jambes, quitte à venir les lui embrasser le soir !

Enfin, grâce à Ginginet, qui avait répondu d’elle, se disant prêt à l’épouser, elle n’était plus sujette du bureau des moeurs, et la pensée qu’elle allait refaire à nouveau partie de ce bétail que la police doit surveiller et traquer sans relâche lui donnait froid dans le dos.

Elle ne se dissimulait pas les douloureuses voluptés de cette servitude, et cependant elle était attirée par elles comme un insecte par le feu des lampes ; tout lui semblait valoir mieux d’ailleurs, le péril des tempêtes, la chasse sans merci, que cette navrante solitude qui la minait.

Elle se réveillait de ces visions, l’esprit détraqué, les joues en sueur, elle suffoquait dans sa chambre, et parfois elle descendait pour prendre l’air et se traînait le long des murs, avec une démarche et des gestes de mourante. La fraîcheur du matin, le clair soleil chassaient ces rêves et elle allait tomber sur un banc, dans un jardin public ou dans un square, regardant le sol qu’elle creusait avec la pointe de ses bottines, tamisant, au travers de ses doigts, de la terre en poudre. Mais tous ces enfants qui faisaient des petits pâtés avec des seaux en fer-blanc l’exaspérèrent ; ils lui rappelaient le temps où, elle aussi, se ventrouillait dans la poussière et plantait des branches d’arbre sur des tas de cailloux. Elle se prit alors à errer dans Paris, et un jour qu’elle déambulait ainsi au hasard elle tomba, au détour d’une route, devant une caserne, à l’heure où les mendiants viennent chercher la soupe.

Elle s’arrêta dans une sorte de cul-de-sac, bordé au nord par cette caserne, quelques marchands de vins où buvaient, à l’ombre de pins en caisse, des vieillards, pansus comme des tourailles ; au sud, par une échoppe à fritures et à crêpes, un restaurant interlope avec ses bols de riz au lait et ses crêmes tremblantes, et par un sordide marchand de bric-à-brac, à la porte duquel pendaient en désarroi des crinolines dont les chairs s’étaient dissoutes et dont les carcasses d’archal sonnaient aux vents.

Plus près enfin, à l’entrée de l’impasse, trois arbres aux troncs flacheux dressaient de leurs manches de terre des bras éplorés et difformes.

Une pelletée de misérables avait été jetée dans le ruisseau au pied de ces trois arbres. Il y avait là des pauvresses aux poitrines rases et au teint glaiseux, des ramassis de bancroches, des borgnes et des ventrées de galopins morveux qui soufflaient par le nez d’incomparables chandelles et suçaient leurs doigts, attendant l’heure de la miche.

Accotés, accroupis, couchés les uns contre les autres, ils agitaient des récipients inouïs : casseroles sans queue, pots de grès cravatés de ficelles, bidons cabossés, gamelles meurtries, bouillottes sans anses, pots de fleurs bouchés par le bas.

Un soldat leur fit signe et tous se précipitèrent en avant, tête baissée, aboyant comme des dogues, puis, quand leurs écuelles furent pleines, ils s’enfuirent avec des regards voraces et, le derrière sur le trottoir, les pieds dans le ruisseau, ils avalèrent goulûment leur bâfre.

Marthe frémit à la vue d’un vieillard qui buvait sa soupe à même d’une chaufferette et elle regarda, toute interdite, ce visage feutré d’une barbe grise, ces yeux clignotants et troubles, ce nez qui perçait, tout praliné de rouge, la croûte flasque et comme morte des joues. Ce crâne peluché, ces loques cousues avec des ficelles, ces habits couleur de bouse, cette culotte mangée des mites, étoilée de trous, cuirassée de fange, ce gilet racorni, rongé, ratatiné par tous les soleils et par toutes les pluies, ces savates sans nom, éculées et avachies, ouvrant, pour laisser passer l’orteil, des lucarnes de cuir roux; cette figure enfin, ravagée par tous les excès, ce hideux tremblotement des jambes, ces mains qui dansaient toutes seules sans que l’homme les remuât, l’émurent d’une poignante pitié, et elle blêmit alors que le mendiant s’approcha d’elle et lui dit à voix basse :

— Tu ne me reconnais pas ? Je suis Ginginet.

— Oh ! fit-elle, abasourdie, comment, c’est toi ! Et tu en es arrivé là !

— Il a bien fallu ; j’ai tout mangé, j’ai tout bu, j’ai fait faillite comme un vrai commerçant; ratiboisé, ma chère; et avec ça, plus de voix, je ne puis même plus filer un son, le battant de ma sonnette est perdu ; je l’aurai avalé par mégarde dans le fond d’un litre. Hein ? Je suis changé, dis donc ? Ah dame ! Je suis vêtu sans prétention et sans chic, mon elbeuf se déforme, mon grimpant se détraque et mes bottes sont blettes, — que veux-tu ! ça vous vieillit un homme que d’être dans la misère et d’avoir toujours soif ! Mais voyons, parlons un peu de toi. Sais-tu que tu es toujours mignonne et, qui plus est, crânement ficelée. Tu dois être riche ! Ah bien alors, tu devrais bien me prêter quelques sous pour boire une chopine ; et tendant un affreux bourgeron, il ajouta avec son effroyable sourire : un jaunet, ma princesse, ça vous portera bonheur.

Les yeux de Marthe eurent comme une explosion d’ivresse :

— Ah ! dit-elle, depuis le temps où tu me rouas de coups, tu n’as point fait fortune; cela doit te paraître dur, hein, de me demander l’aumône ?

Puis, à la vue de ce visage, tanné et comme fumé par la misère, sa jactance tomba, la pitié lui revint au coeur, elle embrassa la barbe hideuse du comédien, et lui jetant tout ce qu’elle avait en poche :

— Bah ! dit-elle, nous nous valons ; c’est égal, mon cher, si c’était à recommencer ! Sais-tu qu’il vaudrait mieux bûcher et trimer pour de vrai, ça rapporterait plus !



Chapitre XII

L’homme qui est, à l’hôpital de Lariboisière, préposé tout à la fois au service des écritures et du balayage de la salle des autopsies, poussa la petite porte qui sépare cette pièce de la chambre des morts, ferma les rideaux blancs des lits, épousseta l’autel, renouvela, dans les terrines, les provisions de chlore, repiqua sur le bois d’un cercueil un laisser-passer qui s’envolait, remmaillota dans le drap le pied d’une femme, but un coup de vin, et sans paraître incommodé par l’épouvantable odeur fade qui se dégageait des deux salles, il repassa dans la première qu’il nettoya à grand renfort de seaux d’eau.

Cette pièce était exclusivement meublée de tréteaux doublés de zinc et d’une fontaine qui chantonnait près de la porte. L’homme jeta, au passage, un regard indifférent sur un cadavre de vieillard couché sur l’étal, les jambes rapprochées, le ventre gonflé comme un ballon, la figure atrocement révulsée, et, prenant une éponge, il se mit en devoir de récurer les tables de la dissection.

Il s’assura que leur trou n’était pas bouché, que le seau de fer-blanc était bien pendu au-dessous de leur orifice, puis il déposa dans la vasque de la fontaine son éponge qui se dégorgea, but une nouvelle lapée de vin, aperçut une grande tache rouge qui marbrait la rigole, et, pris soudain d’une fringale de propreté, il rangea le long du mur un baquet rempli de son, une paire de galoches, deux bocaux où marinait, dans un bain d’alcool, une horrible bourbe veinée de rose, tira les ficelles des vasistas qui surmontent les deux fenêtres, sortit et s’en fut au-devant de deux internes, à tabliers blancs et à calottes noires, qui refermaient la porte de la salle saint-Ferdinand bis.

— C’est égal, disait l’un, lorsqu’on apporta sur une civière ce malheureux Ginginet, j’ai reçu comme un cahot dans l’estomac, j’ai revécu, en une minute, toute ma vie d’autrefois ; je me suis rappelé le temps où, vêtu d’une vareuse rouge, je hurlais au poulailler de Bobinche, insultant Ginginet et applaudissant Marthe ; je me suis rappelé, enfin, ce fameux soir où je conduisis Léo dans la rue de Lourcine.

— Tiens, répliqua l’autre, qu’est-il devenu ton ami Léo ?

— Oh ! mon cher, c’est toute une histoire ! Il s’est enfin décidé à me répondre. Imagine-toi que... mais non, tiens, lis plutôt sa lettre, je t’assure qu’elle est curieuse.

Ce fut à ce moment que le gardien les rejoignit.

— Eh bien ! père Machin, lui dirent-ils, quoi de neuf ?

— Je vous cherchais, toussa le vieux. Il y a, paraît-il, un sujet intéressant; ce matin, on va disséquer un homme qui s’est laissé mourir à force de lichotter ; il avait, disait le médecin, un tas de maladies plus épatantes les unes que les autres. Mais vous avez bien dû en entendre parler, Monsieur Charles ; c’était le numéro 28 de la salle Saint-Vincent.

— Ah ! fichtre, s’écria le jeune homme, mais alors c’est Ginginet qui est mort et moi qui voulais aller prendre de ses nouvelles ! Enfin ! Nous irons au moins voir son autopsie à ce pauvre diable !

Et ils marchèrent d’un pas plus rapide. La séance n’était pas encore commencée ; ils s’accotèrent, après avoir échangé force poignées de main avec les assistants, contre la fontaine, et, dépliant la lettre, ils lurent à mi-voix :

« Tu me demandes ce que je fais et à quoi je passe mon temps ? Je vague, mon ami, au bord d’une rivière, je regarde couler l’eau et je ne pêche pas ! — je me promène et je dors — j’arrose aussi des fleurs, je fume des bouffardes à culottes noires, je bois du vin âpre, je mange des ratas succulents, c’est te dire que je me porte à ravir et que j’ai eu bien du mal à trouver un encrier pour t’écrire ces quelques lignes. »

« Mais causons maintenant de ceux que j’ai laissés, depuis tantôt deux mois, dans Paris. — Marthe, me dis-tu, est rentrée dans le tripot qu’elle habitait jadis. Oh ! tu aurais pu, pour m’apprendre cette nouvelle, éviter toute espèce de circonlocutions : c’était fini entre nous et tu le savais. — À défaut d’affection, je n’ai même plus d’intérêt pour elle; sa vie ne changera guère maintenant. — Admettons encore une alternance de richesse et de misère et ce sera tout; elle finira dans une crise d’ivrognerie ou se jettera, un jour de bon sens, dans la Seine. — En vérité, ce n’est plus la peine que nous nous occupions d’elle, et puis, que peut me faire ce qu’elle deviendra ? Car il faut bien que je t’annonce une grande nouvelle : je me marie. »

« Eh ! ne t’exclame pas ! — Écoute : quand nous étions réunis chez moi, que de plaisanteries, que de gorges-chaudes nous avons faites sur le mariage ! C’était banal, c’était bête. — Deux individus se réunissaient, à une heure convenue, au son d’un orgue et en présence d’invités impatients d’aller se repaître de mets qui ne leur coûteraient rien, puis, au bout d’un nombre de mois déterminés, sauf accident, ils donnaient le jour à d’affreux bambins qui piaillaient, pendant des nuits entières, sous le prétexte qu’ils souffraient des dents, et alors, dans le grésillement des pipes, nous décrétions que jamais un artiste ne devait s’enjuponner sérieusement. »

« Comme vous me l’avez bâillé belle avec votre liberté que le mariage étranglait ! vous étiez à peine sortis de chez moi que vous couriez la perdre avec des ramassées quelconques ! Ah çà, voyons, est-ce que tu ne les méprisais pas autant que moi, ces filles dont tu te disais épris ? Est-ce que, lorsque nous restions en tête à tête avec elles, tous nos instincts de gens bien élevés ne se rebellaient pas devant leur grossièreté native ? Est-ce que vous ne finirez pas comme moi, quitte à épouser, comme l’ont fait plusieurs d’entre nous, des filles de sorcières ou de concierges qui se tireront les cartes et ne se peigneront plus, le jour où elles auront traîné leur robe sur le parquet d’une mairie ? Et bienheureux encore les camarades, lorsqu’elles auront des jupes bâties à coups d’épingles et des teignasses qui brandilleront au vent ! Celles-ci se laissent parfois cacher, mais quand on fait comme notre ami Brice, qu’on épouse une fille de bohême, dont dieu sait qui eut l’entame ! Une dondon qui enveloppe de robes carnavalesques ses grâces de laveuse et veut faire la dame, s’imposant quand même chez les gens qui ne l’invitent pas, les forçant à la faire asseoir devant une table qu’elle devrait desservir, ça devient tout simplement odieux, car celles-là ont des ordures de ruisseau qui leur gargouillent dans la bouche et qu’elles lâchent au dessert, en même temps que les agrafes de leur corset. »

« Et voilà où nous en arrivons, nous autres, les indépendants ! épouser sa maîtresse, c’est être aussi bête que Gribouille qui, de peur de la pluie, se jetait dans l’eau. Et puis encore faut-il en trouver des maîtresses ; j’en ai eu, parbleu ! Des femmes à tant le verre, mais j’avais le vin triste ! Et c’est alors que j’ai couru après ces fillettes qui se pendent, le dimanche, au bras des ouvriers; mais elles ne m’ont pas aimé, moi ! Je n’étais pas de leur monde, elles me trouvaient poseur, embêtant enfin, et pourtant l’une s’amouracha de moi pendant huit jours. Ce fut accablant, mon cher ; je dus sortir avec elle en cheveux, supporter ses rires éclatants dans la rue, subir ces abominables expressions : « vrai, pour sûr, oh alors !. »

« Eh bien ! c’est à la suite de ces promenades que j’en vins à chercher, parmi les filles les plus pimentées de toilettes, à trouver des réveillons de désirs dans une fleur de poudre, dans un rehaut de fard, à me gaudir enfin devant une gorge noyée dans une brume de dentelles que déchirait l’éclair des rubans pâles ! Et j’étais sincère alors ! J’aimais moins une femme pour elle-même que pour ses bouffettes et ses chiffons. Quelle absurdité ! Et comme, aujourd’hui que la raison m’est venue, je m’étonne d’avoir été si bête ! Je n’ajouterai pas à ta stupeur en te faisant l’éloge de ma femme ; ne crains rien, je ne te dirai point qu’elle est belle, qu’elle a des yeux de saphir ou de jayet, et que ses lèvres sont cinabrines, non; elle n’est même pas jolie, mais que m’importe ? Ce sera terre à terre que de la regarder, le soir, ravauder mes chaussettes et que de me faire assourdir par les cris de mes galopins, d’accord ; mais comme, malgré toutes nos théories, nous n’avons pu trouver mieux, je me contenterai de cette vie, si banale qu’elle te puisse sembler. »

« Que te dirai-je de plus ? Je ne suis pas un fier Sicambre, mais je brûle tout ce que j’ai adoré ; et quant à Marthe, puisque tu me parles encore d’elle à la fin de ta lettre, je lui pardonne toutes ses vilenies, toutes ses traîtrises ; les filles comme elle ont cela de bon qu’elles font aimer celles qui ne leur ressemblent pas ; elles servent de repoussoir à l’honnêteté. Mais je t’embête, hein, mon pauvre vieux ? Pardonne-moi tous ces rabâchages et tends ta main, que je la serre. »

— Sacré nom ! ... dit le jeune homme en repliant la lettre.

Mais ses camarades le poussèrent du coude pour le faire taire, et le père Briquet, décalottant d’un coup de ciseau le crâne du comédien, commença de sa voix traînante :

— L’alcoolisme, Messieurs...