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REVUE ENCYCLOPÉDIQUE, 24 décembre 1898.


L’ABBAYE BÉNÉDICTINE DE LIGUGÉ

PAR J.-K. HUYSMANS.


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IL semble qu’il en soit un peu des rivières de même que des hommes: les unes s’élancent à travers champs, laborieuses et pressées, et les autres se promènent le long de leurs rives, paresseuses et lentes. Il en est qui filent droit devant elles, se hâtant d’atteindre le terme de leur parcours, et il en existe aussi qui ondulent, qui se divisent en plusieurs bras, flânent dans les prés, ont l’air de retarder le plus possible l’instant où elles perdront la personnalité de leurs eaux pour se mêler à la foule d’un fleuve. Parmi ces dernières, l’une des plus sinueuses et des plus musardes est la petite rivière du Clain, en Poitou. Elle baguenaude, s’amuse à se disperser et à se réunir, traverse une large vallée aux horizons fermés par de claires collines, passe entre des haies de hauts peupliers dont les feuillages font un bruit de mer qui déferle, quand il vente.

C’est a 8 kilomètres au sud de Poitiers que ce Clain, qui s’est en quelque sorte sanctifié en réverbérant, pendant des siècles, dans le miroir azuré de ses eaux, tant de figures de saints, s’attarde, quitte comme à regret, pour s’en aller refléter au loin des êtres quelconques et des sites profanes, le premier monastère créé en France et assis sur ses bords, le vieux monastère de Ligugé.

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Saint Martin, qui fut le fondateur de ce cloître, naquit à Sabarie, en Hongrie, vers la fin de l’an 316 ou dans la première moitié de 317, entre le 8 novembre 316 et le 25 juillet 317, précise Lecoy de La Marche. Après avoir servi dans la milice romaine et tenu garnison dans les forteresses de la France du nord, entre autres à Amiens où, un jour d’hiver, il coupa son manteau pour en donner une partie à un pauvre, saint Martin reçut le baptême, donna sa démission de l’armée, se rendit à Trêves auprès de saint Maximin, revint en Gaule mais cette fois dans le Poitou, et après être retourné évangéliser la Hongrie et avoir séjourné dans l’Italie où il mena la vie érémitique en l’île des Poules, il regagna de nouveau Poitiers dont l’évêque était saint Hilaire; et c’est alors, vers l’an 360, qu’il entreprit d’installer une communauté d’ascètes à Ligugé.

Comme le dit très justement, dans sa Vie de saint Martin, Lecoy de La Marche, nul monastère en France ne saurait produire un acte de naissance authentique plus ancien que celui-là; mais il faut s’entendre sur le mot "monastère", car l’on ne désignait pas du tout par ce vocable, dans ce temps-là, une maison conventuelle, un couvent où des religieux vivaient ensemble.

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Vue intérieure de cloître.

La conception monastique n’était pas, en effet, la même que la nôtre, au IVe siècle. En Orient où le monachisme prit naissance, les moines demeuraient dans des laures, se livrant exclusivement à la vie contemplative. Saint Martin emprunta leur système, posta ses disciples dans de petites huttes séparées et surtout sans doute dans ces grottes qui subsistent encore sur les territoires de Saint-Benoît et de Ligugé, mais il ne les destina pas simplement à s’abîmer ainsi que les Pères du désert, en Dieu; il en fit — et son exemple a été suivi par presque tous les instaurateurs d’ordres en Occident — il en fit des missionnaires joignant à une vie de méditations et de prières une vie active; ils évangélisèrent la contrée dont ils défrichèrent le sol; ils instruisirent le peuple et soignèrent les malades; ils attirèrent à eux les habitants du pays, les groupèrent autour de leurs cabanes; ils formèrent, en un mot, des villages.

Et telle fut, en effet, l’origine du hameau de Ligugé. Ce fut là que saint Martin accomplit le premier de ses miracles que l’on connaisse, le miracle du catéchumène. Le voici, en quelques lignes: Un jeune homme s’était venu se joindre aux novices réunis autour de la celle du saint. Or, un jour, il fut atteint si violemment de langueur et de fièvre qu’il mourut, sans même qu’on eût pu le baptiser. Lorsque saint Martin, qui était alors absent, revint, il s’enferma avec le cadavre et, à force de prières et de larmes, il le ressuscita. A l’endroit même où s’opéra ce miracle, s’élève maintenant une chapelle qui est un des lieux de pèlerinage les plus fréquentés du Poitou. Ajoutons qu’une légende attribue le trépas du catéchumène non à une maladie, mais à une piqûre de vipère; aussi les fidèles croient-ils que, grâce à la puissance du thaumaturge, les vipères rouges et noires qui infestent encore les environs ne peuvent plus piquer à personne; et le fait est que, de mémoire d’homme, à Ligugé, l’on ne se rappelle point que ces bêtes aient jamais attaqué quelqu’un.

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Le portail de l’église.

Saint Martin paraît être resté pendant treize ans dans son monastère, puis il fut enlevé par ruse et placé, malgré lui, sur le siège épiscopal de Tours.

Nous le laisserons dans cette ville, pour ne plus nous occuper que de son abbaye, dont nous résumerons succinctement l’histoire, d’après une monographie de son savant prieur, le R. P. Dom Chamard.

La colonie créée par saint Martin allait toujours en s’augmentant; aussi devint-il nécessaire d’édifier un cloître et de bâtir une église, qui fut construite sur l’emplacement du logis du saint et de la cellule du catéchumène, et nous voyons, parmi la foule des chrétiens accourus pour visiter ce sanctuaire et ce couvent, saint Grégoire de Tours qui nous raconte la guérison d’un paralytique obtenue par l’intercession de saint Martin, en ces lieux.

Au VIIe siècle, le monastère adopta la règle bénédictine et devint alors un centre actif et révéré. Malheureusement, du siècle suivant jusqu’au XIe siècle, les musulmans ravagèrent le Poitou et détruisirent l’église. Elle fut relevée par Theudelin, abbé de la communauté bénédictine de Maillezais, de la réforme de Cluny; la vie monastique y reprit et les pèlerinages, un peu délaissés dans ces tourmentes, recommencèrent. Successivement l’on note, parmi les noms célèbres des hôtes reçus dans le cloître, saint Fulbert de Chartres, Guibert, abbé de Gembloux, les papes Urbain II et Clément V.

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Vue générale de l’Abbaye bénédictin de Ligugé.

L’histoire révèle même, au sujet de ce dernier, qu’il s’y purgea. Mais que ne dit oas l’histoire? observe à ce propos Dom Basquin dans un article de la revue Le Pays poitevin.

Au XIVe siècle, la basilique et les bâtiments conventuels furent jetés bas par les Anglais, les moines furent disperses et les biens vendus.

L’évêque de Maillezais parvint néanmoins à rentrer en possession des décombres, qu’il restaura tant bien que mal; à ce moment, la vie religieuse était presque éteinte à Ligugé. Pour l’achever, l’abbaye tomba en commende; mais, plus heureuse que d’autres, elle finit par trouver, en 1504, un abbé commendataire, Geoffroi d’Estissac, qui la releva des ses ruines.

C’est lui qui a construit l’église actuelle et certaines parties du cloître que l’on répare actuellement.

Ce d’Estissac était un grand seigneur, très généreux et très lettré, et parmi les nombreux amis qu’il recevait dans son reclusage, figure Rabelais qui logeait dans une tour que l’on voit encore près de la porterie et à laquelle il a prêté son nom.

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Les grandes orgues.

En novembre 1607, Ligugé devint la propriété des pères jésuites. Ils y édifièrent un corps de logis (aujourd’hui l’aile méridionale du monastère), et ils occupèrent l’immeuble jusqu’en 1763, époque à laquelle leur compagnie fut supprimée.

Enfin la Révolution vendit le couvent et les terres, transmua le sanctuaire en une salle d’assemblée communale; mais il fut réconcilié après le Concordat et rendu au culte.

L’abbaye, elle, était morte, et il a fallu attendre jusqu’en 1853 pour qu’elle revînt, telle que le catéchumène, à la vie. Ce fut à cette époque que l’évêque de Poitiers, Mgr Pie, de glorieuse mémoire, accomplit ce miracle avec l’aide d’une famille dont le nom n’a pas été sans faire un certain bruit dans les tristes annales de notre temps, la famille des du Paty de Clam. Il appela une petite colonie de Solesmes, et cette colonie prospéra et devint, de prieuré qu’elle était, en 1863, une abbaye. Elle est aujourd’hui l’une des plus importantes maisons bénédictines de France, et elle a essaimé et ressuscité à son tour l’antique abbaye de San Domingo de Silos, dans la Vieille-Castille; de Saint-Wandrille, dans la Normandie, et fondé à Paris même, rue de la Source, un prieuré.

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Le Refectoire.

A l’heure présente, elle prie dans le plus gai et le plus frais des paysages, sur le bord de ce Clain qui a repris ses habitudes séculaires et continue, comme autrefois, à mirer le va-et-vient noir des moines; dans son église qui est commune aux habitants du village et aux religieux, la splendeur des liturgies se déroule. Nulle part l’on ne peut mieux se rendre compte de ce que fut au moyen âge la musique de l’Église, faite pour être chantée par tout un peuple. A Ligugé, en effet, tous les enfants ont été bercés par les mélodies grégoriennes, élevés en majeure partie par les moines, instruits par des leçons spéciales dans leur patronage, si bien que, les jours de fête, pendant les processions, l’on assiste à spectacle ubnique, je crois, en France, de tout un village chantant avec recueillement, comme au temps de pape saint Grégoire, le vrai plain-chant.

Veut-on savoir maintenant quelle est la vie quotidienne du Bénédictin de Ligugé? Il se lève à quatre heures pour psalmodier les Matines et les Laudes; il récite, à sept heures, Prime; à neuf heures, il assiste à Tierce, à la messe chantée, puis à Sexte. A midi, il dîne; à quatre heures, il retourne encore à l’église pour psalmodier None et chanter Vêpres; à sept heures, il soupe; à huit heures, il récite les Complies et aprè il se couche.

Le reste du temps, il travaille ou assiste à des conférences spirituelles et à des cours. Le jeudi, il y a promenade dans l’après-midi; et, le lundi et le vendredi, à la fin de l’office de Prime, chacun vient faire sa coulpe au Chapitre, s’accuse des fautes qu’il a pu commettre contre la règle, les répare au réfectoire, où il s’agenouille devant la table abbatiale, et reste humblement dans cette position jusqu’à ce que le père abbé lui fasse signe de se relever.

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L’Imprimerie: atelier de composition.

Les personnes qui viennent pour la première fois dans un monastère de l’obédience de saint Benoît éprouvent, si elles sont conviées à partager le repas des moines, la surprise de se trouver subitement reculées de plusiers ères, transportées en plein moyen âge, dans un milieu demeuré depuis tant de sièl;cles, intact. L’abbé, tenant à la main une aiguière, les attend à l’entrée du réfectoire, assisté de deux moines portant, l’un un bassin et l’autre une serviette. En signe de bienvenue, l’abbé verse un peu d’eau sur les mains de ses invités, auxquels on tend pour les essuyer un linge. Puis ils sont conduits à la table des hôtes, placée en face de celle où, seul, l’abbé mange. Tout le monde est debout; l’abbé récite le Benedicite, auquel répondent les religieux alignés devant leurs tables, le long des murs. Le lecteur de semaine, installé dans une petit chaire au bout de la salle, chante sur un ton grave: Jube, Domine, benedicere; l’abbé profère la formule de la bénédiction, à laquelle tous répliquent par un amen; et, servi par les pères, à tour de rôle, le repas commence.

Les bénédictins font maigre les deux tiers de l’année; mais, si la nourriture est austère, elle est, il faut bien le dire, égayée par l’aspect engageant des plats. Le dîner s’achève tandis que le lecteur lit, en détachant les phrases, un volume de piété ou d’histoire ecclésiastique que tous doivent écouter en silence. Soudain, l’abbé frappe un coup sec avec un petit marteau, l’hebdomadier n’achève même pas sa phrase, mais changeant aussitôt de ton, il ferme le livre et lance de sa chaire: Tu autem, Domine, miserere nobis. Tous se lèvent, l’abbé récite les grâces, puis, à la queue leu leu, en psalmodiant le Miserere, l’on se rend à la chapelle, et quand les prières sont terminées, l’abbé, revenu dans le cloître, emmène les hôtes et leur offre, dans une salle à part, du café; pendant ce temps les religieux, dont c’est l’heure de récréation, se promènent dans les jardins et causent; puis, dès que la cloche sonne, ils regagnent sans bruit leurs cellules.

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Le Cloître (inachevé).

Bien que cela puisse paraître bizarre, ces repas si particuliers qui sont, en somme, des agapes de prières, car l’âme y entend célébrer et célèbre elle-même, tandis que le corps se nourrit, la gloire de Notre-Seigneur et des siens, complètent en quelque sorte la série de ces offices canoniaux qu’ils séparent. L’un d’eux, celui de Complies, qui se psalmodie à l’église, après souper, émeut surtout, alors qu’après les dernières suppliques, dans le silence de la chapelle noire, soudain l’Angelus fait lentement pleuvoir du haut de la tour, sur les moines prosternés, les gouttes claires de ses sons.

Et l’existence du bénédictin s’écoule, chaque jour, différente et pourtant pareille; pareille, car le milieu où il évolue ne bouge point et l’horaire des oraisons est presque toujours le même; différente, car la liturgie varie suivant le Propre du temps, et il suit, pendant l’année, pas à pas, de la crèche au calvaire, la vie du Christ; sans compter que chaque matin amène dans le cycle liturgique, un nouveau saint et que, par conséquent, toujours avec le calendrier, les lectures changent.

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Saint Martin,
statuette en bois.

D’ailleurs, si ces exercices pouvaient, à la longue, devenir monotones, comment s’en apercevrait-il, car, en dépit de la vieille blague qui représente les cloîtres tels que des réservoirs de fainéantise, il n’est pas de gens plus occupés, plus tenus, du matin au soir, que des moines. Comme le dit très justement le R. P. Besse dans son ouvrage, Le Moine bénédictin, l’homme voué à la pénitance, le religieux, est obligé de gagner son pain par un labeur de tous les jours. Aussi chacun besogne-t-il conformément à la volonté du supérieur, et selon ses moyens et suivant ses forces. Le père cellérier assure la subsistance et régit les biens du monastère; le père hôtelier s’ingénie à rendre la maison agréable aux hôtes; l’infirmier soigne les malades et les infirmes; le père maître et le zélateur sont accaparées par l’éducation des postulants et des novices. Ceux-ci sont chargés d’enseigner le plain-chant et l’orgue, et ceux-là la théologie et la liturgie; d’autres sont curé et vicaire du village; d’autres ont pour mission de surveiller le patronage des jeunes gens; d’autres encore, à défaut des manuscrits que copiaient naguère, en les enluminant, les cénobites du moyen âge, impriment sur des presses bien aménagées des livres, et chose extraordinaire dans une époque où tout se bousille, ils travaillent avec la conscience et la belle apertise des typographes d’antan; d’autres enfin érivent. Pas plus que la science l’art n’est proscrit à Ligugé. Le R. P. abbé dom Joseph Bourigaud fut peintre avant que de revêtir la coule noire de Saint-Benoît, et il a gardé de sa première profession une affection, bien rare dans le monde catholique, pour les artistes. Le prieur, dom Chamard, est un écrivain très connu qui a défriché maint district ignoré de l’histoire. Tel, dans l’abbaye, est également attelé à une oeuvre de longue haleine ou rédige un très intéressant Bulletin de Saint-Martin qui nous renseigne sur l’état de la vie bénédictine dans les deux mondes; tel autre, pour en finir, collabore à une revue d’ethnographie, Le Pays poitevin, dirigé par M. Gustave Boucher et qui contient de curieuses monographies d’églises locales et collectionne les documents relatifs au vieux Poitou; bref, en sus de la louange divine qu’ils ont pour but de célébrer, les moines de Ligugé s’efforcent, par des travaux d’érudition et de recherches, de continuer les traditions glorieuses des pères de Saint-Maur, dont ils sont les héritiers, du reste, car le pape Grégoire XVI a concédé à tous les enfants du restaurateur de leur ordre, dom Guéranger, les privilèges accordés par ses prédécesseurs aux congrégations de Saint-Maur, de Saints-Vanne et Hydulphe et de Cluny.


J.-K. HUYSMANS.



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L’Abbaye de Ligugé en 1882.