Le Muséee des Deux Mondes, 1 mars 1875.

Croquis et eaux-fortes.

’Licenciement de Soudrilles.’

La guerre avait pris fin. Le Duc fit assembler les soudrilles sur la grande place du village et leur annonça qu’il allait les licencier.

Tous ces vieux coquins allongèrent le museau hors de leur bourguignotte et clamèrent en choeur un long rugissement.

Le Duc sourit et les informa que, dans une heure au plus tard, ils devraient avoir vidé la place.

A ces mots, yeux éborgnés, paupières pendantes, nez vermoulus, mufles cardinalesques, babines vacillantes, oreilles incomplètes, cranes scalpés ou ravagés de longues balafres, bouches recousues ou dentelées de chicots, barbes taillées en feuilles d’artichauts ou en fers de lances, moustaches tordues en cornes ou effilées en pointes, tout cela remua, se contracta, se détendit, se rétracta, se fendit, se convulsa, se crevassa en une horrible grimace de mécontentement.

Le Duc s’esclaffa de rire, puis quand il les vit tirer le glaive du fourreau et s’avancer, menaçants, il fit un signe et son armée s’abattit sur eux.

En avant! pas de quartier, à mort! à mort! et les coups pleuvent de tous côtés, les colichemardes s’épointent, les dagues s’émoussent, les rondaches se crèvent, les cuirasses se trouent, on s’assomme à coups de martels, on se transperce à coups de pertuisanes, on se trépigne sur l’armet, on se brise les reins à coups de crosse, c’est un margouillis de fers et de flammes, un gâchis de chairs et de sang, un assourdissant vacarme de ferrailles, de cris, de hurlements.

Ecrasés par le nombre, les mercenaires gisaient fétides et sanglants. Onze d’entre eux étaient encore en vie, mais prisonniers et chargés de chaînes.

Qu’on me cravate de chanvre toute cette canaille et qu’on me fouaille et chasse du camp cette râtelée de ribaudes qui les accompagnent, dit le Duc!

Les captifs faisaient piteuse mine. Etre branchés et se balancer en l’air, en tirant une langue longue d’une aune, c’était sort peu réjouissant, mais ce qui les rendait pantois et marris par dessus tout, c’était moins les tortures de la hart que la mort elle-même. Ah! songez donc! ne plus entendre les fanfares des clairons et des bugles, ne plus s’attabler dans les cabarets, ne plus y faire carillonner ses mâchoires et les arroser de petit vin mousseux, ne plus se délecter gorgiasement en frottant ses moustaches contre les joues de pitaudes mafflues, toutes ces délices, tous ces soulas allaient cesser et pour toujours!

Accroupies sur le gazon, assises sur les tambours, épandues sur les drapeaux déployés, les déités de ces malandrins se lamentaient et poussaient de navrantes clameurs. Leurs amants étaient morts ou allaient être pendus, passe encore! mais elles allaient être fouettées et chassées du camp, ah! c’était sort marmiteux et terrible, horrifique et lamentable, aussi gloussaient-elles éperdûment et bramaient-elles de longs et dolents sanglots!

Oh! monseigneur le Duc, dit l’une d’elles qui s’avanca et se planta vis à vis de lui, aurez-vous bien le coeur de faire pendre mon camarade Jan-le-long et de me faire passer par les verges? et ce disant, elle arda ses veux de braise et tendit sa bouchelette coralline, bordée de dents si éclatantes eu’on eût dit d’explosions d’opales dans des écrins de velours rouge.

"Ou’est-ce cela, Jan-le-Iong, dit le Duc, est-ce ce grand escoffier du Brabant qui tambourine si vaillamment la croupe de sa monture alors qu’il tourne le dos à l’ennemi; c’est soldat gavache et veule, la belle fille, la perte ne sera pas grande!"

"Hé! Monseigneur, il n’était avec moi, je vous jure, ni gavache ni veule, mais bien joyeux et de hardi maintien".

Le Duc la regardait d’un oeil goulu: "Sénéchal, dit-il, nous avons besogne plus utile à faire qu’à écouter de semblables billeversées et lourdises: allons, qu’on me chasse à coups de fouets toute cette ribauderie et qu’ils aillent tous, hommes et femmes, se faire pendre ailleurs; mais, ajouta-t-il à mi-voix, qu’on ne touche à cette bonne paillarde, elle doit être trop brave au déduit pour qu’on la traite comme lâche et vile soldatesque.

La colonne des soudrilles s’ébranla et s’en fut, éclopée, bancale, pitoyable et grotesque, par la route qui poudroyait les flammes d’un soleil d’été.

Par instants, les vieilles cuirasses rutilaient, les salades brillaient comme des dômes d’argent, tout l’attirail des batailles, estramaçons rouillés, morions et bassins fendus, s’allumaient de folles paillettes, les cottes des ribaudes s’enlevaient avec leur éclat de vermillon et de cendre verte sur les tons bistrés et roux des manteaux de cuir, puis peu à peu la bande disparut dans le lointain, les petites taches noires qui pointillaient l’horizon s’effacèrent, le ciel reprit sa teinte immobile d’outremer, la caravane était passée.

J.-K. HUYSMANS.



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