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Marthe: histoire d’une fille (1876)

blue  Avant-propos de la deuxième edition
blue  Chapitre I-II.
blue  Chapitre III-IV.
blue  Chapitre V-VI.
blue  Chapitre VII-VIII.
blue  Chapitre IX-X.
blue  Chapitre XI-XII.


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Chapitre I.

— Tiens, vois-tu, petite, disait Ginginet, étendu sur le velours pisseux de la banquette, tu ne chantes pas mal, tu es gracieuse, tu as une certaine entente de la scène, mais ce n’est pas encore cela.

Écoute-moi bien, c’est un vieux cabotin, une roulure de la province et de étranger qui te parle, un vieux loup de planche, aussi fort sur les tréteaux qu’un marin sur la mer, eh bien ! Tu n’es pas encore assez canaille ! Ça viendra, bibiche, mais tu ne donnes pas encore assez moelleusement le coup des hanches qui doit pimenter le « boum » de la grosse caisse. Tiens, vois, j’ai les jambes en branches de pincettes faussées, les bras en ceps de vigne, j’ouvre la gueule comme la grenouille d’un tonneau, je fais le mille pour les palets de plomb, vlan ! La cymbale claque, je remue le tout, je râpe le dernier mot du couplet, je me gargarise d’une roulade ratée, j’empoigne le public. C’est ce qu’il faut. Allons, dégosille ton couplet, je t’apprendrai, à mesure que tu le goualeras, les nuances à observer. Une, deux, trois, attention, papa entr’ouvre son tube auriculaire, papa t’écoute.

— Dites-donc, Mademoiselle Marthe, voilà une lettre que l’ouvreuse m’a dit de vous remettre, grasseya une grosse fille roupieuse.

— Ah ! Elle est bien bonne, s’écria l’enfant ; regarde donc, Ginginet, ce que je viens de recevoir, c’est pas poli, sais-tu ?

Le comédien déploya le papier et les coins de ses lèvres remontèrent jusqu’aux ailes de son nez, découvrant des gencives frottées de rouge, faisant craquer le masque de fard et de plâtre qui lui vernissait la face.

— C’est des vers, clama-t-il, visiblement alarmé, autrement dit, celui qui te les envoie est un homme sans le sou. Un monsieur bien n’envoie pas de vers !

Les camarades s’étaient rassemblés pendant ce colloque.
    Il faisait ce soir-là un froid polaire, les coulisses avec leurs courants d’air étaient glaciales ; tous les histrions se pressaient devant un feu de coke qui flambait dans la cheminée.

— Qu’est-ce que c’est que ça, dit une actrice, insolemment décolletée du haut en bas ?

— Oyez, dit Ginginet, et il lut, au milieu de l’attention générale, le sonnet suivant :

À une chanteuse

Un fifre qui piaule et siffle d’un ton sec,
Un basson qui nasille, un vieux qui s’époumonne
À cracher ses chicots dans le cou d’un trombone,
Un violon qui tinte ainsi qu’un vieux rebec,

Un flageolet poussif dont on suce le bec,
Un piston grincheux, la grosse caisse qui tonne,
Tel est, avec un chef pansu comme une tonne,
Scrofuleux, laid enfin à tenir en échec

La femme la plus apte aux amoureuses lices,
L’orchestre du théâtre. — Et c’est là cependant
Que toi, mon seul amour, toi, mes seules délices,

Tu brames tous les soirs d’infâmes ritournelles
Et que, la bouche en coeur, l’oeil clos, le bras pendant,
Tu souris aux voyous, ô la reine des belles !

Et ce n’est pas signé !

— Dis donc, Ginginet, cela s’appelle casser du sucre sur la tête du chef d’orchestre; il faudra lui montrer ces « versses, » ça le fera rogner, ce racleur !

— Allons, mesdames, en scène, cria un monsieur vêtu d’un chapeau noir et d’un mac-farlane bleu ; en place, l’orchestre commence !

Les femmes se levèrent, jetèrent un manteau sur leurs épaules nues, se secouèrent toutes frissonnantes et suivies par les hommes qui interrompaient leur pipe ou leur partie de bézigue, s’en furent à la queue leu leu par la petite porte qui donnait accès dans les coulisses.

Le pompier de service était à son poste et, bien qu’à moitié mort de froid, il avait des flambes dans les yeux quand il regardait le dessous des jupes de quelques danseuses égarées dans cette revue. Le régisseur frappa les trois coups, la toile se leva lentement, découvrant une salle bondée de monde.

À n’en pas douter, le spectacle le plus intéressant n’était pas sur la scène, mais bien dans la salle. Le théâtre de Bobino, dit Bobinche, n’était point rempli, comme ceux de Montparnasse, de Grenelle et des autres anciennes banlieues, par des ouvriers qui voulaient écouter sérieusement une pièce. Bobino avait pour clientèle, les étudiants et les artistes, une race bruyante et gouailleuse si jamais il en fut. Ils ne venaient point dans cette cahute, tapissée de méchant papier amarante, pour se pâmer aux lourds mélodrames ou aux folles revues, ils venaient pour crier, rire, interrompre la pièce, s’amuser enfin ! Aussi le rideau fut-il à peine remonté que les braiments commencèrent ; mais Ginginet n’était pas homme à s’émouvoir pour si peu, sa longue carrière dramatique l’avait accoutumé aux vacarmes et aux huées. Il salua gracieusement ceux qui l’interrompaient, conversa avec eux, entremêlant son rôle de boutades à l’adresse des braillards : bref il se fit applaudir. La pièce marchait cependant assez mal, elle clopinait dès la seconde scène. La salle recommença à tempêter. Ce qui la délecta, ce fut surtout l’entrée d’une actrice énorme dont le nez marinait dans un lac de graisse. La tirade éjaculée par la bonde de cette cuve humaine, fut scandée à grands renforts de « larifla, fla, fla. » La pauvre femme était ahurie et ne savait si elle devait rester ou fuir. Marthe parut : le charivari cessa.

Elle était charmante avec son costume qu’elle avait elle-même découpé dans des moires et des soies à forfait. Une cuirasse rose, couturée de fausses perles, une cuirasse d’un rose exquis, de ce rose faiblissant et comme expiré des étoffes du Levant, serrait ses hanches mal contenues dans leur prison de soie; avec son casque de cheveux opulemment roux, ses lèvres qui titillaient, humides, voraces, rouges, elle enchantait, irrésistiblement séduisante !

Les deux plus intrépides hurleurs qui se répondaient de l’orchestre au paradis, avaient cessé leurs cris : « anneau brisé, la sûreté des clefs, cinq centimes, un sou ! Orgeat, limonade, bière ! » soutenue par le souffleur et par Ginginet, Marthe fut applaudie à outrance. Dès que sa romance fut versée, le brouhaha reprit plus furieusement. Le peintre qui siégeait aux stalles en bas, et l’étudiant en vareuse rouge qui nichait en haut, au poulailler, s’égosillèrent de plus belle, en lazzis et en calembredaines, à la grande joie des spectateurs que la pièce ennuyait à mourir.

Accotée près de la rampe, à l’un des portants, Marthe regardait la salle et se demandait lequel de ces jeunes gens avait pu lui adresser la lettre, mais tous les yeux étaient braqués sur elle, tous flamboyaient en l’honneur de sa gorge; il lui fut impossible de découvrir parmi tous ces admirateurs celui qui lui avait envoyé le sonnet.

La toile tomba sans que sa curiosité fût assouvie.

Le lendemain soir, les acteurs étaient d’humeur massacrante, ils s’attendaient à un nouveau vacarme et le directeur qui remplissait les fonctions de régisseur, vu l’absence des fonds, se promenait fiévreusement sur la scène, attendant que le rideau se levât.

Il se sentit soudain frappé sur l’épaule et, se retournant, se trouva face à face avec un jeune homme qui lui serra la main et, très calme, dit :

— Vous vous portez toujours bien ?

— Mais... mais oui... pas mal... et vous ?

— Ça boulotte, je vous remercie. Maintenant entendons-nous : vous ne me connaissez pas, moi non plus. Eh bien ! Je suis journaliste et j’ai l’intention d’écrire un article mirifique sur votre théâtre.

— Ah ! enchanté, bien ravi, certainement ! mais dans quel journal écrivez-vous ?

— Dans la Revue mensuelle.

— Connais pas. Et ça paraît quand ?

— Généralement tous les mois.

— Enfin... asseyez-vous donc.

— Je vous remercie, mais je n’en profiterai pas.

Et il s’en fut dans le foyer où jacassaient les acteurs et les actrices.



C’était un habile homme que le nouveau venu ! Il dit un mot aimable à l’un, un mot aimable à l’autre, promit à tout le monde un article gracieux, à Marthe surtout qu’il regardait d’un oeil si goulu qu’elle n’eut pas de peine à deviner qu’il était l’auteur de la lettre.

Il revint les jours suivants, lui fit la cour ; bref, il parvint un soir à l’entraîner chez lui.

Ginginet, qui surveillait le manège du jeune homme, entra dans une furieuse colère qu’il épancha, à grands flots, dans le sein de Bourdeau, son collègue et ami.

Tous deux s’étaient attablés dans un cabaret des plus borgnes, pour boire chopine ensemble. Je dois à la vérité de dire que Ginginet s’était teint, depuis l’après-midi, la gargamelle d’un rouge des plus vifs ; il prétendait avoir dans la gorge des dunes qu’il arrosait à grandes vagues de vin ; bientôt il pencha, pencha la tête sur la table, trempa son nez dans le verre et, sans s’adresser à son compagnon qui dormassait plus ivre que lui peut-être, il éructa un monologue pointillé et haché par une série de soubresauts et de hoquets. — Bête, la petite, très bête, supérieurement bête, ah ! mais oui ! prendre un amant c’est bien s’il est riche ; mieux vaut sans cela garder le vieux museau de Ginginet — pas beau, c’est vrai — Ginginet — pas jeune, c’est encore vrai, — mais artiste lui ! artiste ! et elle lui préfère un greluchon qui fait des vers ! un métier de crève-la-faim ! c’est clair, comme ma voix — pas ce soir par exemple — je suis rogomme comme tout — ça me rappelle tout ça la chanson que je chantais à Amboise quand j’étais premier ténor au Grand-Théâtre, ma gloire passée, quoi ! — la chanson de « ma femme et de mon parapluie. » Étaient-ils bêtes, au reste, ces couplets ! Comme si une poupée et un landau à baleines c’était pas la même chose ! Tous les deux se retournent et vous lâchent quand il fait mauvais ! Eh ! Bourdeau, écoute donc, je te disais que j’étais un père pour elle, un père noble qui la laissait battre de l’oeil devant les jeunes gens riches, mais devant des pauvres, devant des raffalés comme ça, pouah ! Zut ! Raca ! Je deviens père sérieux ; et ému jusqu’aux larmes, Ginginet accentua son soliloque par un vigoureux coup de poing sur la table, qui fit moutonner le vin dans son verre et éclaboussa son vieux masque pelé de larges gouttes rouges. — Il pleut dehors, il pleut dedans, poursuivit-il, bonsoir la compagnie, je vais me coucher. Eh ! Bourdeau, eh ! las-d’aller ! lève-toi, c’est ton camarluche qui t’appelle ! ça se chantait autrefois à Amboise, je ne sais plus sur quel air par exemple. — Ah ! sambregois ! quel coffre, quel creux j’avais alors ! ô malheur de malheur ! dire que tout cela est parti en même temps que mes cheveux ! Eh toi, loufiat, cria-t-il au garçon, voilà de la braise, éteins-la, il y a cinq chopines à payer et en avant les paladins ! Et quant aux bourgeois, lanturlu !

Et ce disant, il harpa par le bras gauche Bourdeau qui butait des savates, rossignolait du nez, bedonnait du ventre, dandinait de la hure, chantait à gueule-que-veux-tu, l’éloge des guimbardes et des grands vins !



Chapitre II

Après dix ans de luttes stériles et de misères impatiemment supportées, Sébastien Landousé, artiste peintre, se maria, au moment où il commençait à être connu du public, avec Florence Herbier, ouvrière en perles fausses. Malheureusement sa santé, déjà ébranlée par des amours et des labeurs excessifs, chancela de jours en jours, si bien qu’après une maladie de poitrine qui l’étendit pendant six grands mois sur son lit, il mourut et fut enterré, faute d’argent, dans l’un des recoins de la fosse commune.

Apathique et veule par tempérament, sa femme se redressa sous le coup qui la frappait, se mit vaillamment à l’ouvrage, et quand Marthe, sa fille, eut atteint sa quinzième année et terminé son apprentissage, elle mourut à son tour et fut, ainsi que son homme, enterrée au hasard d’un cimetière.

Marthe gagnait alors, comme ouvrière en perles fausses, un salaire de quatre francs par jour, mais le métier était fatigant et malsain et souvent elle ne pouvait l’exercer.

L’imitation de la perle se fabrique avec les écailles de l’ablette, pilées et réduites en une sorte de bouillie qu’un ouvrier tourne et retourne sans trêve. L’eau, l’alcali, les squames du poisson, le tout se gâte et devient un foyer d’infection à la moindre chaleur, aussi prépare-t-on cette pâte dans une cave. Plus elle est vieille, plus précieuse elle est. On la conserve dans des carafes, soigneusement bouchées, et l’on renouvelle de temps à autre le bain d’ammoniaque et d’eau.

Comme chez certains marchands de vins, les bouteilles portent la mention de l’année où elles furent remplies ; ainsi que la purée septembrale, cette purée qui luit se bonifie avec le temps. À défaut d’étiquettes, on reconnaîtrait d’ailleurs les jeunes flacons des vieux, les premiers semblent étamés de gris-noirs, les autres semblent lamés de vif-argent. Une fois cette compote bien dense, bien homogène, l’ouvrière doit, à l’aide d’un chalumeau, l’insuffler dans des globules de verre ronds ou ovales, en forme de boules ou de poires, selon la forme de la perle, et laver le tout à l’esprit-de-vin, qu’elle souffle également avec son chalumeau. Cette opération a pour but de sécher l’enduit ; il ne reste plus dès lors, pour donner le poids et maintenir le tain du verre, qu’à faire égoutter dans la perle des larmes de cire vierge. Si son orient est bien argenté de gris, si elle est seulement ce que le fabricant appelle un article demi-fin, elle vaut, telle quelle, de 3 francs à 3 fr. 50.

Marthe passait donc ses journées à remplir les boules et, le soir, quand sa tâche était terminée, elle allait à Montrouge, chez le frère de sa mère, un ouvrier luthier, ou bien rentrait chez elle et, glacée par la froideur de ce logement vide, se couchait au plus vite, s’essayant à tuer par le sommeil la tristesse des longues soirées claires.

C’était, au reste, une singulière fille. Des ardeurs étranges, un dégoût de métier, une haine de misère, une aspiration maladive d’inconnu, une désespérance non résignée, le souvenir poignant des mauvais jours sans pain, près de son père malade ; la conviction, née des rancunes de l’artiste dédaigné, que la protection acquise aux prix de toutes les lâchetés et de toutes les vilenies est tout ici-bas ; une appétence de bien-être et d’éclat, un alanguissement morbide, une disposition à la névrose qu’elle tenait de son père, une certaine paresse instinctive qu’elle tenait de sa mère, si brave dans les moments pénibles, si lâche quand la nécessité ne la tenaillait point, fourmillaient et bouillonnaient furieusement en elle.

L’atelier n’était malheureusement pas fait pour raffermir son courage à bout de force, pour relever sa vertu aux abois.

Un atelier de femmes, c’est l’antichambre de saint-Lazare. Marthe ne tarda pas à s’aguerrir aux conversations de ses compagnes ; courbées tout le jour sur le bol d’écailles, entre l’insufflation de deux perles, elles devisaient à perte de vue. À vrai dire, la conversation variait peu ; toujours elle roulait sur l’homme. Une telle vivait avec un monsieur très bien, recevait tant par mois, et toutes d’admirer son nouveau médaillon, ses bagues, ses boucles d’oreilles ; toutes de la jalouser et de pressurer leurs amants pour en avoir de semblables. Une fille est perdue dès qu’elle voit d’autres filles : les conversations des collégiens au lycée ne sont rien près de celles des ouvrières ; l’atelier, c’est la pierre de touche des vertus, l’or y est rare, le cuivre abondant. Une fillette ne choppe pas, comme le disent les romanciers, par amour, par entraînement des sens, mais beaucoup par orgueil et un peu par curiosité. Marthe écoutait les exploits de ses amies, leurs doux et meurtriers combats, l’oeil agrandi, la bouche brûlée de fièvre. Les autres riaient d’elle et l’avaient surnommée « la petite serine. » à les entendre, tous les hommes étaient parfaitement imbéciles ! Une telle s’était moquée de l’un deux, la veille au soir, et l’avait fait poser à un rendez-vous ; il n’en serait que plus affamé ; une autre faisait le malheur de son amant, qui l’aimait d’autant plus qu’elle lui était moins fidèle; toutes trompaient leurs servants ou les faisaient toupiller comme des tontons, et toutes s’en faisaient gloire ! Marthe ne rougissait déjà plus des gravelures qu’elle entendait, elle rougissait de n’être pas à la hauteur de ses compagnes. Elle n’hésitait déjà plus à se donner, elle attendait une occasion propice. D’ailleurs, la vie qu’elle menait lui était insupportable. Ne jamais rire ! Ne jamais s’amuser ! N’avoir pour distraction que la maison de son oncle, une bicoque, louée à la semaine, où s’entassaient, pêle-mêle, oncle, tante, enfants, chiens et chats. Le soir on jouait au loto, à ce jeu idéalement bête, et l’on marquait les quines avec des boutons de culotte ; les jours de grande fête, on buvait un verre de vin chaud entre les parties, et l’on écossait parfois des marrons grillés ou des châtaignes bouillies. Ces joies de pauvres l’exaspéraient et elle préférait encore aller chez une de ses amies qui vivait en concubinage avec un homme. Mais tous deux étaient jeunes et ne se lassaient de s’embrasser. La situation d’un tiers dans ces duos est toujours ridicule, aussi les quittait-elle, plus attristée et plus agacée que jamais ! Oh ! Elle en avait assez de cette vie solitaire, de cet éternel supplice de Tantale, de ce prurit invincible de caresses et d’or ! Il fallait en finir, et elle y songeait. Elle était suivie, tous les soirs, par un homme déjà âgé qui lui promettait monts et merveilles, et un jeune homme qui habitait dans sa maison, à l’étage au-dessous, la frôlait dans l’escalier et lui demandait doucement pardon quand son bras effleurait le sien. Le choix n’était pas douteux. Le vieux l’emportait, dans cette balance du coeur, où l’un ne pouvait mettre que sa bonne grâce et sa jeunesse et où l’autre jetait l’épée de Brennus : le bien-être et l’or ! Il avait aussi un certain ton d’homme bien élevé qui flattait la jeune fille, par ce motif que ses compagnes n’avaient pour amants que des rustres, des calicots ou des commis de quincaillerie. Elle céda... n’ayant seulement pas pour excuse ces passions qui font crier sous le feu et s’abandonner corps et âme... elle céda et fut profondément dégoûtée. Le lendemain, cependant, elle raconta à ses camarades sa défaillance, qu’elle regrettait alors ! Elle se montra fière de sa vaillantise et, devant tout l’atelier, prit le bras du vieux polisson qui l’avait achetée ! Mais son courage ne fut pas de longue durée ; les nerfs se rebellèrent et, un soir, elle jeta à la porte argent et vieillard, et se résolut à reprendre sa vie d’autrefois. C’est l’histoire de ceux qui fument et qui, malades d’écoeurement, jurent de ne plus recommencer et recommencent jusqu’à ce que l’estomac consente à se laisser dompter. Après une pipe, une autre; après un amant, un second. Cette fois, elle voulut aimer un jeune homme, comme si cela se commandait ! Celui-là l’aima... presque, mais il fut si doux et si respectueux qu’elle s’acharna à le faire souffrir. Ils finirent par se séparer d’un commun accord. — Oh ! Alors, elle fit comme les autres; une semaine, trois jours, deux, un, la rassasièrent avec leur importunité des caresses subies. Sur ces entrefaites, elle tomba malade et, dès qu’elle se rétablit, fut abandonnée par son amant; pour comble de malheur, le médecin lui ordonna expressément de ne pas continuer son métier de souffleuse de perles. Que faire alors ? Que devenir ? C’était la misère, d’autant plus opprimante que le souvenir du bien-être qu’elle avait goûté avec son premier homme lui revenait sans cesse. Elle s’essaya dans d’autres professions, mais les faibles salaires qu’elle obtint la détournèrent de tenter de nouveaux efforts. Un beau soir, la faim la roula dans la boue des priapées ; elle s’y étendit de tout son long et ne se releva point.

Elle allait alors à vau-l’eau, mangeant à même ses gains de hasard, souffrant le jeûne quand la bise soufflait. L’apprentissage de ce nouveau métier était fait ; elle était passée vassale du premier venu, ouvrière en passions. Un soir, elle rencontra dans un bal où elle cherchait fortune en compagnie d’une grande gaupe, à la taille joncée et aux yeux couleur de terre de sienne, un jeune homme qui semblait en quête d’aventures. Marthe, avec sa bouche aux rougeurs de groseille, sa petite moue câline alors qu’il la lutina, sa prestance de déesse de barrière, son regard qui se mourait, en brûlant, affama ce naïf, qu’elle emmena chez elle. Cet accident devint bientôt une habitude. Ils finirent même par vivre ensemble. Chassés d’hôtels en hôtels, ils se blottirent dans un affreux terrier situé rue du cherche-midi.

Cette maison avait toutes les allures d’un bouge. Porte rouilleuse, zébrée de sang de boeuf et d’ocre, long corridor obscur dont les murs suintaient des gouttes noires comme du café, escalier étrange, criant à chaque pesée de bottes, imprégné des immondes senteurs des éviers et de l’odeur des latrines dont les portes battaient à tous les vents. Ce fut au troisième étage de ce logis qu’ils choisirent une chambre, tapissée de papier à fleurs, éraillé par endroits, laissant couler par d’autres une pluie fine de plâtre. Il n’y avait même plus dans cet habitacle les vases d’albâtre et de porcelaine peinte, la pendule sans aiguilles, la glace piquée par des chiures de mouches ; il n’y avait même plus ce dernier luxe des hôtels garnis, la gravure coloriée de Napoléon blessé au pied et remontant à cheval ; les murs déshabillés pissaient des gouttelettes jaunes et le carreau, avec ses plaques de vernis écarlate, semblait une peau malade marbrée d’érosions rouges. Pour tout mobilier, un lit en bois sale, une table sans tiroir, des rideaux de perse bitumés et raidis par la crasse, une chaise sans fond et un vieux fauteuil qui se rigolait seul, près de la cheminée, riant par toutes ses crevasses, tirant, comme pour les narguer, ses langues de crin noir par toutes les fentes de ses gueules de velours.

Ils y restèrent pendant huit semaines, vivant d’expédients, buvant et mangeant d’inénarrables choses. Marthe commençait à envier un autre sort, quand elle découvrit qu’elle était enceinte de plusieurs mois. Elle fondit en larmes, avoua à son amant que l’enfant n’était pas de lui, dit qu’elle lui rendait toute sa liberté, se l’attacha irrémédiablement par cette feinte et, d’accord avec le malheureux, se résolut à se priver du superflu pour mettre de côté la somme nécessaire à son accouchement.

Ils n’en eurent point la peine — une chute qu’elle fit dans l’escalier accéléra sa délivrance. Par une claire nuit de décembre, alors qu’ils n’avaient le sou, ni l’un, ni l’autre, elle ressentit les premières douleurs de l’enfantement. Le jeune homme se précipita dehors, en quête d’une sage-femme qu’il ramena sur l’heure.

— Mais on gèle ici, cria cette providence à cabas, en entrant dans la chambre ; il faudrait allumer du feu.

Craignant que si cette femme devinait leur misère elle ne demandât à être payée d’avance, Marthe pria son amant de chercher la clef de la cave au bois, — elle devait être dans la poche de sa robe ou sur la cheminée. L’autre était tellement ébahi qu’il cherchait presque sérieusement cette clef, quand Marthe se raidit, poussa un long gémissement et retomba, inerte et blanche, sur le grabat. — Elle venait de mettre au monde une petite fille.

La sage-femme nettoya l’enfant, l’enveloppa et s’en fut, annonçant qu’elle reviendrait le lendemain au jour.

La nuit fut invraisemblablement triste. La fille gémissait et se plaignait de ne pouvoir dormir ; le garçon, mourant de froid, s’était assis sur le fauteuil et berçait la mioche, qui vagissait de lamentable façon. Vers trois heures, la neige tomba, le vent se prit à mugir dans le corridor, ébranlant les fenêtres mal jointes, souffletant la bougie qui coulait éperdue, chassant de la cheminée les cendres qui volèrent dans la pièce. L’enfant était gelée et avait faim; pour comble de malheur, ses langes se défirent et, rendu inhabile par ces rafales qui lui glaçaient les mains, le jeune homme ne put jamais parvenir à les remettre. Détail trivialement horrible, cette chambre sans feu le rendit malade et il ne sut plus que devenir, la pauvrette criant de plus en plus fort dès qu’il ne la berçait point.

Le résultat de cette veillée fut que l’enfant et l’homme moururent : l’une de faiblesse et de froid, l’autre d’une incomparable hydropisie que cette nuit hâta. Seule, la fille sortit de la tourmente, plus fraîche et plus affriolante que jamais. Elle vécut pendant quelque temps, à l’affût des carrefours, jusqu’au soir où, découragée et ne trouvant plus elle-même de boue où ramasser son pain, elle fit la rencontre d’une ancienne camarade de fabrique. Celle-là n’avait pas eu besoin de toucher un récif. Elle avait sombré en pleine mer, corps et biens. Cet incident décida du sort de Marthe. L’autre lui vanta les profits de sa condition ; elle but deux verres de trop, accompagna son amie jusqu’au bord de l’antre, y hasarda un pied, croyant pouvoir le retirer quand bon lui semblerait.

Le lendemain elle était servante attitrée d’une buvette d’amour.