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Sainte Lywinde de Schiedam (1901)

blue  Avant-propos.
blue  Chapitres I-IV.
blue  Chapitres V et VIII.
blue  Chapitres IX et XII.
blue  Chapitre XIII et XVI.
blue  Appendice.


Deus carni illius saepe dolores infligit, quatenus Spiritus Sanctus ibi habitare possit.
SANCTA HILDEGARDIS (Vita, lib. II).

A M. et Mme LÉON LECLAIRE AMIS ET COMPAGNONS de SCHIEDAM et de LIGUGÉ affectueusement
J.-K. H.

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I

L’ÉTAT de l’Europe, pendant le temps que vécut Lydwine, fut effroyable.

En France, règnent Charles VI, puis Charles VII. Lydwine naît l’année même où Charles VI, âgé de douze ans, monte sur le trône. Dans le lointain des âges, les années de ce règne évoquent d’abominables souvenirs ; elles dégouttent de sang et, à mesure qu’elles s’éboulent, les unes sur les autres, elles se dévergondent ; aux lueurs des vieilles chroniques, derrière le transparent poussiéreux de l’histoire, quatre figures passent.

L’une est celle d’un aliéné, au teint hâve, aux joues creuses, aux yeux tantôt ardents et tantôt morts ; il croupit dans un palais à Paris et ses vêtements sont des pacages de vermines et ses cheveux et sa barbe sont des haras à poux. Ce malheureux qui fut, avant qu’il ne divaguât, un être familier et libertin, irascible et débile, c’est le roi Charles VI. Il assiste, maintenant idiot, à la bacchanale enragée des siens.

L’autre est celle d’une intrigante, baroque et vénale, d’une femme impérieuse, bruyamment décolletée et traînant après elle, sous un hennin planté, comme une tête de diable, de deux cornes, une robe historiée et qui n’en finit point ; et elle souffle lorsqu’elle marche, chaussée de souliers à becs de deux pieds de long ; c’est la reine de France, la Bavaroise Ysabeau, qui apparaît, grosse des oeuvres d’on ne sait qui, près d’un mari qu’elle abhorre.

La troisième est celle d’un bavard et d’un fat dont les dames de la Cour raffolent et qui se révèle, à la fois, cordial et rapace, avenant et retors ; il pressure le pays, draine l’argent des campagnes et des villes et le dissipe en de scandaleuses équipées ; celui-là, c’est le duc d’Orléans, le maudit des peuples, ainsi que l’appelle, en pleine chaire, un religieux de l’ordre de saint Augustin, Jacques Legrand.

La quatrième, enfin, est celle d’un petit chafouin, malingre et taciturne, sournois et cruel, le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, qualifié de Jean sans pitié, par tous.

Et tous les quatre se démènent, s’invectivent, s’écartent et se rejoignent, exécutent une sorte de chassé-croisé macabre, dans la débandade d’une nation qui répercute l’insanité d’un roi. La France, en effet, se convulse ; à Paris, ce sont les atrocités de la guerre civile, la dictature des bouchers et des égorgeurs qui saignent les bourgeois, tels que des bêtes ; en province, ce sont des troupes de malandrins qui assomment le paysan, incendient les récoltes et jettent les enfants et les femmes dans le brasier des meules ; ce sont les hordes scélérates des d’Armagnac, la tourbe avide des Bourguignons, et ceux-là tendent la main aux Anglais pour les aider à sauter la Manche ; et les voilà, en effet, qui débarquent près d’Harfleur, remontent vers Calais et rencontrent, en chemin, l’armée française, dans le comté de Saint-Pol, à Azincourt. Ils l’attaquent et sans peine abattent, ainsi que des quilles, les files de ces lourds chevaliers emprisonnés comme en des guérites en fer dans leurs armures et huchés sur des chevaux qui demeurent immobiles, les quatre pattes enfoncées dans l’argile détrempée du sol ; et, tandis que la région est envahie, le Dauphin fait assassiner le duc de Bourgogne qui a lui-même fait occire le duc d’Orléans, le lendemain du jour où il s’est réconcilié et a communié de la même hostie, avec lui ; de son côté, la reine Ysabeau, stimulée par ses besoins de luxe, se vend à l’ennemi et oblige le fou qui règne à signer le traité de Troyes ; et, ce faisant, elle déshérite son fils au profit du souverain d’Angleterre devenu héritier de la couronne de France. Le Dauphin n’accepte pas cette déchéance et, trop faible pour résister, il prend la fuite et est proclamé roi par quelques aventuriers, dans un manoir de l’Auvergne ; le pays est scindé en deux camps, trahi par les uns, roué de coups par les autres, rançonné par tous. Il semble que sa dispersion soit proche quand, à quelques mois d’intervalle, le roi d’Angleterre Henri V et le roi de France, Charles VI, meurent ; la lutte n’en continue pas moins entre les deux nations. Charles VII, insouciant et craintif, toujours vu de dos, prêt à décamper, se perd en de basses intrigues, pendant que l’ennemi lui rafle, une à une, ses provinces ; on ne sait plus très bien ce qu’il va rester de la France, quand le ciel jusqu’alors impassible s’émeut ; il envoie Jeanne d’Arc, elle accomplit son oeuvre, chasse les étrangers, mène sacrer son misérable monarque à Reims et expire, délaissée par lui, dans les flammes, deux années avant que Lydwine ne trépasse.

Le sort de la France, à la fin du quatorzième siècle et au commencement du quinzième, fut donc atroce, et il le fut merveilleusement, car les fureurs humaines ne suffirent point et les fléaux s’en mêlèrent ; la peste noire sévit et faucha des milliers d’êtres ; puis elle disparut pour céder la place au tac, une épidémie singulièrement redoutable, à cause de l’ardeur meurtrière de ses toux ; celle-là s’éteignit à son tour, et la peste revint, vida Paris seul de cinquante mille personnes en cinq semaines et s’en alla, laissant à sa suite, trois années de famine ; ce après quoi, le tac surgit encore et acheva de dépeupler les villes.

Si la situation de la France est lamentable, celle de l’Angleterre, qui la torture, ne vaut guère mieux. Aux soulèvements du peuple, succèdent les révoltes des nobles ; on s’égorge dans l’île et l’on s’y noie. Le roi Richard II se rend odieux à tous par ses débordements et ses rapines. Il part pour réprimer les troubles de l’Irlande ; on le dépose et on lui substitue le duc de Lancastre, Henri VI, qui le claquemure dans un cul de basse-fosse et le décide, en lui imposant trop de jeûnes forcés, à mourir. Le règne de l’usurpateur se passe à modérer des discordes et à déj ouer des brigues ; entre temps, il brûle, sous couvert d’hérésie, ceux de ses sujets qui lui déplaisent et traîne dans des crises d’épilepsie une existence de malade que les manoeuvres de son fils, aux aguets de sa succession, désespèrent. Il trépasse à l’âge de quarante-sept ans, et ce fils, connu jusqu’alors comme un pilier de cabarets et un chenapan qui ne fréquentait que les voleurs et les filles, se décèle, dès qu’il monte sur le trône, ainsi qu’un homme froid et cassant, d’une arrogance démesurée et d’une piété féroce. Le pharisaïsme et la cupidité de la race anglaise se sont incarnés en lui ; il préfigure la sécheresse et le bégueulisme éperdu des protestants ; il est, en même temps qu’un usurier et un bourreau, un pasteur méthodiste, avant la lettre. Il rénove la campagne de Normandie, affame les villes, falsifie les monnaies, pend, au nom du Seigneur, les prisonniers, accable de sermons ses victimes ; mais son armée est lacérée par la peste et cette curée qu’il sonne du terroir de France, l’épuise. Il est néanmoins victorieux à Azincourt ; il massacre tous ceux qui ne peuvent se racheter et exige d’énormes rançons des autres et, tandis qu’il agit de la sorte, il se signe, il marmotte des oraisons, il récite des psaumes ; puis il décède au château de Vincennes et son héritier est un enfant de quelques mois. Ses tuteurs, l’un violent et dissolu, maladroit et vénal, le duc de Glocester ; l’autre vaniteux et rusé, le duc de Bedford, ravagent la France, mais ils sont battus à plate couture par Jeanne d’Arc et se souillent à jamais en l’achetant pour la faire périr, après un infâme procès, sur un bûcher.

Et après la France et l’Angleterre, ce sont les Flandres qui, atteintes en plein flanc, gisent, démâtées par les bourrasques.

Leur histoire est intimement liée à la nôtre, et elles sont, elles aussi, dévorées par les luttes intestines ; la rivalité commerciale de Gand et de Bruges fait jaillir, durant des années, de ses prairies devenues des ossuaires, des sources de sang.

Gand se décèle ainsi qu’une cité orgueilleuse et têtue, peuplée d’un amas d’éternels mécontents et de pieuses brutes ; avec ses corps de métier, elle est le bivac des jacqueries, le camp dans lequel se ravitaillent les séditions des vilains ; tous les révolutionnaires de l’Europe font cause commune avec elle ; — Bruges semble plus policée et moins opiniâtre, mais sa superbe égale celle de Gand et son âpreté au gain est pire. Elle est le grand comptoir de la chrétienté et elle asservit, avidement, les villes qui l’entourent ; elle est une négociante implacable et à propos d’un canal qui peut avantager l’une de ces agglomérations au profit de l’autre, des haines de cannibales naissent. Le comte de Flandre Louis Ill dit de Male, tyranneau vaniteux et prodigue, malchanceux et cruel, se heurte à l’entêtement des Gantois et vainement il s’efforce de le briser par des supplices. Leur chef Philippe d’Artevelde marche contre lui, le défait, pénètre dans Bruges dont il tue, de préférence, les plus riches commerçants ; ce après quoi, il saccage les hameaux et spolie les bourgs. La noblesse des Flandres appelle la France à l’aide ; c’est une croisade de castes où le rôle d’infidèles est joué par des tisserands ; Charles VI et le duc de Bourgogne franchissent la frontière, rejoignent, à la tête d’une armée, d’Artevelde à Roosebeke et ils foncent sur les Flamands qui se sont bêtement reliés entre eux avec des chaînes, pour ne pas reculer ; ils les refoulent, les acculent les uns sur les autres, les suffoquent dans un étroit espace, sans même qu’ils puissent résister. Ce fut le triomphe de l’asphyxie, un combat sans blessures, un massacre sans plaies, une bataille pendant laquelle le sang sortit seulement, comme de tonnes qu’on débouche, par les bondes éclatées de visages bleus.

D’Artevelde fut, heureusement pour lui, reconnu parmi les morts, car aussitôt après la victoire, les bas instincts se décagèrent ; on pilla les campagnes, l’on trucida les enfants et les femmes ; celles des places qui ne voulurent pas être détruites, se rachetèrent à prix d’or : ce fut la bourse ou la vie ; cette noblesse, qui avait tremblé devant la troupe de ces gueux, se montra inexorable ; les Gantois exaspérés recoururent aux Anglais qui débarquèrent mais glanèrent surtout le butin que les Français omirent ; ce malheureux pays devint alors la proie et de ceux qui l’attaquèrent et de ceux qui le défendirent ; mais ni les déprédations, ni les tortures n’amollirent son incroyable énergie. Ackermann a succédé à d’Artevelde et, soutenu par un corps d’outre-Manche, il assiège Ypres. Charles VI le déloge et s’empare de Bergues où il ne tolère pas un être vivant, puis, las de ces orgies de meurtres, il conclut pour se reposer une trêve. Sur ces entrefaites, Louis de Male décède et Philippe de Bourgogne hérite, du chef de sa femme, de cette terrible succession des Flandres. Il reprend les hostilités interrompues, et les massacres et les incendies se suivent ; la Place de Dam est réduite en cendres ; le pays dit des Quatre Métiers n’est plus qu’un amas de ruines ; et comme si ces horreurs ne suffisaient pas, les querelles religieuses viennent se greffer sur cet interminable conflit. Deux papes ont été élus à la fois qui se bombardent à coups de bulles. Le duc de Bourgogne prône l’un de ces pontifes et entend que ses sujets acceptent son obédience ; ceux-ci refusent et Philippe s’irrite, décapite les meneurs du parti qui regimbent ; mais, une fois de plus, les Flamands se révoltent ; les églises se ferment, les offices religieux cessent, la Flandre semble frappée d’interdit et le due, excédé par ces disputes, finit par laisser ce peuple, dont il ne peut venir à bout, tranquille ; il se contente, en échange de sa liberté de conscience, de lui extirper des sous.

Telle la situation des Flandres ; si nous passons dans la Hollande même, nous la voyons, elle aussi, bouleversée par d’incessants combats.

Au moment où naît Lydwirie, le duc Albert gouverne, en qualité de Ruwaard ou de vice-régent, le Hainaut, la Hollande, la Zélande, la Frise, les provinces réunies sous le titre de comté du Pays-Plat. Il remplace le véritable souverain, son frère, Wilhelm V, qui, après des luttes impies avec Marguerite de Bavière, sa mère, est devenu fou ; et tandis qu’on l’interne, le pays à vif se démène ; une bataille enragée se livre entre les bonnets rouges ou Hoecks et les bonnets gris ou Kabelljauws ; ces deux partis, les Guelfes et les Gibelins des Pays-Bas, s’étaient formés à propos de la guerre entreprise par Wilhelm contre la princesse Marguerite, les uns tenant pour le fils et les autres pour la mère ; mais ces haines survécurent aux causes qui les engendrèrent, car nous les retrouvons, encore vivaces, au seizième siècle.

Aussitôt qu’il est nommé vice-régent, le duc Albert met le siège devant Delft, dont il mate la sédition en dix semaines ; puis ce fut une prise d’armes contre le duc de Gueldre et l’évêque d’Utrecht ; ce fut enfin le scandaleux litige d’un père et d’un fils, faisant en quelque sorte pendant à la rivalité de la mère et du fils du précédent règne.

Wilhelm V meurt, et le duc Albert est proclamé gouverneur des provinces ; le pays, fourbu par ces dissensions, s’apprête à souffler un peu ; mais le duc Albert est dominé par sa maîtresse Adélaïde de Poelgeest et il trahit, sous son influence, le parti des Hoecks qui l’avait jusqu’alors protégé. Poussé par ceux-ci, son fils Wilhelm fait assassiner Adélaïde au château de La Haye, puis, craignant la vengeance de son père, il se sauve en France ; mais la Frise se soulève et cette rébellion rapproche le père du fils. Persuadé que le meurtrier est seul capable de commander les troupes, le duc Albert lui accorde son pardon et le rappelle. Il débarque au Kuinder et les saignées commencent. La Frise ruisselle de sang, mais elle ne s’avoue pas vaincue ; l’année suivante elle se révolte derechef, est réduite et elle s’insurge encore, rompt cette fois les armées du duc et le force à souscrire à un traité de paix. L’on dirait d’une Gand hollandaise, rude et tenace. Cette guerre est à peine terminée qu’une autre éclate ; un vassal, le seigneur d’Arkel, se déclare indépendant au moment où le duc Albert trépasse. Wilhelm VI, qui succède à son père, marche contre le rebelle, conquiert ses châteaux et l’oblige à se soumettre ; mais le duc de Gueldre se mutine à son tour et les Frisons une fois de plus fermentent. Wilhelm à bout de ressources et malade signe avec eux, après qu’ils ont capturé la ville d’Utrecht, un armistice, et décède laissant, avec de nombreux enfants naturels, une fille légitime, Jacqueline.

Elle occupe la place de son père et le désordre s’accroît. La vie de cette singulière princesse ressemble à un roman d’aventures. Son père la marie à seize ans à Jean, duc de Touraine, dauphin de France, qui pérît, quelque temps après, empoisonné. Elle se remarie sans tarder avec son cousin germain, Jean IV, duc de Brabant, une sorte d’énervé et de niais, qui la dédaigne et vit publiquement avec une autre femme. Elle le quitte et s’enfuit en Angleterre auprès d’Humpbrey, duc de Glocester, dont elle s’est amourachée ; elle obtient de l’antipape, Pierre de Lune, un bref qui prononce le divorce entre elle et le duc de Brabant et elle épouse le duc de Glocester. Ils sont à peine unis, qu’il leur faut rentrer précipitamment en Hollande pour en expulser Jean de Bavière, évêque de Liège, oncle de Jacqueline, qui a profité de l’absence de sa nièce pour envahir ses États ; ce prélat est vaincu et se retire. Glocester, qui ne paraît pas très épris de Jacqueline, l’installe à Mons et retourne en Angleterre. Alors la malheureuse se débat dans un lacis d’intrigues ; son oncle, le duc de Bourgogne, en tient les fils ; elle se sent enveloppée de toutes parts ; tous sont contre elle, son oncle, l’évêque de Liège, qu’elle a vaincu, son second mari Jean de Brabant, qui capte le Hainaut, alors qu’elle ne peut le secourir, et le duc de Bourgogne qui, résolu à appréhender la Hollande, impose les garnisons de ses soudards de la Picardie et de l’Artois, aux villes.

Jacqueline, qui comptait au moins sur la fidélité de ses sujets de Mons, est livrée par eux au duc de Bourgogne ; celui-ci l’enferme dans son palais de Gand où elle reste trois mois, mais elle profite d’un moment où les soldats chargés de la surveiller s’enivrent, pour fuir, déguisée en homme, et elle gagne, bride abattue, Anvers et atteint Gouda. Là, elle se croit en sûreté et appelle son mari à l’aide, mais le Glocester a oublié qu’elle était sa femme et il en a épousé une autre. Il refuse d’intervenir. Jacqueline se décide alors à se défendre seule. Elle fortifie Gouda que les troupes de Bourgogne assiègent, elle fait percer la digue de l’Yssel et inonde le territoire pour abriter d’un côté la ville ; puis, elle se porte de l’autre côté au-devant de l’ennemi et le taille en pièces ; mais son triomphe fut de courte durée, car l’année suivante, elle essaie vainement de prendre Harlem d’assaut et ses partisans sont dispersés, tandis que, sur les instances du duc de Bourgogne, le véritable pape déclare que son mariage avec le duc de Glocester est nul et qu’il constitue, en dépit du bref de l’antipape, un adultère.

Alors tous lui tournent le dos ; abandonnée par ceux qui lui étaient demeurés fidèles, elle se résout, pour sauvegarder sa liberté, à demander grâce au duc de Bourgogne et elle conclut avec lui, à Delft, une convention aux termes de laquelle elle le reconnait comme son héritier, lui cède, de son vivant, ses provinces et s’engage en sus, car son second mari vient de mourir, à ne pas se remarier sans son consentement ; mais elle est à peine libre qu’elle omet ses promesses, car elle tombe amoureuse de Frank de Borselen, stathouder de Hollande, et l’épouse en secret. Philippe de Bourgogne, qui la cerne d’espions, apprend cette union et ne dit mot ; mais il attire de Borselen dans un guet-apens et l’interne à Rupelmonde, dans les Flandres ; puis il fait savoir à Jacqueline qu’il le pendra haut et court si elle ne renonce pas, une bonne fois et sans conditions, à ses droits sur les districts des Pays-Bas. Afin de sauver son mari, elle abdique tous ses pouvoirs entre les mains du duc et se retire avec de Borselen, le seul homme qui paraisse l’avoir réellement aimée, à Teylingen. Là, dans ce donjon, les chroniqueurs la montrent malade et triste, ne parvenant pas à se consoler de sa déchéance, s’amusant à modeler des petites cruches de terre et finissant par s’éteindre de consomption, à l’âge de trente-six ans, trois années après le décès de Lydwine, sans laisser, de ses quatre maris, aucun enfant.

Telle est, en quelques lignes, son histoire. Quelle fut au juste cette étrange Jacqueline ? Sur son compte les avis diffèrent. Les uns la représentent comme une aventurière et une dévergondée, les autres comme une femme tendre et chevaleresque, victime de l’ambition des siens ; elle semble avoir été surtout une impulsive, inapte à résister aux émois de ses sens. Un portrait plus ou moins exact d’elle, inséré dans « La Flamboyante Colomne des Pays-Bas », nous la dépeint sous les traits d’une forte Hollandaise, avenante et commune, d’une virago énergique et hagarde ; et on se la figure en effet assez bien ainsi, impérieuse et versatile, intrépide et toquée, mais au fond brave femme.

En attendant, cette Hollande qu’elle gouvernait devait supporter les conséquences de ses coups de coeur, et le pays saccagé par les troupes des Bourguignons, lacéré par les bandes des Hoecks et des Kabelljauws, perdait son sang ; des inondations qui engloutirent des villages entiers achevèrent de le désespérer et, pour parfaire le tout, ce fut la peste.

Le reste de l’Europe fut-il mieux partagé et plus heureux ? Il ne le paraît guère.

En Allemagne règne une fastueuse crapule, l’empereur Wenceslas ; celui-là ne dessaoule pas ; il trafique des charges, tandis que ses vassaux s’assomment et, pour avoir la paix, il faut le balayer, lui et ses concubines, dehors.

En Bohême et en Hongrie, c’est la lutte exaspérée des Slaves contre les Turkomans ; puis ce sont les massacres en masse des Hussites ; la vallée du Danube est un immense charnier au-dessus duquel plane la peste.

En Espagne, les indigènes se déciment avec les Maures et c’est une haine sans merci entre les provinces. En Castille, Pierre le Cruel, une sorte de forcené, tue ses frères, son cousin, sa femme Blanche de Bourbon et invente d’épouvantables tourments pour torturer des captifs. En Aragon, Pierre le Cérémonieux vole les biens de sa famille et exerce d’horribles sévices sur ses ennemis. Le maître de la Navarre est un empoisonneur, Charles le Mauvais.

En Portugal, un acre, Pierre le Cruel, épris de fanfares et de supplices, fait arracher le coeur à des gens qui, après avoir été martyrisés, respirent encore et, atteint d’un accès de vampirisme aigu, il déterre sa maîtresse morte, l’assied, vêtue d’ornements royaux et couronnée d’un diadème, sur un trône et il force tous les seigneurs de sa Cour à défiler devant ce cadavre et à lui baiser la main.

En vérité, la péninsule est un douaire d’épimanes et la démence quasi débonnaire d’un Charles VI semble presque raisonnable si on la compare aux aberrations de ces possédés-là !

En Italie c’est, avec la guerre civile, la Peste ; et dans ce déchaînement de fléaux, des ruffians s’écharpent ; on se bat dans les rues de Rome ; la famille des Colonna et ses séides s’insurge-nt contre le pape et, sous le prétexte de rétablir l’ordre, le roi de Naples, Ladislas, s’empare de la ville et, après l’avoir pillée, la quitte et revient pour la piller encore ; entre Gênes et Venise, c’est une collision qui aboutit à de féroces représailles ; à Naples, c’est la reine Jeanne qu’on enlève pour l’étouffer entre deux matelas, dans un château de la Basilicate ; à Milan, ce sont les atrocités de factions aux prises ; mais ce qui fut pis encore, ce fut le sort de l’Église devenue soudain bicéphale. Si les membres de son pauvre corps, si les régions catholiques s’étiolaient, malades et à bout de sang, ses deux têtes à elle, qui se dressaient, l’une à Avignon et l’autre à Rome, ne cherchaient qu’à s’entre-dévorer. Elle était, en effet, dominée par d’effrayants pontifes ; c’était l’époque du grand schisme de l’Occident. La situation du Saint-Siège était celle-ci : le roi de France Philippe le Bel avait autrefois assis sur la chaire de saint Pierre l’une de ses créatures, Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux. Après avoir été consacré à Lyon, ce souverain, au lieu de se fixer à Rome, s’était installé dans la principauté d’Avignon ; avec lui commença cette période que les écrivains appellent l’exil de Babylone ; des papes se succédèrent, moururent sans avoir pu se décider à regagner leurs États ; enfin, en 1376, Grégoire XI reprit possession de la ville éternelle et décéda au moment où, dégoûté de l’Italie, il s’apprêtait à retourner en France.

Il trépasse et c’est une suite de pontifes qu’on élit et qu’on rejette. Rome en nomme un et Avignon un autre ; l’Europe se divise en deux camps. Urbain VI, le pape de Rome le plus honnête, mais le plus imprudent et le plus sanguinaire des deux, est reconnu par la Germanie, l’Angleterre, la Hongrie, la Bohême, la Navarre, les Flandres et les Pays-Bas ; l’autre, Clément VII, le pape d’Avignon, est de moeurs plus douces, mais il est dénué de scrupules ; il pratique la simonie, vend les indulgences, brocante les bénéfices, bazarde les grâces. Il est accepté par la France, l’Écosse, la Sicile, l’Espagne. Les deux pontifes guerroient à coups d’interdits, rivalisent de menaces et d’injures. Ils meurent ; on les remplace et leurs successeurs s’excommunient à tour de bras, tandis qu’un troisième pape, élu par le concile de Pise, les couvre, de son côté, d’anathèmes.

Le Saint-Esprit se promène au hasard de l’Europe, et l’on ne sait plus auquel de ces pasteurs il convient d’obéir ; la confusion devient telle que même l’entendement des saints se brouille. Sainte Catherine de Sienne tient pour Urbain VI et le bienheureux Pierre de Luxembourg pour Clément VII. Saint Vincent Ferrier et sainte Colette se soumettent, un moment, à l’obédience de l’antipape Pierre de Lune, puis finissent par se rallier à une autre tiare ; c’est le désarroi le plus absolu ; jamais on ne vit chrétienté dans un chaos pareil. Dieu consent à démontrer l’origine divine de l’Église, par le désordre et l’infamie des siens ; il n’est point, en effet, d’institution humaine qui eût pu résister à de tels chocs. Il semble que Satan ait mobilisé ses légions et que les barathres des enfers soient vides ; la terre appartient à l’Esprit du Mal et il bloque l’Église, l’assaille sans répit, réunit toutes ses forces pour la culbuter et elle n’est même pas ébranlée. Elle attend patiemment que les saints que Dieu lui enverra la dégagent ; elle a des traîtres dans la place, des papes affreux, mais ces pontifes de péchés, ces êtres si misérables lorsqu’ils se laissent séduire par l’ambition, par la haine, par le lucre, par toutes ces passions que le Diable attise, se retrouvent infaillibles aussitôt que l’ennemi s’essaie à détruire le dogme ; le Saint-Esprit, que l’on croyait perdu, revient et les assiste ; lorsqu’il s’agit de défendre les enseignements du Christ, aucun pape, si vil qu’il soit, ne défaille.

Il n’en est pas moins vrai que les malheureux croyants qui vécurent dans l’horreur de ces extravagantes années, crurent que tout allait s’effondrer ; et, en effet, de quelque côté qu’ils se tournent, ils ne voient que des champs de carnage.

Au sud, dans l’Orient chrétien, ce sont les Grecs, les Mongols et les Turcs qui s’exterminent ; au nord, ce sont les Russes qui avec les Tartares et la Suède, qui, avec les Danois, s’égorgent ; et si, regardant plus loin encore, ils franchissent, d’un coup d’oeil, les territoires saccagés de l’Europe, s’ils vont jusqu’à la ligne de ses frontières, c’est la fin du monde qu’ils aperçoivent, ce sont les menaces de l’Apocalypse qui sont sur le point de se réaliser.

Sur un ciel qui tremble, déchiré par le fouet des foudres, les limites de l’univers chrétien se dessinent en des traits de feu ; les hameaux situés sur les confins des pays idolâtres flambent ; la zone des démons s’éclaire, Attila est ressuscité et l’invasion des barbares recommence ; dans un tourbillon de janissaires, l’émir des Ottomans, Bajazet, passe, rasant comme un ouragan les campagnes et balayant les villes ; il se précipite à Nicopolis contre les forces catholiques réunies pour lui barrer la route ; il les broie, il va déraciner la chaire de saint Pierre et c’en est fait de l’Occident des chrétiens, quand un autre conquérant, le Mongol Tamerlan, célèbre par la pyramide de 90.000 crânes qu’il élève sur les ruines de Bagdad, arrive à fond de train des steppes de l’Asie, se rue sur Baj azet et l’emporte après avoir pilé, en un effroyable combat, ses hordes.

Et l’Europe, épouvantée, assiste à la rencontre de ces deux trombes qui se heurtent et éclatent en l’inondant d’une pluie de sang.

L’on peut aisément s’imaginer la terreur des simples gens. Combien, parmi ceux qu’épargnèrent les désastres de ces consternantes époques, vécurent, l’âme détraquée et le corps épuisé par les famines et les paniques ! les danses macabres, les convulsions, les chorées rythmiques et une maladie que les anciens chroniqueurs désignent sous le nom de « la rage de tête » et qui paraît être la méningite, les rendent, lorsqu’elles ne les tuent pas, quasi fous. Avec cela, les vivres manquent et les épidémies sont à l’état endémique, dans les pays ; la peste noire parcourt l’Occident et nulle région n’est indemne ; elle infeste aussi bien l’Italie que la France, l’Angleterre que l’Allemagne, la Hollande que la Bohême et l’Espagne ; elle est le plus redoutable des fléaux de ces siècles, celui que les réservoirs infernaux du Levant versent sans relâche sur la pauvre Europe.

Bientôt, dans ces organismes débilités et dans ces âmes mal étanches que la peur démantèle, Satan s’immisce et l’immondice des sabbats, au fond des forêts, s’affirme. Les forfaits et les sacrilèges les plus exécrables se commettent ; les messes noires se célèbrent et la magie s’atteste. Gilles de Rais trucide de petits enfants et ses sorciers épluchent leurs entrailles, cherchent, dans ces tristes dépouilles, le secret de l’alchimie, le pouvoir de transmuter les métaux sans valeur en or. Le peuple gît effaré et par ce qu’il apprend et par ce qu’il voit ; il appelle une justice, il implore une consolation à tant de maux et tout se tait. Il se tourne vers l’Église et il ne la trouve plus. Sa foi vacille ; dans sa naïveté, il se dit que le Représentant du Christ sur la terre n’a plus rien de divin, puisqu’il ne peut la sauver. Il en vient à douter de la mission des successeurs de saint Pierre ; il n’arrive pas à les concevoir et si humains et si faibles, car il se rappelle ce spectacle déconcertant, l’empereur d’Allemagne Wenceslas, toujours ivre, venant rendre visite au roi de France Charles VI qui délire, pour déposer, à eux deux, un pape. Le Saint-Esprit jugé par un pochard et un dément !

Il n’est donc pas surprenant que, dans une telle débâcle, en sus même des pratiques de la goétie et des sabbats, les hérésies les plus véhémentes ne s’imposent ; elles pullulent d’un bout du monde à l’autre.

En Angleterre, Jean Wiclef, membre de l’université d’Oxford et curé de Lutterworth, nie la transsubstantiation, y substitue la doctrine de rémanence, autrement dit du pain et du vin demeurant, après qu’ils sont consacrés, intacts ; il attaque le culte des saints, rejette la confession, abolit le purgatoire, conspue le pouvoir admis des papes. Son enseignement, qui obtient un succès immense, réunit une foule de forcenés contre l’Église et c’est en vain que deux carmes, Étienne Patrington et Jean Kinningham, luttent, pied à pied, pour les repousser. Wiclef meurt, mais ses disciples, les Lollards, continuent de propager ses erreurs.

Elles pénètrent jusqu’en Bohême avec Jean Huss et Jérôme de Prague. Eux acceptent le dogme de l’Eucharistie, mais à la condition que le sacrement soit administré aux laïques sous les deux espèces ; ils déclarent cependant que les indulgences n’existent pas, que la papauté est une invention des hommes, que l’Église est la synagogue de Satan. Jean Huss fut, ainsi que son élève Jérôme de Prague, brûlé ; mais leurs partisans, dont les désordres du Saint-Siège augmentaient le nombre, incendièrent les chapelles et les cloîtres, égorgèrent les prêtres et les moines ; l’on tenta sans succès de les réduire ; ils se défendirent si bravement que le roi Sigismond finit par traiter avec eux pour terminer la lutte. Alors, ils se divisèrent en sectes de plusieurs sortes : en Thaborites, qui érigèrent la vengeance à l’état de vertu et exaltèrent le bienfait des meurtres ; en Orébites, plus féroces encore, qui dépecèrent les fidèles dans d’affreux tourments ; en Adamites, venus de la Picardie, qui se promenaient nus, pour imiter le premier homme ; enfin en sectes moins fanatiques, plus sociables, en Calixtins, c’est-à-dire en fidèles auxquels on accorda de boire au calice, et en Frères bohèmes qui, après avoir nié la Présence réelle, se séparèrent complètement de l’Église.

En Italie, les partis dérivés des vieilles hérésies albigeoises foisonnent ; les restes de ces Fraticelles, qui se développèrent si vigoureusement à la fin du treizième siècle, renouvellent les ignominies des Adamites et des Gnostiques ; tous prétendent avoir atteint le degré de l’impeccabilité et soutiennent que, dès lors, l’adultère et l’inceste leur sont acquis ; tous refusent de travailler pour être plus certains de demeurer pauvres. On eut beau les détruire par le feu, ils repoussèrent. Saint Jean de Capistran les assaillit sans relâche, mais ses efforts furent inutiles ; ils s’étendirent en Allemagne et la dépravèrent ; et au quinzième siècle, on les découvre en Angleterre, mêlés aux Lollards, et se livrant à une propagande enragée, encore activée par les supplices.

Et tandis que les papes les frappent d’excommunications, des confréries de flagellants s’organisent en Allemagne, se répandent dans l’Alsace, dans la Lorraine, dans la Champagne, s’insinuent jusque dans le midi de la France, à Avignon, et ceux-là bannissent la vertu des sacrements, prônent le sang des coups de fouets comme matière valide du baptême, prêchent partout que le pouvoir du Vicaire du Christ, sur la terre, est nul.

Dans cette Flandre où naquit la série d’erreurs connue sous le nom de ce Gauthier Lollard qui les y sema, les extravagances se multiplient. Une béguine, Marguerite Porrette, revivifie, elle aussi, les abominations de la Gnose, en enseignant que la créature anéantie dans la contemplation de son Créateur, peut tout se permettre. Cette femme donnait des audiences, assise sur un trône d’argent et elle se prétendait escortée de deux séraphins, lorsqu’elle s’approchait de la Sainte Table. Elle finit par être grillée vive, à Paris, où elle était venue pour faire des prosélytes ; elle périt en 1310, c’est-à-dire bien des années avant la naissance de Lydwine, mais les disciples qu’elle avait dressés empoisonnaient, du temps de la sainte, le Brabant. Une autre possédée, Blommardine ou Bloemardine, morte à Bruxelles en 1336, s’était mise à la tête de la secte et elle soulevait la Flandre du midi et du nord contre l’Église.

Ruysbroeck l’Admirable, l’ermite de la Vallée verte, le plus grand des mystiques flamands, la combattit, mais le virus conservé de l’antique Gnose ne s’en infiltra pas moins dans la Belgique et les Pays-Bas. En 1410, alors qu’on le croyait usé, il se redéveloppe tout à coup et l’hérésie reparaît, colportée par des gens qui s’intitulent « hommes d’intelligence ». Un carme défroqué, Guillaume de Hildernissen, et un Iaïque de Picardie, Aegydius Cantoris, la dirigent. Ils sont condamnés, abjurent leurs croyances, mais en 1428, l’on retrouve leurs erreurs plus vivaces que jamais ; elles serpentent en Allemagne et en Hollande, finissent par se fondre avec les débris toujours actifs des Fraticelles et des Lollards qui en viennent à proclamer le règne de Lucifer injustement chassé du Paradis et devant, lui et les siens, expulser à leur tour de l’Eden saint Michel et les anges.

Et rien ne put exterminer les racines de ces impiétés ; les dominicains et les franciscains succombèrent à cette tâche ; les disciples de Ruysbroeck, son fils spirituel Pomerius, Gérard Groot, Pierre de Hérenthals essayèrent de les extirper, mais les souches qu’ils arrachaient devenaient sataniquement fécondes, repoussaient ainsi que ces végétations fongueuses, que cette flore de teigne qui se ramifie dans les égouts, loin du jour.

En dehors même de ce culte, plus ou moins caché, du démon, il faut encore signaler, dans les Pays-Bas, l’influence de doctrines qui furent pour ce pays ce que les erreurs de Wiclef et de Jean Huss furent pour l’Angleterre et la Bohême ; l’on voit poindre déjà les théories des partisans de la Réforme, avec jean Pupper de Goch, fondateur d’un couvent de femmes à Malines, qui n’admet que l’autorité des Écritures, nie celle des conciles et des papes, hue le mérite des voeux et décrie les principes de la vie monastique ; — avec Jean Ruchrat de Wesel qui honnit les sacramentaux, contemne l’extrême-onction, répudie les commandements de l’Église ; — avec Jean Wessel, de Groningue, aux oeuvres duquel, plus tard, Luther empruntera ses arguments pour contester la valeur des indulgences.

Et ce fut alors que l’Église était sapée par les hérésies, écartelée par de dangereux papes, alors que la chrétienté semblait perdue, que Dieu suscita des saintes pour enrayer la marche en avant du Malin et sauver le Saint-Siège.

Déjà, avant que le schisme d’Occident n’éclatât, Notre-Seigneur avait dispensé à deux d’entre elles la mission de prévenir ses Vicaires qu’ils eussent à abandonner Avignon et à réintégrer Rome.

Sainte Brigitte fut, en effet, dépêchée de Suède pour ramener le Souverain Pontife en Italie. Tandis qu’elle s’évertue à le convaincre, il décède ; un autre le remplace, qu’elle investit, et il périt à son tour. Le troisième enfin, Urbain V, l’écoute ; il rentre à Rome puis il se lasse de cette ville et retourne à Avignon où il trépasse. Brigitte objurgue son successeur, Grégoire XI, de fuir la France, mais pendant qu’il hésite, elle-même disparaît et ce n’est que sur les instances d’une autre sainte, Catherine de Sienne, qu’il se détermine à franchir les Alpes.

Sainte Catherine poursuit l’oeuvre de sainte Brigitte et s’entremet pour réconcilier le pape avec l’Église, mais Grégoire XI meurt.

Et le schisme se déclare avec les deux papes élus, l’un à Avignon et l’autre à Rome ; la pauvre sainte essaie vainement de conjurer le mal et Dieu la rappelle à Lui en 1380 et elle quitte ce monde, désolée de cet avenir d’ouragans qui se prépare.

Aussitôt Dieu ordonne dans une vision à une pieuse fille, Ursule de Parme, de se rendre à Avignon auprès de Clément VII et de l’inviter à abdiquer ; elle part et ce pape, ébranlé par ses sommations, va céder, mais les cardinaux qui lont élu s’y opposent ; ils emprisonnent Ursule comme sorcière et elle n’est préservée que par un tremblement de terre qui disperse ses bourreaux, au moment où ils allaient lui appliquer la torture. Dieu la tire du mauvais pas où elle s’est engagée, mais son entreprise échoue.

En attendant que d’autres déicoles la suppléent dans cette mission d’aventurière divine et que les saintes qui se préparent soient assez âgées pour prendre la succession de Catherine de Sienne, une tertiaire de saint François, la bienheureuse Jeanne de Maillé, qui a déjà tenté de libérer la France, en parlant, au nom du Seigneur, à la reine Ysabeau et au roi Charles VI, assiège, à son tour, le ciel de suppliques, fait procéder, sous forme de suffrages, à des prières publiques, organise des processions dans les collégiales et les cloîtres pour refréner la décomposition qui s’accélère des papautés aux prises.

Elle remplit, en quelque sorte, un intérim, car elle ne s’immisce pas directement dans le conflit ; elle semble vouée plus particulièrement, d’ailleurs, aux oeuvres de miséricorde, aux soins des pestiférés et des lépreux et aux visites des captifs ; la véritable succession de Catherine, elle échoit, le temps venu, à trois saintes : sainte Lydwine de Schiedam, sainte Colette de Corbie et sainte Françoise de Rome, une Hollandaise, une Française et une Italienne.

Sainte Lydwine et sainte Colette naissent en 1380, c’est-à-dire l’année même où sainte Catherine de Sienne s’inanime ; et toutes deux s’efforcent de sauver l’Église, en souffrant mort et passion pour elle ; l’une active, l’autre passive.

Avec des existences absolument différentes, elles présentent cependant des ressemblances ; toutes deux nées de parents pauvres, de jolies deviennent, selon leur désir, laides ; toutes deux endurent sans répit d’épouvantables douleurs ; toutes deux portent les stigmates du Calvaire ; toutes deux, lorsqu’elles meurent, recouvrent la beauté de leur jeunesse et leurs cadavres embaument. Durant leur vie, elles furent dévorées d’une pareille soif de tortures ; seulement Colette reste, malgré tout, valide, car il lui faut parcourir la France, d’un bout à l’autre, tandis que Lydwine voyage, immobile, dans l’au delà, sur un lit ; et chacune d’elles décèle encore cette similitude, qu’elle est une sauvegarde pour sa patrie.

Sainte Colette est, en somme, adjointe à Jeanne d’Arc pour chasser les Anglais ; elle l’aide avec le renfort surhumain de ses larmes. Pendant que Jeanne se charge de la partie matérielle, qu’elle combat à la tête des troupes, Colette commande à la partie spirituelle ; elle réforme les monastères des clarisses, en fait des remparts de mortifications et de prières, jette dans la mêlée les pénitences de ses filles, se pend aux jupes de la Vierge jusqu’à ce qu’elle ait obtenu la défaite des Bedford et des Talbot et le renvoi de l’ennemi dans son île.

De son côté, Lydwine, par la puissance de ses exorations et de ses tourments, protège la Hollande envahie par les routiers de Bourgogne et empêche une flotte d’attaquer Schiedam.

Comme sainte Brigitte et sainte Catherine de Sienne, Colette est appelée à batailler, en personne, par les voies visibles, contre le schisme ; elle intervient avec saint Vincent Ferrier au concile de Constance, et elle essaie encore, quelques années après, d’empêcher, par ses démarches et ses conseils, le concile de Pise de substituer, à un pape réel, un intrus. Lydwine ne prit, humainement parlant, aucune part aux tribulations de cette soeur inconnue qui luttait si ardemment contre des cardinaux égarés et de faux papes ; elle n’aurait dû connaître, au fond de son village de la Hollande, les détresses de l’Église que par ce que ses confesseurs en surent, mais elle eut certainement des révélations du Sauveur ; en tout cas, l’amas de ses souffrances fut un trésor de guerre où, bien qu’ignorant sans doute qui l’avait rassemblé, Colette puisa, de concert avec sainte Françoise Romaine.

Celle-là fut plus spécialement choisie pour l’assister dans la partie de sa tâche inhérente au schisme.

Plus jeune de quatre ans que Colette et que Lydwine, Françoise était issue d’une famille illustre de Rome et elle s’allia à un seigneur qui comptait parmi ses ancêtres un pape et un saint. Elle différait donc, par son origine, par sa situation de fortune, par sa condition de femme mariée, des deux vierges, ses soeurs ; mais si elle s’écarte d’elles par certains points, elle s’en rapproche par d’autres ou plutôt, elle tient des deux, empruntant à chacune un trait particulier, devenant une succédanée tantôt de sainte Colette et tantôt de sainte Lydwine.

Elle s’assimile à la vierge de Corbie, par son exis. tence active, par sa vocation de manieuse d’âmes et de fondatrice d’ordre, par le rôle qu’elle assume dans la politique de son temps, par les combats qu’elle livre au démon qui la roue, elle aussi, de coups ; — à la vierge de Schiedam, par sa guérison miraculeuse de la peste, par son contact perpétuel avec les anges, par ses voyages dans le Purgatoire, en quête d’âmes à délivrer, par sa mission très spéciale d’être une réparatrice des crimes du siècle, une figure victimale de l’Église souffrante.

Par des voies opposées et souvent pareilles, ces trois femmes qui furent, toutes les trois, des stigmatisées, se sont donc mesurées contre les influences infernales de leur époque ; quelle tâche fut plus accablante ! jamais, en effet, l’équilibre du monde ne fut plus près de se rompre ; et il semble aussi que jamais Dieu ne fut plus attentif à surveiller la balance des vertus et des vices, et à entasser, quand le plateau des iniquités descendait, comme contrepoids, des tortures de saintes !

Cette loi d’un équilibre à garder entre le Bien et le Mal, elle est singulièrement mystérieuse, quand on y songe ; car, en l’établissant, le Tout-Puissant paraît avoir voulu fixer lui-même des bornes et mettre des freins à sa Toute-Puissance. Pour que cette règle s’observe, il faut, en effet, que Jésus fasse appel au concours de l’homme et que celui-ci ne se refuse pas à le prêter. Afin de réparer les forfaits des uns, il réclame les mortifications et les prières des autres ; et c’est là qu’est vraiment la gloire de la pauvre humanité ; jamais Dieu, si respectueux de la liberté de ses enfants que l’on peut compter ceux qu’il priva du pouvoir de Lui résister, jamais Dieu ne fut leurré. Toujours il a trouvé, à travers les âges, des saints qui ont consenti à payer, par des douleurs, la rançon des péchés et des fautes.

Et cette générosité s’explique maintenant pour nous, à peine. En sus de notre nature même qui répugne à la souffrance, il y a encore le Maudit qui intervient pour la détourner du sacrifice, le Maudit auquel son Maître a concédé, dans la triste partie qui se joue ici-bas, les deux plus formidables atouts, l’argent et la chair. Et ce qu’il abuse, celui-là, de la lâcheté de l’homme qui sait bien pourtant que la grâce du Sauveur suffirait à lui assurer la victoire, s’il essayait seulement de se défendre ! Ne dirait-on pas vraiment qu’après le renvoi d’Adam du Paradis, le Seigneur, sollicité par l’ange rebelle, lui a dédaigneusement accordé les moyens qu’il jugeait les plus sûrs pour vaincre les âmes et que la scène de l’Ancien Testament, de Satan réclamant à Dieu et obtenant de Lui la permission de tâcher de faire succomber, à coups d’épreuves, le malheureux Job, a pu se passer d’abord à la sortie de l’Éden ?

Et, depuis ce temps, le fléau de la balance oscille ; quand il incline trop du côté du mal, quand les peuples deviennent trop ignobles et les rois trop impies, Dieu laisse se déchaîner les épidémies, les tremblements de terre, les disettes, les guerres ; mais sa miséricorde est telle qu’il active alors le dévouement de ses saints, les assiste, renchérit sur leurs mérites, triche peut-être un peu avec Lui-même, pour que sa justice s’apaise et que l’équilibre se rétablisse.

L’univers serait, sans cela, et depuis quand 1 en ruines ; seulement, étant donné les ressources dont le Très-Bas dispose et la faiblesse des âmes qu’il assiège, l’on comprend la sollicitude toujours en éveil de l’Église, chargée de dégrever, autant qu’elle le peut, le plateau des péchés, de neutraliser le lest des offenses en ajoutant sans cesse sur l’autre plateau de nouveaux poids d’oraisons et de pénitences ; l’on s’explique la raison d’être des redoutes de suppliques et des citadelles d’offices que, sur les ordres de l’Époux, elle érige, le bien fondé de ses cloîtres impitoyables, de ses ordres durs, tels que ceux des Clarisses, des Calvairiennes, des Carmélites, des Trappes, et l’on peut concevoir aussi la somme inouïe de souffrances endurées par les saints, les maladies, les chagrins même que le Très-Haut distribue à chacun de nous pour nous assainir et nous faire participer un peu à cette oeuvre de compensation qui suit, pas à pas, l’oeuvre du Mal.

Or, la dissolution de la société, à la fin du quatorzième et au commencement du quinzième siècle fut, nous l’avons dit, effroyable.

Le treizième siècle qui, malgré ses conflits et ses tares, nous apparaît, dans le recul des âges, si candide avec saint Louis et Blanche de Castille, si chevaleresque et si pieux avec ses fidèles quittant leurs femmes, leurs enfants, tout, pour arracher le sépulcre du Christ des mains des mécréants ; ce siècle qui connut le pape Innocent III, qui vit saint François d’Assise, saint Dominique, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, sainte Gertrude et sainte Claire, le siècle des grandes cathédrales, était bien mort ; la foi s’affaiblissait ; elle allait se traîner pendant deux siècles, pour finir par choir dans ce cloaque déterré du Paganisme que fut la Renaissance.

En résumé, si nous jetons un coup d’oeil sur l’état de l’Europe, au temps de sainte Lydwine, nous n’apercevons que des guets-apens de seigneurs cherchant à s’entre-dévorer, que des guerres de peuples rendus par la misère féroces et par la peur, fous. Les souverains sont des scélérats ou des déments, comme Charles VI, comme Pierre le Cruel, comme Pierre le Cérémonieux, comme Wilhelm V de Hollande, des toquées comme Jacqueline, d’autres sont des ivrognes luxurieux comme l’empereur d’Allemagne Wenceslas, de pharisaîques gredins comme le roi d’Angleterre ; quant aux anti-papes, ils crucifient le Saint-Esprit, et lorsqu’on les regarde, c’est l’épouvante !

Si c’était seulement tout ! mais il sied de l’avouer encore, pour excéder la patience de Dieu, ceux qui lui furent consacrés s’en mélèrent. Le schisme, soufflant en tempête, avait démâté les barques de sauvetage et les bateliers de Jésus étaient devenus de vrais démons. Il n’y a qu’à lire les sermons de saint Vincent Ferrier, leur reprochant leurs turpitudes, les invectives de sainte Catherine de Sienne les accusant d’être cupides et orgueilleux, d’être impurs, leur criant qu’ils vendent à l’encan les grâces du Paraclet, pour se figurer le poids énorme qu’ils ajoutèrent à la balance de Justice, sur le plateau du Mal.

Devant une pareille somme de sacrilèges et de crimes, devant une pareille invasion des cohortes de l’Enfer, il semble probable que, malgré tout leur dévouement et leur bravoure, sainte Lydwine, sainte Colette, sainte Françoise Romaine, eussent succombé sous le nombre, si Dieu n’avait levé des armées pour les secourir.

Ces armées, il est bien possible que jamais elles ne les connurent, pas plus, du reste, qu’elles ne se connurent entre elles, car le Tout-Puissant est le seul maître en cette stratégie et seul, il voit l’ensemble ; les saints sont entre ses mains, ainsi que des pions qu’il place mur l’échiquier du monde, à sa guise ; eux s’abandonnent simplement, corps et âme, à Celui qui les dirige ; ils font sa volonté et ne demandent pas à en savoir plus.

Aussi, n’est-ce que bien longtemps après, lorsqu’on examine les ressources dont le Seigneur disposait et les divers éléments dont il se servit, que l’on parvient à vaguement entrevoir la tactique dont il usa pour vaincre, à telle ou telle époque, les hordes séduites par les mauvais anges.

A cette fin du quatorzième siècle, nous ne pouvons que difficilement établir le dénombrement de ces milices qui s’armèrent, sous les ordres du Christ, pour assister Lydwine et les deux autres saintes. Quelques-;unes nous sont connues, d’autres encore resteront probablement à jamais ignorées ; d’autres encore paraissent avoir été plus spécialement occupées à opérer des diversions sur le champ de bataille de l’au delà.

Sans crainte de se leurrer cependant, l’on peut signaler les troupes engagées en première ligne et s’avançant, sous l’abri de prières des redoutes contemplatives, des forteresses mystiques défendues, en France, par les clarisses de sainte Colette ; en Italie, par les clarisses de sainte Catherine de Bologne et les tertiaires franciscaines cloîtrées de la bienheureuse Angéline de Marsciano ; par les dominicaines réformées, avec l’aide de Marie Mancini de Pise, par la bienheureuse Claire de Gambacorta ; par les tertiaires de saint Dominique qui adoptèrent la clôture, sous l’autorité de Marguerite de Savoie ; par les cisterciennes qu’avait ramenées à leurs strictes observances le pape Benoît XII ; par les soeurs chartreuses qu’exaltait encore le souvenir de sainte Roseline.

Ces troupes d’avant-garde étaient formées par les bataillons des franciscains et des frères-prêcheurs ; — les premiers marchant sous les ordres de saint Bernardin de Sienne qui naquit la même année que Lydwine et remplit une mission analogue à celle de sainte Colette, en redressant les règles fléchies de saint François ; de son disciple saint Jean de Capistran qui le soutient dans cette tâche et combat, plus spécialement, ainsi que le bienheureux Thomas Bellacio de Linaris, les hérésies des Fraticelles et des Hussites ; de saint Jacques de la Marche qui lui est adjoint pour prêcher contre les infidèles ; de saint Mathieu d’Agrigente qui restaure les us réguliers dans les maisons de l’Espagne ; du bienheureux Albert de Sartéano qui fut plus particulièrement chargé de guerroyer contre les schismes ; — les seconds, conduits par saint Vincent Ferrier, le thaumaturge, qui évangélisa surtout les mécréants ; par saint Antoine de Florence qui lutta contre les oeuvres de magie ; par le bienheureux Marcolin dont les genoux, à force de traîner sur le sol, étaient devenus ainsi que les bosses rugueuses des vieux arbres ; par le bienheureux Raymond de Capoue, le confesseur de sainte Catherine de Sienne, qui, avec Jean Dominici et Laurent de Ripafratta, stimula la piété ralentie et renoua les coutumes déliées de l’ordre ; par le bienheureux Alvarez de Cordoue qui travailla à l’extinction du schisme et convertit, de même que saint Vincent Ferrier, les idolâtres.

Et ces colonnes, destinées, par la nature même de leur vocation, aux labeurs de l’apostolat, habituées au métier d’éclaireurs, aux rencontres d’avant-poste, s’étendaient en un interminable front de bataille, en tête de l’immense armée du Seigneur dont les deux ailes s’éployaient : l’une composée par les régiments drus des carmes, commandés par leur prieur général Jean Soreth qui ranima la ferveur déchue des siens et créa l’institut des carmélites ; par saint Antoine d’Offen et le bienheureux Stanislas de Pologne qui périrent martyrisés, l’un et l’autre pour la cause du Christ ; par Jean Arundine, prieur de la maison de Bruges ; Ange de Mezzinghi qui contribua à implanter la réforme de la règle en Toscane ; par Bradley, promu évêque de Dromory, en Irlande, et dont les austérités furent célèbres ; — l’autre, par les masses compactes des augustins, scindés en de multiples observances, et ralliés et réformés, eux aussi, en Italie, par Ptolomée de Venise, Simon de Crémone, Augustin de Rome ; en Espagne, par Jean d’Alarcon qui introduisit les couvents de la stricte obédience, dans la vieille Castille ; les augustines dont le tiers-ordre venait de pousser une fleur de Passion, la bienheureuse Catherine Visconti. Et ces masses, fraîchement exercées, encadraient les détachements plus faibles et insuffisamment armés des camaldules qui, dans le désordre de leurs rangs, comptaient pourtant un savant religieux, Ambroise Traversari, et deux saints : Jérôme de Bohême, l’apôtre de la Lithuanie, et l’oblat Daniel ; — des birgittins et des birgittines à peine nés à la vie religieuse et mal préparés au service de campagne ; — des servites dont la discipline fut alors resserrée par Antoine de Sienne et dont le porte-oriflamme était une tertiaire, la bienheureuse Élisabeth Picenardi ; — des prémontrés dont les circaries étaient, ainsi que les couvents de Fontevrault que Marie de Bretagne allait bientôt remanier, si relâchés, que leurs effectifs de secours furent quasi nuls.

Enfin, entre ces deux ailes, derrière la ligne avancée des enfants de saint François et de saint Dominique, évoluait la partie résistante, le gros de l’armée, le centre dense et massif de l’ordre le plus touffu du Moyen Age, de l’ordre de saint Benoît, avec ses grandes divisions : les bénédictins, proprement dits, dirigés, en Allemagne, par l’abbé de Castels, Othon, qui reprend la partie intégrale de la règle, et l’abbé Jean de Meden qui convertit les moeurs dissolues de cent quarante-sept abbayes ; en Italie, par Louis Barbo, abbé de Sainte-Justine de Padoue, qui réassujettit aux lois sévères de son cloître de nombreux monastères, parmi lesquels celui du Mont-Cassin, le berceau de l’ordre ; en France, par l’abbé de Cluny, Odon de la Perière, le cellérier Étienne Bernadotte, le prieur Dom Toussaint, un neveu de sainte Colette, qui fut, à cause de ses vertus, comparé à Pierre le Vénérable ; par Guillaume d’Auvergne, cité dans les chroniques comme ayant été un véritable saint ; par le bienheureux Jean de Gand, prieur de Saint-Claude, qui s’interpose entre le roi d’Angleterre et le roi de France pour tâcher de les résoudre à conclure la paix ; — les cisterciens, par le bienheureux Eustache, le premier abbé du Jardinet, par les vénérables Martin de Vargas et Martin de Logrôno qui réorganisent les dépôts bernardins de l’Espagne ; — les célestins qui délèguent un de leurs Plus saints moines, Jean Bassand, pour être le confesseur de sainte Colette, mais dont les escouades nombreuses et très famées en France n’en sont pas moins mal entraînées et peu solides ; — les olivétains, mieux aguerris et menés à l’assaut par le vénérable Hippolyte de Milan, abbé du Mont-Olivet, par le frère Laurent Sernicolaï de Pérouse, le convers Jérôme de Corse qui mourut en odeur de sainteté, au couvent de San Miniato, à Florence, par le vénérable Jérôme Mirabelli de Naples, par le bienheureux Bernard de Verceil qui fonda deux couvents de l’observance en Hongrie ; — les humiliés, dans les cloîtres desquels figure une oblate, la bienheu. reuse Aldobrandesca, illustre par ses miracles, à Sienne.

L’on peut compter encore, dans le contingent de cette armée, une légion d’élite, celle des recluses, de ces femmes qui vécurent la vie érémitique, telle que sainte Colette la pratiqua, elle-même, pendant quatre années, à Corbie, des femmes anachorètes, enfouies dans les solitudes de l’Occident ou volontairement emmurées dans les villes et auxquelles l’on passait, par une lucarne, un peu de pain et une cruche d’eau. Les noms de quelques-unes de ces célestes sauvages nous sont connus, ceux d’Aliz de Bourgotte, internée dans une celle à Paris ; de la bienheureuse Agnès de Moncada qui, à la voix de saint Vincent Ferrier, s’en fut, ainsi que Madeleine, pleurer les péchés du monde dans une grotte ; de la bienheureuse Dorothée, la patronne de la Prusse, qui se séquestra près de l’église de Quidzini, en Pologne ; de la bienheureuse Julie Della Rena qui s’incarcéra à Certaldo, en Toscane ; de Perrone Hergolds, une stigmatisée, tertiaire de saint François, qui se retira dans un ermitage des Flandres ; de Jeanne Bourdine, claquemurée à La Rochelle ; de Catherine Van Borsbecke, une carmélite qui s’écroua dans une sorte de laure contiguë à un sanctuaire près de Louvain ; d’une autre fille du carmel, appelée Agnès, que l’on retrouva, quelques années après la mort de Lydwine, encore enfermée dans un réduit situé près de la chapelle des carmes, à Liège.

Enfin, la fleur des servantes de Jésus, la garde d’honneur du Christ des rangs de laquelle sont sorties — il faut le remarquer — sainte Catherine de Sienne, sainte Lydwine, sainte Colette, sainte Françoise Romaine, la bienheureuse Jeanne de Maillé — les victimes plus particulièrement chères à Dieu, les effigies vivantes de sa Passion, ses vexillaires, les stigmatisées !

En Allemagne, c’est une tertiaire franciscaine, la bienheureuse Élisabeth la bonne de Waldsee, et la clarisse Madeleine Beüttler ; en Italie, c’est une tertiaire de saint François, Lucie de Norcie ; une clarisse, Marie de Massa ; une veuve, la bienheureuse Julienne de Bologne ; une augustine, sainte Rite de Cassie ; c’est l’extatique Christine dont le nom nous est conservé, mais sans renseignements, par Denys le chartreux ; en Hollande, c’est la dominicaine Brigide et la béguine Gertrude d’Oosten ; et combien perdues dans d’anciennes annales, tombées dans un complet oubli !

A ces troupes actives, l’on peut annexer encore des soldats qui ne furent incorporés dans aucun régiment et firent la guerre de partisans, seuls, de leur côté, tels que le bienheureux Pierre, évêque de Metz et cardinal de Luxembourg ; tels que saint Laurent Justinien, évêque de Venise, qui s’infligèrent d’incomparables macérations pour expier les péchés de leur temps ; tels que saint Jean de Kenty, l’apôtre de la charité en Pologne, saint Jean Népomucène, le martyr de la Bohême ; tels que la bienheureuse Marguerite de Bavière, une amie de sainte Colette, et le corps de réserve recruté parmi les volontaires laïques ou prêtres, religieuses ou moines que les razzias diaboliques n’emportèrent point.

Ainsi se peut résumer le bilan de l’armée qui entre en campagne, à la fin du quatorzième siècle et au commencement du quinzième, sous les bannières du Christ.

Au premier abord, elle semble imposante et décidée, mais quand on l’examine de près l’on s’aperçoit que si les chefs qui la dirigèrent, selon le plan de Jésus, furent admirables, les troupes placées sous leur commandement manquèrent de cohésion, furent irrésolues et débiles ; le gros du contingent était, en effet, fourni par les corps des monastères d’hommes et de femmes et, nous venons de le voir, les désordres et les brigues perturbaient les cloîtres ; les règles agonisaient et la plupart des statuts étaient morts ; les phalanges monastiques étaient par conséquent sans endurance de piété et à peine exercées aux marches de la voie mystique. Il fallut donc, avant tout, refaire les cadres, ramener les religieux et les nonnes au maniement oublié de leurs armes, les équiper à nouveau d’offices, leur réenseigner la pratique des mortifications, leur réapprendre la manoeuvre délaissée des coulpes.

Seuls, les chartreux faisaient, dans ce relâchement général, exception. Ils s’étaient divisés en deux camps, au moment du schisme, mais la discipline n’en était pas moins demeurée, dans leurs rangs, intacte. Ils avaient, parmi eux, d’habiles stratégistes et de puissants saints : Denys de Ryckel, dit le chartreux, l’un des plus grands mystiques de l’époque ; Henri de Calcar, le prieur de la chartreuse de « Bethléem Maria », à Ruremonde, le maître de Gérard Groot, l’un des écrivains auquel l’on a parfois attribué la paternité de l’Imitation de Jésus-Christ ; Étienne Maconi, le disciple bien-aimé de sainte Catherine de Sienne ; le bienheureux Nicolas Albergati, devenu cardinal après avoir été prieur de l’ascétère de Florence ; Adolphe d’Essen, l’apôtre du rosaire, qui fut directeur de la bienheureuse Marguerite de Bavière ; d’autres encore.

Les compagnies Cartusiennes formèrent un noyau de vieux soldats bronzés au feu des batailles infernales et elles servirent d’arrière-garde, abritèrent, avec les remparts de leurs prières, le train de l’armée, couvrirent les garnisons des pupilles, des jeunes recrues qui venaient d’être rassemblées, leur donnant ainsi le temps de se fortifier et de se préparer à la lutte ; parmi ces conscrits qui composèrent des bataillons de renfort, il faut noter la poignée d’oblates de saint Benoît fondées par sainte Françoise Romaine, et surtout le groupe des nouvelles carmélites dressées au service des places mystiques, par des saintes telles que sainte Angèle de Bohême qui se clôtura dans le monastère de Prague, la vénérable Agnès Correyts, la fondatrice du carmel de Sion, à Bruges ; la vénérable Jeanne de l’Erneur qui créa le monastère de Notre-Dame de la Consolation à Vilvorde et fut une des premières filles spirituelles de Jean Soreth ; par la bienheureuse Jeanne Scopelli, supérieure du monastère de Reggio ; par la bienheureuse Archangèle Girlani, prieure de la maison de Mantoue, dont le cadavre incorruptible eut la spécialité de guérir, par son attouchement, les femmes atteintes de chancres à la figure et à la gorge.

Lydwine, elle, ne leva aucune armée, ne fit partie d’aucun corps et elle n’amena à la rescousse des mécréants l’appoint d’aucun cloitre ; elle combattit, solitaire, en enfant perdue, sur un lit ; mais le poids des assauts qu’elle supporta fut le plus énorme dont on ait jamais ouï parler ; elle valut une armée à elle seule, une armée qui devait faire face à l’ennemi sur tous les points.

Elle expia, de même que les autres saints de son siècle, pour les âmes du Purgatoire, pour les abominations du schisme, pour les ribotes des clercs et des moines, pour les scélératesses des peuples et des rois ; mais en outre de cette obligation qu’elle accepta de réparer les fautes commises d’un bout de l’univers à l’autre, elle eut encore la charge d’être le bouc émissaire de son pays.

Ainsi que l’observent ses biographes, toutes les fois que Dieu voulait châtier la Hollande, c’était à elle qu’il s’adressait ; c’était elle qui recevait les premiers coups.

Fut-elle la seule, dans la région batave, à supporter la responsabilité des méfaits punis ? Ne fut-elle pas aidée dans cette mission spéciale aux Pays-Bas, comme elle le fut dans sa mission d’expiatrice du monde, par d’autres saints ? cela semble à peu près sûr.

Les stigmatisées que nous avons nommées, Gertrude d’Oosten et Brigide, n’existaient déjà plus lorsqu’elle commença, par procuration, de souffrir, car l’une était morte en 1358 et l’autre en 1390 ; elles n’intervinrent donc pas dans l’oeuvre propitiatoire qu’elle entreprit ; elles la commencèrent, sans savoir qui la finirait, et Lydwine fut simplement instituée la légataire plaintive de leurs biens. Elle prit leur succession comme elle avait déjà pris celle d’une sainte qui vécut au siècle précédent, d’une compensatrice dont l’existence présente de singulières analogies avec la sienne, sainte Fine de Toscane ; celle-là passa, en effet, sa vie sur un lit et fut couverte d’ulcères dont le pus exhalait de frais parfums.

Il est impossible d’énumérer les personnes dont les mérites allégèrent, dans la Hollande même, la tâche de Lydwine ; tout ce que nous savons, mais cela nous le savons d’une façon sûre, par les chroniques des monastères de Windesem et du mont Sainte-Agnès, c’est que Dieu fit croître à cette époque, dans les provinces septentrionales de la Néerlande, d’admirables semailles mystiques.

Il y eut alors une école d’ascèse pratique, issue des enseignements de Ruysbroeck, et elle s’épanouit dans la région de l’Over-Yssel et plus particulièrement à Deventer.

Un homme originaire de cette ville et qui, après avoir été converti par le prieur de la chartreuse de Monnikhuisen, près d’Arnhem, devint, par sa sanctimonie et par sa science, fameux, Gérard Groot ou le Grand, le traducteur de Ruysbroeck, prêchait en ce temps à Campen, à Zwolle, à Amsterdam, à Leyde, à Zuphten, à Utrecht, à Gouda, à Harlem, à Delft, et son éloquence embrasait les masses ; les églises ne pouvaient contenir les foules qu’il entraînait et il les haranguait, en plein vent, dans les cimetières ; il opérait d’innombrables conversions et peuplait, avec ses recrues, les abbayes. Il finit par fonder, avec son élève Florent Radewyns, vicaire à Deventer, un institut « de frères et de soeurs de la vie commune , qui poussa rapidement ses racines dans les Pays-Bas et la Germanie. Cet ordre que l’on pourrait qualifier d’un nom qu’il ne porta jamais, « les oblats de saint Augustin », fut un véritable centre d’études et de prières. Les hommes habitaient dans la maison de Radewyns et s’occupaient à transcrire les anciens manuscrits de la Bible et des Pères, et les femmes, des sortes de béguines, résidaient chez Gérard et s’adonnaient, en dehors des heures d’oraisons, à des travaux d’aiguille.

Gérard mourut en 1384, à l’âge de quarante-quatre ans, en soignant les pestiférés de Deventer et, après sa mort, fidèles à ses recommandations, Florent Radewyns et les autres frères érigèrent, sous la règle de saint Augustin, un monastère à Windesern ; et ce lieu, qui n’était alors qu’une saulaie, donna naissance en Hollande à quatre-vingt-quatre couvents d’hommes et treize couvents de femmes.

Ces congrégations de « la vie commune » furent, avec les cisterciens et les chartreux, qui étaient les seuls à observer leurs constitutions primitives dans les Pays-Bas, de véritables réservoirs de suffrages et de pénitences, et elles désarmèrent souvent le Seigneur que devait singulièrement irriter la dissolution des autres ordres, car si nous en croyons Ruysbroeck, Denys le chartreux et Pierre de Hérenthals, le dérègle. ment des moines dans les Provinces-Unies et les Flandres fut affreux.

Il est certain, en tout cas, que l’école mystique de Deventer étaya de ses prières l’oeuvre de Lydwine qu’elle connut et aima, car deux des augustins qui en firent partie, Thomas A Kempis et Gerlac, ont, chacun, écrit une biographie de la sainte.

Et ils nous apprennent qu’elle ne se contenta même pas de se substituer, pour en subir le châtiment, aux crimes de l’univers et à ceux de sa propre ville ; elle consentit encore à prendre à son compte les péchés des gens qu’elle connaissait et les maladies corporelles qu’ils ne pouvaient supporter sans accabler le ciel de reproches et de plaintes.

Cette vorace de l’immolation, elle s’empara de tout ; elle fut en même temps et à la fois l’infatigable danaïde de la souffrance et le vase de douleurs qu’elle s’efforçait elle-même de remplir, sans pouvoir en atteindre le fond ; elle fut la bonne fermière de Jésus, celle qui éprouva les tourments de sa Passion, et la charitable suppléante qui voulut, pendant trente-huit ans, acquitter, par la largesse de ses maux, le loyer de santé et les dettes d’insouciance que les autres ne songeaient guère à payer.

Elle fut, en un mot, une victime générale et spéciale.

Cette existence d’expiation, elle serait incompréhensible si l’on n’en avait tout d’abord indiqué les causes et montré le nombre et la nature des offenses dont la réparation fut, en quelque sorte, ici-bas, sa raison d’être.

Ce résumé de l’histoire de l’Europe, à la fin du quatorzième et au commencement du quinzième siècle, explique le pourquoi de cette exubérance de tortures qui fut, dans les annales des saints, unique. Elles surpassent, en effet, par leur durée, celles des autres élus auxquels fut accordé, avec un supplice souvent assez court, la gloire plus retentissante du martyre.


II

LYDWINE naquit, en Hollande, à Schiedam, près de la Haye, le lendemain de la fête de sainte Gertrude, le dimanche des Rameaux de l’an du Seigneur 1380.

Son père, Pierre, occupait l’emploi de veilleur de nuit de la ville et sa mère, Pétronille, était originaire de Ketel, un village voisin de Schiedam. Ils étaient issus, l’un et l’autre, paraît-il, de familles qui, après avoir connu une certaine aisance, étaient devenues pauvres. Les ancêtres de Pierre, qui auraient appartenu à la noblesse, étaient de valeureux capitaines, dit A Kempis. Nous ne possédons aucun autre renseignement précis sur leurs lignées ; les historiens de la sainte nous entretiennent seulement du père de Pierre, c’est-à-dire du grand-père de Lydwine, Joannes, qu’ils nous présentent tel qu’un pieux homme, priant nuits et jours, ne mangeant de la viande que le dimanche, jeûnant deux fois par semaine et se contentant, le samedi, d’un peu de pain et d’eau. Il perdit sa femme à l’âge de quarante ans et fat opiniâtrement assailli par le Démon. Sa chaumine subit les phénomènes des maisons hantées ; le Diable la secouait du haut en bas, chassait les domestiques, brisait la vaisselle sans cependant, spécifie assez bizarrement Gerlac, que le beurre contenu dans les pots qui se cassaient, se répandit.

Quant à son fils Pierre, il eut de sa femme Pétronille neuf enfants, une fille, Lydwine, qui fut la quatrième par rang d’âge, et huit garçons dont deux nous sont signalés par les biographes, l’un par son nom de Baudouin simplement ; l’autre, Wilhelm, qui apparaît, à plusieurs reprises, dans l’histoire de sa soeur. Il se maria et eut une fille qui porta le nom de son aïeule Pétronille et un garçon qui s’appela comme son oncle Baudouin.

Si nous citons encore un cousin Nicolas, dont on aperçoit deux fois le profil, à la cantonade dans ce récit, et un autre parent, Gerlac l’écrivain, qui, tout en étant moine demeura longtemps, sans qu’on sache pourquoi, dans la maison de la sainte, nous aurons donné, je pense, tout ce que les anciens textes nous apprennent sur cette famille.

Le jour où naquit Lydwine, sa mère, qui ne se croyait pas sur le point d’enfanter, se rendit à la grand’messe ; mais les douleurs la saisirent et elle dut rentrer précipitamment à la maison ; elle y accoucha, au moment même où, en cette fête des Palmes, l’on chantait à l’église la Passion de Notre-Seigneur, selon saint Mathieu. Sa délivrance fut indolore et facile, alors que ses précédentes gésines avaient été si laborieuses qu’elle avait failli y succomber.

L’enfant reçut sur les fonts baptismaux le nom de Lydwine, ou Lydwyd, ou Lydwich, ou Liedwich, ou Lidie, ou Liduvine, nom qui, sous ces orthographes et ces résonnances différentes, dériverait du mot flamand « lyden », souffrir, ou signifierait, d’après Brugman, en langue germanique, « grande patience ».

Les biographes observent, à ce sujet, que cette appellation et que le moment même de la fête où la petite vint au monde, furent prophétiques.

Si nous exceptons une maladie dont nous aurons à parler, nous n’avons sur son bas âge aucun détail qui mérite d’être noté. Gerlac, Brugman, A Kempis jettent entre ces premières années et celles qui leur succédèrent d’édifiants ponts-neufs au bout desquels ils remarquent la dévotion de l’enfant pour la Vierge de Schiedam, représentée par une statue dont voici l’histoire :

Un peu avant la naissance de Lydwine, un sculpteur, selon Gerlac et A Kempis, un marchand, suivant Brugman, vint à Schiedam ; il était possesseur d’une Vierge de bois qu’il avait sculptée lui-même, ou achetée à un imagier et il se proposait d’aller la vendre à la foire qui se tenait, aux environs de l’Assomption, à Anvers ; cette statue était assez légère pour qu’un homme pût aisément la manier ; cependant, lorsqu’il l’eut déposée dans le navire qui devait faire le trajet entre les deux villes, elle devint subitement si lourde qu’il fut impossible au bateau de démarrer. Plus de vingt marins réunirent leurs efforts pour le tirer du rivage ; le peuple qui assistait à ce spectacle, sur le quai, se moquait de leur impuissance et ne leur ménageait point les quolibets. Piqués au vif, ils s’épuisèrent, puis finirent, n’ayant jamais éprouvé une telle malencontre, par se demander si cette effigie de Madone n’en était pas la cause. Ils voulurent, en tout cas, en avoir le coeur net et le marchand, menacé par eux, d’être précipité à l’eau, dut reprendre la statue qui se refit légère entre ses mains et il la débarqua, aux acclamations de la foule, tandis que le bâtiment allégé gagnait le large.

Tous crièrent alors que la Vierge n’avait agi de la sorte que parce qu’Elle voulait se fixer auprès d’eux et qu’il fallait par conséquent la garder. On courut chercher les prêtres de la paroisse et les membres de la fabrique et, séance tenante, ils l’acquirent et la placèrent dans l’église où l’on fonda une confrérie, en son honneur.

Il n’est donc point surprenant que Lydwine, qui fut certainement bercée par cette aventure, dès son jeune âge, ait aimé à prier devant cette statue. Ne pouvant aller la voir, le soir, alors que l’on chantait à genoux devant son autel des cantiques et des hymnes, elle s’arrangeait pour la visiter durant le jour et encore pas aussi souvent qu’elle l’aurait désiré, car sa vie n’était rien moins qu’oisive.

En effet, à sept ans, elle remplissait l’office de servante dans la maison de sa mère, et c’est à peine si elle trouvait le loisir de prier et de se recueillir. Aussi, profitait-elle des matinées où Pétronille l’envoyait porter leur repas à ses frères, à l’école, pour s’acquitter au plus vite de la commission et se conserver, en revenant, le temps de réciter un ave Maria dans l’église ; et une fois qu’elle s’était attardée et que sa mère, mécontente, lui demandait quel chemin elle avait suivi, elle répondit naïvement :

— Ne me gronde pas, petite mère, je suis allée saluer Notre-Dame la Vierge et Elle m’a rendu, en souriant, mon salut.

Pétronille demeura songeuse ; elle savait sa fille incapable de mentir et d’âme assez pure pour que Dieu la préservât d’illusions, et se plût à s’arrêter en elle ; elle se tut et toléra désormais, sans esquisser de trop grises mines, ses légers retards.

Son enfance se passa de la sorte à aider sa mère qui, avec ses huit autres enfants et le peu d’argent que rapportait le métier de son mari, avait bien du mal à joindre les deux bouts. Aussi devint-elle habile ménagère, en grandissant ; à douze ans, elle fut une fillette sérieuse n’aimant guère à participer aux jeux de ses amies et de ses voisines et refusant de se mêler à leurs amusements de promenades et à leurs danses ; elle n’était à l’aise, au fond, que dans la solitude. Sans appuyer, sans préciser encore ses touches, sans lui parler son langage intérieur, sans se montrer, Dieu la liait déjà étroitement, lui laissant obscurément entendre qu’elle n’était qu’à Lui.

Elle obéissait sans comprendre, sans même soupçonner cette voie des angoisses qui s’étendait devant elle et dans laquelle il lui allait falloir bientôt entrer.

Une seule clarté se fit, fulgurante celle-là, le jour où des jeunes gens de la ville la demandèrent en mariage. Elle était alors avenante et bien tournée, douée de cette beauté spéciale aux blondines des Flandres, une beauté dont le charme tient surtout à la candeur des traits, à la gracieuse ingénuité du rire, à l’expression de tendresse sérieuse et cependant toujours un peu étonnée des yeux ; d’aucuns, parmi ces prétendants, étaient dans une condition de fortune et de famille fort supérieure à la sienne. Pierre, son père, ne put s’empêcher de se réjouir de cette aubaine et d’insister auprès de sa fille pour qu’elle se décidât ; mais, du coup, elle se rendit compte qu’elle devait vouer sa virginité au Christ et elle refusa net à son père de l’écouter ; il s’entêta.

— Si vous voulez me contraindre, s’écria-t-elle, j’obtiendrai de mon Seigneur quelque difformité si repoussante qu’elle mettra tous ces épouseurs en fuite !

Et comme Pierre, qui ne voulait pas s’avouer battu, revenait encore à la charge, la mère intervint et dit : Voyons, mon homme, elle est trop jeune pour songer au mariage et trop pieuse pour que cet état lui convienne ; puisqu’elle veut se consacrer à Dieu, offrons-la-lui, au moins, de bonne grâce.

On finit par se résigner à ses volontés, mais elle demeura inquiète de se savoir jolie et, en attendant qu’elle fût, ainsi qu’elle le souhaita, laide, elle sortit le moins possible ; elle comprenait maintenant que tout amour qui s’égare sur une créature est un dol commis envers Dieu et elle supplia Jésus de l’aider à le seul aimer.

Alors, il commença de la cultiver, l’émonda de toutes les pensées qui pouvaient lui déplaire, lui sarcla l’âme, la racla jusqu’au sang. Et il fit plus ; comme pour attester la justesse du mot terrible à la fois et consolant de sainte Hildegarde : « Dieu n’habite pas les corps bien portants », il se attaqua à sa santé. Cette chair jeune et charmante dont il l’avait revêtue, elle semble tout à coup le gêner et il la coupe et il l’ouvre dans tous les sens, afin de mieux saisir l’âme qu’elle enferme et la broyer. Il élargit ce pauvre corps, lui donne l’effrayante capacité d’engloutir tous les maux de la terre et de les brûler dans la fournaise expiatrice des supplices.

Vers la fin de sa quinzième année, elle n’était déjà plus elle ; alors comme un aigle d’amour, il se précipite sur sa proie, et la légende de saint Isidore de Séville et de Vincent de Beauvais sur l’aigle qui suspend ses petits à ses serres et les élève jusque devant l’astre du jour dont ils doivent fixer, sous peine d’être lâchés, le disque incandescent, se vérifie en Lydwine ; elle regarde sans ciller le soleil de Justice ; et le symbole de Jésus, pêcheur d’âmes, la redépose doucement dans son aire et, là, son âme va monter et fleurir en une coque chamelle qui deviendra, avant sa sépulture, quelque chose de monstrueux et d’informe, d’on ne sait quoi.

Derrière elle, se profile, en une ascendance lointaine, la grande figure de Job, Pleurant sur sa couche de fumier. Elle en est la fille ; et les mêmes scènes se reproduiront, à travers les âges, des confins de l’Idumée aux bords de la Meuse, d’irréductibles souffrances endurées avec une inébranlable patience, aggravées par les discussions d’impitoyables amis, par les reproches même des siens, avec cette différence pourtant que les épreuves du Patriarche prirent fin, de son vivant, et que celles de sa descendante ne cessèrent qu’avec sa mort.

III

Jusqu’à sa quinzième année, Lydwine semble s’être assez bien portée ; ses historiens nous apprennent seulement qu’en bas âge elle fut atteinte de la gravelle et expulsa de nombreux calculs ; mais ni Gerlac, ni Brugman, ni A Kempis, ne nous parlent des affections infantiles qu’elle put subir ; ce n’est, en somme, que vers la fin de sa quinzième année que l’amoureuse furie de l’Époux s’abattit sur elle.

Alors, elle eut une maladie qui ne mit point ses jours en danger, mais qui la laissa dans un état de faiblesse qu’aucun des pharmaques prônés par les mires et les apothicaires de cette époque ne parvint à vaincre. Devenue étonnamment débile, elle languit ; ses joues se creusèrent et ses chairs fondirent ; elle maigrit à n’avoir plus que la peau et les os ; l’avenance même de ses traits disparut dans les saillies et les vides d’une face qui, de blanche et rose qu’elle était, verdit, puis se cendra. Ses souhaits s’exauçaient ; elle était cadavériquement laide. Ses prétendants se réjouirent d’avoir été évincés et elle ne craignit plus de se montrer.

Cependant, comme elle n’arrivait pas à recouvrer ses forces, elle gardait la chambre quand, quelques jours avant la fête de la Purification, ses amies la visitèrent. Il gelait, à ce moment, à pierre fendre et la rivière, la Schie, qui traverse la ville, était, ainsi que les canaux, glacée ; par ces temps de froidure acérée, toute la Hollande patine. Ces jeunes filles invitèrent donc Lydwine à patiner avec elles ; mais, préférant demeurer seule, elle prétexta du mauvais état de sa santé pour ne pas les suivre. Elles insistèrent, tant et si bien, lui reprochant son manque d’exercice, l’assurant que le grand air lui ferait du bien, que, de peur de les contrarier, elle finit, avec l’assentiment de son père, par les accompagner sur l’eau devenue ferme du canal derrière lequel sa maison était située ; elle s’était relevée, après avoir chaussé ses patins, quand l’une de ses camarades, lancée à fond de train, se rua sur elle, avant qu’elle eùt pu se détourner, et elle culbuta sur un glaçon dont les aspérités lui brisèrent l’une des fausses côtes du flanc droit.

On la ramena, en pleurant, chez elle, et la pauvre fille fut étendue sur un lit qu’elle ne devait plus guère quitter.

Cet accident fit aussitôt le tour de la ville et chacun crut de son devoir d’émettre son avis. Lydwine dut supporter, comme Job, l’intarissable bavardage des gens que le malheur des autres rend loquaces ; quelques-uns cependant plus sages, au lieu de la réprimander d’être sortie, se bornèrent à la plaindre, pensant que Dieu avait eu sans doute des raisons spéciales pour la traiter ainsi.

Sa famille, désolée, résolut de tout tenter, pour la guérir ; malgré sa pauvreté, elle appela les médecins en renom des Pays-Bas. Ils la droguèrent éperdument et le mal empira ; à la suite de ces traitements, un apostème induré se forma dans la fracture.

Elle souffrit le martyre ; ses parents ne savaient plus à quels saints se vouer, quand un praticien célèbre de Delft, homme très charitable et très pieux, Godfried de Haga, surnommé Sonder-Danck parce qu’il répondait invariablement avec ce mot qui signifie en hollandais « pas de merci » à tous les malades qu’il traitait gratuitement, vint en consultation la voir. Ses idées sur la thérapeutique étaient celles qu’exprima dans son « Opus paramirum » Bombast Paracelse qui naquit quelques années après la mort de Lydwine. Au milieu du fatras plus ou moins incohérent de son occultisme, cet homme étonnant avait saisi la grande loi de l’équilibre divin lorsqu’il écrivait à propos de l’essence de Dieu : « Il faut savoir que toute maladie est une expiation et que si Dieu ne la considère pas comme finie, aucun médecin ne peut l’interrompre... le médecin ne guérit que si son intervention coïncide avec la fin de l’expiation déterminée par le Seigneur. »

Godfried de Haga examina donc la patiente et il parla de la sorte à ses confrères assemblés, curieux de connaitre son verdict : cette maladie-là, mes très chers, n’est point de notre ressort ; tous les Gallien, les Hippocrate et les Avicenne du monde y perdraient leur renom. Et il ajouta prophétiquement : « La main de Dieu est sur cette enfant. Il opérera des merveilles en elle ; plût au ciel qu’elle fût ma fille, je donnerais de bon coeur un poids d’or égal à celui de sa tête, pour payer cette faveur, si elle était à vendre. »

Et il partit, en ne prescrivant aucun remède ; alors tous les médicastres s’en désintéressèrent, et elle y gagna, au moins pour quelque temps, de n’être plus contrainte à s’ingérer des remèdes inutiles et coûteux ; mais le mal s’accrut encore et les douleurs devinrent intolérables ; elle ne put rester ni couchée, ni assise, ni debout. Ne sachant plus que faire et ne pouvant s’immobiliser dans la même position, un seul instant, elle demandait qu’on la transférât d’un lit dans un autre, croyant amortir ainsi un peu l’acuité de ses tortures ; mais les secousses de ces déplacements achevèrent d’exaspérer son mal.

La veille de la nativité de saint Jean-Baptiste, ses tourments atteignirent leur paroxysme ; elle sanglotait sur son lit, dans un état d’énervement affreux ; à un moment, elle n’y tint plus ; les douleurs s’accélérèrent si déchirantes qu’elle jaillit de sa couche et tomba, cassée en deux, sur les genoux de son père qui pleurait, assis auprès d’elle. Ce saut fit éclater l’abcès ; mais, au lieu de crever au dehors, il perça en dedans et elle rendit le pus à pleine bouche. Ces vomissements la secouaient de la tête aux pieds et ils étaient avec cela si abondants qu’ils emplissaient des écuelles que l’on avait à peine le loisir de vider à mesure qu’elles débordaient, dans un grand coquemar. Finalement, elle s’évanouit dans un dernier hoquet et ses parents la crurent morte.

Elle reprit cependant connaissance et alors la vie la plus sinistre qui se puisse imaginer commença pour elle ; incapable de s’appuyer sur ses jambes et toujours agitée de ce besoin de changer de place, elle se traîna sur les genoux, rampa sur le ventre, s’accrochant aux escabeaux et aux angles des meubles ; brûlée de fièvre, elle fut obsédée par des goûts maladifs et but l’eau sale ou l’eau tiède qu’elle rencontrait et elle la rejetait, tordue par d’affreux cahots. Trois ans se passèrent de la sorte ; pour parfaire son martyre, elle fut abandonnée par ceux qui venaient encore, de temps en temps, la saluer. L’aspect de ses tortures, ses gémissements et ses cris, le masque horrible de son visage tuméfié par les larmes, mirent les visiteurs en déroute. Sa famille, seule, l’assistait, son père dont la bonté ne se démentit pas, sa mère qui, moins résignée à son sort de garde-malade, s’agaça, et, impatientée de l’entendre toujours geindre, la brusqua.

Le chagrin qu’elle ressentait, en étant déjà si malheureuse, d’être obligée de subir encore des algarades et des reproches aurait sans doute fini par la tuer, si Dieu, qui semblait demeurer jusqu’alors sur l’expectative avec elle, n’était subitement intervenu, lui montrant par un soudain miracle qu’il ne la délaissait point et infligeant, par la même occasion, une leçon de miséricorde à sa mère.

Voici, en effet, ce qui advint :

Un jour, deux hommes se querellèrent sur la place ; après sêtre couverts d’injures, ils se gourmèrent et l’un d’eux, tirant son épée, fondit sur l’autre qui, ou désarmé ou moins courageux, s’enfuit ; il aperçut, à un tournant de rue, la maison de Lydwine dont la porte était ouverte et il s’y précipita. Son adversaire, qui ne l’avait pas vu entrer, soupçonna néanmoins qu’il s’était réfugié en ce lieu et considérant Pétronille qui le regardait, effarée, sur le seuil, il s’écria, écumant de rage : Où est-il, ce fils de la mort ? n’essayez pas de me tromper, il doit être caché chez vous ! Elle l’assura, en tremblant, que non ; mais il ne la crut pas ; et l’écartant d’un revers de main et proférant les plus terribles menaces, il pénétra jusque dans la chambre de Lydwine et somma la malade de ne pas lui déguiser la vérité.

Lydwine, incapable de mentir, répondit : Celui que vous poursuivez est, en effet, ici.

A ces mots, Pétronille qui s’était glissée derrière l’énergumène ne put se contenir et elle gifla sa fille, disant : Comment, misérable folle, vous livrez un homme qui est votre hôte alors qu’il est en danger de mort !

Cependant le forcené ne voyait et n’entendait rien de cette scène. Il cherchait, en blasphémant, son adversaire devenu invisible pour lui et qui était pourtant là, debout, devant lui, au milieu de la pièce. Ne le découvrant pas, il s’élança dehors pour retrouver ses traces, tandis que le malheureux décampait, à son tour, d’un autre côté, à toutes jambes.

Lorsqu’ils furent partis, Lydwine qui avait reçu sans se plaindre, cette correction, murmura : J’ai cru, ma mère, que le fait seul de dire la vérité suffirait à sauver cet homme ; et Pétronille, admirant la foi de sa fille et le miracle qui l’en avait récompensée, conçut de plus débonnaires sentiments et supporta désormais avec moins de malveillance et d’aigreur les fatigues et les peines que lui causaient les infirmités de Lydwine.

Il convient d’avouer, d’ailleurs, qu’elle avait, pour excuse de ses acrimonies, d’incessants embarras et de harassantes besognes, la brave femme ! car si les infirmités de son enfant lui semblaient excessives déjà, elles n’étaient que bénignes en comparaison de celles qui surgirent.

Bientôt, Lydwine ne put même plus se traîner sur les genoux et s’agripper aux huches et aux sièges ; il lui fallut croupir sur sa couche et ce fut, cette fois, pour jamais ; la plaie qui n’avait pu se cicatriser, sous les côtes, s’envenima et la gangrène s’y mit ; la putréfaction engendra des vers qui parvinrent à se faire jour sous la peau du ventre et pullulèrent dans trois ulcères ronds et larges comme des fonds de bols ; ils se multiplièrent d’une façon effrayante ; ils paraissaient houillir, dit Brugman, tant ils grouillaient ; ils avaient la grosseur du bout d’un fuseau et leurs corps étaient gris et aqueux et leurs tètes noires.

L’on rappela des médecins qui prescrivirent d’appliquer, sur ces nids de vermines, des cataplasmes de froment frais, de miel, de graisse de chapon, auxquels d’aucuns conseillèrent d’ajouter de la crème de lait ou du gras d’anguille blanche, le tout saupoudré de chair de boeuf desséchée et réduite en poudre, dans un four.

Et, en effet, ces remèdes qui exigeaient, pour les préparer, certains soins — car il fut remarqué que si la farine de froment était tant soit peu éventée, les vers ne s’en repaissaient point — la soulagèrent et l’on arriva, par ce moyen, à retirer de ses blessures de cent à deux cents vers par vingt-quatre heures.

A ce propos d’emplâtre façonné avec de la graisse de chapon, les biographes de Lydwine nous racontent cette anecdote :

Le curé de Schiedam était alors un P. André, de l’ordre des prémontrés, détaché de son couvent de l’île Sainte-Marie. Ce religieux était pourvu d’une âme vraiment turpide. Goinfre et rapace, ne songeant qu’à son bien-être, il dut, aux approches du Carême, traiter les recteurs de sa paroisse et il tua des chapons qu’il avait eu le soin préalable d’engraisser. Or, il se présenta à ce moment chez Lydwine pour la confesser ; connaissant les desseins annoncés de cette bombance et l’apport préparé des volatiles, elle lui demanda de lui donner la graisse de l’un d’eux pour la confection de son onguent. Il répondit, avec mauvaise humeur, qu’il ne le pouvait, attendu que ses chapons étaient maigres et que le peu de jus qui en coulerait devait servir à la cuisinière pour les arroser pendant la cuisson. Elle insista, lui proposa même en échange une mesure de beurre égale à celle de la graisse ; il persista dans sa résolution ; alors, elle le regarda et lui dit :

— Vous m’avez refusé ce que je vous quêtais, à titre d’aumône, au nom de Jésus, eh bien, je prie maintenant notre Sauveur pour que votre volaille soit dévorée par les chats.

Et ainsi fut fait ; quand le matin du repas l’on inspecta le garde-manger, l’on y découvrit, en guise de bêtes à rôtir à la broche, des fragments broyés d’os.

Si cette aventure ne rendit point, comme nous le verrons par la suite, ce religieux moins égoïste et moins vil, elle lui valut au moins de se montrer, dans une circonstance analogue, plus sagace et moins chiche, car Gerlac nous narre cet autre épisode :

En sus de ces cataplasmes de fleur de froment et d’axonge, Lydwine se servait quelquefois de tranches de pommes coupées fraîches, pour les apposer sur ses plaies et en rafraîchir l’inflammation. Or, le curé possédait des pommes en abondance, dans son jardin. La sainte lui en réclama quelques-unes pour cet usage. Il commença par rechigner, déclarant qu’il ne savait pas s’il en restait, mais quand il fut rentré chez lui, il se remémora ses chapons perdus et il envoya aussitôt quelques pommes à sa pénitente, en disant : je les lui offre de peur que ce ne soient, cette fois, les loirs qui me les mangent.

Au fond, ces médicaments étaient anodins et ne la secouraient guère. Un médecin du diocèse de Cologne qui avait entendu parler d’elle, peut-être par Godfried de Haga dont il semble avoir été l’ami, parut mieux réussir, bien qu’en fin de compte il se soit borné à changer, en l’aggravant, la nature du mal. Il lui fit appliquer sur ses foyers purulents des compresses imbibées d’une mixture qu’il préparait, en distillant certaines plantes cueillies dans les forêts par les temps secs, au point du jour, lorsqu’elles sont encore couvertes de rosée. Cette mixture, mélangée à une décoction de centaurée ou de mille-fleurs, sécha peu à peu les ulcères. Ce médecin était un brave homme car, pour être sûr qu’elle ne serait pas privée, s’il mourait avant elle, de son remède, il avait chargé son gendre, un apothicaire du nom de Nicolas Reiner, de lui expédier, après son décès, toutes les fioles dont elle aurait besoin pour fermer ses plaies.

Mais le moment arriva où tous ces palliatifs furent définitivement infidèles, car le corps entier de la malheureuse fut à vif ; en outre de ses ulcères dans lesquels vermillaient des colonies de parasites qu’on alimentait sans les détruire, une tumeur apparut sur l’épaule qui se putréfia ; puis ce fut le mal redouté du Moyen Age, le feu sacré ou le mal des ardents qui entreprit le bras droit et en consuma les chairs jusqu’aux os ; les nerfs se tordirent et éclatèrent, sauf un qui retint le bras et l’empêcha de se détacher du tronc ; il fut dès lors impossible à Lydwine de se tourner de ce côté et il ne lui resta de libre que le bras gauche pour soulever sa tête qui pourrit à son tour. Des névralgies effroyables l’assaillirent qui lui forèrent, ainsi qu’avec un vilebrequin, les tempes et lui frappèrent, à coups redoublés de maillet, le crâne ; le front se fendit de la racine des cheveux jusqu’au milieu du nez ; le menton se décolla sous la lèvre inférieure et la bouche enfla ; l’oeil droit s’éteignit et l’autre devint si sensible qu’il ne pouvait supporter, sans saigner, la moindre lueur ; elle éprouva aussi des rages de dents qui durèrent parfois des semaines et la rendirent quasi folle ; enfin, après une esquinancie qui l’étouffa, elle perdit le sang par la bouche, par les oreilles, par le nez, avec une telle profusion que son lit ruisselait.

Ceux qui assistaient à ce lamentable spectacle se demandaient comment il pouvait sortir, d’un corps si parfaitement épuisé, une telle quantité de sang, et la pauvre Lydwine essayait de sourire.

— Dites, faisait-elle, vous qui en savez plus long que moi, d’où peut venir au printemps cette sève dont se gonfle la vigne, si noire et si nue pendant l’hiver ?

Il semblait qu’elle eût parcouru le cycle possible des maux. Il n’en était rien ; à lire les descriptions de ses biographes que j’adoucis, l’on se croirait dans une clinique où défilent, une à une, les maladies les plus terrifiantes, les cas de douleur les plus exaspérés, les crises les plus rares.

Bientôt, en sus de ses autres infirmités, sa poitrine jusqu’alors indemne s’attaqua ; elle se moucheta d’ecchymoses livides, puis de pustules cuivrées et de clous ; la gravelle, qui l’avait torturée dès son enfance et qui était disparue, revint et elle évacua des calculs de la grosseur d’un petit oeuf ; ce furent ensuite les poumons et le foie qui se carièrent ; puis un chancre creusa un trou à pie qui s’étendit dans les chairs et les rongea ; enfin, quand la peste s’abattit sur la Hollande, elle en fut infectée, la première ; deux bubons poussèrent, l’un sur l’aine, et l’autre dans la région du coeur. — Deux, c’est bien, s’exclama-t-elle, mais s’il plaît à Notre-Seigneur, je pense qu’en l’honneur de la sainte Trinité, trois seraient mieux ! — et un troisième abcès lui fouilla aussitôt la joue.

Elle serait morte vingt fois si ces affections avaient été naturelles ; une seule eût suffi pour la tuer ; aussi, n’y avait-il, pour essayer de la guérir, rien à tenter, rien à faire.

Mais la renommée de ces maux réunis si étrangement sur une seule personne qui continuait de vivre, en étant sur toutes les parties du corps mortellement atteinte, s’était répandue au loin. Si elle lui avait amené des empiriques qui avaient parfois aggravé par de douteuses panacées son état, elle lui valut, par contre, une nouvelle visite de ce brave Godfried de Haga qui l’avait soignée après sa chute.

Il arriva à Schiedam, accompagné de la comtesse Marguerite de Hollande dont il était le médecin, et qui voulait vérifier par elle-même le cas de cette extraordinaire malade dont elle entendait souvent, par les seigneurs de sa Cour, parler. Elle pleura de pitié, en voyant l’aspect inhumain de Lydwine.

Godfried, qui avait jadis pronostiqué l’origine divine de ces maux, ne pouvait que constater l’impuissance de son art à les guérir ; croyant cependant qu’il parviendrait peut-être à soulager la patiente, il lui retira du ventre les entrailles qu’il déposa dans un bassin ; il les tria et remit, après les avoir nettoyées, celles qui n’étaient pas hors d’usage, en place. Son diagnostic fut qu’elle était affligée d’une putréfaction de la moelle qu’il attribua assez bizarrement à cette cause que Lydwine ne salait jamais ses aliments ; il ajouta, en se retirant, qu’une nouvelle maladie, l’hydropisie, se produirait à bref délai, et ses prévisions se réalisèrent ; l’hydropisie s’attesta dès que les ulcères soignés par les solutions et les compresses du médecin de Cologne se fermèrent. Quand ils ne suppurèrent plus, la malheureuse gonfla et regretta d’avoir échangé, contre un pire, son mal.

Et cet incroyable assaut de calamités physiques elle l’endura pendant trente-huit années ; elle n’eut, durant ce temps, pas un instant de répit, pas une heure de bon.

Il convient de remarquer maintenant que parmi ces méchéances dont elle souffrit, deux sont comprises dans les trois fléaux venus de l’Orient qui désolèrent l’Europe pendant le Moyen Age : le mal des ardents, une sorte d’ergotisme gangréneux, brûlant ainsi qu’un feu caché les chairs des membres et délitant les os, jusqu’à ce que la mort achevât le supplice ; la peste noire qui, selon l’observation d’un médecin de l’époque, « se déclarait avec fièvre continue, apostèmes et carboncles ès parties externes, principalement aux aisselles et aux aisnes et l’on en mourait en cinq jours ».

Reste donc le troisième fléau qui fit, lui aussi, le désespoir de ces siècles, la lèpre.

Il manque à la série des affections subies par la pauvre fille. Dieu qui, dans les Écritures, et dans les vies des saints, paraît s’intéresser d’une façon particulière au « mesel » ou lépreux qu’il guérit ou dont il emprunte la repoussante image pour tenter la charité des siens, Dieu ne voulut pas imposer à sa pitoyable servante cette dernière épreuve ; et le motif de cette exception qui étonne tout d’abord, on le comprend pour peu que l’on y réfléchisse. La lèpre eût contrecarré les desseins du Seigneur et rendu l’expansion de la sainteté de Lydwine, nulle.

Il faut se rappeler, en effet, que, pendant le Moyen Age, les lépreux, considérés comme incurables, car toute la pharmacopée de ses docteurs, l’ellébore, les bains de soufre, la chair de vipère usités dès l’antiquité déjà, l’arsenic essayé par Paracelse, n’avaient pu parvenir à en guérir un, furent enfermés, par peur de la contagion, dans des hospices spéciaux, ou isolés dans de petites maisons, dans des « bordes » qu’il leur était interdit, sous menace des plus dures peines, de quitter. Ils durent même revêtir un costume distinctif, une sorte de housse grise ou d’esclavine, agiter avec une main toujours enveloppée d’un gant une crécelle dite tartavelle pour empêcher les gens de s’approcher. Le lépreux était un paria, mort civilement, séparé à jamais du monde, et on l’enterrait, après son trépas, dans un lieu à part.

La liturgie était, pour lui, terrible ; avant de le séquestrer, l’Église célébrait, en sa présence, une messe du Saint-Esprit avec l’oraison « pro infirmis », puis elle le conduisait processionnellement à la cabane qui lui était destinée ou à la maladrerie, s’il en existait une, dans le pays ; on lui lisait les effrayantes prohibitions qui le retranchaient du nombre des vivants, l’on jetait trois pelletées de terre, prises dans le cimetière, sur son toit, l’on plantait une croix devant sa porte et c’était fini du mesel.

Dans certaines contrées de la France, le rituel qui le concernait était plus sinistre encore. Le malheureux féru de la maladie de « Monsieur sainct Ladre » n’entrait à l’église, le jour fixé pour son internement, qu’allongé sur une civière et couvert d’un drap noir, de même qu’un mort. Le clergé chantait le « libera » et faisait la levée du corps. Le lépreux ne se tenait debout’qu’une fois arrivé devant le lazaret ou devant la hutte qui devait l’abriter et là, tête basse, il écoutait la lecture de l’arrêt qui lui enjoignait de ne pas risquer un pied dehors, de ne pas toucher à quoi que ce fût, qui allait jusqu’à lui prescrire de passer sous le vent des personnes saines, si celles-ci venaient par hasard à le croiser.

Les règlements relatifs à la lèpre ont été, à quelques détails près, partout les mêmes. Le Coutumier du comté de Hainaut, qui fut, au quatorzième siècle, l’une des provinces composant le domaine des Pays-Bas, contient une série d’ordonnances de ce genre. Il est donc certain que si Lydwine avait été atteinte de ladrerie, elle eût été emportée de chez elle et ensevelie, pour ainsi dire, vivante ; elle n’aurait pu recevoir les secours de son père et de sa mère, et, après leur décès, de ses neveu et nièce que l’on eût écartés par crainte de la diffusion du mal ; elle fût, dès lors, sans que quiconque l’eût pu visiter, demeurée inconnue et les exemples auxquels Dieu désirait qu’elle servît, seraient à jamais ignorés.

Il faut noter aussi que cette question des soins à lui donner parait avoir été envisagée d’une façon très particulière par Notre-Seigneur. Il l’accabla de tourments, il la défigura en substituant au charme de son clair visage l’horreur d’une face boursouflée, d’une sorte de mufle léonin raviné par des rigoles de larmes et des rainures de sang ; il la mua en un squelette et bomba sur cette consternante maigreur le dôme ridicule d’un ventre rempli d’eau ; il la promut, pour ceux qui ne voient que les apparences, hideuse ; mais s’il accumula sur elle toutes les disgrâces des formes, il entendit que les gardes-malades chargées de la panser ne pussent être dégoûtées et lassées de leurs charitables offices, par l’odeur de décomposition qui devait forcément s’exhaler des plaies.

En un constant miracle, il fit de ces blessures des cassolettes de parfums ; les emplâtres que l’on enlevait, pullulant de vermines, embaumaient ; le pus sentait bon, les vomissements effluaient de délicats aromes ; et de ce corps en charpie qu’il dispensait de ces tristes exigences qui rendent les pauvres alités si honteux, il voulut qu’il émanât toujours un relent exquis de coques et d’épices du Levant, une fragrance à la fois énergique et douillette, quelque chose comme un fumet bien biblique de cinnamome et bien hollandais, de cannelle.


IV

PARLANT incidemment de Lydwine dans sa biographie de l’admirable soeur Catherine Emmerich qui fut, au dix-neuvième siècle, l’une des héritières directes de la sainte de Schiedam, un religieux allemand, le P. Schmoeger, s’efforce de rapprocher chacune de ses souffrances de celles qu’endurait alors l’Église, et il en vient, par exemple, à assimiler ses ulcères aux blessures de la chrétienté lésée par les désordres du schisme, à prétendre que les douleurs de la pierre dont elle pâtit symbolisèrent l’état de concubinage dans lequel vivaient alors de nombreux prêtres, que les pustules de sa gorge signifièrent les enfants « privés du lait de la sainte doctrine », etc. La vérité est que ces analogies sont singulièrement tirées par les cheveux et un tantinet même cocasses, et qu’il paraît et plus exact et plus simple de ne rien spécifier et de s’en tenir à cette indication générale que nous avons déjà posée, que Lydwine expia, par des maladies, les fautes des autres.

Mais son âme fut-elle, en cette gaine déchirée, dans ce vêtement troué et mangé par les vers, tout d’abord ferme ? Fut-elle assez fervente, assez robuste pour supporter, sans se plaindre, le poids sans mesure de ses maux ? Lydwine fut-elle, dès que les infirmités la prostrèrent, une sainte ?

Nullement ; les quelques renseignements qui nous furent laissés affirment le contraire ; elle ne ressembla point à ces déicoles qui possédèrent, soi-disant, d’emblée, toutes les vertus sans même s’être infligé la peine de les acquérir ; ses biographes, si vagues sur certains points, ne nous ont pourtant pas leurrés, ainsi que tant de leurs confrères dont les histoires nous présentent des femmes qui n’en sont pas, des héroïnes impeccables mais fausses, des êtres qui n’ont rien de vivant, rien d’humain, en un mot.

Elle, s’ébroua devant la douleur et voulut fuir ; quand elle se vit, captive sur un lit, elle pleura toutes ses larmes et fut bien près de tomber dans le désespoir. Comment aurait-il pu en être autrement, d’ailleurs ?

Elle n’était pas préparée à gravir en d’aussi terrifiantes étapes la pente du Calvaire. Jusqu’au jour où elle se brisa une côte, la vie avait été pour elle laborieuse et facile ; son enfance ne différa guère de celle de beaucoup de petites filles du peuple que la misère mûrit avant l’âge, car il leur faut, lorsqu’elles s’échappent de la classe, aider leur mère à élever les autres enfants ; elle fut plus heureuse néanmoins que ses camarades d’école et que ses voisines, car elle fut choyée comme pas une, par la Vierge qui condescendit à animer sa statue et à sourire pour lui plaire ; mais Lydwine, qui ne savait pas ce qu’étaient les voies mystiques, ne pouvait croire que ces attentions n’étaient que le prélude d’affreux tourments ; elle s’imagina, naïvement, que ces gâteries dureraient et il en fut d’elle ainsi que de tous ceux dont Jésus saisit l’âme pour la liquéfier dans la forge de l’Amour et la verser, alors qu’elle entre en fusion, dans le moule nuptial de sa croix ; elle allait expérimenter que le mariage de l’âme ne se consomme le plus souvent que lorsque le corps est réduit à l’état de poussier, à l’état de loque ; brusquement, pour elle, les joies du début cessèrent ; dès qu’elle lui eut sevré l’âme, la Madone la descendit de ses bras par terre et elle dut apprendre à chercher sa subsistance et à marcher, sans lisières, seule ; elle suivit, en somme, avant que de pénétrer dans les sentiers extraordinaires, la route commune.

Les quatre premières années de ses maladies, elle put se croire vraiment damnée ; toute consolation lui fut refusée. Après l’avoir accablée de coups, Dieu se détourna, ne parut même plus la connaître. Sa situation fut certainement alors celle de tous ceux que les maladies alitent.

Après ces prémices de souffrances qui stimulent la prière, qui font supplier avec l’espoir, sinon d’une guérison immédiate, au moins d’une détente dans l’acuité du mal, le découragement s’impose à ne voir aucun de ses souhaits exaucé et les oraisons se débilitent, à mesure que les misères s’accroissent ; le recueillement s’exclut ; le sort pitoyable que l’on subit absorbe tout ; l’on ne peut plus penser qu’à soi-même et le temps se passe à déplorer son infortune. Ces prières que l’on continue cependant, par un reste d’habitude, par une incitation secrète du ciel, ces prières que l’on jugerait devoir être d’autant mieux écoutées qu’elles sont plus méritoires, car elles coûtent tant ! elles finissent, à un moment de trop grande douleur, par s’exaspérer, par se dresser devant Dieu, comme une sommation, comme une mise en demeure de tenir les promesses de ses Évangiles ; l’on se répète amèrement le « demandez et il vous sera donné », et elles s’achèvent dans la lassitude et le dégoût ; l’à quoi bon s’insinue peu à peu de tant d’efforts, et lorsque dans un instant de provisoire ferveur, dans une minute d’adoucissement des crises, l’on veut se remettre à prier, il semble que l’on ne sait plus. Les invocations, à peine lancées du bord du coeur, retombent à plat et l’on croit sentir que le Christ ne se baisse pas pour les ramasser ; c’est la tentation de désespoir qui commence ; et, tandis qu’il tisonne le brasier des tortures, l’Esprit de Malice devient pathétique et plaintif ; il insiste sur la fatigue des voeux réprouvés, sur l’inefficace des oraisons et le malade s’abat sur lui-même, à bout de force.

L’horizon est noir et les lointains sont clos. Dieu dont le souvenir quand même domine n’apparaît plus qu’ainsi qu’un inexorable thaumaturge qui pourrait vous guérir d’un signe et ne le veut pas. Il n’est même plus un indifférent, il est un ennemi ; l’on aurait plus de miséricorde que Lui, si l’on était à sa place ! Est-ce qu’on laisserait ainsi souffrir des gens que l’on pourrait, si aisément, soulager ? Dieu semble être un mauvais Samaritain, un Juge inconcevable. On a beau se dire, dans une lueur de bon sens, que l’on a péché, que l’on expie ses offenses, l’on conclut que la somme des transgressions commises n’est pas suffisante pour légitimer l’apport de tant de maux et l’on accuse Notre-Seigneur d’injustice, l’on prétend Lui démontrer qu’il y a disproportion entre les délits et la peine ; dans ce désarroi, l’on ne tente plus de se consoler qu’en s’attendrissant sur soi-même, qu’en se plaignant d’être la victime d’une inéquitable rigueur ; plus on gémit et plus l’on s’aime ; et l’âme détournée de son chemin par ces quérimonieuses adulations de ses propres aîtres, vague, excédée sur elle-même et finit par s’étendre dans la ruelle, tournant presque le dos à Dieu, ne voulant plus Lui parler, ne désirant plus, ainsi qu’un animal blessé, que souffrir, cachée, dans un coin, en paix.

Mais cette désolation a des hauts et des bas. L’impossibilité de se remonter de la sorte réoriente la pauvre âme, qui ne peut tenir au même endroit, vers son Maître. L’on se reproche alors ses contumélies et ses blâmes ; l’on implore son pardon et une douceur naît de ce rapprochement ; peu à peu, des idées de résignation à la volonté du Sauveur s’inculquent et prennent racine, si le Diable, aux aguets, ne se mêle pas de les extirper, si une visite motivée par la charité et par l’espoir de vous apporter un réconfort ne manque pas résolument son but, en vous rejetant dans des sentiments de regrets et d’envie ; car c’est encore là l’une des tristesses spéciales aux grabataires ; si la solitude leur pèse, le monde les accable. Si personne ne vient, l’on se dit abandonné, lâché par ceux dont l’amitié était la plus sûre, et s’ils viennent, l’on effectue un retour sur soi-même, en considérant la bonne santé des visiteurs ; et cette comparaison vous afflige davantage ; il faut être déjà bien avancé dans la voie de la perfection pour pouvoir, en de telles circonstances, s’omettre. Lydwine, que la hantise de ses détresses incitait à se fréquenter, à penser à elle surtout, dut connaître ces alternatives d’âme écorchée, ces douloureux abois.

Ce que nous savons positivement, en tout cas, c’est que lorsqu’elle entendait les rires de ses amies jouant dans la rue, elle fondait en larmes et demandait au Seigneur pourquoi elle était, à l’écart des autres, si durement traitée.

Il faut croire cependant qu’elle était déjà de taille à supporter les plus effarantes des calamités, car Dieu ne tint aucun compte de ses pleurs et, au lieu de l’alléger, il la chargea.

A ses tortures corporelles, à ces tourments de l’âme, issus de la pensée toujours ramenée à son propre dessein, ne tarda pas à se joindre l’horreur de la ténèbre mystique. Tandis qu’elle essayait de réagir contre le découragement, elle entrait dans le laminoir de la vie purgative et s’y tréfilait ; ce fut alors, en sus de l’obsession de son impotence, l’aridité de tout son être ; ce fut l’ataxie spirituelle qui fait que l’âme fléchit, incapable d’aller droit, fauche quand elle marche, jusqu’au moment où toutes les facultés se paralysent. Ainsi que l’observe saint Jean de la Croix, Dieu plonge l’entendement dans la nuit, la volonté dans les sécheresses, la mémoire dans le vide, le coeur dans l’amertume. Et ce stade de délaissement intérieur, greffé et comme confondu avec le navrement têtu des maux, Lydwine l’éprouva pendant des années ; elle se crut maudite par l’Époux et put encore allier à ses angoisses l’appréhension que cet état durerait toujours.

Aucune créature humaine n’eût pu résister à de tels assauts si elle n’avait été divinement surveillée et ardemment soutenue ; mais Dieu cacha à Lydwine, pendant cette période d’épuration, son aide ; il lui supprima les consolations sensibles ; il ne lui prêta même pas l’appui d’un prêtre, car ce n’était point, à coup sûr, ce curé de Schiedam, l’homme aux chapons, qui était capable de la secourir dans son dénuement ! Il ne paraît pas non plus que le dictame des affligés, que le souverain magistère de l’âme, que la communion lui ait été souvent accordée, car Gerlac et Brugman notent qu’au temps où elle pouvait encore se traîner, ses parents la conduisaient, le jour de Pâques, à l’église où elle s’agenouillait tant bien que mal devant la rampe de l’autel.

Plus tard, quand elle fut immobilisée sur sa couche, ils m’arquent encore que l’esquinancie dont elle était atteinte l’empêchait souvent de consommer les célestes Apparences ; enfin, A Kempis, plus précis, déclare formellement qu’elle ne communiait, lorsqu’elle était saine, qu’à la fête de la Résurrection ; puis, ajoute-t-il, lorsqu’elle ne put quitter sa chambre, elle obtint de recevoir le corps de Notre-Seigneur une fois de plus ; enfin, longtemps après qu’elle fut complètement alitée, on lui porta l’Eucharistie, six fois l’an. A cette époque, on le voit, le Sacrement se distribuait à d’assez rares intervalles, mais n’est-ce pas à cette privation du seul Cordial qui eût été assez puissant pour la ranimer que l’on peut attribuer, en partie, cette anémie spirituelle qui l’accablait ?

En résumé, jamais femme ne parut ainsi abandonnée par Celui dont les caresses implorées se résolvaient en d’âpres décevances et de brusques rebuts ; son cas peut sembler, en effet, presque unique. Les autres saints et les autres saintes connurent évidemment des angoisses pareilles ; ils passèrent comme elle par les épreuves de la vie purgative, mais ils ne la subirent pas, pour la plupart, en même temps que l’enfer des tortures physiques ; l’âme était en sang, mais le corps était valide ; il soutenait de son mieux sa compagne, il la promenait au moins, telle qu’une enfant malade qu’on berce sur les bras ; il l’emmenait dans les églises, il tentait de tromper ses angoisses en la sortant ; ou bien, c’était le contraire ; l’organisme défaillait, mais l’âme était dispose, et elle relevait, à force d’énergie, son acolyte ; chez Lydwine, hélas ! l’âme et sa coque étaient à l’avenant ; toutes deux étaient délabrées et inaptes à s’étayer ; elles étaient sur le point de crouler, quand subitement le Seigneur qu’elle croyait si loin, lui affirma, magnifiquement, par le miracle de l’homme devenu invisible, qu’il veillait là, à ses côtés, qu’il s’occupait enfin d’elle.

Jugeant que les ténèbres de la pauvre fille avaient suffisamment duré, il les déchirait dans cet éclair de grâce, puis il confiait à un intermédiaire humain, à un prêtre du nom de Jan Pot, le soin de lui expliquer sa vocation et de la consoler.

Qu’était ce Jan Pot qui fut son confesseur en même temps que dom André, le curé de Schiedam ? Gerlac et A Kempis le désignent comme étant cet ecclésiastique qui venait la communier alors qu’elle avait obtenu la permission de consommer le « Mengier de Dieu » deux fois l’an. Il ne paraît pas avoir tenu le curé en une très ample estime, car ce fut lui qui annonça à Lydwine — avec joie, dit Gerlac — que les chats avaient dévoré les chapons. D’où venait-il ? Quelle était sa situation dans la ville ? Comment connut-il la sainte ? Autant de questions qui subsistent sans réponse nette.

Cependant, si l’on rapproche deux passages, l’un de Gerlac, l’autre de Brugman, relatifs tous deux à la tentation de suicide d’un échevin de Schiedam dont nous parlerons plus loin, l’on pourrait peut-être admettre que Jan Pot fut le vicaire de la paroisse. En tout cas, ce que l’on peut attester, c’est qu’il fut réellement délégué par Dieu pour définir à Lydwine sa mission et la diriger.

Après lui avoir, un jour, débité les lieux communs quise récitent d’ordinaire aux malades, il conclut simplement :

— Ma fille, vous avez trop négligé jusqu’ici de méditer la Passion du Christ. Faites-le désormais et vous verrez que le joug du Dieu des amoureuses douleurs deviendra doux. Accompagnez-le, au jardin des Olives, chez Pilate, sur le Golgotha, et dites-vous que lorsque la mort lui interdira de souffrir encore tout ne sera pas fini, qu’il vous faudra dorénavant, comme une fidèle veuve, accomplir les dernières volontés de l’Époux, suppléer par vos souffrances à ce qui manque aux siennes.

Lydwine l’écouta, sans bien comprendre ce que signifiaient ces mots. Elle le remercia de s’être montré si charitable pour elle et quand il fut parti, elle voulut profiter de son conseil et réfléchit ; mais ce fut en vain qu’elle essaya de se représenter les scènes du Calvaire ; elle s’évaguait et ses tourments l’intéressaient plus que ceux de Jésus ; elle tenta de s’arracher à elle-même et, en observant une méthode que Jan Pot lui avait brièvement indiquée pour faciliter la pratique de cet exercice, elle s’efforça de rallier ses pensées et, après les avoir groupées, de les lancer sur la piste du Sauveur ; mais elles se retournèrent et revinrent au galop sur elle ; alors, elle perdit complètement la tête. Quand elle se fut un peu reprise, elle réunit toute sa volonté pour s’appliquer des oeillères sur les yeux de l’esprit, afin de s’empêcher de regarder de côté et d’autre et de se contraindre à ne suivre qu’une trace, mais ce procédé n’obtint aucun succès ; l’âme se buta et refusa d’avancer ; bref, cette méditation sur commande l’épuisa, tout en l’ennuyant à mourir ; et elle le confessa très franchement au prêtre lorsqu’il la visita de nouveau.

— Mon père, fit-elle, j’ai voulu vous obéir, mais je n’entends rien du tout à la méditation ; lorsque je m’évertue à considérer les tortures du Christ, c’est aux miennes que je songe ; le joug du Sauveur n’est pas, ainsi que vous me l’assuriez, devenu léger ; ah ! si vous saviez ce qu’il pèse !

Jan Pot ne se montra nullement surpris de cette réponse. Il loua Lydwine de son effort et patiemment lui expliqua que son état de siccité,, que son peu d’élan, que ces écarts de l’imagination inapte à cingler vers un seul but, étaient quand même des grâces ; il lui décela sans doute que l’oraison récitée par sujétion est peut-être la plus agréable qui soit à Dieu, puisqu’elle est la seule qui coûte ; il lui dit, avec sainte Gertrude, que si le Seigneur accordait toujours des consolations intérieures, elles seraient nuisibles, car elles amolliraient les âmes et diminueraient le poids de leurs acquis ; et l’on peut croire qu’après ce préambule, il déchira brusquement le voile qui couvrait l’avenir, qu’il lui révéla son rôle de victime sur la terre, qu’il lui précisa le sens de cette phrase de saint Paul « parfaire la Passion du Christ ».

Il lui apprit certainement que l’humanité est gouvernée par des lois que son insouciance ignore, loi de solidarité dans le Mal et de réversibilité dans le Bien, solidarité en Adam, réversibilité en Notre-Seigneur, autrement dit, chacun est, jusqu’à un certain point, responsable des fautes des autres et doit aussi, jusqu’à un certain point, les expier ; et chacun peut aussi, s’il plaît à Dieu, attribuer, dans une certaine mesure, les mérites qu’il possède ou qu’il acquiert à ceux qui n’en ont point ou qui n’en veulent recueillir.

Ces lois, le Tout-Puissant les a promulguées et il les a, le premier, observées en les appliquant à la Personne de son Fils. Le Père a consenti à ce que le Verbe prît à sa charge et payât la rançon des autres ; il a voulu que ses satisfactions qui ne pouvaient lui servir, puisqu’il était innocent et parfait, profitassent aux mécréants, aux coupables, à tous les pécheurs qu’il venait racheter ; il a voulu qu’il présentât, le premier, l’exemple de la substitution mystique, de la suppléance de Celui qui ne doit rien à celui qui doit tout ; et Jésus, à son tour, veut que certaines âmes héritent de la succession de son sacrifice.

Et, en effet, le Sauveur ne peut plus souffrir par Lui-même, depuis qu’il est remonté près de son Père, dans la liesse azurée des cieux ; sa tâche rédemptrice s’est épuisée avec son sang, ses tortures ont fini avec sa mort. S’il veut encore pâtir, ici-bas, ce ne peut plus être que dans son Église, dans les membres de son corps mystique.

Ces âmes réparatrices qui recommencent les affres du Calvaire, qui se clouent à la place vide de Jésus sur la croix, sont donc, en quelque sorte, des sosies du Fils ; elles répercutent, en un miroir ensanglanté, sa pauvre Face ; elles font plus ; elles seules donnent à ce Dieu tout-puissant quelque chose qui cependant lui manque, la possibilité de souffrir encore pour nous ; elles assouvissent ce désir qui a survécu à son trépas, car il est infini comme l’amour qui 1 engendre ; elles dispensent à ce merveilleux Indigent une aumône de larmes ; elles le rétablissent dans la joie qu’il s’est interdite des holocaustes.

Ajoutez, Lydwine, que si ces âmes, qui admettent comme leur Créateur d’être châtiées pour des crimes dont elles sont indemnes, n’existaient pas, il en serait de Funivers de même que de notre pays, sans l’abri des digues. Il serait englouti par la crue des péchés, ainsi que la Hollande par le flux des vagues.

Elles sont donc à la fois et les bienfaitrices du ciel et les bienfaitrices de la terre, ces âmes !

Mais alors, ma fille, quand une âme en est à ce point, sa façon de souffrir change. Dieu rapproche, en quelque sorte, les deux sensations extrêmes de la béatitude et de la douleur et elles s’amalgament. Où est l’une et qu’est-il resté de l’autre ? nul ne le sait ; c’est l’incompréhensible fusion d’un excès et d’une défaillance ; et l’âme éclaterait sous cette pression, si le martyre du corps n’intervenait pour lui permettre de reprendre haleine, afin de se mieux réjouir ; en somme, c’est par les marches de la souffrance que l’on fait l’ascension des joies !

A l’heure actuelle, vos aîtres spirituels sont à vif ; mais comprenez-le, vous souffrez parce que vous ne voulez pas souffrir ; le secret de votre détresse est là. Accueillez-la et offrez-la à Dieu cette douleur qui vous désespère et il l’allégera ! Il la compensera par de telles consolations que le moment viendra où vous vous écrierez : mais je le leurre ! il a contracté avec moi un marché de dupe ; je me suis offerte pour expier par les plus terribles châtiments les forfaits du monde et il M’inonde d’un bonheur sans dimension, d’une allégresse sans mesure ; il m’expatrie, il me dépossède, il me débarrasse de moi-même, car c’est Lui qui rit et qui pleure, c’est Lui qui vit en moi !

Quand nous en serons là, je vous répéterai comme maintenant, ma fille, soyez sans inquiétude, NotreSeigneur sait fort bien qu’il s’est prêté à un marché de dupe, mais il n’aime que ceux-là !

Votre mission est claire ; elle consiste à vous sacrifier pour les autres, à réparer les offenses que vous n’avez pas commises ; elle consiste à pratiquer la charité dans ce qu’elle a de sublime et de vraiment divin.

Dites à Jésus : je veux me placer, moi-même, sur votre croix et je veux que ce soit Vous qui enfonciez les clous. Il acceptera ce rôle de bourreau et les Anges lui serviront d’aides ; -eh oui, il vous prendra au mot, votre Sauveur ! — on lui apportera les épines, les tarières, les cordes, l’éponge, le fiel, la lance, mais lorsqu’il vous verra, écartelée sur le gibet, suspendue entre ciel et terre, ainsi qu’il le fut sur le bois, ne pouvant encore vous élancer vers le firmament, mais ne touchant déjà plus au sol, son coeur se fondra de pitié et il n’attendra pas que sa Justice soit satisfaite pour vous descendre. De même que Nicodème et Joseph d’Arimathie, il soutiendra votre tête, alors que la Vierge vous couchera sur ses genoux, mais il n’y aura plus de sanglots. Marie sourira ; Madeleine ne pleurera plus et elle vous embrassera, gaiement, telle qu’une grande soeur !

Les yeux de Lydwine se dessillaient ; elle commençait à comprendre les causes de ses incroyables maladies et elle se soumettait, elle agréait d’avance cette mission que le Rédempteur l’appelait à remplir ; mais comment procéder ?

En accomplissant les prescriptions que je vous ai spécifiées, répondit le prêtre, en méditant sans cesse la Passion du Christ. Il sied de ne pas vous rebuter et parce que vous n’avez point réussi, du premier coup, à vous exproprier de vous-même, de renoncer à un exercice qui vous amènera justement, lorsque vous y serez habituée, à perdre votre propre trace pour suivre celle de l’Époux.

Ne vous imaginez pas, non plus, que votre supplice est plus long, plus aigu que celui de la croix qui fut relativement court et, qu’après tout, bien des martyrs en subirent de plus barbares et de plus continus que Notre-Seigneur, quand ils furent roués, grillés, déchiquetés avec des peignes de fer, coiffés de casques rouges, bouillis dans l’huile, sciés en deux ou lentement broyés sous le poids des meules, car rien n’est plus faux ; aucune torture ne se peut comparer à celle de Jésus.

Songez au prélude de la Passion, au jardin de Gethsémani, à cet inexprimable moment où, pour ne pouvoir s’empêcher d’être intégralement géhenné dans son âme et dans son corps, le Verbe arrêta, mit, en quelque sorte, en suspens sa divinité, se spolia loyalement de sa faculté d’être insensible, afin de se mieux ravaler au niveau de sa créature et de son mode de souffrir. En un mot, pendant le drame du Calvaire, l’humanité prédomina chez l’Homme-Dieu et ce fut atroce. Lorsqu’il se sentit tout à coup si faible, et qu’il envisagea l’effroyable fardeau d’iniquités qu’il s’agissait de porter, il frémit et tomba sur la face.

Les ténèbres de la nuit s’ouvraient, enveloppaient de leurs pans énormes comme d’un cadre d’ombre, des tableaux éclairés par on ne sait quelles lueurs. Sur un fond de clartés menaçantes, les siècles défilaient un à un, poussant devant eux les idolâtries et les incestes, les sacrilèges et les meurtres, tous les vieux méfaits perpétrés depuis la chute du premier homme — et ils étaient salués, acclamés au passage par les hourras des mauvais anges ! — Jésus excédé baissa les yeux — lorsqu’il les releva, ces fantômes des générations disparues s’étaient évanouis, mais les scélératesses de cette Judée qu’il évangélisait, grouillaient en s’exaspérant, devant Lui. Il vit Judas, il vit Caïphe, il vit Pilate, il vit... saint Pierre ; il vit les effrayantes brutes qui allaient lui cracher au visage et lui ceindre le front de points de sang. La croix se dressait, hagarde, sur les cieux bouleversés et l’on entendait les gémissements des Limbes. Il se remit debout, mais, saisi de vertige, il chancela et chercha un bras pour se soutenir, un appui. — Il était seul. —

Alors il se traîna jusqu’à ses disciples qui dormaient, dans la nuit demeurée paisible, au loin, et il les réveilla. Ils le regardèrent, ahuris et craintifs, se demandant si cet homme, aux gestes éperdus et aux yeux navrés, était bien le même que ce Jésus qui s’était transfiguré devant eux sur le Thabor, avec un visage resplendissant et une robe de neige, en feu. Le Seigneur dut sourire de pitié ; il leur reprocha seulement de n’avoir pu veiller, et, après être encore revenu, deux fois, près d’eux, il s’en fut agoniser, sans personne, dans son pauvre coin.

Il s’agenouilla pour prier, mais maintenant, s’il n’était plus question du passé et du présent, il s’agissait de l’avenir qui s’avançait, plus redoutable encore ; les siècles futurs se succédaient, montrant des territoires qui changeaient, des villes qui devenaient autres ; les mers même s’étaient déformées et les continents ne se ressemblaient plus ; seuls, sous des costumes différents, les hommes subsistaient identiques ; ils continuaient de voler et d’assassiner, ils persistaient à crucifier leur Sauveur, pour satisfaire leurs besoins de luxure et leur passion de gain ; dans les décors variés des âges, le Veau d’or s’érigeait, immuable et il régnait. Alors, ivre de douleur, Jésus sua le sang et cria : Père, si vous vouliez détourner de moi ce calice ; puis il ajouta, résigné, cependant que votre volonté se fasse et pas la mienne !

Eh bien, vous le voyez, ma fille, ces tortures préliminaires surpassent tout ce que votre imagination est capable de concevoir ; elles furent si intenses que la nature humaine du Christ se serait brisée et qu’il ne serait pas arrivé, vivant, sur le Golgotha, si des anges n’étaient venus le consoler ; et cependant le paroxysme de ses souffrances n’était pas atteint ; il ne le fut que sur la croix ; sans doute, son supplice physique fut horrible, mais combien il semble indolore si on le confronte avec l’autre ! car, sur le gibet, ce fut l’assaut de toutes les immondices réunies des temps ; les gémonies du passé, du présent, de l’avenir, se fondirent et se concentrèrent en une sorte d’essence corrosive ignoble et elles l’inondèrent ; ce fut quelque chose comme un charnier des coeurs, comme une peste des âmes qui se ruèrent sur le bois pour l’infecter. — Ah ! ce calice qu’il avait accepté de boire, il empoisonnait l’air ! — Les anges, qui avaient assisté le Seigneur au jardin des Olives, n’intervenaient plus ; ils pleuraient, atterrés, devant cette mort abominable d’un Dieu ; le soleil s’était enfui, la terre bruissait d’épouvante, les rocs terrifiés étaient sur le point de s’ouvrir. Alors Jésus poussa un cri déchirant : Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ?

Et il mourut.

Pensez à tout cela, Lydwine, et assurez-vous que vos souffrances sont faibles en face de celles-là ; remémorez-vous les inoubliables scènes du jardin des Olives et du Golgotha, regardez le chef dévasté par les soufflets, regardez le chef ébouriffé d’épines de l’Époux, mettez vos pas dans les empreintes des siens et, à mesure que vous le suivrez, les étapes se feront plus débonnaires, les marches forcées seront plus douces.

Et le brave homme la quitta, après lui avoir encore promis de revenir. Lydwine fut généreuse ; elle se donna de tout coeur, comme une âme de somme, pour porter le faix des fautes ; mais cette oblation n’amortit aucune de ses peines et ne la libéra point. Quand elle voulut s’arrêter, en méditant, aux haltes des stations, elle tituba, semblable à ces gens dont on a voilé les yeux et qui ne peuvent, aussitôt qu’on les a débarrassés de leur bandeau, marcher droit. La route du Calvaire, elle la quittait, une fois de plus, pour s’égarer dans de petits sentiers qui finissaient par la ramener insensiblement à son point de départ, à ses maux. — Dieu la considérait, silencieux, et il ne bougeait pas. — Naturellement elle s’éperdit, crut que Jan Pot lui avait infligé une tâche inaccessible et elle se madéfia et recommença de pleurer. Elle était prête à sombrer dans le désespoir quand Pâques fleurit sur le cycle liturgique de l’an. Alors le bon Pot amena avec lui Notre-Seigneur sous les espèces du Sacrement et il dit :

— Ma chère fille, jusqu’à ce jour, je vous ai entretenue du martyre de Jésus ; je n’ai plus maintenant qu’à me taire, car c’est Lui-même qui va heurter à la porte de votre coeur et vous parler.

Et il la communia.

Immédiatement son âme craqua et l’amour jaillit en une explosion, fusa en une gerbe de feux qui nimbèrent la suradorable Face qu’elle contemplait, au plus profond de ses aitres, dans la source même de sa personne ; et folle de douleur et folle de joie, elle ne savait même plus ce qu’était son malheureux corps ; les gémissements que lui arrachaient ses tortures disparaissaient dans l’hosanna de ses cris. Ivre, de l’ébriété divine, elle divaguait, ne se souvenant plus d’elle-même que pour penser à lier précipitamment un bouquet de ses souffrances, afin de les offrir, en souhait de bienvenue, à l’Hôte. Puis ses larmes coulèrent durant deux semaines ; ce fut une pluie d’amour qui détrempa enfin ce sol aride et quasi mort ; le céleste Jardinier épandit à la volée ses semailles et aussitôt les fleurs de la Passion levèrent. Ces méditations sur la mort du Rédempteur, qui l’avaient tant harassée, elle ne pouvait plus s’en lasser ; la vue de l’Époux supplicié la ruait hors d’elle, au-devant de Lui. Ce qu’elle enviait actuellement, ce n’était plus la jubilante santé de ses compagnes, c’était la taciturne tendresse de cette Véronique qui avait été assez heureuse pour essuyer le visage ensanglanté du Christ. Ah ! être Madeleine, être ce Cyrénéen, cet homme à qui fut réservé cet unique privilège, cette unique gloire dont les plus grands des apôtres même furent privés, d’aider le Délaissé à charrier les péchés du monde, avec sa croix, de venir, lui, simple pécheur, au secours d’un Dieu !

Elle eût voulu être, parmi eux, derrière eux, se rendre utile à quelque chose, en passant aux saintes femmes l’eau, les herbes, le bassin, l’éponge, pour laver les plaies ; elle eût voulu être leur petite servante, leur prêter ses plus humbles services sans même être vue ; il lui paraissait maintenant qu’elle appuyait ses pieds dans les pas du Fils, qu’en souffrant, elle s’emparait d’une partie de ses douleurs et les lui diminuait d’autant ; et elle convoitait de tout lui ravir, lui reprochait d’en trop garder ; elle se plaignait de l’indolence de ses tortures, de la parcimonie de ses maux !

Et, sans cesse, elle ambula, en pèlerine assidue, sur le chemin du Calvaire. Afin d’imiter le Psalmiste qui priait sept fois par jour, elle se créa, pour son usage, des heures canoniales ; elle divisa la journée en sept parts et le drame de la Passion en autant de parts, et elle semblait avoir une horloge dans l’esprit, tant elle était exacte à méditer sur le sujet correspondant à l’heure fixée, sans qu’il y eût jamais une minute d’avance ou une seconde de retard.

Et cependant ses tourments corporels croissaient encore. Ses rages de dents étaient devenues si féroces que sa tête tremblait ; les fièvres la minaient, avec des alternances de chaleurs violentes et de grands froids ; quand ces accès atteignaient leurs degrés extrêmes, elle crachait une eau rougeâtre et tombait dans un tel affaissement qu’il lui était impossible de proférer un seul mot et d’entendre parler les gens ; mais, au lieu de s’abandonner, ainsi que jadis, au désespoir, elle remerciait Dieu d’étancher enfin sa soif de tortures.

On lui demandait quelquefois si elle désirait toujours, comme autrefois, être guérie et elle répondait : non, je ne souhaite plus qu’une chose, c’est de ne pas être dénuée de mes désaises et de mes peines.

Et, bravement, elle fit un pas de plus en avant et interpella le Christ.

L’époque du Carnaval était proche ; pensant au surcroît de péchés qu’engendreraient, à Schiedam, les ribotes des jours gras, elle s’écria : Seigneur, vengezvous sur moi du supplément d’offenses que ces fêtes vous infligent ! — et sa prière fut aussitôt exaucée ; elle prouva une douleur si vive à la jambe qu’elle se tut et n’en quémanda plus. Elle endura héroïquement ce martyre qui ne cessa qu’au jour de la Résurrection et répéta à ceux dont la pitié se déversait sur elle en plaintes, qu’elle agréerait bien volontiers de subir, pendant quarante ans et plus, de telles souffrances, si elle savait obtenir, en échange, la conversion d’un pécheur ou la délivrance d’une âme du Purgatoire.